M. Seeley et son Essai sur les origines et le développement de la politique moderne de l’Angleterre

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M. Seeley et son Essai sur les origines et le développement de la politique moderne de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 676-687).
M. SEELEY
ET SON
ESSAI SUR LES ORIGINES
DE LA POLITIQUE MODERNE DE L’ANGLETERRE

M. Seeley, le savant professeur de Cambridge, mort le 15 janvier 1895 , entendait l’histoire autrement que Macaulay, dont il ne possédait point la vive et riche imagination. Il ne se piquait pas de faire des portraits en pied ; il avait peu de goût pour les descriptions, pour les grands tableaux, pour les récits pittoresques et artistement composés. Il méprisait les anecdotes, et les traits de caractère ne l’intéressaient que par l’influence qu’ils avaient pu avoir sur les événemens, sur la conduite des affaires publiques. L’heur et le malheur des individus le touchaient médiocrement ; il n’a jamais eu d’autre objet d’étude que les changemens de fortune des États, leur grandeur et leur décadence, et laissant à tel de ses confrères le soin de raconter l’histoire constitutionnelle de la Grande-Bretagne, le développement de ses institutions, ses luttes et ses crises intérieures, il ne s’est guère occupé que de sa politique étrangère, de ses relations avec les autres pays de l’Europe. Comment a-t-elle acquis la domination des mers, comment s’y est-elle prise pour fonder le plus vaste empire colonial qui se soit jamais vu, cette question l’attirait plus que toute autre, et il y revenait sans cesse. En 1883, il publia sous le titre d’Expansion de l’Angleterre au XVIIIe siècle un livre fort remarqué. Il s’appliqua dès lors à en préparer un second, où il étudiait les origines et la formation de cette politique d’expansion, ce qu’il appelait ses années de croissance. On vient de publier ce second livre, qu’il n’avait pas eu le temps de revoir et de retoucher, et quoiqu’on s’aperçoive qu’il n’y a pas mis la dernière main, ces deux volumes méritent d’être lus[1].

Chaque peuple à sa vocation, sa destinée à remplir, sur laquelle il lui importe de ne pas se méprendre ; mais les méprises sont fréquentes. Ce n’est que par de longs tâtonnemens, à la suite d’un dur apprentissage et après avoir fait beaucoup d’écoles, qu’il arrive à se bien connaître, à démêler ses vraies aptitudes. Il se propose souvent des fins qu’il n’atteindra jamais, il s’essaie à des ouvrages auxquels il sera toujours malhabile ; il se laisse égarer par des ambitions chimériques, par son amour-propre, par sa vanité, jusqu’au jour où, détrompé par le malheur, il s’avise qu’il a fait fausse route et tourné le dos à la fortune.

Il semble fort naturel qu’un peuple qui habite une île se sente voué à la politique insulaire. Il a fallu cependant des siècles pour que les Anglais découvrissent une vérité si simple. Durant plus de cent ans, sous leurs Plantagenets, ils aspirent à devenir une grande puissance continentale, ils travaillent sans relâche à conquérir la France. Crécy, Poitiers, Azincourt leur procurent des ivresses d’orgueil. Ce sont leurs guerres de magnificence ou leurs erreurs de jeunesse, dont ils ne retirent aucun profit réel ; las et dégoûtés de leur vaine entreprise, ils s’aperçoivent enfin que la mer est leur élément, que leur destinée est de devenir la première puissance commerciale de l’Europe, qu’ils sont nés pour les conquêtes lointaines et pour étendre leurs bras jusqu’aux extrémités du monde. Leurs commencemens seront modestes, ils essuient plus d’un échec ; ils ne se découragent pas, ils ne doutent plus d’eux-mêmes. Ils se sentent comme rendus à leur vraie nature, et c’est désormais un instinct tout-puissant qui les pousse et les gouverne.

A quelle époque s’est accomplie chez le peuple anglais cette révolution de l’esprit public ? Lequel de ses souverains y aida le plus ? M. Seeley estime que ce fut la reine Elisabeth qui eut la gloire de décider cet être encore incertain sur lui-même, qu’elle donna aux ambitions anglaises leur orientation définitive, qu’à la politique dynastique de ses prédécesseurs, la fille de Henri VIII et d’Anne Boleyn substitue une politique vraiment nationale.

Aucun souverain n’eut des débuts plus difficiles, une situation plus embarrassée, plus de résistances à vaincre, plus de périls à conjurer. Lorsqu’elle monta sur le trône, on pouvait douter qu’elle réussit à s’y maintenir. Elle avait tout contre elle. Jusque-là une seule reine avait gouverné l’Angleterre ; c’était sa sœur Marie, dont l’exemple était peu encourageant : cinq ans lui avaient suffi pour prouver qu’une femme peut mettre un pays à deux doigts de sa perte. Déclarée illégitime par son père, exclue de la succession par son frère Édouard, Élisabeth ne possédait qu’un titre très contestable et très contesté, et se voyait condamnée, pour employer le mot de Faust, « à acquérir l’héritage qu’elle avait reçu de ses ancêtres et à ne le posséder qu’après l’avoir conquis. »

Que de questions à résoudre ! Parviendra-t-elle à donner à un pays qui en peu d’années a changé trois fois de religion celle qui convient le mieux à son tempérament, et qui fixera la perpétuelle instabilité de ses goûts et de ses repentirs ?

Elle a tout à craindre de l’Écosse. Sera-t-il en son pouvoir d’y fortifier le parti protestant, de déjouer les intrigues de Marie Stuart, de préparer l’union des deux royaumes et la transformation de l’Angleterre en Grande-Bretagne ? Enfin saura-t-elle défendre l’indépendance de son île contre les agressions du colosse ou du démon du Midi, contre Philippe II, qui se souvient d’avoir été le mari d’une reine d’Angleterre, et qui maître du Portugal, et ayant ajouté aux possessions espagnoles du Nouveau Monde le Brésil, les Açores, la Guinée, le Cap, Zanzibar, Ceylan, Malacca, est vraiment devenu le roi des mers ? Tous les problèmes que lui pose le sphinx, Élisabeth les a victorieusement résolus, et il est permis d’en conclure que cette femme qui avait tant de défauts, tant de petitesses, tant de misères, ne laissait pas d’avoir l’ame haute, quelque grandeur dans l’esprit, le génie du commandement et de la politique.

C’est une étrange figure que celle de la reine Élisabeth ; elle n’a jamais rien fait pour se concilier la sympathie, et il est plus difficile de l’aimer que de l’admirer. Un historien anglais, M. Froude, s’est montré sévère pour elle jusqu’à l’injustice ; il s’est plu à mettre impitoyablement au grand jour ses faiblesses, sa mauvaise foi, ses duplicités, ses continuelles tergiversations, ses petites manœuvres et ses petites vanités. Il prétend que son caractère ne fut pour rien dans ses succès, qu’il faut les attribuer uniquement « à sa singulière fortune. » Il semble en effet que le trait distinctif du grand politique soit d’avoir le goût et le génie des entreprises. Élisabeth n’aimait pas à entreprendre, il lui en coûtait d’agir, elle avait une répugnance instinctive pour les résolutions audacieuses, pour les mesures décisives qui engagent l’avenir. Elle n’accordait à ses amis qu’une assistance tiède et des demi-secours ; elle semblait ménager ses ennemis, elle ne portait que des coups timides ; aussi longtemps qu’elle le put, elle évita les luttes ouvertes, les combats à outrance, et quand ses conseillers l’exhortaient à oser davantage, elle répondait : « Votre conseil est bon, mais je n’en userai pas. »

Les dangers qu’avait courus dans sa jeunesse cette femme, dont la mère avait été décapitée, et qui était montée sur le trône en sortant d’une prison, avaient laissé dans son cœur d’ineffaçables impressions et un fond d’incurable méfiance. Elle avait fait un chef-d’œuvre en sauvant sa vie, et il semble qu’elle n’ait d’autre souci que celui de sa conservation personnelle. Elle se défie des hommes, elle se défie de la fortune ; elle calcule ses chances, elle ne risquera jamais le tout pour le tout. Son courage est au-dessus de tout soupçon ; elle est prête, s’il le faut, à mourir en reine, mais songeant toujours aux conséquences, elle se fait une loi de mettre peu de chose au hasard. Elle s’abstient de toute démarche précipitée ; en toute occurrence, elle parlemente, elle temporise. Elle semble avoir deviné que le temps ne lui ferait point défaut, qu’elle en pouvait disposer à son gré, que son règne serait très long, qu’elle occuperait le trône durant plus de quarante-quatre ans. Aucune de ses actions ne ressemble à un coup de génie ; les plans qui exigent de savantes combinaisons ne sont point son affaire. On pourrait croire que dans ses relations avec les puissances étrangères, elle n’a aucun dessein suivi, qu’elle se plie aux circonstances et vit au jour le jour. Et cependant il se trouve qu’en agissant peu, elle a fait beaucoup, que les incertitudes de son esprit et de sa conduite s’accordaient avec l’intérêt public, que son règne a été fécond en heureux résultats, qu’elle a préparé l’avenir, que tout son blé de semence a germé.

Comme le remarque M. Seeley, il y a des époques où le meilleur système de conduite est « une sorte d’irrésolution résolue », où la meilleure des politiques est la politique d’abstention. « Quand un homme, dit-il, se trouve sur un étroit rebord de rocher, avec un précipice sur sa tête et un autre à ses pieds, et qu’il voit son sentier se rétrécir par degrés devant lui, il lui est permis de croire qu’en certains cas, l’immobilité à ses avantages. » Élisabeth avait, comme son père. une nature énergique et violente ; elle était fort désireuse de prouver au monde qu’une reine peut avoir autant d’autorité qu’un roi. Elle régnait depuis peu quand l’ambassadeur d’Espagne écrivit à sa cour quelle était plus redoutée sans comparaison que ne l’avait été sa terrible sœur, Marie la Sanglante. » Pourtant elle ne commit jamais l’erreur où tombent la plupart des ambitieux, jamais elle ne céda a la tentation de trop faire. Cette femme violente possédait au suprême degré le talent de rester tranquille et de ne pas réveiller les eaux dormantes.

Elle avait compris qu’après des règnes orageux et troubles, pendant lesquels les fureurs du fanatisme et les caprices d’une insolente tyrannie avaient exaspéré les esprits et brouillé toutes les affaires, l’Angleterre avait besoin de repos, que c’est dans la paix que les peuples encore incertains de leurs destinées, non seulement guérissent leurs blessures, mais recueillent leurs pensées et leurs forces, et que dans l’état où se trouvait l’Europe, la guerre ne pouvait être ajournée que par une politique biaisante et louvoyante. N’était-ce rien que de gagner du temps ? « En 1558, la maladie de l’Angleterre pouvait paraître incurable, et sa guérison fut un sujet de grand étonnement. La médecine employée fut le temps ; une dose énorme de ce médicament lui fut administrée. Élisabeth procura à son peuple vingt-six années de paix, et sous l’influence de ce puissant anesthésique, l’Angleterre vécut tranquille pendant que le continent était en proie aux fureurs des guerres de religion, dans les jours de Jarnac et de Moncontour, de la Saint-Barthélemy et des vengeances exercées par le duc d’Albe dans les Pays-Bas. » Elisabeth était un grand médecin ; elle savait que le repos et les distractions guériraient son malade, et elle persévéra dans son système de politique louvoyante et pacifique, malgré l’opposition de son conseil qui la poussait à intervenir plus activement dans les affaires de l’Europe. Pour la décider à changer d’attitude, il fallut que Philippe II lui mit l’épée sur la gorge, la contraignît à se défendre. « Quand la crise survint, dit encore M. Seeley. quand apparut l’invincible Armada, l’Angleterre se sentit de force à soutenir victorieusement cette épreuve. Ce fut le fruit des vingt-six années de paix que lui avait assurées Élisabeth par beaucoup de petites platitudes et de petites hypocrisies. »

La méthode qu’a suivie Élisabeth en traitant les affaires du dehors, elle l’emploie avec un égal succès dans les affaires du dedans. Elle semble avoir pour principe de se donner le moins de mouvement possible ; elle pratique ce que M. Seeley appelle le gouvernement négatif. Cette reine si absolue, si redoutée, si impérieuse, si hautaine, ménage ses sujets comme elle a longtemps ménagé l’Espagne. Elle est pleine d’égards pour l’opinion publique, où elle prend son point d’appui, et elle pourra dire un jour à un Espagnol qu’elle est unie de cœur avec son peuple, à qui elle doit d’être ce qu’elle est : el pueblo la ha puesto en el estado que esta. On lui a rendu, en effet, le témoignage que son peuple fut son premier favori. L’aimait-elle ? Il n’importe : elle sentait que sa sûreté et sa gloire dépendaient de le traiter comme si elle l’eût aimé.

Par une faveur spéciale du ciel, ses faiblesses la servirent autant que ses qualités, et elle n’eut que des défauts utiles. Coquette raffinée, elle veut qu’on la courtise, qu’on l’adule, qu’on l’adore, mais sa liberté lui est trop chère pour qu’elle se donne. Quoiqu’elle soit sans cesse sur le point de se marier, elle ne se mariera jamais, et ses sujets s’en trouveront bien. Sa vanité ne lui aurait permis d’accepter qu’un très grand parti ; en épousant un Habsbourg, un Valois, elle eût ouvert son royaume aux influences étrangères. Que serait devenue sa politique nationale ? Aurait-elle pu se vanter encore de s’être mariée à son peuple ! Aussi parcimonieuse, aussi avare que coquette, ce qu’elle sait le mieux, c’est compter ; elle liarde, elle lésine sur tout ; elle se garde d’imposer à la nation la lourde dépense d’une armée permanente. Si ses généraux lui reprochent son économie un peu sordide, les habitans des villes et des campagnes lui savent gré de ne pas augmenter, par ses profusions, le poids des charges publiques, et elle n’a jamais avec son parlement les querelles d’argent par lesquelles les Stuarts, toujours besogneux, se perdirent. Les Anglais goûtèrent alors un bonheur qu’ils n’avaient guère connu, celui d’un peuple qui se sent et qu’un gouvernement intelligent encourage à suivre sa destinée. Quand ils eurent détruit l’Armada et humilié l’orgueil de Philippe II, la fierté s’ajouta au bonheur, et Elisabeth prit place parmi les grandes figures de l’histoire. Grâce à elle, à sa politique cauteleuse et à la prospérité que leur avait procurée une longue paix, ils purent supporter sans fléchir dix-huit années de guerre.

Au surplus, comme le remarque M. Seeley, ces années de guerre ne furent pas pour les Anglais des jours de sang et de calamité. L’ennemi n’avait pu débarquer chez eux ; ils se sentaient à l’abri des incursions, des dégâts et des ravages, et se félicitaient d’être des insulaires. Ils continuaient de vaquer à leurs affaires, à leurs industries ; les taxes étaient modérées, et la guerre maritime, loin de compromettre leur prospérité, lui donnait un nouvel essor. Cette guerre navale contre l’Espagne leur fournit l’occasion d’explorer le monde et de découvrir qu’ils étaient nés pour les entreprises de longue haleine, pour les établissemens lointains. Ils ont reconnu leur vraie vocation, et désormais rien ne les en détournera. Les destins s’accompliront ; le jour viendra où un ministre anglais pourra dire : « Nos colonies sont notre gloire et notre force. Le Queensland est à lui seul trois fois plus grand que l’empire allemand. »

C’est à dater de 1585 que l’Angleterre apparaît comme une puissance océanique, qu’elle aspire à devenir la dominatrice des mers. Sous les règnes précédens, elle s’occupait beaucoup de théologie, la fureur de dogmatiser était la première de ses passions ; ce n’est plus que la seconde, on a désormais la fureur de s’enrichir. On n’attend pas d’être en lutte ouverte avec l’Espagne pour convoiter son bien, pour faire main basse sur ses dépouilles, pour capturer les précieux gallons qui lui apportent les trésors du Nouveau Monde. C’est l’âge des aventures commerciales, des glorieux pirates sans foi ni loi, de l’héroïsme lucratif. Drake enlève aux Espagnols leurs magasins de l’isthme de Panama, il prend possession de la Californie, il opère des descentes dans les îles du Cap-Vert, à Saint-Domingue, à Carthagène, dans la Floride.

Ici encore Elisabeth demeure fidèle à son caractère, à sa politique tranquille et circonspecte. Économe de ses actions, elle laisse aux particuliers la gloire de prendre l’initiative ; elle ne commande point, elle permet, elle autorise ; elle n’entreprend pas, elle encourage à entreprendre ; elle ne fait rien ou presque rien, elle laisse tout faire. Elle est de connivence avec les aventuriers, les corsaires, les pirates, elle leur facilite leurs expéditions, elle n’en court point le risque. S’ils sont heureux, elle les loue, elle les récompense, tout en réclamant sa part dans leurs prises. L’exemple qu’elle avait donné parut bon à suivre, et ses successeurs s’y sont conformes. Les habitudes créées par elle ne se sont point perdues : élevé à cette école, l’Anglais est de tous les peuples celui qui se passe le mieux de tuteur, et à qui il en coûte le moins de se décider par lui-même, de régler lui-même ses affaires, d’être seul à répondre de ses actes.

Il y avait en ce temps des mégalomanes qui reprochaient à leur reine ses timidités fâcheuses, son excessive réserve, la mesquinerie de sa conduite, et qui la traitaient d’âme pusillanime. Ils auraient voulu qu’elle se mit à la tête de toutes les entreprises, qu’elle frappât elle-même les grands coups, qu’elle ne laissât pas à ses sujets la gloire des expéditions hasardeuses. Sous le règne de Jacques Ier, le fameux Walter Raleigh se plaindra d’Élisabeth, l’accusera d’avoir manqué les plus belles occasions, de s’être refusée à sa fortune. Il ne tenait qu’à elle de s’emparer des vastes possessions espagnoles : » Le lion, écrira-t-il, n’est pas aussi terrible qu’on le peint. Sauf dans les Pays-Bas, ses forces sont au-dessous de sa renommée, et si la feue reine avait voulu en croire ses hommes de guerre comme elle en croyait ses scribes, nous aurions de son temps dépecé ce grand empire et réduit ses souverains à la condition de rois pour rire. 4 000 hommes auraient suffi pour le déposséder de tous les ports de ses Indes par lesquels peut passer son trésor. Il est plus haï dans cette partie du monde par les descendans des indigènes qu’il a réduits sous son obéissance que ne le sont les Anglais par les Irlandais. Mais Sa Majesté ne faisait jamais les choses qu’à moitié. » Si Élisabeth en avait cru Raleigh, l’Angleterre eût acquis plus tôt le grand empire et l’immense commerce que les dieux lui avaient promis ; mais selon toute apparence, elle se serait transformée en État militaire, et elle eût manqué sa destinée, qui était de montrer tout ce que peut produire la politique du laisser faire, qu’aucune autre nation n’a su si bien pratiquer.

M. Seeley a raison d’affirmer qu’Élisabeth a servi également son pays, et par ce qu’elle a fait, et par ce qu’elle a refusé de faire. Elle pensait qu’à chaque jour suffit sa peine, que le temps arrange tout, que précipiter les affaires est une marque de faiblesse, que les lenteurs calculées sont souvent le secret du succès, « qu’il n’y a pas de chemin trop long à qui marche sans se presser, qu’il n’y a pas d’avantages trop éloignés à qui s’y prépare par la patience. » Sa lenteur a fait des miracles. Quand elle prit possession du trône, tout était en suspens ; l’âme anglaise n’avait encore aucune forme déterminée ; c’était un chaos à débrouiller. La guerre civile, la guerre religieuse était sans cesse sur le point de se rallumer.

Sommes-nous catholiques ? sommes-nous protestans ? » se demandaient les Anglais. Elisabeth accommoda la Réformation à leur goût ; par l’Acte d’uniformité elle institua l’Église anglicane, et ils purent se flatter d’avoir une église vraiment nationale.

Qui est notre souverain légitime ? » demandaient-ils encore. Elle répondait : « Ne perdez pas votre temps à discuter mes titres, je justifierai mon accession au trône en vous procurant de grands biens, en vous aidant à découvrir de nouvelles sources d’activité et de bonheur. » Elle fit ce qu’elle avait dit, et le temps arrangea tout. « Les années se passent, ajoute M. Seeley, et une nouvelle génération surgit, qui étant née et ayant grandi dans la paix, a un autre tour d’esprit. C’est une génération plus saine et plus allègre. Les uns découvrent des îles lointaines, quelques-uns se plongent dans les études universitaires, quelques-uns inventent des systèmes de philosophie, d’autres écrivent des sonnets, d’autres des pièces de théâtre... Toute la vie moderne et la grandeur de l’Angleterre procèdent de ce règne de quarante-quatre ans, pendant lequel tant de pensées nouvelles furent conçues, tant de vieilles pensées furent oubliées... Cette reine qui avait épousé son peuple est la vraie mère de toutes les générations qui se sont succédé sur le sol de l’Angleterre.»

Les destinées des peuples sont sujettes à de grandes péripéties, et il n’est pas de progrès si continus qu’ils ne soient interrompue par des temps d’arrêt et de recul. Après la mort d’Elisabeth, on put croire que son œuvre ne lui survivrait pas. L’héritier de sa couronne, celui qu’Henri IV appelait maître Jacques, se piquera d’être le plus savant théologien de l’Europe. Les querelles religieuses se raniment, et bientôt des révolutions éclatent, suivies de restaurations imprévues, auxquelles succède une nouvelle révolution plus imprévue encore, qui sera la dernière.

Cependant, en dépit des apparences, les Anglais n’ont rien oublié de ce qu’ils avaient appris sous le règne d’Elisabeth, et quel que soit le gouvernement qu’ils se donnent, il est tenu de travailler à leur grandeur maritime. Cromwell, qui dogmatisa toujours et aspirait à devenir le chef d’une ligue d’États protestans, les met en possession de la Jamaïque, et par l’Acte de navigation il assure à leur marine le monopole de leur commerce. Charles II, qui n’a d’autre souci que de se procurer de l’argent et qui en prend de toutes mains, pense se créer des droits à leur complaisance en déclarant la guerre aux Hollandais, leurs redoutables rivaux en négoce. Guillaume III, par le combat de la Hogue, les rend maîtres des mers. La reine Anne, par la paix d’Utrecht, leur donne Gibraltar et l’entrée de la Méditerranée ; elle leur fait céder par la France la haie d’Hudson, Terre-Neuve, l’Acadie, et obtient de l’Espagne, pour leur commerce en Amérique, des privilèges refusés aux Français.

L’Anglais restera le plus théologique des peuples ; mais dorénavant ce n’est plus le dogme, c’est l’intérêt commercial qui devient l’âme de sa politique. Les Écossais eux-mêmes, ces controversistes enragés, ces terribles ergoteurs, se laissent séduire par le charme des grandes entreprises et des gros gains, et pour contenter leurs nouvelles ambitions, ils n’hésiteront pas à faire le sacrifice de leur indépendance. En 1706, des commissaires avaient été nommés pour préparer un pacte d’union entre les deux royaumes. Les animosités, les antipathies réciproques étaient telles que personne ne croyait au succès de cette négociation. « C’était, à mon sens, une tentative désespérée, écrivait Burnet, et ceux qui en auguraient mieux que moi estimaient que les pourparlers se prolongeraient durant bien des années, et cependant tout fut terminé en un an. » Au mois de janvier 1707, peu après la bataille de Ramillies, l’acte fut passé et confirmé par la reine Anne. Les Anglais avaient pris sur eux d’accorder à l’Écosse l’égalité commerciale et de l’admettre au bénéfice de leurs expéditions d’outre-mer.

Mais cet effort de générosité leur avait semblé dur ; ils se dédommagèrent aux dépens de l’Irlande. On a dit que le commerce adoucit les mœurs et les lois ; cela n’est qu’à demi vrai : les peuples commerçans sont essentiellement jaloux, et la jalousie est la plus féroce des passions. Les Irlandais étaient infectés de jacobinisme et de papisme : ils étaient aussi des fabricans, des concurrens dangereux. On les punira de leur papisme impénitent en leur imposant un code pénal que Hallain a qualifié d’horrible statut, tremendous slatutes, et dont Burke a dit : « Toutes les lois pénales contenues dans ce code incomparable d’oppression ont été visiblement inspirées par la haine nationale et par le mépris pour un peuple vaincu que le vainqueur se plaît à écraser sous son pied. » Mais les Anglais ne se contentent pas d’écraser ces incorrigibles papistes, ils veulent se mettre à l’abri d’une concurrence qui les incommode et les alarme. On exclut les Irlandais de tout commerce colonial ; on leur interdit d’exporter du bétail en Angleterre, d’exporter sur le continent de la laine travaillée ou brute ; on ruine leurs industries, on les contraint à fermer leurs fabriques, on les condamne à l’oisiveté et à la misère, on les affame. Le peuple anglais aura toujours des passions vives et des colères rouges ; mais ses affections comme ses haines n’auront à l’avenir qu’une médiocre influence sur la conduite de ses affaires. En toute chose il consulte son intérêt ; il est devenu militaire, il se conforme à l’exemple que lui donna la souveraine qui a fondé sa grandeur et qui, si passionnée qu’elle fût, n’a jamais rien fait d’inutile. La politique avait dit à la théologie : « Vivons ensemble le mieux que nous pourrons. » On a vécu ensemble et on a toujours fait bon ménage.

Le livre de M. Seeley est aussi persuasif qu’intéressant ; je regrette seulement qu’il n’y ait pas ajouté un chapitre ou, par forme de conclusion, l’habile et savant écrivain eût résumé les traits caractéristiques de cette politique insulaire qui fut léguée par Elisabeth à l’Angleterre moderne. Il déclare qu’elle a ses avantages et ses inconvéniens ; c’est un sujet sur lequel il aurait pu s’étendre ; il était mieux qualifié que personne pour le traiter à fond.

L’avantage le plus évident de la politique insulaire est qu’il y a des soucis et des embarras qu’elle ne connaît pas. Une île est un refuge, un abri, un lieu de sûreté ; l’océan fait la garde autour d’elle. Un peuple insulaire n’a pas de voisins, il se sent les coudées franches. L’Écosse fut jadis pour les Anglais une voisine d’autant plus dangereuse qu’elle entretint quelque temps des relations intimes avec la France. Par le marché qu’ils réussirent à lui faire agréer, ils la décidèrent à confondre ses destinées avec les leurs. La grande île ne formant plus qu’un seul royaume, l’Angleterre se sentit à couvert ; elle n’avait plus qu’à faire face au continent, et elle était en la protection et sauvegarde de sa marine. Elle considère avec un peu de pitié les puissances continentales obligées de se garder à carreau, d’avoir sans cesse l’œil sur leurs voisins et de s’imposer la lourde charge d’une armée toujours prête à marcher. Elle compare avec complaisance leur sort au sien. Il lui est facile d’avoir une marine supérieure à celle de tous les autres États ; elle n’a presque rien à dépenser pour la guerre de terre ; la guerre de mer est son seul souci.

Montesquieu a dit que la mer avait toujours donné à la nation qui en possède l’empire une fierté naturelle, parce que capable d’insulter partout, il lui semble que son pouvoir n’a pas plus de bornes que l’océan : — « Cette nation, a-t-il dit aussi, pourra avoir une grande influence dans les affaires du continent, car comme elle n’emploie pas sa puissance à conquérir, on recherchera plus son amitié et l’on craindra plus sa haine que l’inconstance de son gouvernement et son agitation intérieure ne sembleraient le permettre. » Cependant, la politique insulaire et commerciale est d’habitude, comme la reine Élisabeth, essentiellement pacifique ; elle sait que la paix, c’est la richesse. Elle répugne aux dépenses improductives, aux entreprises stériles et coûteuses. Elle ne méprise pas la gloire, mais elle met son honneur à ne rien faire que d’utile.

Elle laisse à d’autres les guerres de magnificence et de vanité ; elle n’apprécie que les exploits qui sont de bonnes affaires, les victoires grasses et les triomphes lucratifs. Toutefois elle se résigne dans l’occasion à faire des guerres de peu de rapport, quand elle les juge nécessaires à sa sûreté. On voit de temps à autre s’élever en Europe une puissance conquérante, qui abaisse et rançonne ses voisines, et qui aspire à l’hégémonie. Ses agrandissement, ses usurpations inquiètent tout le monde, même les insulaires, qui ne se sentent plus hors d’insulte. Aussi observent-ils avec une vigilante attention tout ce qui se passe sur le continent. Toujours éveillés, toujours soupçonneux, ils s’intéressent moins aux événemens qu’à leurs conséquences, qu’ils sont habiles à prévoir, et s’ils se font une loi de n’intervenir que dans les cas urgens, ils croiraient se manquer à eux-mêmes s’ils n’intervenaient jamais.

L’Angleterre eut toujours pour principe de s’opposer aux ambitieux intempérant et de prendre parti pour les modérés et les pacifiques. Elle se considérait comme la gardienne de ce qu’on appelait la balance de l’Europe, et quand l’Europe était en danger de subir la loi d’un maître, elle employait ses immenses ressources et ses prodigieuses richesses à rétablir l’équilibre menacé. C’était pour elle une question de vie et de mort. Qu’elle fut gouvernée par Guillaume III ou par Pitt et ses successeurs, elle a prouvé qu’en certains cas aucun sacrifice ne lui coûte, et que s’échauffant au jeu, elle poursuit ses procès avec cette obstination qui finit par entraîner la fortune : Louis XIV et Napoléon Ier en ont fait l’expérience.

Quoiqu’elle regarde ses interventions comme des actes de justice et d’arbitrage, elle n’a jamais l’impartialité d’un juge, la sérénité d’un arbitre ; rien n’est plus implacable qu’une haine insulaire. Mais la question vidée et la partie gagnée, elle reprend sa liberté, et ne se croit tenue ni de garder rancune au vaincu ni de demeurer fidèle à ses alliés d’un jour. Elle n’a pas d’inimitiés éternelles et ne conclut que des alliances temporaires. Comme la Reine-Vierge, elle ne se donne jamais, elle n’épouse personne. De tout temps on lui reprocha la versatilité de sa politique. Au XVIIe siècle, lorsqu’elle négociait une triple alliance pour venir en aide à la Hollande, de Witt déclara que les États hésitaient à accepter ses propositions, qu’ils balançaient à rompre avec un aussi vieux et constant ami que la France pour lier partie avec un ami aussi nouveau et aussi douteux que l’Angleterre. » Il dit une autre fois « que depuis le temps de la reine Elisabeth, il n’y avait eu qu’une fluctuation continuelle dans la conduite de l’Angleterre, avec laquelle on ne pouvait jamais concerter de mesures pour deux années consécutives. › Mme de Sévigné écrira le 23 février 1689 : « On parle étrangement des affaires d’Angleterre ; ils ont élu roi, après de grandes contestations, cet enragé de prince d’Orange et l’ont couronné ; on croyait le contraire il y a huit jours ; mais ce sont des Anglais. » On glosait beaucoup alors sur la légèreté britannique. C’était la légèreté grave et réfléchie d’un négociant qui se réserve le droit de réviser ses calculs et d’opter pour le plus offrant et dernier enchérisseur. Les militaires sont rarement des amis sûrs ; leur reproche-t-on leur humeur changeante, ils répondent que ce sont les intérêts qui ont changé.

Les Anglais ont la prétention de ne faire jamais que des guerres honnêtes et défensives, et tout en médisant des ambitieux et des conquérans, ils travaillent avec une infatigable ardeur à faire la conquête de l’univers. Les grands bonheurs sont de garde difficile ; depuis que l’Angleterre a du bien partout, elle est partout attaquable, et à mesure que son empire croissait, sa politique devenait plus ombrageuse, plus chagrine et plus inquiète. Ses ennemis lui reprochent son ambition effrénée, envahissante, qui n’admet personne au partage du butin ; elle leur répond avec hauteur que les États qui ne sont pas des îles n’entendent rien à la colonisation et qu’il n’est permis d’avoir des colonies que lorsqu’on se sent capable de les faire prospérer.

Chaque pays à ses préjugés. C’est un préjugé britannique très enraciné que non seulement tout ce qui n’appartient à personne appartient à l’anglet erre, mais que les héritages doivent revenir à ceux qui savent les mettre en valeur. Un colonel anglais écrivait dernièrement : « Le principe impérial est entré dans notre sang, nous le tenons des pirates qui s’élancèrent des fiords du Nord à la conquête de l’Angleterre ; ils l’ont transmis à leurs descendans, qui à leur tour ont conquis la plus grande partie du monde, et ce sont eux qui nous ont appris que ce qui est bon à prendre est bon à garder. » Ce colonel est un indiscret, la plupart de ses compatriotes sont beaucoup plus circonspects ; ils s’abstiennent de prôner les pirates et la piraterie, et s’ils admirent Jameson, c’est que Jameson est, s’il faut les en croire, un héros injustement traité de flibustier. Les vrais Anglais estiment qu’il n’est permis d’adorer le diable qu’à la condition de ne jamais le nommer. Ils disent rarement le mot et la chose ; ils aiment quelquefois la chose, ils n’ont garde de prononcer le mot. Si insulaire qu’elle soit, la politique britannique à ses pudeurs, et elle est versée dans la science des casuistes, très savante dans l’art des distinctions subtiles. On gagne toujours quelque chose dans la fréquentation de la théologie.


G. VALBERT.

  1. The growth of British Policy, an historical essay, by J.-R. Seeley. 2 vol. in-12 ; Cambridge, 1895.