M. de Chateaubriand publiciste et homme politique
Les grands hommes de notre temps ne se contentent guère d’un seul genre de gloire : le domaine de l’imagination ne suffit pas à tous les poètes, même quand ils y règnent en maîtres, et plus d’un ne semble consentir à charmer le monde qu’à la condition de le gouverner. Chateaubriand nous offre un remarquable exemple de cette double ambition. Il a cru avec raison à son génie littéraire, mais il a cru peut-être d’une foi plus vive encore à son génie politique, et si le choix lui eût été offert entre les deux renommées auxquelles il prétendait, on peut supposer qu’il aurait préféré le titre d’un grand homme d’état à celui du premier de nos écrivains. La postérité cependant ne semble pas disposée à ratifier ces rêves de l’amour-propre. Elle accorde aisément à Chateaubriand une place éminente dans notre histoire littéraire: elle lui fait honneur d’avoir dirigé le grand mouvement des esprits qui a signalé les premières années de notre siècle, d’avoir ouvert des voies nouvelles à la poésie, à la critique et à l’histoire; quant à sa vie politique, on la juge communément avec plus de sévérité que de faveur. On rappelle avec amertume certaines erreurs de sa conduite, ses téméraires ardeurs de 1815, son brusque revirement de 1824; on lui reproche d’avoir porté dans les affaires sérieuses la vanité, les caprices, les dégoûts que le public attribue trop souvent en privilège aux poètes; on fait le procès à son imagination, qu’on déclare incompatible avec le degré de raison pratique nécessaire au gouvernement des peuples, tout en oubliant volontiers que les hommes qui se disent positifs se permettent aussi leurs écarts, leurs changemens à vue, plus intéressés et plus coupables, mais qui ont l’avantage de rester moins illustres.
Nous n’avons pas la prétention de défendre l’imagination contre les reproches qu’on lui adresse, ni de soutenir que cette faculté brillante et mobile soit une qualité nécessaire de l’homme d’état. Et cependant n’y a-t-il pas certaines heures dans la vie d’un peuple où le génie spéculatif d’un écrivain et même d’un poète peut conjurer des tempêtes contre lesquelles la force et l’habileté des sages seraient impuissantes à lutter? Une nation n’est pas sauvée parce qu’à sa tête elle a des administrateurs qui maintiennent le calme extérieur, qui gèrent ses finances, ou qui protègent son industrie et son agriculture. Les peuples comme les hommes ne vivent pas seulement de pain : il faut que, de loin en loin, quelques voix fassent vibrer les cœurs, les excitent à de plus hautes pensées et opposent au culte envahissant des intérêts matériels les notions sacrées et permanentes de la justice et du droit. Les hommes qui se donnent ainsi pour mission d’éclairer les esprits et de fortifier les âmes ne passeront peut-être point pour de grands politiques, parce que le public n’aperçoit pas le jour précis où ils ont travaillé au salut commun, et pourtant leur influence cachée aura modifié insensiblement les opinions et les dispositions de tout un siècle. Telle a été l’œuvre accomplie par Chateaubriand. Sa carrière politique, à l’entendre dans un sens étroit et borné, se résumerait en peu de mots et mériterait à peine un souvenir. Si l’on excepte la guerre d’Espagne, il a pris part à un petit nombre d’événemens considérables : il n’a pas su prévenir les catastrophes qu’il redoutait, ni conserver le seul gouvernement qu’il ait aimé; mais à côté du rôle apparent qu’a pu jouer le ministre ou le chef de parti sous la monarchie parlementaire, on doit distinguer un autre rôle plus délicat à saisir et plus important en réalité, celui de l’écrivain qui favorisa toute sa vie la reprise de la tradition et qui donna l’élan à l’esprit de liberté, non-seulement dans les livres qu’il publia sous la restauration pour la défense du trône et de la charte, mais longtemps avant que la carrière du publiciste lui fut ouverte, et dans ses ouvrages même les plus étrangers à la polémique, quand il se bornait à combattre les théories accréditées par la révolution et à préparer de fort loin un avenir meilleur. C’est précisément cette action de l’intelligence d’un homme sur l’opinion d’un peuple que M. Villemain excelle à mettre en lumière dans le livre où il raconte, avec tant de charme et d’autorité, la vie publique de Chateaubriand, et nous remet sous les yeux de nobles spectacles dont l’enseignement ne doit pas être perdu. Personne assurément n’était plus digne et plus capable que l’illustre académicien, qui eut aussi ses grandes journées d’orateur et d’homme d’état, de montrer quel secours l’imagination peut apporter à la politique, et de faire valoir la part d’honneur qui revient au génie littéraire dans les progrès, même passagers, de notre société.
Reprendre en sens contraire la mission politique que les philosophes et les hommes de lettres s’étaient donnée au XVIIIe siècle, attaquer la révolution par les armes qui avaient préparé son succès, combattre ses doctrines avant de chercher à renverser ses institutions, comme elle avait ébranlé les opinions et les croyances de l’ancienne France longtemps avant de détruire la monarchie, tel fut le but que Chateaubriand parut se proposer au commencement même de notre siècle, dès qu’il revint de l’émigration. A ses yeux, ce n’était pas assez de comprimer l’anarchie par la force pour que l’anarchie fut décidément vaincue ; il comprenait qu’on ne pouvait en triompher avant d’avoir supprimé les causes qui l’avaient produite, et d’avoir rétabli l’ordre moral, qui était profondément troublé. Pour réparer autant qu’il était possible toutes les injustices commises, pour en prévenir le retour, il fallait rendre à la société le sentiment, trop longtemps altéré, du juste et de l’injuste, les notions effacées du droit et du devoir, et avant tout disputer à la philosophie matérialiste l’empire qu’elle avait conquis, car c’était elle qui avait offert en holocauste toutes les libertés légitimes de l’homme à la toute-puissance de l’état, quand elle avait nié la responsabilité morale, et quand elle avait défini la pensée une sécrétion du cerveau; c’était elle qui avait préparé tous les excès dont la France avait gémi, quand elle avait proclamé l’intérêt ou le salut public supérieurs au droit individuel. Restaurer l’âme dans l’homme, c’était donc, suivant la belle pensée de M. Royer-Collard[1], la première condition nécessaire pour restaurer le droit dans le gouvernement; relever le spiritualisme en le confiant à son éternelle gardienne, à la religion, c’était la première garantie du rétablissement de l’ordre et de la liberté : ce fut l’œuvre que Chateaubriand tenta d’accomplir, en provoquant, par la publication du Génie du Christianisme, une réaction inespérée contre les sophismes qui avaient pris possession des esprits depuis plus d’un demi-siècle.
C’était sans doute la révolution seule que Chateaubriand prétendait combattre par ce livre d’imagination plutôt que de controverse. Il avait vu la multitude, égarée par de coupables conseils, secouer le joug de toute autorité et rejeter le frein de toute discipline; il tentait de lui rappeler les sentimens de la soumission et du respect, et le pouvoir, qui s’occupait alors de relever les ruines amoncelées sur notre sol, salua le Génie du Christianisme comme un utile et puissant auxiliaire de ses desseins. Mais le spiritualisme, en rendant à l’homme la conscience de ses devoirs, lui rend aussi celle de sa dignité et de ses droits, et il fortifie les caractères aussi bien contre les abus d’une puissance arbitraire que contre les périlleux entraînemens de l’anarchie. Le livre qui favorisait la renaissance de cette doctrine supérieure devait donc, à l’insu du consul qui le protégeait, à l’insu peut-être de l’auteur lui-même, servit d’arme à deux tranchans contre l’oppression d’un seul maître et contre le despotisme de la populace. Peu d’années après, quand le pouvoir absolu, cédant à sa petite naturelle, voulut employer à son profit les moyens qui avaient servi à la résolution, ce fut au nom des principes du spiritualisme, renaissans dans les écrits de Chateaubriand et de Mme de Staël, dans les conférences de M. Royer-Collard et de ses jeunes disciples, qu’on fit entendre les premières protestations contre les dangers d’une domination sans frein. Un peu plus tard aussi, quand le tout-puissant empereur, ne pouvant plus souffrir un partage de souveraineté avec le chef spirituel du monde catholique, traînera le pape captif à Fontainebleau, ce sera l’esprit religieux, s’unissant à l’esprit de liberté, qui se soulèvera secrètement en faveur de la victime, et qui détachera peu à peu l’opinion populaire du char triomphal auquel elle semblait enchaînée.
On ne pourrait sans exagération attribuer ce réveil de l’esprit public au seul génie de Chateaubriand. Tant de puissance n’est pas donnée à un homme, et ces lentes transformations de l’opinion, qui préparent les grands événemens de l’histoire, sont avant tout, il faut le reconnaître, produites par un concours de circonstances qui échappent à notre prévoyance comme à notre volonté. Il n’en faut pas moins rendre hommage à ceux qui, sans être découragés par l’incertitude du succès, travaillent sans cesse pour leur part à corriger les erreurs communes et à redresser les préjugés populaires. Ils contribuent plus peut-être que les politiques de profession à faire rentrer la société dans les voies qui lui sont tracées. Quand, à la suite d’un attentat tristement fameux. Chateaubriand eut brusquement rompu avec l’empire naissant, ce ne fut ni par aucun acte d’opposition, ni par aucun écrit sur les affaires publiques, qu’il lui fit la guerre : ces moyens d’attaque n’étaient pas alors d’une pratique facile. Il se contenta de miner lentement l’édifice, en entretenant des sentimens contraires aux maximes et même aux goûts qui étaient alors en faveur, car, ainsi que le remarque finement M. Villemain, « le rapport entre le goût et les opinions est plus intime qu’on ne croit. » La révolution, pour mieux assurer son œuvre, avait répudié, dans les arts comme dans la littérature, toutes les traditions de l’ancienne France; l’empire avait intérêt à ne pas les remettre en crédit; il se portait avec complaisance héritier de l’empire romain, il affectait d’en suivre les exemples et d’en ressusciter les usages, et combattait volontiers tout ce qui pouvait provoquer d’autres souvenirs. Chateaubriand, au contraire, s’appliquait à montrer la société moderne triomphant de la société antique; il ramenait l’attention publique sur les siècles dont le christianisme avait fait l’éducation, et saisissait toutes les occasions de rappeler à la France que son histoire ne datait pas de 1804, qu’elle avait un glorieux passé, et qu’elle devait en rester digne. Il préludait par quelques tableaux de ses Martyrs, ou par de courts fragmens historiques, à ces fortes études sur les origines de notre monarchie qu’il lui était réservé d’entreprendre plus tard, et dans lesquelles Augustin Thierry devait un jour le proclamer son maître.
La révolution des idées, par laquelle Chateaubriand préparait les voies à quelque changement dans les sentimens politiques de la nation, ne se signalait pas seulement par une réforme de la philosophie ou par un renouvellement dans l’enseignement de l’histoire; elle s’annonçait encore, et ce n’était pas un de ses moindres indices, par un rajeunissement de l’imagination qui donnait à la pensée un élan inconnu. L’empire avait voulu prendre la littérature à son service, et la faire entrer pour ainsi dire dans des cadres régimentaires ; il consentait à faire bon accueil à la poésie, pourvu que la poésie bornât son ambition à servir de décoration au trône par un pompeux alignement de rimes. Les écrivains auxquels il offrait ses faveurs ne pouvaient pas lui porter ombrage : ils avaient perdu, avec le naturel et la vérité, la seule force capable d’agiter les esprits et d’exalter les âmes. Dès qu’une nouvelle école apparut, plus sérieuse et plus virile, remuant de son souffle des idées nouvelles et s’adressant aux vrais sentimens du cœur, la persécution dont elle fut aussitôt l’objet témoigna de l’importance qu’on attribuait à ses espérances de réforme. Mme de Staël avait vu son livre de l’Allemagne mis au pilon, elle-même était en exil. Chateaubriand publia son poème des Martyrs; tous les journaux, dirigés alors par la police, s’efforcèrent de le tourner en ridicule, et l’exécution de son cousin, Armand de Chateaubriand, fusillé à la même époque dans la plaine de Grenelle sans que la gloire récente du nom pût lui obtenir grâce, parut être la réponse d’un pouvoir irrité aux essais d’indépendance que se permettait le génie. Pourquoi les Martyrs, comme l’Allemagne, éveillaient-ils les inquiétudes du pouvoir et provoquaient-ils son hostilité? Ce n’était pas sans doute parce qu’ils donnaient le signal d’un changement dans le style ou dans le tour des phrases, mais parce qu’on prévoyait le mouvement d’opinion qui pourrait répondre à l’appel d’un grand écrivain novateur. Chateaubriand, comme Mme de Staël, en resserrant entre l’auteur et la société des liens nouveaux de doctrines, d’émotions et de souvenirs, semblait entreprendre sur la direction de l’esprit public, que le gouvernement prétendait exercer sans partage. En demandant leurs inspirations non plus à quelques modèles vieillis, mais à la nature elle-même et aux sources des généreuses émotions, à la religion, à la gloire, à la liberté, en ramenant dans la littérature le culte de l’idéal, ils rendaient les intelligences au spiritualisme, qui avait déjà reconquis les consciences, et qui pouvait seul achever la transformation de la société, dans l’ordre politique, par le triomphe graduel du droit sur la force.
Ainsi expliquée, la vie de Chateaubriand sous l’empire est la préface naturelle du rôle politique qui lui était réservé sous la restauration. Avant d’avoir pris aucune part directe aux affaires publiques, il avait trouvé moyen de servir efficacement la cause dans laquelle il voyait intéressé l’avenir de la France, et la célébrité qu’il avait conquise fixait déjà l’attention sur lui comme sur un des principaux personnages de la monarchie future. C’étaient les lettres qui lui avaient offert un refuge contre l’oubli, c’étaient elles qui le désignaient d’avance à la politique et qui le préparaient à en soutenir les combats. Mais s’il descendait dans l’arène tout armé pour la lutte, ardent à l’attaque et déjà exercé à la résistance, assez entouré de gloire pour grouper aussitôt un parti à sa suite, assez fort de ses services passés pour s’élancer sans crainte au premier rang, pouvait-il se flatter cependant d’avoir en partage toutes les qualités de l’homme d’état? Avait-il pu acquérir, dans le monde un peu imaginaire où voltigeaient ses rêves de poète, cette fermeté de jugement et cette discipline d’esprit sans lesquelles on ne peut ni traiter sérieusement les affaires ni gouverner utilement les hommes? La liberté, que la chute de l’empire rendait à la France, allait lui permettre de donner la mesure de son mérite, et, il faut malheureusement le reconnaître, le premier usage qu’il en fit montra trop clairement que la fougue de la passion l’emporterait toujours en lui sur les conseils de la raison et de la sagesse. Sa foudroyante brochure De Buonaparte et des Bourbons, dont l’explosion signale son entrée dans la mêlée des partis, annonce tout de suite quelles seront les petitesses de son rôle, aussi bien qu’elle en laisse deviner les grandeurs. En voyant le ressentiment l’entraîner jusqu’à l’injure contre un pouvoir déchu, on peut prévoir toutes les violences auxquelles il se laissera emporter quand il se trouvera aux prises avec un adversaire qu’il voudra terrasser; on pressent qu’il ne ménagera pas ses coups, et que, n’étant pas toujours maître de lui-même, il frappera plus fort qu’il ne faut, et quelquefois même à côté de l’ennemi. En même temps on ne peut s’empêcher d’admirer l’incroyable puissance de ce talent qui, suivant le mot du roi Louis XVIII, valut mieux qu’une armée pour la cause de la restauration, qui suffit en 1814 à réveiller le souvenir trop effacé de l’ancienne dynastie, et qui devait être si capable de rendre populaires les principes du bon droit et de la liberté toutes les fois qu’il s’appliquerait à les défendre. On ne peut s’étonner qu’un caractère si impétueux ait été exposé à beaucoup d’écarts. Quoique sa vie soit dominée tout entière par sa fidélité au droit monarchique, Chateaubriand trouvera moyen, sans sortir du cercle de l’opinion légitimiste, de bondir d’une extrémité à l’autre dans son propre parti. On le verra tour à tour combattre à la tête de l’opposition de droite contre le duc de Richelieu et contre M. Decazes, puis, après avoir passé au pouvoir avec ses amis, rugir comme un lion blessé et se retourner contre eux, rallier autour de lui les mécontens de toute nuance, et engager une croisade au nom des idées modernes. Toutes ces contradictions, apparentes ou réelles, ne permettent pas de le présenter comme le modèle de l’homme d’état dans la monarchie parlementaire, et cependant, tout en regrettant souvent les erreurs de sa conduite et l’intolérance excessive de sa passion, il faut constater l’heureuse influence de son génie, qui sut un moment rattacher à la charte les derniers partisans de l’ancien régime, concilier les indépendans à la monarchie, et qui, par la profession de certains principes essentiels de la liberté, contribua, plus qu’on ne le croit peut-être, à les faire passer dans les habitudes et dans les mœurs des diverses classes de la nation.
Par nature et par instinct. Chateaubriand était libéral. Attaché à certaines traditions de l’ancienne monarchie, il n’eut cependant jamais de penchant pour le pouvoir absolu. Dès sa jeunesse, il aspi- rait à vivre sous cette forme de royauté tempérée que notre pays a regardée en d’autres temps comme l’idéal du gouvernement. Quand il revint de l’émigration, il disait à M. de Fontanes : « En religion, je suis papiste; mais en politique je reste anglican.» Ce qu’il détestait avant tout sous l’empire, c’était le sacrifice légal de tous les droits publics et privés, la confusion de toutes les notions du juste et de l’injuste, produite d’abord par l’anarchie révolutionnaire et par la guerre européenne, entretenue ensuite par le pouvoir absolu dans l’esprit même de l’empereur, qui, malgré toute l’élévation de son génie, répondait encore en 1815 aux rédacteurs de l’acte additionnel : « Que me parle-t-on de bonté, de justice abstraite, de lois naturelles? La première loi, c’est la nécessité; la première justice, c’est le salut public. » Or Chateaubriand n’avait jamais admis cette loi de la nécessité supérieure à la justice, ou du salut public supérieur au droit naturel. Sa conscience s’insurgeait contre la puissance arbitraire d’une dictature sans limites et sans contrôle. Il croyait sincèrement à cette maxime de Bossuet, «qu’il n’y a point de droit contre le droit; » il ne reconnaissait à un chef d’état aucune puissance légitime ni contre la propriété, ni contre la famille, ni contre la religion, et certaines libertés politiques elles-mêmes lui semblaient u émaner de Dieu seul, qui livra l’homme à son franc arbitre, et ne mit point de conditions à la parole, en nous la donnant. » A ses yeux, un gouvernement n’avait pas seulement pour mission de réprimer les désordres matériels, mais surtout de faire respecter ces principes divins et sacrés, et la moindre atteinte qui leur était portée lui semblait le trouble le plus grave que l’ordre pût souffrir. La restitution du trône à l’héritier de Louis XVI n’était pour lui qu’un premier acte de justice et de réparation qui en appelait d’autres, et en voyant le droit héréditaire solennellement attesté par la restauration de la dynastie, il avait la confiance que tous les droits des citoyens, qu’il appelait les autres légitimités, seraient aussi reconnus et consacrés. Ses désirs furent exaucés par la proclamation de la charte.
Ce serait en effet méconnaître singulièrement la portée de la charte que d’y voir seulement l’organisation d’un système parlementaire, d’une chambre des pairs et d’une chambre des députés. Le principal bienfait de cette loi suprême était de garantir à tous les citoyens la liberté individuelle, la liberté des cultes, le respect inviolable de la propriété, le libre consentement de l’impôt, l’abolition de la confiscation et la certitude que nul ne serait distrait de ses juges naturels, d’assurer en un mot ces immuables principes de justice politique, qui ne sont point de ceux « qu’une rivière ou qu’une montagne borne, » mais qui sont la loi nécessaire de toute société civilisée. Les institutions que créait la charte, excellentes sans doute, mais plus variables de siècle en siècle ou de nation en nation, étaient destinées seulement à protéger le perpétuel exercice de ces libertés fondamentales.
Chateaubriand n’eut point de part à la rédaction de la charte, l’initiative en appartient sans réserve à la sagesse du roi Louis XVIII; mais il eut d’autant plus de mérite à s’y attacher qu’elle n’était point son œuvre, et l’on doit reconnaître qu’il y resta fidèle dans les années mêmes où il se laissa le plus emporter par les passions de la contre-révolution. L’ardeur qu’il déploya pour la défendre ne fut pas un des moindres services qu’il rendit à la cause de la monarchie constitutionnelle. La charte en effet était attaquée dès sa naissance, soit par les républicains comme Carnot, qui réclamaient des institutions plus démocratiques, soit par les derniers partisans de l’ancien régime, qui consentaient difficilement à voir le roi limiter l’exercice de sa propre souveraineté. Faire accepter la constitution nouvelle par les uns et par les autres, prouver que son avantage était précisément d’être « un traité où les deux partis extrêmes abandonnaient quelque chose de leurs prétentions pour concourir à la gloire de la patrie, » telle était la mission imposée aux publicistes de la royauté nouvelle, tel fut le but que Chateaubriand se proposa en publiant ses Réflexions politiques au mois de décembre 1814. Il ne montrait pas alors, à côté de ses théories conciliantes, cet esprit d’exclusion ni cette ardeur de réaction dont il devait affliger quelques mois plus tard la monarchie restaurée une seconde fois.
Il est vrai, et nous devons le reconnaître à la décharge de M. de Chateaubriand, que les événemens de l’année 1815 étaient de nature à raviver les anciennes discordes, à exciter de nouvelles et justes colères. La première restauration avait pu se confier indistinctement aux anciens émigrés et aux anciens serviteurs de l’empire; la seconde pouvait-elle croire à la fidélité des hommes qui avaient violé deux fois de plus leurs sermens, en acclamant à trois mois de distance le retour imprévu et l’irrévocable chute de Napoléon? La justice même n’exigeait-elle pas qu’on châtiât sévèrement tant de défections, et n’était-ce pas exposer l’état à des catastrophes nouvelles que de laisser impunies les trahisons les plus scandaleuses? D’autre part, la royauté pouvait-elle accepter la mission pénible de liquider les comptes de cette désastreuse année, de distribuer à chacun le prix de ses œuvres? pouvait-elle, sans assumer une lourde charge d’impopularité, publier un édit de persécution et de vengeance qui frapperait toute une partie de la nation? Jamais tâche plus difficile ne s’était imposée à un gouvernement. Deux partis se dessinèrent dès lors dans le camp même des vainqueurs, le parti des rigueurs et le parti du pardon. Pourquoi Chateaubriand s’élança-t-il dans le premier? Il était guidé surtout, on veut le croire, par la généreuse indignation que lui inspiraient les bassesses et par la passion désintéressée de l’honneur; il craignait sincèrement pour la restauration l’abus de la faiblesse, et il se révoltait avec quelque raison en voyant Fouché entrer dans les conseils du roi. Malheureusement, à côté de ces sentimens élevés, on est obligé de reconnaître, avec M. Villemain, qu’il y avait place dans son âme « aux rancunes de l’émigré et à la colère de l’ambition mécontente. » Il avait suivi Louis XVIII dans son récent exil; il avait été ministre de l’intérieur à Gand, et maintenant il avait seulement le titre de ministre d’état sans autorité et sans portefeuille! Il se demandait quel était le prix de la fidélité, si les compagnons dévoués des infortunes royales n’étaient pas traités avec plus de faveur que les serviteurs impudens de tant de révolutions contraires. Ils sont peu nombreux dans les partis, les hommes qui s’oublient entièrement eux-mêmes, qui s’attachent seulement au triomphe de leur cause, et partagent volontiers la récompense avec les ouvriers de la onzième heure. Chateaubriand n’avait pas l’âme assez forte pour se sacrifier aux nouveaux convertis. Sa vanité surtout était blessée, et il croyait facilement la monarchie perdue dès qu’il n’était pas appelé à la diriger. Aussi, quoique ses doctrines libérales dussent naturellement le rapprocher des royalistes modérés, il se sépara d’eux dès qu’il les vit sans lui au pouvoir, et tout en restant passionné pour la charte, il s’unit au pavillon Marsan, au parti qui devait un jour la violer et la détruire.
C’est ainsi que, même après la chute rapide du cabinet de M. de Talleyrand, il fit pendant une période de cinq années une guerre sans répit au ministère du duc de Richelieu et à celui de M. Decazes. Les hostilités commencèrent dès la session de 1815. À cette époque, tandis que les armées ennemies couvraient le sol de la France, tandis que de toutes parts éclataient les fureurs de la réaction, les esprits n’étaient pas assez calmes dans les chambres pour travailler aux lois constitutives de la monarchie. On était beaucoup moins préoccupé de réformer la législation civile et même politique d’après les besoins nouveaux que de discuter l’amnistie : la question des personnes dominait la question des principes. Chateaubriand eut le tort d’exciter ces ardeurs plutôt que de chercher à les éteindre, et sa voix, capable d’une plus noble éloquence, fit écho dans la chambre des pairs aux cris inintelligens d’enthousiasme ou de colère qui retentissaient alors dans la chambre des députés. Même après l’exécution du maréchal Ney, il ne cessait de soutenir un système d’intimidation ou de vengeance, et quand la triste période des condamnations judiciaires fut arrivée à son terme, il demandait encore avec persévérance des exclusions et des épurations, funeste politique qui tendait à perpétuer le souvenir de nos luttes intérieures, et qui, si elle eût triomphé, aurait infailliblement partagé la France en deux camps ennemis et irréconciliables! Chateaubriand se plaignait qu’on ne donnât pas toutes les dignités militaires aux officiers de l’armée de Condé. « Le gouvernement, disait-il, ne veut que des hommes qui ont envoyé des balles au nez des alliés; j’aimerais autant ceux qui ont envoyé des balles au nez des buonapartistes. » Il s’indignait que le roi fit accueil à tous ceux qui paraissaient revenir sincèrement à lui, et il réclamait toutes les faveurs pour les anciens émigrés, pour les honnêtes gens. « Je n’en demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie et un commandant de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste[2]. »
Chateaubriand oubliait une seule chose, c’est que maintenant tous les Français étaient au roi. Il voulait que Louis XVIII donnât la puissance à son parti; Louis XVIII se souvenait heureusement qu’il n’était plus le roi d’un parti, mais le roi de la France. Les gouvernemens de hasard et de passage peuvent seuls amener à leur suite une coterie victorieuse; un pouvoir régulier, légitime et qui se croit définitif, doit effacer les traces de toutes ces divisions, provoquer le concours de tous les citoyens, étendre sur tous une impartiale protection. Telle était la volonté personnelle du roi Louis XVIII, soutenue par la majestueuse croyance qu’il avait à son droit et à son titre de roi légitime. Souverain constitutionnel, il se crut obligé de faire de tristes concessions, dans les premiers mois de la restauration, aux fougueux royalistes qui composaient la majorité des chambres; mais il chercha du moins avec une rare constance à contenir leur zèle et à leur inspirer des sentimens plus dignes de la cause qu’ils servaient. En appelant à la direction des affaires, malgré cette majorité, les hommes du caractère le plus conciliant et du cœur le plus élevé, il montra quelle était la ligne de conduite qu’il voulait suivre, et en prononçant, aussitôt que les circonstances le lui permirent, la dissolution de la chambre introuvable de 1815, en faisant appel à la nation tout entière contre les amis insensés du trône[3], il donna un exemple, peut-être unique dans l’histoire, de la confiance d’un souverain dans son peuple.
L’ordonnance du 5 septembre 1816, titre de gloire du roi et de ses ministres, décida pour quelques années le triomphe de la politique libérale et modérée. Le vaisseau, ballotté par des vents contraires, n’avait pu jusqu’alors trouver sa voie : il était maintenant lancé en pleine mer; mais il n’était pas à l’abri des orages. Chateaubriand, le harcelant sans cesse, allait déchaîner contre lui les vents et les flots. Avec la dissolution de la chambre coïncida la publication de la Monarchie selon la Charte, livre rempli de vérités puissantes, qui rendaient d’autant plus séduisantes et dangereuses les attaques violentes auxquelles elles se trouvaient mêlées. Après avoir fait une exposition irréprochable des principes de la monarchie constitutionnelle, l’auteur s’élevait avec véhémence dans un post-scriptum contre la dernière mesure du gouvernement, et insinuait même qu’elle avait été imposée par les ministres à la faiblesse du roi. Chateaubriand fut frappé, il perdit son titre et sa pension de ministre d’état; son livre fut saisi par la police, avec trop de rigueur peut-être, pour une contravention aux règlemens de l’imprimerie. De ce jour il devint implacable, et se jeta dans une opposition systématique qui devait amoindrir sa dignité et compromettre les intérêts mêmes de la monarchie.
Il fait quelque part dans ses mémoires l’éloge de l’opposition systématique, « la seule propre, suivant lui, au gouvernement représentatif. » Il ne pouvait pas professer une plus redoutable erreur. Cette sorte d’opposition, qui n’épargne ni le bien, ni le mal, peut avoir sa raison d’être quand elle est dirigée contre un gouvernement qu’on veut renverser comme incapable et comme illégitime; elle est insensée quand elle s’attaque à un pouvoir qu’on prétend conserver et affermir : elle ébranle les institutions jusque dans leurs fondemens, fait perdre toute apparence de sincérité, enlève tout crédit aux plus justes avertissemens, et pousse souvent les chefs d’un état à des excès et à des fautes irréparables pour eux comme pour leurs successeurs.
On ne saurait soutenir que tous les actes et tous les projets des ministres de Louis XVIII aient été irréprochables ; M. Villemain lui-même, malgré la juste sympathie qu’il témoigne pour la politique de M. de Richelieu et de M. Decazes, signale certaines erreurs auxquelles ils furent entraînés. Il reconnaît en particulier que la loi des élections de 1817, établissant le suffrage direct et le concentrant dans la classe des électeurs imposés au-dessus de 300 fr., « était une loi mal calculée, dans laquelle un seul élément, celui qui n’est ni le plus éclairé, ni le plus indépendant, avait une part trop prédominante. » Mais si Chateaubriand croyait vraiment cette loi contraire à l’esprit de la charte et grosse de périls pour l’avenir, cette conviction même devait être pour lui une raison de modérer son langage, afin de rendre ses critiques acceptables; le ministère ne pouvait pas goûter les conseils d’une opposition qui annonçait l’intention de le renverser par tous les moyens. Plus tard, quand le duc de Richelieu eut quitté le ministère, M. de Chateaubriand reprocha violemment à M. Decazes, dans les colonnes du Conservateur, de faire alliance avec la gauche et de se séparer des vrais royalistes. Si le grief était fondé, à qui le polémiste devait-il en imputer la faute, sinon à lui-même et à l’opposition aveugle dont il se constituait le chef ? En jetant sans cesse à la tête de M. Decazes les accusations odieuses de trahison et de politique révolutionnaire, ne creusait-il pas entre la droite et les ministres un infranchissable abîme? En enveloppant dans le même blâme tous les actes, bons ou mauvais, du gouvernement, en déclarant au cabinet une guerre de personnes plutôt que d’opinions, ne le réduisait-il pas à la nécessité de chercher un appui exclusif dans un parti qui paraissait alors plus sincère, le parti des doctrinaires et des royalistes libéraux?
La polémique de M. de Chateaubriand n’eut pas seulement le tort d’aggraver ce qu’il considérait comme un mal; elle eut un effet plus funeste encore en contrariant ce qu’il regardait lui-même comme un bien. Le duc de Richelieu, passionné dans son noble cœur pour la gloire et pour l’indépendance de sa patrie, souffrait aussi vivement qu’aucun autre Français de l’occupation étrangère. Obtenir la libération du territoire avant l’époque fixée par les lamentables traités de 1815, telle était sa pensée dominante et le but de ses constans efforts. Pour avancer ce terme si ardemment désiré, il fallait inspirer confiance à l’Europe dans la stabilité de la restauration; pour rassurer les étrangers, il importait avant tout que le gouvernement français parût sûr de lui-même, qu’il cachât ses inquiétudes intimes, afin de se délivrer plus tôt du secours détesté qu’on lui imposait : s’il fût entré dans la voie des violences, il aurait fait douter de sa force, car ce qui est violent n’est pas durable. Le duc de Richelieu voulait donc, autant pour affranchir sa patrie que pour lui assurer la paix intérieure, la mettre à l’abri des partis extrêmes, de la droite aussi bien que de la gauche; par les grands intérêts de sa politique comme par les généreuses dispositions de sa nature, il était porté à la modération. Si jamais les partis pouvaient comprendre la nécessité de se calmer et de se taire, ils devaient nécessairement à cette époque favoriser le ministère au moins de leur silence, afin de lui laisser accomplir son œuvre nationale. Cependant nous voyons Chateaubriand exciter sans cesse l’opposition royaliste dans la chambre des pairs et entretenir l’agitation dans son camp. Grâce à Dieu, le duc de Richelieu triompha de ces obstacles, et le roi Louis XVIII put le remercier avec effusion d’avoir fait flotter le drapeau français sur toutes les villes françaises; mais cette gloire si pure ne désarma point Chateaubriand, et l’attitude hostile de la droite contribua sans doute autant que les difficultés législatives à déterminer la retraite du ministre qui avait rendu un si éminent service à la France.
M. Decazes, devenu ministre prépondérant et bientôt après appelé à la présidence du conseil, avait encore besoin de l’appui de tous les partis pour donner au pays les lois fondamentales qui devaient servir de complément à la charte. Son système d’administration pouvait en beaucoup de points déplaire à M. de Chateaubriand; mais M. de Chateaubriand aurait dû comprendre que le moment n’était pas encore venu pour la droite de saisir la direction des affaires : elle était à cette époque trop ardemment en lutte avec la gauche, même dynastique, pour pouvoir donner satisfaction à tous les intérêts opposés et pour concilier les exigences de la liberté avec celles de la monarchie dans les lois importantes que la France attendait. Le centre seul pouvait tenter avec quelque succès de faire une œuvre durable. On ne pouvait nier que M. Decazes ne fût dévoué au roi, de la faveur duquel il tenait sa haute fortune, et son attachement à toutes les libertés publiques devint assez évident quand il laissa tomber d’elles-mêmes toutes les lois d’exception dont il était armé. M. de Chateaubriand se flatta plus tard d’avoir prévu dès lors qu’on menait la monarchie légitime à sa ruine : est-ce la politique libérale ou ne sont-ce pas plutôt les excès de la droite qui ont provoqué le fatal renversement du trône? Et M. de Chateaubriand ne devait-il pas vanter et servir lui-même quelques années ensuite le gouvernement du parti modéré sous le ministère trop court de M. de Martignac? En renversant en 1820 les hommes qui étaient le plus sincèrement dévoués à la charte et qui pouvaient le mieux en assurer l’affermissement, il rendit un mauvais office à la monarchie, et fut peut-être le premier à préparer les malheurs qu’il aimait tant à prédire.
Toutefois, si M. de Chateaubriand, par les seules forces de la polémique, a fait arriver prématurément la droite au pouvoir, on ne peut se dissimuler qu’il avait depuis quelques années heureusement transformé ce parti. On peut lui reprocher d’avoir manqué de mesure dans son opposition, mais il faut reconnaître combien l’action de son opinion avait été salutaire et prompte sur les derniers admirateurs de l’ancien régime. Peut-être fallait-il qu’il entrât dans leurs rangs comme il le fit pour leur faire accepter quelques-unes des idées modernes, et si M. de Villèle et ses amis, parvenus au pouvoir, respectèrent littéralement la charte, c’est peut-être à lui qu’on doit cette conversion. Il fut, dit-il lui-même, un maître d’école de constitutionnalité. M. Villemain a parfaitement jugé cette partie du rôle de Chateaubriand; en mettant de côté tous les chapitres de la Monarchie selon la charte qui touchent seulement aux intérêts du moment, il voit dans ce livre l’exposition nette et précise des principes de la royauté tempérée. « Là, dit-il, nulle chimère de souveraineté nationale servant à supprimer la discussion et le contrôle,... droit inviolable, mais limité, du prince, responsabilité des ministres, puissance des majorités parlementaires. Le roi leur cède en changeant ses ministres, ou les dissout en consultant les électeurs. Le roi est au sommet, la nation au centre et partout répandue par l’expression libre et légale de ses besoins et de ses vœux. La vérité monte d’un degré à l’autre, et le jeu régulier des institutions suffit pour en assurer le bienfait à tous. » Et plus loin, après avoir raconté le triomphe du côté droit, il ajoute avec raison : « Nul doute que la vive empreinte, l’éclat populaire dont l’auteur de la Monarchie selon la charte avait marqué plusieurs principes du droit politique n’ait encore servi à les défendre, et n’en ait maintenu l’influence malgré bien des préventions et des entraves. »
A l’époque où parut cet ouvrage célèbre, en 1816, les difficultés exceptionnelles de la situation n’avaient pas encore permis au gouvernement de donner le champ libre à la presse quotidienne; mais Chateaubriand n’attendait pas le développement de toutes les libertés pour user de celles qui étaient en son pouvoir. Avant d’écrire des articles de journaux, il savait écrire des livres. On peut dire qu’il a acclimaté chez nous le pamphlet politique, qui avait exercé de tout temps beaucoup d’action sur le gouvernement anglais, et qui devait aussi avoir sa place dans l’histoire du nôtre; il avait toutes les qualités nécessaires pour réussir dans cette sorte d’écrits, la vivacité du trait, l’éclat du style, l’exagération de la passion. A-t-il rendu service ou fait tort à notre nation en la dotant de ce genre de composition si puissant et si dangereux? Qui pourrait le décider? Qui pourrait dire si le genre humain doit des malédictions ou des actions de grâces à ceux qui ont inventé les terribles engins de la guerre, les armes qui facilitent la destruction des hommes, mais qui servent en même temps les vues de la Providence, en faisant avancer la civilisation et en renouvelant à certaines époques la face du monde? Il en est ainsi des armes formidables de la parole et de la presse; les passions en ont abusé et en abuseront toujours, parce que l’abus est inséparable des meilleures institutions. Peut-on les condamner cependant, si la liberté de la presse, même avec ses excès, est indispensable pour assurer le progrès des idées et le développement de l’intelligence publique, pour garantir les individus contre toute atteinte, pour prévenir les scandales par la crainte de la publicité, pour stimuler l’ardeur et l’activité des hommes d’état, et les avertir, suivant la noble expression de M. Royer-Collard, « que les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil? »
Aussitôt que les journaux se trouvèrent libres de toutes entraves, Chateaubriand descendit résolument dans la lice qui lui était ouverte; dès 1818, il fonda le Conservateur. Tout en attaquant sans mesure le ministère libéral, il accoutuma son parti à la pratique de la liberté. Laissons-le expliquer lui-même dans ses mémoires un des effets de sa polémique. « La révolution opérée par ce journal, dit-il, fut inouïe : en France, il changea la majorité dans les chambres; à l’étranger, il transforma l’esprit des cabinets. Ainsi les royalistes me durent l’avantage de sortir du néant dans lequel ils étaient tombés auprès des peuples et des rois. Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France. J’affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis; je convoquai l’arrière-ban; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. J’avais réuni les hommes les plus éclatans du parti royaliste, MM. de Villèle, de Corbière, de Vitrolles, de Castelbajac, etc. Je ne pouvais m’empêcher de bénir la Providence toutes les fois que j’étendais la robe rouge d’un prince de l’église sur le Conservateur, et que j’avais le plaisir de lire un article signé en toutes lettres : le cardinal de La Luzerne. » C’était en effet un véritable triomphe, et quand on se rappelle combien l’aristocratie anglaise à diverses époques a jeté d’éclat sur la liberté de la presse en la pratiquant, combien elle a affermi, par l’usage qu’elle en faisait, les droits politiques dont elle semblait parfois l’ennemie, on ne peut s’empêcher d’applaudir au mouvement qui entraînait alors la haute noblesse de France vers la discussion des intérêts publics, et qui l’arrachait à la légèreté des mœurs et à l’engourdissement de l’esprit.
C’est ainsi que Chateaubriand tentait de discipliner la droite, et de lui enseigner l’exercice de la vie parlementaire. En lui faisant prendre rang de parti constitutionnel, il rendait possible son avènement au pouvoir le jour où le cabinet formé par le centre perdrait la majorité. Un odieux malheur, l’assassinat du duc de Berri, en provoquant une réaction de l’opinion, ne tarda pas à déterminer ce revirement de la politique. Peu à peu les avenues du gouvernement s’ouvrirent aux chefs de la droite, et après avoir été quelque temps ambassadeur à Berlin, à Londres et au congrès de Vérone, Chateaubriand prit possession du ministère des affaires étrangères, objet de son ambition. Quelles qualités ce fougueux chef d’opposition allait-il apporter à l’appui du gouvernement dont il devenait membre? « Il était, dit M. Guizot dans ses mémoires, capable, dans une grande circonstance, de concevoir et de mettre hardiment à flot un grand dessein, mais incapable de pratiquer avec énergie et patience une politique bien liée et fortement suivie. » Ce jugement est d’une remarquable exactitude. Le mérite et le défaut de Chateaubriand se firent reconnaître dans la grande entreprise qu’il appelait avec un juste orgueil sa guerre d’Espagne. C’était lui qui, au congrès de Vérone, avait fait décider et qui au ministère avait rendu possible l’intervention armée de la France. Il voulait servir la dignité de la monarchie en conservant l’œuvre de Louis XIV, l’ordre intérieur en détruisant le principal foyer de la révolution établi à nos frontières, la sécurité de la dynastie en lui conciliant l’armée. En dépit des discussions passionnées qui émurent à cette époque les chambres et le public, on ne peut contester qu’il ait habilement préparé cette guerre, qui fut glorieusement conduite. M. Villemain, en donnant le récit de cette brillante campagne, lui fait honneur, avec raison, d’en avoir eu l’idée première, et de l’avoir rendue possible malgré tant d’obstacles; mais il joint à son éloge un juste reproche, en remarquant que Chateaubriand devait, s’il avait eu autant de persévérance que d’ardeur, en mieux diriger les suites, et en recueillir de plus décisifs avantages. Peut-être ne tenait-il qu’à lui d’en étendre les bienfaits à la nation espagnole, si, plus prévoyant et plus ferme, il n’eût pas tristement annulé l’ordonnance d’Andujar, due à l’esprit sage et modéré du duc d’Angoulême, et s’il eût obtenu du roi Ferdinand VII, en échange de nos services, une honorable clémence pour les vaincus et des institutions libérales pour son malheureux pays.
Chateaubriand n’était pas d’humeur, après l’enivrement de son triomphe, à supporter longtemps un supérieur nominal dans le ministère. Une sourde rivalité s’établit bientôt entre lui et le président du conseil, M. de Villèle. On sait comment elle se termina, quel coup brusque et inattendu le précipita du pouvoir, et transforma le défenseur du trône et de l’autel en implacable Coriolan. Il avait le droit de se sentir blessé; ses services passés méritaient un autre traitement, et les seules lois de la politesse commandaient à M. de Villèle plus d’égards et de meilleurs procédés. Mais combien Chateaubriand aurait été plus grand, dans sa chute même, si, conservant le respect de sa propre dignité, il n’eût pas cherché à renverser à tout prix le système qui avait jusqu’alors été l’objet de son culte! Quelle leçon il eût donnée à M. de Villèle, et quel exemple à l’avenir! Un grand rôle s’offrait à lui. Son passage au ministère, en lui donnant l’expérience du gouvernement, avait amorti la fougue de royalisme exalté dont il avait fait preuve en luttant contre M. Decazes; il avait dû apprendre, en maniant les affaires, cet art des tempéramens que l’opposition ignore, et que le pouvoir seul est capable d’enseigner. Il pouvait maintenant, en face du cabinet qui l’avait répudié, se dresser en véritable homme politique, défenseur de la charte en même temps que dévoué à la monarchie, fort de la popularité que son génie littéraire lui avait conquise et des sympathies qui avaient entouré sa disgrâce, attendant patiemment et noblement l’heure d’une réparation inévitable, désigné d’avance par la voix de tous les partis pour ressaisir le pouvoir quand il échapperait à ses adversaires, gardant ses forces et son autorité pour les mettre au service du trône le jour où le trône en aurait besoin. Malheureusement Chateaubriand était trop passionné pour suivre les conseils de la froide raison; il se laissa dominer par le soin de sa vengeance. Les intérêts mêmes de la monarchie n’étaient d’aucun poids pour le retenir. Il était fidèlement royaliste, on n’en saurait douter; mais, persuadé que la dynastie lui devait sa restauration et sa splendeur, tandis que, pour lui, il ne devait rien à la dynastie, il se trouvait plus que quitte. Lors même qu’il aurait renversé le trône, il aurait cru avoir encore des droits à la reconnaissance royale. Quant au ministère, il l’avait créé, il se sentait maître de le détruire, et il engagea contre lui une guerre aveugle, sans se demander si ses coups portaient plus haut.
Cette seconde opposition de M. de Chateaubriand, qui rappela les violences de la première, avait du moins le mérite d’être mise au service des principes qu’il avait méconnus naguère, et de donner satisfaction à ces exigences de progrès qu’il avait autrefois combattues. Le cabinet de M. de Villèle donnait malheureusement trop de prétextes à de légitimes attaques; en s’abandonnant de plus en plus à l’impulsion du parti rétrograde, il précipitait la monarchie légitime vers l’abîme où elle devait s’engloutir. Le roi Louis XVIII n’était plus sur le trône pour contenir le zèle de son ministre et pour défendre son œuvre contre les ennemis secrets des institutions qu’il avait fondées et maintenues. Le nouveau règne annonçait un nouveau système, et le roi Charles X, dominé par les opinions et les préjugés d’un autre temps, semblait par momens prendre à tâche de faire reculer la société que son frère avait fait marcher en avant. Après la loi du sacrilège, suivie de celle qui tendait à rétablir le droit d’aînesse, et qui fut rejetée par la chambre des pairs, le gouvernement avait présenté la fameuse loi sur la police de la presse. Ce dernier projet surtout, « moins mauvais, dit M. Villemain, que ne serait le complet arbitraire, » mais tracassier pour les livres comme pour les journaux, oppressif du libre examen, et tendant, suivant l’expression du duc de Fitz-James, à supprimer l’esprit en France, anima la généreuse colère de Chateaubriand. Il contribua pour sa part à soulever l’opinion dans les bureaux de la chambre des pairs, dans la presse, dans les salons, au point de forcer le ministère à retirer avant la discussion son maladroit projet. Il n’eut donc pas l’occasion de prononcer à la tribune l’éloquent et solide discours qu’il avait préparé; mais il l’a publié dans ses œuvres, comme un éclatant témoignage de son zèle pour la charte et pour les libertés publiques. Il voyait dès lors s’annoncer dans le lointain le ministère de M. de Polignac et les ordonnances de juillet. « Cette certitude acquise, disait-il, de l’existence d’un parti qui a horreur de l’ouvrage de Louis XVIII, d’un parti qui, d’un moment à l’autre, peut se faire illusion au point d’entreprendre tout contre nos libertés, attriste profondément les hommes dévoués au monarque et à la monarchie. « Juste et tardif retour de son opinion contre un parti qu’il devait se repentir alors d’avoir élevé au pouvoir! Pour l’empêcher d’y remonter à la retraite de M. de Villèle, l’ancien ennemi de M. de Richelieu et de M. Decazes proposait pour nouveaux ministres M. Casimir Périer, le général Sébastian! et M. Royer-Collard. Son patronage donné à de tels noms suffit pour indiquer le changement de sa politique.
Chateaubriand reprochait surtout à M. de Villèle de ne pas comprendre la société qu’il conduisait, de donner tous ses soins aux opérations de finances, aux associations commerciales, au progrès industriel, à tous les besoins matériels de la nation, et d’oublier les généreuses aspirations des esprits, si ardentes alors. Il est vrai que Chateaubriand, pendant son ministère, avait été plus attentif à ce mouvement moral; il avait voulu, dit-il, « occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par des songes. » Sa politique brillante avait pu contribuer à donner l’essor aux intelligences, à soutenir l’élan de la poésie et des lettres, à développer la passion des grandes choses. La guerre d’Espagne et les projets qu’il formait pour l’établissement de monarchies bourboniennes en Amérique étaient de nature à flatter l’orgueil de la France. Depuis qu’il avait quitté le pouvoir, il ne cessait de solliciter l’attention du gouvernement en faveur des Grecs ; son cœur se soulevait à la pensée d’une nation chrétienne opprimée par la stupide et sanglante barbarie des Turcs. Ses notes, ses articles de journaux, ses discours à la chambre des pairs, sa présence assidue au comité philhellène de Paris, entraînèrent le gouvernement dans la politique qui aboutit à la bataille de Navarin, à l’expédition de Morée et à la délivrance décisive de la Grèce. La monarchie de Charles X n’a pas dû regretter de suivre d’aussi magnanimes conseils ; le souvenir d’une grande œuvre accomplie a pu ainsi survivre à sa chute. Mais si Chateaubriand, depuis sa sortie du ministère, continua, par son action sur l’opinion, d’inspirer noblement la politique étrangère de la France, s’il combattit à l’intérieur les projets rétrogrades du gouvernement, d’où vient que cette seconde opposition, monarchique et libérale tout ensemble, est le sujet d’un perpétuel reproche à sa mémoire ? Me doit-on pas lui tenir compte de sa conversion, même tardive, au système qu’il avait combattu jadis ? On le devrait, si sa conversion avait été parfaitement sincère et désintéressée de tout sentiment personnel. On ne peut guère par malheur avoir de doutes sur les motifs intimes de son mécontentement quand on le voit recommencer la guerre systématique dont il avait pris autrefois l’habitude, et attaquer par exemple les dispositions qui devaient rendre praticable la loi réparatrice sur l’indemnité des émigrés, afin d’en retirer l’honneur à son ancien collègue. D’ailleurs il avait la franchise de ne pas dissimuler qu’il combattait surtout en M. de Villèle l’auteur de sa destitution ; il le répète en cent endroits de sa polémique : parce qu’on a rejeté sa personne, il se croit obligé à s’éloigner du ministre ; parce qu’on lui a porté les premiers coups, il regarde comme fort naturel de les rendre. « Il fut un temps, dit-il, où M. Le président du conseil n’avait à combattre que cette opposition naturelle qui éclaire le pouvoir. » Il avoue donc qu’il cherche beaucoup moins à éclairer le pouvoir qu’à le renverser, et pour ne pas laisser le moindre doute à son ennemi, pour le convaincre du casus belli si redoutable à sa tranquillité, il ajoute : « Que M. Le président du conseil descende maintenant dans sa conscience, qu’il se demande quand et comment les divisions ont commencé ! depuis quelle époque les vieux serviteurs du roi et les amis des libertés publiques se sont à la fois retirés de lui ! Qu’il dise si depuis le jour de l’isolement volontaire où il s’est placé il a eu un seul moment de repos! » Peut-on moins déguiser son ressentiment et montrer plus clairement qu’on ne se soucie que de sa propre vengeance?
Pour mieux la servir, il ne chercha qu’à grossir les rangs des agresseurs et à faire combattre à côté de lui de nouveaux alliés qui n’avaient pas le même drapeau, et qui devaient être tout disposés à se retourner contre lui le lendemain d’une commune victoire. Il adopta ainsi une tactique de coalition qui ne pouvait servir qu’au discrédit des institutions parlementaires et au renversement de la monarchie. M. Decazes tombant du pouvoir devant les accusations les plus calomnieuses, M. Le duc de Richelieu renversé de son second ministère par un blâme injuste sur sa politique extérieure, avaient conservé une noble attitude dans leur disgrâce. Chateaubriand, en donnant l’exemple contagieux de ces guerres de portefeuille poursuivies à outrance, n’a réussi qu’à inspirer à une partie de la nation le dégoût du gouvernement constitutionnel, qui a le malheur de rendre publics ces désordres de l’ambition plutôt qu’il ne les fomente. Quant à la monarchie, elle ne pouvait qu’être ébranlée par les coups qu’elle recevait sous le nom de ses ministres. En combinant contre le cabinet tous les efforts des divers partis, Chateaubriand força M. de Villèle à se livrer sans réserve à l’extrême droite, de même qu’autrefois son opposition, sortant des justes bornes, avait poussé M. Decazes dans une direction contraire. Enfin par la violence de son langage, renouvelée de son ancienne polémique, il diminuait chaque jour le respect du trône, quand il croyait affaiblir seulement le ministère. Les lettres de félicitation et d’adhésion qu’il reçut à diverses dates, entre autres celles de M. Etienne et de M. Benjamin Constant, qu’il a enregistrées avec complaisance dans ses mémoires, sont le triste témoignage de son aveuglement. Il avait, sans le soupçonner, sapé le gouvernement qu’il voulait fonder. Il pouvait se flatter, dans ses naïves illusions trop tôt dissipées, d’être devenu le dominateur avoué de l’opinion, et d’avoir fait passer de son côté cette jeune France, qui allait prendre parti pour la révolution; mais en recherchant ainsi au gré de ses passions une popularité fugitive, il s’était rendu incapable de reprendre la confiance du roi Charles X, et il s’était interdit d’avance le rôle utile qu’il aurait pu jouer au milieu des événemens qui se succédaient. Quand le ministère de M. de Martignac appela ses amis au pouvoir, son adhésion ne put être d’un grand secours pour leur politique, et il fut éloigné par une ambassade à Rome. Quand M. de Polignac fut chargé de mener le deuil de la royauté, il ne put que prophétiser dans quelques pages du Journal des Débats les malheurs qui se préparaient. Enfin, quand les ordonnances eurent donné un prétexte au soulèvement populaire, il resta à l’écart de ceux qu’il aurait pu rallier autour de lui, s’il avait eu vraiment les qualités d’un chef de parti, la parole spontanée qui dompte les foules et la persévérance qui ne se décourage devant aucun obstacle. Porté en triomphe dans les rues de Paris sur les bras de quelques jeunes gens, il fut impuissant à détourner la direction de leurs coups, et il ne fit plus qu’un seul acte d’homme public en prononçant à la chambre des pairs, avant de la quitter pour toujours, l’oraison funèbre de la monarchie qu’il avait tant contribué à restaurer, et qu’il n’avait plus maintenant le pouvoir de sauver.
Si le ressentiment d’une injure lui avait fait oublier pendant quelque temps les égards qu’il devait au trône, il en pleura du moins la ruine; sortant sans hésiter de la carrière politique en même temps que tombait la restauration, il garda à ses princes une fidélité qui est une part de sa gloire. « Il ne sera pas compté, dit avec raison M. Villemain, parmi ces hommes qui, sous des vents contraires, ont toujours conspiré avec la fortune et oublié leurs opinions, déserté leur cause, renié leurs amis pour la vanité de quelques honneurs ou la réalité de quelques profits. » Toutefois, dans la retraite même où il sut noblement s’ensevelir, il aurait pu montrer plus d’esprit de conduite et plus de fermeté de caractère, au lieu d’étaler avec complaisance le triste spectacle de son découragement, et de regarder sa tâche comme accomplie quand il avait fait un pèlerinage à Prague ou écrit quelques pages satiriques contre le gouvernement nouveau. Il semblait d’ailleurs rester fidèle à son drapeau par honneur plutôt que par croyance; on le voyait tendre la main avec un singulier empressement à Carrel et à Béranger, et flatter même les espérances des héritiers de cet empire qu’il avait si violemment attaqué. Toutes ces faiblesses ne pouvaient manquer de détruire peu à peu l’autorité qu’il avait exercée autrefois avec tant de prestige sur l’opinion, et la direction même du parti légitimiste ne tarda pas à lui échapper pour passer sans partage à l’illustre orateur qui restait ferme sur la brèche, et qui forçait déjà, par l’éclat de son éloquence, les applaudissemens de la chambre des députés.
Peut-on se flatter de porter un jugement équitable sur une vie où le mal est si souvent mêlé au bien, où chaque vertu éminente se trouve gâtée par quelque défaut de caractère, où l’œuvre même du génie semble à tout moment compromise par les soubresauts irréfléchis de la passion? Chateaubriand n’eut pas de plus persévérant ennemi que lui-même, et s’il a vu échouer la plupart de ses vœux ou de ses efforts, ce sont ses propres fautes qu’il a dû accuser. Il a aimé la liberté, et il l’a désirée avec ardeur ; quand il a vécu sous un pouvoir qui tentait avec sincérité d’en assurer l’exercice à la France, il n’a cessé de contrarier sa marche et de lui rendre le succès impossible. Il a dévoué sa vie à la monarchie ; il lui a fait sans le marchander le sacrifice de sa fortune, et sur les quinze années de la restauration il en a passé onze dans l’opposition contre le gouvernement royal. Lorsque Louis XVIII cherchait à s’appuyer sur les ministres les plus modérés, il ne vit de salut que dans le triomphe exclusif de l’extrême droite; lorsque Charles X eut donné raison à ses anciennes sympathies, il fit cause commune avec le centre et ne dédaigna même pas d’étendre plus loin ses alliances. Quoiqu’il eût des opinions très positives et un système très arrêté sur les questions les plus importantes qui divisaient les partis, sa nature impétueuse voulut qu’il travaillât le plus souvent contre ses principes, et l’âge même n’atténua pas ce défaut de jeunesse; il fut toute sa vie un homme de premier mouvement, incapable de s’assujettir à un plan de conduite mûrement étudié ni de résister à sa fantaisie en prenant la peine d’en calculer les funestes suites.
Il serait cependant injuste de dire qu’il n’a rien laissé derrière lui : les inconséquences de l’homme de parti n’ont pu effacer tout le mérite des généreux enseignemens du publiciste, et on n’exagère pas la gloire de Chateaubriand en disant que ses services l’emportent encore sur ses fautes. La monarchie dont il avait préparé le rétablissement a succombé, les institutions dans lesquelles il avait mis sa foi n’ont pu rester debout sur le sol mouvant de notre patrie; mais la lumière qu’elles ont répandue sur notre pays et sur le monde n’a pu s’éclipser avec le foyer où elle s’entretenait. Malgré tant de catastrophes inattendues, malgré tant de défaillances apparentes de l’opinion, on ne peut se résoudre à croire que la France retourne jamais, d’un pas rétrograde, jusqu’à l’état de prostration où elle se trouvait au commencement de notre siècle, et l’écrivain de génie qui a lutté avec succès contre les désordres de l’esprit révolutionnaire méritera toujours que l’histoire lui réserve une de ses places d’élite. Il n’obtiendra pas une moindre gloire pour avoir animé l’esprit public, vivifié la littérature, donné l’élan à la délivrance des peuples chrétiens de l’Orient, enseigné les règles de liberté constitutionnelle qui régissent aujourd’hui une partie des états de l’Europe, et semé dans nos mœurs elles-mêmes des principes de droit public et privé qui peuvent être ébranlés par de redoutables secousses, mais qui, nous en avons la confiance, ne seront jamais entièrement déracinés. C’est en faisant valoir tous ces titres d’honneur dans un livre supérieur à nos éloges que M. Villemain a pu considérer Chateaubriand comme un des maîtres de la tribune moderne, comme un des fondateurs de cette puissance de la discussion, qui a déjà préparé et qui peut encore assurer dans l’avenir tant de légitimes progrès.
AMEDEE LEFEVRE PORTALIS.