M. de Bismarck et le socialisme allemand

La bibliothèque libre.
M. de Bismarck et le socialisme allemand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 698-709).
M. DE BISMARCK
ET
LE SOCIALISME ALLEMAND

Un homme d’état qui connaît bien l’Allemagne disait il y a trois mois : — « Le chancelier de l’empire germanique, n’ayant pu absorber le parti national-libéral en s’adjoignant MM. de Bennigsen et Forckenbeck, avait résolu de s’en défaire, et il en est revenu au projet chimérique, selon moi, de créer un parti gouvernemental à son image, ayant sa marque particulière. Il épiait l’occasion; il a cru l’avoir trouvée et l’a saisie avec précipitation. Se prévalant adroitement du malheureux vote du 25 mai, il renvoie ses adversaires devant le pays avec le stigmate du régicide au front. Le pays prendra-t-il le change? Verra-t-il dans MM. de Bennigsen et Forckenbeck des complices de Hœdel et de Nobiling? C’est un peu la situation de la France à la suite de l’assassinat du duc de Berry. Dans tous les cas, ne croyez à aucun coup d’état, pas même à un 16 mai vigoureux. Les Polignac abhorrent le régime parlementaire, et les Cavour en vivent. Le chancelier n’est ni un Cavour, ni un Polignac. Il joue avec les hommes, il les méprise, mais il les craint assez pour s’arrêter à temps. Vaincu, il sait patienter et attendre, il croit en toutes choses au retour. Que sortira-t-il du scrutin? Les partis ne sont pas des fictions, ce sont des êtres collectifs très vivans. Il n’y aura pas de parti bismarckien proprement dit; la fascination, si grande qu’elle soit, ne l’est pas à ce point. Pour engendrer un parti personnel, il faut être ou Mahomet ou Bonaparte ; M. de Bismarck n’a que son chien qui lui soit complètement dévoué. Au surplus une nouvelle majorité gouvernementale ne serait possible qu’au moyen d’une réconciliation avec Rome, réconciliation qui n’est pas tentée sérieusement. Il faudrait au moins qu’on renonçât au tribunal ecclésiastique et au recrutement forcé du clergé; la bureaucratie prussienne ne songe pas à faire ce sacrifice. D’ailleurs le pape Léon XIII est ce qu’il a toujours été ; il est animé des meilleures intentions, mais ce n’est pas un esprit dominant. Il est donc à présumer que le chancelier ne pourra former la nouvelle majorité qu’il rêve. À vrai dire, le congrès marche lentement, mais sûrement, et la paix est assurée tant bien que mal. Cette paix, on l’attribuera à M. de Bismarck, résultat qui augmentera encore son prestige ; toutefois l’influence ne s’en fera guère sentir sur les populations électorales, qui vivent dans une sphère moins élevée ; le suffrage universel ne s’inspire pas dans ces hauteurs atmosphériques. Somme toute, les efforts du gouvernement ne modifieront pas sensiblement la composition du nouveau Reichstag, qui ressemblera beaucoup à l’ancien. M. de Bismarck lui proposera des lois contre le socialisme, elles seront votées mutalis mutandis comme elles l’eussent été, si on avait daigné, après l’attentat de Nobiling, rappeler le feu parlement. Quant aux mesures financières projetées par le chancelier, c’est une autre affaire, Réussira-t-il à les faire voter ? Là-dessus le doute est permis. »

Les prévisions du sagace politique se sont accomplies pour la plupart. Les dernières élections n’ont pas modifié sensiblement la force numérique des partis. Le centre catholique s’est accru de quelques voix, les conservateurs de toutes nuances ont acquis quelques sièges de plus, les progressistes et les libéraux en ont perdu un certain nombre. Quant au parti bismarckien proprement dit, il est représenté par le comte Wilhelm de Bismarck, qui, interrogé par les catholiques hanovriens sur la ligne de conduite qu’il se proposait de suivre dans les questions ecclésiastiques, leur a répondu qu’il consulterait au préalable le chancelier de l’empire pour savoir ce qu’il devait leur répondre. Le nouveau Reichstag ressemble beaucoup à l’ancien, et la nouvelle loi d’exception contre le socialisme sur laquelle il est appelé à délibérer diffère peu de celle qui avait été rejetée, à cela près qu’elle est plus rigoureuse encore et plus draconienne. Cette loi sera repoussée par le centre catholique et par les progressistes ; selon toute apparence, elle ne laissera pas d’être votée mutatis mutandis, c’est-à-dire avec les amendemens que proposeront les libéraux et que le gouvernement acceptera. Si on en maintient les principales dispositions, il y aura plus de 600,000 électeurs et presque deux millions d’Allemands qui seront privés de leurs droits constitutionnels ; ils seront dans l’absolue dépendance de la police, et pour eux il n’y aura plus de juges à Berlin. Ces deux millions d’Allemands ne pourront plus ni s’associer, ni se rassembler même en lieu clos ; il leur sera défendu aussi d’avoir une bourse commune, sous peine de la voir confisquer. Ils n’auront pas davantage le droit d’écrire soit des articles de journaux, soit des brochures, soit même des livres, et s’ils en écrivaient, ils ne trouveraient point d’éditeurs pour les publier, point de libraires pour les vendre. Ne pouvant plus écrire, peut-être chercheront-ils à se consoler en causant autour d’une table d’auberge ; aucun aubergiste ne consentira à les recevoir ; le législateur a tout prévu, même le cabaret socialiste. C’est toujours une chose grave qu’une loi d’exception ; mais, quand elle s’applique à près de deux millions d’exceptions, le succès en paraît chanceux.

Nous attendrons, pour apprécier le projet de loi présenté par le gouvernement impérial, de connaître les adoucissemens qu’y apportera la commission de vingt et un membres chargée de le revoir et le résultat de la votation finale. Ce qu’on peut affirmer dès ce jour, c’est que ce projet met les libéraux à une cruelle épreuve. Il leur est presque impossible de le rejeter, et il leur est bien dur de le voter ; on leur demande de faire violence à leurs convictions les plus chères, de consommer le plus pénible des sacrifices, il sacrifizio dell’ intelletto. Les libéraux n’ont pas encore réussi à introduire en Allemagne le régime parlementaire, et l’Allemagne en a pris son parti ; mais en revanche, si des bords de la Sprée jusqu’aux rives de l’Isar, la loi d’exception contre les socialistes devait avoir pour effet de restreindre ou de compromettre l’exercice pacifique de la liberté d’association, l’Allemagne ne pourrait s’y résigner ; c’est de toutes les libertés celle qui lui tient le plus au cœur et qu’elle s’entend le mieux à pratiquer. Chez nos voisins de l’est, tout le monde fait partie d’un cercle ou d’une association ; ce n’est pas un luxe, c’est le premier des besoins. Le paradis de l’Allemand, c’est la bière à bon marché et un Verein, qui est pour lui une petite patrie ou une grande famille, un Verein où il est chez lui, un Verein où, les coudes sur la table, il a le droit de tout dire, et de tout entendre. Or un Verein n’a plus de charmes quand la police y prend pied, quand, un texte de loi à la main, elle peut dire : Partout où dix d’entre vous seront rassemblés, je serai au milieu d’eux. L’espérance des libéraux est que la police fera un usage discret de la redoutable omnipotence qu’on se dispose à lui décerner ; mais il est difficile à la police d’être discrète, elle est habituée à considérer l’indiscrétion comme la première des vertus. C’est à ses lumières, à son discernement naturel que sera confié le soin de définir la démocratie sociale, de distinguer les associations et les brochures inoffensives de celles qui tendent à la destruction de l’état et de la société, auf Untergrabung der bestehenden Staats oder Gesellschaftsordnung. Plaise au ciel qu’emportée par un zèle inconsidéré, elle n’englobe pas parmi les destructeurs de l’ordre social les fédéralistes, qui verraient avec déplaisir de nouveaux empiétemens du pouvoir central et le rachat des chemins de fer par le gouvernement impérial, tel fabricant progressiste qui ferait de l’agitation contre le monopole des tabacs, les ultramontains qui ne renonceront jamais à protester contre les lois de mai, peut-être aussi les libres-penseurs, les mécréans, les darwinistes, que certains journaux réactionnaires dénoncent comme les complices de Hœdel et de Nobiling. L’évolutionisme, a-t-on dit, conduit fatalement au communisme, et tout serait perdu si M. Hæckel parvenait à prouver que dans l’homme comme dans la société tout s’explique par « la mécanique cellulaire, » et que les plastidules ont une âme. L’Allemagne ne croit pas encore aux plastidules ni à leur âme, mais elle entend qu’il soit permis d’y croire ; comme la liberté d’association, la liberté de la conscience et de la pensée lui est infiniment chère. Pour peu que la police allemande commette de fâcheuses confusions et des abus de pouvoir, la loi proposée pourrait exciter contre le gouvernement impérial de vifs ressentimens et compromettre à jamais la popularité de ceux qui l’auront votée. Les libéraux le savent; ils se soumettront plutôt que de se démettre; mais ils diront oui la tête basse, l’inquiétude dans l’âme.

Si la situation est dure pour les libéraux, elle n’est glorieuse pour personne, sauf peut-être pour M. Marx, fondateur de l’Association internationale. Un journal autrichien remarquait dernièrement qu’il devait en coûter au chancelier de l’empire, qui a fait de si grandes choses, qui a détrôné des rois, des électeurs, des empereurs et changé la carte de l’Europe, d’avoir à confesser aujourd’hui que M. Bebel est un danger public, que M. Liebknecht lui fait peur, que M. Hasenclever et M. Hasselmann l’empêchent de dormir. Moins de huit ans après sa fondation, cet empire qu’il a créé est menacé par des ennemis intérieurs. Que les vieilles masures soient infestées de souris, de rats et même de revenans, il n’y a pas lieu de s’en étonner; mais qu’une maison toute neuve, bâtie en pierres de taille, soit minée par les termites et hantée par le spectre rouge, cela ne fait pas honneur au maître architecte qui l’a construite. Ajoutez qu’on reproche tout haut à M. de Bismarck d’avoir jadis évoqué imprudemment pour son plaisir ce spectre contre lequel il cherche maintenant à ameuter toute l’Allemagne. On l’accuse d’avoir coqueté avec l’utopie, d’avoir eu des complaisances pour la révolution, se flattant que la révolution et l’utopie l’aideraient à avoir raison de la bourgeoisie libérale. Dans la séance du Reichstag du 16 septembre, le socialisme, par la bouche de M. Bebel, a déclaré que ces accusations étaient fondées. « Les gens que vous traitez à cette heure de dangereux révolutionnaires et que vous voulez mettre hors la loi, a dit l’orateur socialiste, jadis vous avez été plus indulgent pour eux; vous les honoriez de vos attentions, vous leur faisiez des avances. En 1862, un certain Eichler, de Berlin, fut chargé de nous proposer en votre nom un marché fort avantageux, que nous avons refusé. Plus tard vous avez eu des relations et tenu des conférences avec Lassalle, notre chef, et ce n’est pas vous qui avez congédié Lassalle, c’est Lassalle qui a rompu avec vous. En 1865, une députation d’ouvriers tisserands avant obtenu une audience du roi de Prusse, le roi leur a fait espérer qu’il s’occuperait de résoudre la question ouvrière par voie législative, et vous avez fait vous-même à l’ouvrier Paul et à ses amis des offres de services pour leur venir en aide contre les libéraux, leurs patrons. L’ouvrier Paul vous demanda d’abord 6,000 thalers, et vous vous êtes écrié : Bagatelle, misère que cela, vous les aurez. Vous jugiez en ce temps que nous pouvions vous être bons à quelque chose, vous aider à détruire les petits états et à vous débarrasser des libéraux. Aujourd’hui encore, si nous consentions à entrer dans vos vues, à voter pour le rachat des chemins de fer ou pour le monopole des tabacs, nous vous semblerions moins dangereux et vous nous verriez d’un œil plus doux. »

M. de Bismarck s’est cru tenu de réfuter point par point les assertions de M. Bebel; l’ouvrier tourneur a dû être fort sensible à l’honneur insigne qu’il lui faisait. M. de Bismarck a déclaré qu’il ne se souvenait plus de ce qu’il avait pu dire jadis à l’ouvrier Paul, mais qu’à coup sûr il n’avait jamais considéré 6,000 thalers comme une bagatelle, une misère, eine wahre Lumperei. Il a affirmé aussi que jamais le sieur Eichler n’avait été chargé par lui de traiter en son nom avec la démocratie sociale, qu’à la vérité on lui avait communiqué quelques rapports de police rédigés par ce personnage, mais que ces rapports concernaient les progressistes et non les socialistes. — « Je me rappelle fort bien Eichler, s’est-il écrié, parce que cet homme m’a réclamé plus tard quelque chose pour des services qu’il ne m’a pas rendus. » Il serait souverainement injuste de reprocher Eichler à M. de Bismarck; c’est une triste nécessité pour les grands hommes de n’être pas toujours difficiles dans le choix des instrumens qu’ils emploient. Quiconque a lu les romans de l’ingénieux conteur qui s’appelle aujourd’hui lord Beaconsfield a fait la connaissance du très honorable Nicolas Rigby, personnage d’une moralité douteuse, qui était le factotum de l’un des premiers pairs d’Angleterre et jouait un grand rôle dans la politique de son temps. Personne ne se fiait à lui, et tout le monde lui faisait des confidences. Il avait l’esprit court, ses expédiens n’étaient pas toujours heureux, et cependant lord Monmouth ne se lassait pas de recourir à ses bons offices. « Il y a dans la plupart des transactions de la vie certaines choses qui doivent être faites et qu’on ne se soucie pas de faire soi-même. C’était toujours la portion de M. Rigby. Il était chargé d’exécuter les vilaines besognes, to de the dirty work. » Les hommes d’état font exécuter les vilaines besognes par des gens qu’ils méprisent, les Rigby s’en acquittent bien ou mal, et quelquefois se font payer grassement pour des services qu’ils n’ont pas rendus.

Quant à Lassalle, M. de Bismarck est convenu franchement des relations qu’il avait entretenues avec ce tribun; mais il a nié qu’il eût jamais négocié avec lui sur quoi que ce fût. Il n’a jamais vu dans le fondateur du socialisme germanique qu’un homme d’esprit fort aimable, dont il goûtait les manières et la conversation, un ambitieux de grande envergure et de haut vol, qui l’intéressait. « L’idéal que poursuivait Lassalle était l’empire allemand, bien qu’il ne sût pas au juste si l’empire allemand devait se faire avec la dynastie des Hohenzollern ou avec la dynastie Lassalle; mais il était monarchiste jusqu’à la moelle, et il aurait lancé un quos ego méprisant à ces misérables épigones qui invoquent son nom et se réclament de lui. » En louant ainsi Lassalle, M. de Bismarck s’est acquitté d’une dette, car jadis Lassalle l’avait comblé d’éloges dans une brochure qui fit du bruit. Nous comprenons sans peine que le commerce de ce célèbre agitateur eût quelque charme pour M. de Bismarck. Sans parler de la vivacité de son intelligence et des agrémens de sa parole, il possédait la dose de scepticisme nécessaire pour plaire au chancelier de l’empire. Le Standard accusait naguère le plus grand politique de notre temps de ne faire aucune différence entre les raisons d’état et ses sentimens personnels, d’avoir le cœur moins grand que l’esprit, et « de ne voir dans le monde qu’un théâtre qui lui sert à faire parade de sa puissance, à satisfaire sa mauvaise humeur et à écraser ses ennemis. » Lassalle ressemblait en ceci au plus grand politique de notre temps ; il aspirait lui aussi à faire parade de sa puissance et à écraser ses ennemis sous le talon de sa botte. Nous ne voulons pas dire que la générosité fût absolument étrangère à son caractère, il était capable de bonnes actions, mais il ne s’oubliait jamais, et le courage chevaleresque qu’il a déployé en faveur d’une femme malheureuse lui valut en fin de compte une rente assez considérable, garantie par un bon contrat. Il n’a été tout à fait désintéressé que lorsqu’il entreprit de commenter et d’expliquer le philosophe Héraclite; ce tour de force le rendit célèbre parmi les doctes, mais cette gloire, trop modeste, ne pouvait lui suffire. Soit qu’il plaidât devant vingt tribunaux différens et durant neuf années la cause de la comtesse Hatzfeldt, soit qu’il remplît Berlin du fracas de ses aventures galantes, soit qu’il rêvât de faire représenter au théâtre royal un drame historique où il s’était peint lui-même sous les traits de Ulrich de Hutten, soit qu’il sortît triomphant d’un procès politique après avoir étonné les juges par son audace et subjugué l’auditoire par son éloquence, il s’occupait toujours de jouer un rôle. Il s’avisa enfin de fonder l’association générale des travailleurs allemands, se flattant que lorsqu’il aurait une armée derrière lui, les gouvernemens seraient obligés de compter avec son ambition; mais il entendait conduire son armée à la baguette, ce n’était pas un président, c’était un dictateur. Dans le fond, s’il détestait les bourgeois, qui ne faisaient pas assez de cas de son mérite, il méprisait les ouvriers, qui lui marchandaient leur soumission; en revanche, il adorait Lassalle. Il se vantait de n’avoir jamais trouvé une femme capable de lui résister, et il déclarait sans détours à une jeune fille qu’il aimait ou qu’il croyait aimer « qu’elle devait être fière d’avoir inspiré de l’amour à un homme de sa trempe… à un homme du plus grand génie et d’un caractère presque surhumain. »

En traçant le portrait du tribun, M. de Bismarck nous semble avoir un peu adouci les couleurs ; il l’a représenté comme plus inoffensif qu’il n’était. Sans doute Lassalle n’a jamais été communiste, il ne demandait à l’état que d’ouvrir de larges crédits aux sociétés coopératives. Il faut avouer aussi qu’il est toujours resté patriote, qu’il a toujours été Prussien, et que les rois lui étaient moins odieux que les bourgeois. — « Dès mon enfance j’ai été républicain, écrivait-il à un ami, et malgré cela ou peut-être à cause de cela je suis arrivé à la conviction que la royauté aurait le plus grand avenir, si elle savait se résoudre à devenir la royauté sociale. » Mais comme il doutait que le roi Guillaume se décidât jamais à se faire socialiste et à prendre Lassalle pour son premier ministre, il écrivait aussi : « La révolution s’accomplira d’une manière légale et pacifique, si on est assez sage pour l’accepter avant qu’il soit trop tard ; sinon elle éclatera au milieu des convulsions et se montrera au monde les cheveux au vent, des sandales d’airain à ses pieds. » Dans le temps même de ses relations avec Lassalle, M. de Bismarck parla un jour à la commission du budget « de ces existences catilinaires qui trouvent leur profit dans les bouleversemens. » Était-ce en causant avec cet homme d’esprit et de bonnes manières qu’il avait vu tout à coup se dresser devant lui la figure de Catilina ? Il a représenté au Reichstag que le fond de toutes les négociations sérieuses est un do ut des, dont on évite de parler par bienséance, que Lassalle n’avait rien à lui donner, que partant il n’avait pu négocier avec lui. Lassalle n’avait-il donc rien à donner ? N’avait-il pas pour lui son éloquence, son audace, sa plume, son talent de libelliste, son génie de polémique et d’invective ? N’était-ce pas un homme utile que celui qui disait aux ouvriers : — « Mes amis, jurez-moi que si jamais la lutte éclatait entre cette misérable bourgeoisie libérale et la royauté de droit divin, vous seriez pour la royauté contre la bourgeoisie ? » Non, Lassalle n’était pas un Catilina, mais c’était peut-être un Clodius, et César savait employer Clodius.

Il y a dans ce monde un intérêt auquel M. de Bismarck, il faut le reconnaître, rapporte et sacrifie tout ; c’est la conservation de l’œuvre qu’il a créée. Il a pu croire autrefois que les socialistes lui rendraient des services dans sa lutte contre les chimères libérales, contre les préjugés particularistes. Il ne peut se dissimuler aujourd’hui que leurs visées et leurs efforts vont à détruire l’empire. Aux hommes d’esprit, pour qui l’utopie était un moyen d’arriver, ont succédé les fanatiques honnêtes et bornés; avec ceux-là, M. de Bismarck ne peut s’entendre. Il a dit qu’il était revenu de ses sympathies socialistes le jour où M. Liebknecht avait fait dans le Reichstag l’éloge de la commune, « ce gouvernement d’assassins et d’incendiaires. » M. de Bismarck devrait être plus indulgent pour M. Liebknecht. N’avait-il pas plaidé le premier les circonstances atténuantes en faveur de l’insurrection de la commune, où il se flattait de découvrir un « noyau de raison? » Nous croirions plutôt que la démocratie sociale lui est devenue odieuse le jour où les disciples cosmopolites de M. Marx ont pris le dessus sur les patriotes lassalliens, le jour où les socialistes allemands ont commencé à prêcher la fraternité des peuples, à protester contre l’impôt du sang, contre les charges militaires qui ruinaient les industries et le commerce de l’Allemagne. Leur éloquence un peu grossière, mais persuasive, a trouvé de l’écho dans la nation, et tout serait perdu si elle en trouvait dans les casernes. M. de Bismarck ne s’émeut pas aisément, il ne tremble pas pour la famille et la propriété, il n’a garde de croire que les utopies communistes mettent la paix publique en péril. La loi d’exception qu’il vient de présenter au parlement est destinée avant tout à préserver les casernes d’une propagande pernicieuse et à mettre le budget militaire hors de toute atteinte.

Les avances que les gouvernemens trop habiles peuvent faire, le cas échéant, à la démocratie sociale sont moins utiles à ses progrès que certains exemples qu’ils lui donnent. Dans les considérans dont il a accompagné son projet de loi contre les socialistes, le gouvernement impérial accuse les disciples de M. Marx de saper les croyances salutaires qui maintiennent les peuples dans le droit chemin, de leur enseigner le culte de la force et de la violence, le mépris du droit et de la justice. — « Soyons sincères, a dit dans la discussion du 17 septembre l’un des chefs du parti progressiste, M. le docteur Hänel, et reconnaissons que nous avons tous péché. Nous reprochons à la démocratie sociale de tenir école de matérialisme. Ne pourrait-elle pas nous renvoyer la balle? Cette politique réaliste que nous avons fait gloire de pratiquer repose-t-elle sur d’autres principes que la force et l’intérêt? » C’est un instrument merveilleux que la politique réaliste pour arriver à la gloire et changer la carte de l’Europe; mais elle donne aux peuples de fâcheuses leçons; après avoir admiré les résultats, ils sont tentés d’imiter les moyens et de les appliquer à leurs petites affaires particulières. Quand le prince royal qui devait s’appeler un jour le grand Frédéric écrivit un traité pour réfuter Machiavel, Voltaire disait : « Il crache dans le plat pour en dégoûter les autres. » Mais le monde n’est pas si prompt à se dégoûter, et lorsqu’il découvre que le mépris des scrupules rend les entreprises plus faciles, il fait bon marché des siens, si tant est qu’il lui en reste. Veut-on savoir quels effets produit à la longue sur les peuples la politique réaliste ? Qu’on relise Thucydide et les chapitres de son immortelle histoire où il a retracé les troubles violens qui ensanglantèrent la malheureuse Corcyre dans la cinquième année de la guerre du Péloponèse. Ce fut une sorte de commune ; les réquisitions, les confiscations, les brigandages, les incendies, les massacres d’otages, rien n’y manqua, hormis le pétrole. Dans ces excès, on osa, dit l’historien, tout ce qu’osent des malheureux qu’on a longtemps gouvernés avec insolence et qui imitent les procédés de leurs maîtres, tout ce que peuvent se permettre des misérables qui veulent en finir avec leurs souffrances accoutumées en s’emparant du bien des autres, enfin tout ce que peuvent faire des hommes qui, « sans être conduits par la cupidité et n’attaquant leurs ennemis qu’au nom des principes, se livrent à leurs passions sauvages et se montrent justiciers atroces et inexorables. » Où les démocrates de Corcyre avaient-ils fait leur éducation ? Thucydide nous l’apprend ; ils s’étaient instruits à l’école de ces habiles politiques réalistes qui, dès le début de la guerre du Péloponèse, avaient gouverné les cités grecques sans jamais rien refusera leur ambition et à leurs rancunes. Il nous assure qu’en ce temps tous les mots avaient perdu leur sens, que l’audace sans scrupule était traitée de zèle courageux pour le bien de l’état, que l’homme violent était un homme sûr, celui qui le contrariait un suspect, qu’être le premier à faire du mal à ses ennemis, c’était passer pour un homme d’esprit et mériter les éloges, qu’on en méritait aussi quand on savait exciter à nuire celui qui n’y songeait pas, et lorsqu’on formait des alliances, ce n’était pas sur la foi des sermens que les alliés fondaient leur confiance réciproque, mais sur les injustices qu’ils avaient pratiquées en commun. « C’est ainsi, nous dit Thucydide, que la naïveté devint un objet de risée, et pourtant, ajoute-t-il, il y a un peu de naïveté dans toutes les grandes âmes. » Nous ne savons ce qu’il en faut croire, mais nous doutons que le chancelier de l’empire germanique ait été surpris une seule fois en flagrant délit de naïveté, sauf peut-être le jour où il a raconté au correspondant du Times certaines choses qui ne devaient pas être redites. Peut-être aussi, en d’autres occasions, a-t-il parlé trop haut ; l’écho a répondu. — « Les grandes questions, s’écriait-il en 1863, ne se résolvent pas par des discours et des délibérations parlementaires, mais par le fer et le sang. » M. Marx a dit à son tour au congrès de la Haye : « C’est à la force qu’il faut en appeler pour établir la domination des travailleurs. » Il avait écrit auparavant dans son livre sur le Capital, qu’on a surnommé la bible du communisme : « La violence est une puissance économique ; la violence est la sage-femme des vieilles sociétés qui sont grosses d’une société nouvelle. »

Il est étrange que M. de Bismarck ait choisi le moment où il se disposait à faire voter par le Reichstag une loi destinée à restaurer en Allemagne le respect du droit et de la justice pour appeler de nouveau l’attention de l’Europe sur un des actes les plus équivoques de la politique réaliste. A la vérité on ne sait plus que penser des confidences qu’il a pu faire au correspondant du Times, qui s’est empressé de les répéter urbi et orbi. Un journal officieux de Berlin a insinué qu’en cette occurrence M. de Blowitz avait été mal servi par sa mémoire, qu’il avait mêlé le faux au vrai, et avancé des choses neuves qui n’étaient pas exactes, en y joignant des choses exactes qui n’étaient pas neuves. Ce qui n’est pas neuf, ce que tout le monde savait, c’est qu’au printemps de 1875 le parti militaire prussien ou du moins quelques hommes marquans de ce parti nourrissaient de noirs projets contre la France. — Nous avons battu les Français, disaient-ils, nous leur avons pris deux provinces et cinq milliards, nous avons signé avec eux un traité dont ils ont exécuté toutes les clauses avec une irréprochable loyauté; mais ils ont à notre égard un tort impardonnable. Nous nous flattions de les avoir ruinés à jamais et que dorénavant ils n’auraient plus d’armée. Nous nous étions trompés ; nous allons nous jeter sur eux avant qu’ils soient devenus plus forts, et cette fois nous les mettrons hors d’état de jamais nous inquiéter. — Comment faut-il qualifier ce langage et ce procédé? Ce n’est plus de la politique, c’est autre chose, et nous serions curieux de savoir ce qu’en a pensé M. Marx.

Ce qui est tout à fait neuf dans les révélations du Times, ce que personne ne s’était avisé de soupçonner, c’est que M. de Bismarck, réprouvant les projets un peu sauvages du parti militaire et n’osant les combattre ouvertement, s’était résolu à les faire avorter par des indiscrétions calculées. Voilà qui est fort invraisemblable, et la Gazette de l’Allemagne du nord a eu raison de dire que le chancelier responsable de l’empire n’a pas besoin de recourir à des moyens détournés pour faire prévaloir son veto. Sans doute on croyait savoir, pour l’avoir entendu dire, que dans un bal de la cour M. de Radowitz avait déclaré brusquement à M. de Gontaut-Biron « que la France se relevait trop vite et que cela devenait intolérable. » On croyait savoir aussi que, le 5 mai, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, avant de partir pour Berlin, s’était présenté auprès du duc Decazes et l’avait rendu attentif aux conséquences fâcheuses que pourrait avoir pour les relations des deux pays les armemens que faisait la France, sous prétexte, disait-il, d’exécuter la nouvelle loi des cadres. Mais personne n’avait pensé à voir dans ces redoutables avertissemens une habile manœuvre de M. de Bismarck pour mettre la France sur ses gardes et pour faire manquer un mauvais coup. Quant au gouvernement français, il se rappela fort à propos ce qui s’était passé quelques années auparavant. En 1866, certains propos menaçans tenus par M. de Bismarck avaient porté le trouble à Dresde et à Vienne, et le gouvernement autrichien avait pris quelques dispositions militaires. Aussitôt la presse officieuse de Berlin avait jeté un cri d’alarme. « Les régimens que l’Autriche avait concentrés sur ses frontières se transformèrent en divisions, et les divisions en corps d’armée. On en concluait naturellement que la Prusse, qui n’avait encore remué ni un homme ni un canon, allait se trouver dans la nécessité de pourvoir à sa défense[1]. » Que serait-il arrivé en 1875, si le gouvernement français, effrayé des rapports qu’il recevait de son ambassadeur, avait ordonné quelques mouvemens de troupes? Selon toute apparence, les journaux officieux de Berlin, se méprenant sur les intentions secrètes de M. de Bismarck, se seraient écriés tout d’une voix que la France se disposait à prendre l’offensive et qu’il y allait de la sûreté de l’empire de la mettre en demeure de désarmer. Heureusement le gouvernement français, bien inspiré, profita de l’expérience des autres; peut-être aussi se souvint-il de La Fontaine et du chat de la fable, qui se vantait de n’avoir qu’un tour dans son bissac, et qui soutenait qu’il en valait mille. Le gouvernement français ne fit bouger ni un régiment ni un escadron; il se contenta d’en appeler à l’Europe, de crier au voleur, et les gendarmes accoururent; il en vint de Londres et de Saint-Pétersbourg. M. de Bismarck prétend qu’ils sont venus pour rien, que l’Europe s’est abusée. C’est fâcheux, mais les légendes s’accréditent aisément, et quelquefois l’histoire les recueille. Peut-être l’histoire racontera-t-elle un jour qu’en 1875 les hommes qui gouvernaient l’Allemagne, s’indignant que la France, qu’ils avaient crue morte, s’obstinât à vivre, conçurent le dessein d’en finir avec elle avant qu’elle fût en état de se défendre, et que trois ans plus tard ils présentaient au Reichstag une loi d’exception destinée à relever dans la nation allemande le sentiment du droit et le respect de la justice.

Le gouvernement impérial ne se fait du reste aucune illusion sur l’efficacité que peut avoir la loi qu’il propose, fût-elle par impossible votée sans amendemens et sans atténuations. Il est trop intelligent pour se figurer que la police, si bien armée qu’elle soit, puisse venir à bout d’une idée, et c’est à l’opinion publique qu’il fait appel pour remporter la victoire définitive. « Le gouvernement, a dit le comte Stolberg, vice-chancelier de l’empire, est loin d’envisager les mesures proposées comme suffisantes; c’est à la nation, c’est aux associations volontaires, c’est aux individus de combattre la démocratie sociale, de réfuter ses erreurs, de s’appliquer à réveiller dans toutes les âmes la crainte de Dieu, l’amour de la patrie, l’esprit de sagesse et la loyauté. » Le comte Stolberg a raison; l’exemple de la Russie et les assassinats de Saint-Pétersbourg prouvent assez que la police ne suffit pas pour détruire les doctrines dangereuses et homicides; mais en appeler à la fois aux lois d’exception et à l’opinion publique, c’est peut-être une chimère. — « Un de mes amis, disait M. Hänel dans la séance du 17 septembre, m’a confessé que, quand la loi serait votée, il n’oserait plus s’attaquer au socialisme. Le moyen d’argumenter contre un ennemi bâillonné, qui ne peut plus vous répondre? » Recourir aux lois d’exception, c’est avouer que la discussion est impuissante, et armer de pleins pouvoirs la police, c’est engager la nation à s’en remettre aux agens de la sûreté publique du soin de la défendre.

Nous doutons que l’Allemagne réponde avec empressement à l’appel qu’on lui adresse. Elle a été révoltée par les attentats de Hœdel et de Nobiling; mais cinq cents procès de lèse-majesté, intentés souvent à la légère sur la foi de dénonciateurs suspects, ont refroidi son indignation. Elle se demande d’ailleurs si les progrès du socialisme ne sont pas imputables en partie aux erreurs, aux maladresses administratives de ceux qui la gouvernent, et si M. de Bismarck n’est pas un génie compliqué, mais incomplet. Au surplus elle s’étonne que son gouvernement réclame son secours et sa protection; elle le croit capable de se protéger lui-même, elle a toujours cru à sa force. N’a-t-il pas cette autorité que donnent les longs succès? N’a-t-il pas fait un pacte avec la fortune? Elle ne peut admettre que MM. Bebel et Liebknecht fassent trembler M. de Bismarck, elle craint que le socialisme ne soit qu’un prétexte, que le chancelier de l’empire n’ait des vues secrètes, qu’il ne mette en avant la loi d’exception à la seule fin de former une majorité qui votera ses lois financières. S’il en faut croire Paul-Louis Courier, on demandait un jour à certain grand-vicaire quel était son sentiment sur le dogme, sur la lumière du Thabor, sur l’immaculée conception, sur la consubstantialité du père et du fils, et ce qu’il pensait de la suspension du sacrement dans les espèces. — « Je pense, répondit-il en colère, je pense à ravoir mon prieuré, et je crois que je le raurai. » A tort ou à raison, beaucoup d’Allemands s’imaginent que M. de Bismarck s’inquiète peu du dogme communiste, que l’abolition du salariat, l’émancipation du travail, la suppression du monopole des capitalistes, le laissent fort tranquille, et qu’il ne s’occupe que de son prieuré, c’est-à-dire de l’empire germanique qu’il entend organiser à sa tête, à sa guise, selon sa fantaisie, selon son idée, qui n’est pas toujours l’idée de la nation.


G. VALBERT.

  1. Voyez dans l’Étude sur la politique française en 1866, publiée par la Revue, livraison du 15 septembre 1878, une curieuse conversation de M. de Bismarck avec la comtesse de Hohenthal.