M. le Prince de Joinville et ses contradicteurs

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M. LE PRINCE DE JOINVILLE ET SES CONTRADICTEURS.

La Note de M. le prince de Joinville a soulevé quelques objections de la part des hommes du métier, et comme ces objections doivent se reproduire devant les chambres, il n’est pas sans intérêt de rechercher ce qu’elles ont de solide et de fondé.

Avant tout examen, il importe de fixer quelle est, dans ce débat, la position des gens de mer, et de voir si rien n’y trouble leur point de vue. Personne ne songe à contester leur compétence ; il s’agit de s’assurer seulement si leur opinion n’est pas dominée par des préjugés d’état et par les glorieuses traditions de l’arme à laquelle ils appartiennent. Rien de plus honorable qu’une semblable disposition, même quand elle conduit à l’erreur. Notre infériorité navale vis-à-vis de l’Angleterre, fût-elle évidente, ne saurait être acceptée par nos officiers comme un point de départ ; cet aveu blesse leur cœur et répugne à leur bravoure ; ils aiment mieux tirer l’épée que compter leurs ennemis, et sont prêts au combat sans vouloir en calculer les chances.

Cette disposition d’esprit se retrouve quand il s’agit de changer la nature de l’instrument qu’ils ont entre les mains, et par exemple de retirer leur confiance à la voile, cette compagne de leur carrière. C’est par la voile que nos officiers de mer ont fait leur chemin ; depuis le jour où ils ont mis le pied sur le vaisseau, siège de notre école navale, l’une de leurs études a eu pour objet cet agent capricieux qui fut long-temps le seul moteur de nos escadres. Un talent de manœuvrier est le produit de toute une vie, et souvent la pratique n’y suffit pas. Il faut encore, pour se placer au premier rang, le sang-froid de l’observation, la promptitude du coup d’œil, la fermeté et la précision du commandement. L’ensemble de ces qualités compose le vrai marin, et à la justesse, à la rapidité des évolutions, on distingue bien vite une main habile d’une main moins expérimentée. La génération actuelle de nos hommes de mer a grandi sous l’empire de ces faits ; la manœuvre compliquée de la voile a fait la base de son éducation. Elle doit à la voile ses titres les phis réels, son avancement, ses grades, ses honneurs ; elle serait ingrate si elle la délaissait sans essayer de la défendre.

On conçoit dès-lors qu’un autre moteur plus direct, plus énergique, moins chargé d’accessoires, n’ait été, au début, accepté par nos marins qu’avec un sentiment de défiance. C’était presqu’une révolution accomplie contre leurs études, une simplification qui amoindrissait leur rôle et les exposait à déchoir. Aussi une sorte de dédain s’attacha-t-il d’abord au service des bâtimens à vapeur, considéré à peu près comme une disgrâce. On y vit un dommage pour l’arme, presqu’un dissolvant. L’esprit de corps s’en mêla et résista à l’innovation, de sorte que la vapeur est entrée dans la marine, contre le gré, on peut le dire, de la plupart des marins. Depuis ce temps, il est vrai, les avantages du nouveau moteur sont devenus si évidens, si incontestables, que les esprits les plus prévenus en ont été désarmés ; mais ce retour est plus apparent que réel, et, aux yeux de la génération actuelle, la vapeur aura long-temps encore à expier le trouble causé par son avènement et les torts de son origine.

C’est sous l’empire de cette répugnance que nos hommes de mer jugeront la Note de M. le prince de Joinville, et les objections qui déjà se produisent prouvent que les contradicteurs ne manqueront pas[1]. Voici à quoi se réduit, jusqu’à présent, le fond de cette polémique. La voile est un instrument éprouvé ; la vapeur n’est rien moins que cela. Les traditions de l’arme se rattachent aux bâtimens à voiles ; la tactique est indivisible de ce moteur. Y renoncer ou en amoindrir l’importance, c’est jeter le bouleversement parmi les équipages, le découragement dans notre corps d’officiers. Avec la voile, on possède une organisation complète, sanctionnée par l’expérience ; avec la vapeur, on n’a que des tâtonnemens, des incertitudes. La navigation à l’aide des vents est arrivée presqu’à sa perfection ; la navigation à feu est encore dans l’enfance. Tandis que l’une est stationnaire et ne comporte plus que des améliorations de détail, l’autre se trouve dans la première fièvre de la découverte, toujours féconde en métamorphoses, toujours pleine de surprises. Chaque jour, des procédés nouveaux font place aux anciens, et ces expériences, réalisées à grands frais, se détruisent l’une l’autre, semblables à la toile de Pénélope. On va ainsi vers l’inconnu, en accumulant les sacrifices, sans bien savoir s’ils auront une compensation, et quelle sera cette compensation. Dès-lors pourquoi se hâter ? Pourquoi se livrer à l’innovation avant qu’elle ait dit son dernier mot, et qu’elle ait parcouru sa période d’épreuves ?

A la suite de ces objections qui portent sur l’ensemble de la Note, viennent les objections de détail. La vapeur, l’auteur en convient, ne peut servir d’instrument offensif que dans les mers d’Europe et sur la zone de nos attérages. Il ne faut lui demander ni de longues croisières ni des services lointains. Ainsi ces bâtimens à voiles que la Note frappe d’une sorte de discrédit en engageant le pays à retirer sa confiance aux vaisseaux, ces mêmes bâtimens restent toujours la seule sauvegarde de nos possessions d’outre-mer, et l’auteur conseille d’y consacrer une division de frégates du premier rang. N’est-ce pas là, dit-on, une inconséquence ? La vapeur, devenue l’arme principale, n’est propre, dans le système de la Note, qu’à une guerre de surprises et d’embuscades, tandis que la voile, désormais l’arme accessoire, protège nos intérêts sur tout le globe et fait flotter au loin notre pavillon, A qui reste le plus beau rôle, même dans cette hypothèse ? Évidemment à l’action maritime qui s’exerce dans le rayon le plus étendu, porte le plus loin son effort, et a, si l’on peut s’exprimer ainsi, le plus d’haleine.

Voici, en outre, un nouvel écueil : la France, supposons-le un instant, a retiré sa confiance à ses vaisseaux, comme le conseille la Note ; mais l’Angleterre ne l’a pas suivie dans cette voie, et expédie encore sur toutes les mers des colosses à trois ponts. Nos rapides bâtimens à vapeur se dérobent au feu de ces citadelles flottantes, c’est le seul avantage qu’on puisse en attendre. Cependant les vaisseaux anglais se dirigent vers les parages où nous avons envoyé nos frégates, et engagent avec elles un combat inégal, de manière à les réduire successivement à l’impuissance. Comment empêcher ce résultat dans l’hypothèse que l’on vient d’admettre ? La substitution de la vapeur à la voile ne peut donc être un acte unilatéral sans découvrir la puissance qui en prendrait l’initiative, et sans laisser dans les mains de ses adversaires une arme dont elle se serait trop tôt dessaisie. Puis, quelle serait désormais la guerre navale ? Faudrait-il la réduire à un système de croisières où l’on fuirait devant le plus fort pour attaquer seulement le plus faible ? Dès-lors, plus de ces engagemens héroïques qui mettent en présence toutes les forces, toutes les ressources de deux nations ; le temps de ces combats chevaleresques aurait fui sans retour. Il ne s’agirait plus que d’organiser d’état à état les violences et les déprédations de la course, et de substituer à la grande tactique les petites ruses des aventuriers. Évidemment, la dignité de l’arme en souffrirait ; il y aurait amoindrissement et déchéance.

Que si le dernier mot de cette réforme n’est pas de savoir fuir à propos ; si la lutte doit s’engager encore, soit entre divisions imposantes, soit d’escadre à escadre, tantôt de voile à voile, tantôt de vapeur à vapeur, ou bien enfin de vapeur à voile, est-il un seul marin qui puisse dire, prévoir dès aujourd’hui ce que seront les rencontres navales au milieu de tant d’élémens divers et avec les agens formidables de destruction que la science vient de remettre aux mains des hommes ? Il y a là tout un inconnu fait pour troubler le regard le plus froid et pour causer des vertiges à la tête la plus calme. La guerre seule livrera le secret qu’elle porte dans ses flancs, et fournira les combinaisons qui doivent y pourvoir. En attendant, la prudence conseille de ne pas mettre un enjeu trop fort sur une partie douteuse, de ne pas immoler ce que l’on tient à ce que l’on espère, de marcher lentement dans la voie de l’innovation, afin que l’avenir de la France ne repose pas tout entier sur une éventualité. Que la voile reste ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, notre instrument principal, notre arme essentielle. Elle est moins coûteuse que la vapeur, surtout dans un service continu ; elle répond mieux à notre génie, à notre caractère, aux ressources de notre pays. L’aliment principal de la navigation à feu est la houille, et, richement pourvue de ce minéral, la Grande-Bretagne ferait désormais la guerre à bien meilleur marché que nous.

Telles sont les objections les plus puissantes qu’on ait fait valoir au sujet de la Note de M. le prince de Joinville. Elles ont une gravité incontestable et partent d’un sentiment juste et vrai ; mais ce qui n’est ni moins vrai, ni moins juste, c’est qu’il n’est pas, dans le cours des siècles, une seule innovation qui n’ait soulevé des plaintes analogues et encouru les mêmes accusations. Avant que le fait en vigueur se soit retiré devant le fait qui arrive, toujours il y a eu protestation et lutte. Ce temps d’épreuve est peut-être un bien ; il éclaire les questions, et, fatal aux choses aventureuses ou parasites, il n’assure que mieux le triomphe des grandes découvertes. Cependant, lorsque l’innovation a un caractère irrésistible, une action révolutionnaire, c’est une faute, une faute grave que de rester en arrière avec elle, de la juger d’un œil prévenu, et de ne pas s’en armer des premiers. En de pareilles transformations, l’avantage reste toujours au peuple qui a pris les devans et marche en tête de la réforme. C’est ainsi qu’à la fin du siècle dernier, l’Angleterre, en appliquant avec hardiesse de nouvelles combinaisons mécaniques, s’est emparée du sceptre de l’industrie qu’elle a su garder depuis ce temps. Si elle eût hésité devant une initiative qui devait bouleverser son régime manufacturier, la découverte eût passé en d’autres mains, et cette fortune lui échappait. D’où il suit que, s’il y a, dans les succès de ce monde, une part à faire pour la prudence, il y en a une également, et une grande, pour l’audace.

L’histoire de l’art militaire est pleine de ces leçons. Sans remonter Jusqu’à Crécy, où les armes à feu jouèrent un si grand rôle, et pour rester dans une période plus rapprochée de nous, on peut se souvenir de ce qu’était la science de la guerre, il y a un demi-siècle, quand Bonaparte entreprit de la renouveler. Une place forte suffisait pour arrêter une armée ; lorsqu’une campagne avait livré quelques lieues de territoire, les généraux croyaient avoir assez fait, et prenaient leurs cantonnemens. L’hiver suspendait les hostilités ; on attendait pour les recommencer le retour de la belle saison. En outre, la tactique avait des règles précises, délibérées hors du champ de bataille, et imposées aux officiers supérieurs investis du commandement. Où sait que le conseil aulique dirigeait de Vienne les mouvemens des armées qui combattaient sur l’Adige et sur le Rhin, fournissait les plans et contrôlait les opérations militaires. L’inspiration des généraux était enchaînée par cette tactique inflexible qui donnait à toutes les guerres un caractère de lenteur et d’uniformité. Bonaparte se mit sur-le-champ au-dessus de cette routine ; il écarta les vieux erremens, ne prit conseil que de son génie, et battit les impériaux contre toutes les règles. Désormais plus de halte dans le succès ; ni les saisons, ni les places fortes ne furent un obstacle, il marcha droit aux capitales, et frappa l’ennemi au cœur. C’était une révolution dans l’art de la guerre : les Wurmser et les Beaulieu n’y voyaient qu’une faute contre la tactique.

Dans la théorie navale, Nelson se signala par le même mépris des règles ; les grands combats du cap Saint-Vincent, d’Aboukir et de Trafalgar eurent lieu contre les principes qui régnaient alors. Avant le célèbre marin, on regardait comme défectueux le procédé qui consiste à pénétrer par divers points la ligne ennemie, à en isoler les vaisseaux de manière à pouvoir les combattre séparément et les réduire en détail. Rien de plus simple que cette manœuvre, et pourtant nos amiraux laissèrent anéantir trois belles flottes avant de songer à l’imiter ou à l’annuler par une combinaison analogue. Ils professaient un respect si absolu pour l’ordre de bataille consacré par la tradition, qu’ils n’osaient pas en dévier, même à l’aspect d’un désastre imminent, et que leur courage personnel, d’ailleurs incontestable, ne leur suggéra pas le moyen d’opérer une diversion, avec la partie libre de la flotte, au profit de vaisseaux assaillis par des forces supérieures et succombant sous le nombre. De ces deux exemples il faut conclure que changer les anciennes méthodes est dans bien des cas un excellent calcul. C’est en se séparant de la tradition que Bonaparte fut pendant quatorze ans l’arbitre des destinées de l’Europe, et que Nelson assura à l’Angleterre l’empire des mers. Il n’est donc ni sans profit ni sans gloire de se modifier à temps. En y réfléchissant bien, on s’assure que ce moment est venu pour la marine et son action militaire. Quand la voile était l’unique moteur des armées flottantes, on pouvait jusqu’à un certain point comprendre cette tactique empruntée aux siècles chevaleresques, et qui consiste à mettre en présence deux flottes considérables pour une œuvre de destruction. Le plus mal accommodé des deux champions, à la fin de la journée, s’appelle le vaincu, l’autre le vainqueur, et de chaque côté on éprouve le besoin de regagner le port pour se remettre de cette secousse. Qu’y a-t-il de terminé par une rencontre semblable ? A quoi peut-elle aboutir ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. Au prix de grandes pertes, on a fait subir à l’ennemi des pertes plus considérables, et pour peu que les ressources des deux parts soient égales, la même épreuve peut se renouveler à l’infini. Or, n’y a-t-il pas là quelque chose d’incompatible avec une époque où la guerre doit viser à des résultats décisifs et revêtir ces formes promptes, concluantes, dont Bonaparte nous a livré le secret ? Les intérêts ont la voix haute de notre temps, et ils s’accommoderaient peu des lenteurs inhérentes aux guerres d’autrefois.

Ainsi, toutes les armes sont désormais astreintes à recourir aux méthodes expéditives, et la marine ne peut pas s’en tenir au point où en étaient, avant Bonaparte, les armées de terre, c’est-à-dire à la tactique des archiducs. L’emploi de la vapeur appelle forcément ce progrès. Avant elle, une flotte à voiles, quand l’ennemi avait fui devant ses canons, pouvait se dire maîtresse de la mer, et un blocus était le fruit de sa victoire. Aujourd’hui un blocus par des bâtimens à voiles est devenu impossible, et les croisières même seront à peu près impuissantes. Tout est donc changé quant aux résultats ; c’est assez dire qu’il est temps de changer la méthode.

Au lieu d’aller hardiment vers l’innovation, peut-être conviendrait-il de l’attendre si l’avantage nous eût été acquis par l’ancienne tactique. Quand une arme est d’un bon usage, rien ne presse de la réformer pour en prendre une autre. Or, ce n’est point ici le cas. Il est triste pour un peuple de confesser son infériorité, mais il est encore plus dangereux pour lui de se faire illusion sur sa force. En ceci, ce n’est pas la qualité qui nous manque, c’est le nombre. On chercherait vainement, dans un autre pays, un corps d’officiers de marine plus instruit, mieux exercé, plus intrépide. A diverses fois, le nôtre a fourni la preuve de ce qu’il vaut et de ce qu’il serait, si la France tirait du fourreau sa grande épée de bataille. Nulle part aussi, on ne trouverait des vaisseaux mieux armés et mieux installés, des équipages arrivés à un plus haut degré d’instruction et animés d’un meilleur esprit de discipline. Les témoignages des amiraux anglais ne sont pas suspects, et là-dessus ils s’accordent à nous rendre justice. Nous avons donc un service d’élite ; amis et ennemis en conviennent. Malheureusement cela ne suffit pas : le nombre est contre nous, et c’est au nombre que reste l’empire.

Depuis un siècle et demi, cette expérience a été renouvelée assez souvent pour qu’il ne soit plus possible de s’abuser sur l’issue d’une reprise d’armes dans les mêmes conditions. Entre la bataille de la Hogue et celle d’Aboukir, notre marine a parcouru des phases diverses, malheureuses sous le régime des amiraux de cours comme Conflans et Laclue, glorieuses avec des marins comme La Galissonnière, le bailli de Suffren, d’Estaing et de Grasse. Pourtant le résultat final a toujours été le même ; l’avantage est demeuré à nos ennemis. Ni l’élan révolutionnaire ni la gloire impériale n’ont pu tirer la marine de ces intermittences qui aboutissaient souvent à des désastres. Pourquoi cela ? C’est qu’à la suite des affaires les plus brillantes, la question de nombre se retrouvait ou seule, ou accompagnée d’une instruction supérieure. La France, à chaque nouvelle guerre, faisait ainsi un héroïque effort pour tenir son rang sur les mers, et à un moment donné ces vaisseaux, construits, armés à si grands frais, ces intrépides équipages, rassemblés avec tant de peine, subissaient la loi du nombre et tombaient au pouvoir de l’ennemi, quand la mer ne les dévorait pas. Qu’on ouvre l’histoire, et l’on verra cette fatalité peser sur notre marine et frapper d’impuissance ses plus nobles efforts. En revanche, les engagemens de détail, les luttes partielles, lui étaient presque tous favorables. On eût dit qu’isolés, nos vaisseaux avaient plus de valeur que les vaisseaux anglais, tandis que ceux-ci retrouvaient leur supériorité quand ils opéraient en masse. Aussi, en tête de la liste de nos marins et des plus glorieux, faut-il placer des noms que la course a rendus célèbres, ceux des Jean-Bart, des Duguay-Trouin, des Surcouf. N’est-ce pas là un indice précieux et n’en découle-t-il pas que nous devons diriger notre effort vers autre chose que les grandes rencontres ?

Il est vrai que, pour affaiblir cette considération du nombre, on s’est livré depuis quelque temps à des évaluations arbitraires de nos ressources et de nos forces. Le chiffre de nos vaisseaux, celui de notre personnel maritime, semble grossir chaque jour au gré de calculs complaisans. Naguère on élevait à 40,000 hommes au plus le total des matelots valides que l’état pourrait emprunter à l’inscription navale. Les statistiques officielles n’allaient pas au-delà, toujours dans la limite d’un bon service. Aujourd’hui ce nombre grandit à vue d’œil et obéit aux fluctuations de la polémique. Pour les uns, c’est 45,000 matelots, pour les autres 50,000 ; il en est même qui ne se contentent pas de termes aussi modérés, et vont successivement de 50 à 60, 70 et jusqu’à 80,000 matelots. Nos forces s’accroissent ainsi sur le papier d’une manière démesurée, et la conséquence naturelle de cette progression est de nous ramener à un sentiment de sécurité et d’inertie. Prenons-y garde ; ce serait un sommeil fatal : qu’il provînt de la vanité ou de l’erreur, l’effet n’en serait pas moins triste. Une vérité qu’il faut savoir dire à tout le monde, et sur laquelle l’auteur de la Note a eu raison d’insister, c’est que, dans l’organisation existante, toute lutte que nous engagerions avec l’Angleterre serait inégale et par conséquent funeste. Il vaut mieux se montrer plus sobre de jactance, et préparer avec plus de soin les élémens du succès. Dans l’état, et en prenant pour base la proportion du nombre, nos chances vis-à-vis de l’Angleterre sont comme 1 est à 3. Pour rétablir les distances, il n’y a que deux moyens : notre bravoure avec les conditions actuelles, ou bien une combinaison meilleure de nos forces à l’aide de la vapeur. C’est ce dernier parti que conseille l’auteur de la Note.

On insiste et l’on dit : Sans doute la France ne peut pas engager seule la lutte ; mais au premier coup de canon les marines secondaires feraient cause commune avec elle. C’est là un espoir qui ne manque pas de fondement, et nous le partageons si bien, que nous écrivions en 1841 : « La France représente en Europe un grand principe, celui de la liberté des mers. On la sait courageuse, on la sait désintéressée : elle ne fait pas acheter son concours, elle n’exploite pas ses alliances. Les marines secondaires n’attendent qu’un signal pour se rallier à une marine du premier ordre qui leur donnerait une valeur combinée, une puissance fédératrice. Lorsqu’elles croiront rencontrer chez nous ce point d’appui, elles viendront ranger leur pavillon à l’ombre du nôtre, jalouses de venger enfin ces avanies de détail qu’on ne leur a jamais épargnées, et de fonder, à l’aide d’une association, ce respect des faibles qu’elles n’ont jamais pu faire prévaloir dans leur isolement. Une semblable coalition pourrait embrasser l’Europe et l’Amérique, afin qu’une fois au moins dans le cours des siècles, il fût décidé si la mer est l’apanage exclusif d’une nation ou la propriété de toutes[2]

Oui, il faut songer à cette alliance, il faut y croire : c’est l’intérêt commun de toutes les marines du monde, sauf une seule, et à force de le redire, cette conviction pénétrera peu à peu dans les esprits. Toutefois, autant il y aurait d’inhabileté à ne pas ménager cette fusion, autant il y aurait d’imprudence à la considérer comme une ressource certaine, comme un appui qui ne peut nous manquer. C’est une éventualité heureuse, désirable, mais seulement une éventualité. Si l’intérêt maritime nous réunit à quelques puissances, d’autres intérêts nous en séparent. Vis-à-vis de la Hollande, de l’Autriche et de la Russie, c’est une question de principes ; vis-à-vis de l’Union américaine, c’est l’habitude, systématique de sa part, d’agir seule et pour ses propres griefs. Il ne resterait dès-lors que les petits états italiens et l’Espagne, qui n’auraient ni la force, ni la volonté d’embrasser notre querelle, et ne nous apporteraient qu’un concours insignifiant. De toutes les manières, il y a dans cette combinaison quelque chose d’incertain et de fragile qui ne permet pas de s’y reposer : on ne joue pas la fortune d’un pays sur une hypothèse.

La question des alliances écartée, on en revient à reconnaître que l’ancienne tactique navale et l’emploi des bâtimens à voile, comme instrument essentiel d’attaque et de défense, seront pour nous, comme ils l’ont toujours été, une cause irrémédiable d’infériorité vis-à-vis de l’Angleterre. Le nombre a une puissance que nous ne sommes pas en mesure d’annuler de cette manière. Maintenant nous convient-il d’être encore les chevaleresques combattans de Fontenoy et de faire la partie belle à nos ennemis ? Nous convient-il de les suivre sur le terrain où ils conservent leurs avantages, de nous épuiser en glorieux efforts et d’engager, en cas de rupture, quelques-uns de ces merveilleux combats qui laissent une date dans les âges. ? C’est un de ces moyens extrêmes devant lesquels une nation jalouse de son honneur ne recule jamais, et une protestation que notre brave marine scellerait de son sang. Nos vaisseaux fourniraient plus d’une campagne héroïque, rendraient blessure pour blessure, dommage pour dommage ; seulement il arriverait une heure où nos ressources ne seraient plus au niveau de notre courage, tandis que l’ennemi aurait encore des réserves imposantes d’hommes et de vaisseaux.

Voilà ce que prévoit l’auteur de la Note, et c’est pourquoi il nous conseille d’avoir moins de confiance dans une arme qui plus d’une fois s’est émoussée entre nos mains. Si nous étions les plus forts, il faudrait attendre ; nous sommes les plus faibles, c’est à nous d’oser. Or, il se trouve que le génie des découvertes vient de livrer à l’homme un instrument nouveau, d’une puissance incalculable, et dont les vertus militaires ne sont encore éprouvées par personne. L’un de ses effets les plus évidens est de substituer un moteur sûr à un moteur précaire, et de balancer, par une grande simplification, les bénéfices du nombre. Comme le dit la Note, « nos ressources militaires viendront désormais prendre la place de notre personnel naval appauvri. Nous aurons toujours assez d’officiers et de matelots pour remplir le rôle laissé au marin sur un bateau à vapeur ; la machine suppléera à des centaines de bras. » Rien de plus juste : dès aujourd’hui les hommes qu’absorbait la manœuvre compliquée de la voile deviennent disponibles et sont rendus au rôle de combattans ; le courage et les canons font le reste. Tel est le premier bienfait de la vapeur : en outre elle rend les abordages plus faciles et multiplie ces engagemens de détail, ces duels à l’arme blanche, dans lesquels les Français ont toujours eu une supériorité décidée. Ne fût-ce qu’à ces deux titres, elle est pour nous une précieuse conquête. Mais les avantages que nous offre son emploi ne se bornent pas là, et la Note en signale d’autres qui n’ont pas moins de prix. « Qui peut douter, dit ce document, qu’avec une marine à vapeur fortement organisée, nous n’ayons les moyens d’infliger aux côtes ennemies des pertes et des souffrances inconnues à une nation qui n’a jamais ressenti tout ce que la guerre entraîne de misères ? Et à la suite de ces souffrances lui viendrait le mal, également nouveau pour elle, de la confiance perdue. Les richesses accumulées sur ses côtes et dans ses ports auraient cessé d’être en sûreté. »

Tel est le point vulnérable, et on ne s’y est pas trompé de l’autre côté de la Manche. Les récriminations les plus vives y ont éclaté à ce sujet ; on a appelé ce système de surprises et de descentes une guerre de boucaniers. En France même, les hommes spéciaux ont trouvé que ces procédés expéditifs ressemblent à des expéditions de corsaires, et que la marine de l’état y prendrait les allures de la course. On ajoutait d’ailleurs, et la Note en convient, que tous ces avantages peuvent être retournés contre nous, et que, si la côte anglaise est désormais accessible à nos coups de main, nos propres côtes ne sont pas à l’abri des représailles. D’où il suit que des deux parts, on va faire porter le poids des hostilités à des populations inoffensives, au lieu de vider ces questions, comme autrefois, entre gens de guerre.

Ces reproches, ces objections tiennent peut-être à ce que l’auteur de là Note n’a pas complété sa pensée, d’ailleurs bien transparente. Ses paroles avaient trop de gravité pour qu’il ne les mesurât pas avec soin ; il n’a pas voulu qu’elles prissent le ton d’un défi et qu’elles pussent porter ombrage. Aussi limite-t-il l’action de la vapeur au littoral, et ne menace-t-il pas nos rivaux jusque dans le siège de leur puissance. Plus libres et astreints à moins de ménagemens, nous allons essayer de conduire son idée jusqu’au bout et d’exprimer ce qu’elle sous-entend.

Le parti que la France doit surtout tirer de l’emploi de la vapeur, c’est de transporter, grâce à elle, nos luttes sur le théâtre qui nous offre le plus d’avantages. La mer nous a été défavorable ; qu’elle ne soit désormais qu’un chemin pour atteindre les terres de l’ennemi. Dans les combats sur terre, tout est en notre faveur, le nombre, la tactique, la tradition, le génie national ; sur mer, c’est l’inverse. Si la descente est possible, comme l’affirme la Note, l’invasion l’est aussi, et elle l’est pour nous seulement. Avec une armée comme la nôtre, on peut avoir la prétention de frapper au cœur l’ennemi et de lui appliquer ce système décisif dont Bonaparte usa pendant quinze ans vis-à-vis des puissances européennes. L’ennemi, au contraire, parvint-il à débarquer quelques troupes, ne saurait sans imprudence les maintenir plus d’un jour dans un pays aussi militairement organisé que le nôtre et avec les moyens rapides que le télégraphe et les chemins de fer vont mettre à notre disposition. L’Angleterre ne pourrait donc nous faire qu’une guerre de boucaniers, pour user de ses locutions ; nous lui ferions, nous, une guerre de conquérans. Les entreprises du directoire dans la baie de Cork, les projets de l’empereur au camp de Boulogne, se reproduiraient avec des chances tout autres et presque avec certitude. Si vingt mille Français, descendus sur le littoral du Munster, y proclamaient l’indépendance de l’Irlande, qui pourrait s’opposer à cet irrésistible mouvement ? le territoire anglais lui-même est-il bien couvert par une armée de quarante ou cinquante mille soldats ; ne pourrions-nous y paraître en forces, y faire sentir le poids de nos armes ? Tel est le but à atteindre, tels sont les services que l’on doit demander à la vapeur ; c’est ainsi que la Note se justifie et se complète.

Dans une vue semblable, il n’est point en effet une seule objection qui ne tombe d’elle-même. On a parlé des combats qui s’engageraient dans les mers éloignées, où la vapeur ne saurait porter ses croisières. Ces combats n’ont jamais eu rien de concluant, et il vaut mieux se les épargner quand ils n’ont point un intérêt réel et ne se présentent pas sous des chances favorables. Nos campagnes de l’Inde ont laissé des souvenirs glorieux, mais ont-elles empêché la capitulation de l’Ile de France ? Dès que nous voulons aller vite en besogne, employer des moyens énergiques et directs, il faut que tout s’efface devant le principal effort. C’est d’ailleurs ainsi que les guerres se terminent promptement, et avant que les coups lointains aient le temps de devenir douloureux. Nos colonies pourraient courir les chances d’un blocus, mais cette crise durerait peu ; un ennemi frappé à la tête perd beaucoup de sa force. De toutes les façons, la querelle serait promptement vidée, et la paix dégagerait les situations compromises.

Peut-être cette manière d’organiser la lutte a-t-elle un tort, celui de réduire toutes les éventualités maritimes à une rupture avec l’Angleterre, et de ressembler à un défi qu’on lui jette. C’est la force des choses qui le veut ainsi. La nation anglaise est la seule qui puisse sérieusement se rencontrer avec nous sur les mers. L’Union américaine est trop loin, et son état naval n’est pas de nature à nous porter ombrage. Aucun des autres empires ne peut entrer en ligne avec nous, pas même la Russie, dont on a fort exagéré la position maritime. Dans le présent comme dans le passé, l’Angleterre est notre unique rivale, et notre rivale jusqu’ici heureuse. Entre elle et nous se perpétuent des motifs de collision qui n’existent pas vis-à-vis d’autres puissances, par exemple, deux siècles d’inimitié, les querelles de voisinage, la fréquentation des mêmes mers, une concurrence politique, industrielle et militaire.

Est-ce à dire qu’il faille nourrir les esprits de la pensée d’une rupture et les provoquer à des démonstrations intempestives ? Non, sans doute. La paix est le premier des biens, et il n’y a rien au-dessus d’elle, si ce n’est l’honneur. Tant que la position de la France sur les mers sera suffisamment digne, il n’y aura pas lieu de recourir à l’emploi de la force, et il est à désirer que des concessions réciproques maintiennent long-temps cet équilibre ; mais il peut se présenter une circonstance où notre pays n’aurait plus à consulter que son courage, et dès-lors il ne doit pas s’exposer à être pris au dépourvu. On l’a dit : une nation qui tient à la paix est toujours en mesure de prouver qu’elle ne craint pas la guerre ; on la respecte d’autant plus qu’on la sait mieux en mesure de répondre à une agression, sans que rien puisse ni l’intimider ni la surprendre. Les soins vigilans de la défense ne seraient pas un devoir d’état qu’ils seraient encore un bon calcul, et certainement le meilleur pour conjurer les chances des batailles.

Vis-à-vis de l’Angleterre, cette attitude forte est plus nécessaire qu’envers toute autre puissance. Le peuple anglais n’a jamais connu ni les misères ni les hontes de l’invasion ; son sol est vierge de toute occupation militaire. Aussi le caractère national a-t-il puisé dans ce fait une confiance qui, envers les étrangers, prend tous les dehors de l’orgueil et de la domination. C’est contre les écarts de ce sentiment qu’il faut avoir une arme et une arme sûre. Toute paix ne sera durable qu’à ce prix. Dans ce sens, l’auteur de la Note demeure fidèle à la politique actuelle, et la sert au fond, quoi qu’on en ait dit. Si vague qu’en soit encore l’emploi, l’Angleterre pressent que sa position insulaire sera un jour menacée par la vapeur, et qu’elle rendra tôt ou tard les mêmes services qu’un pont jeté entre des rivages que la mer sépare. Un pays exposé à une invasion cesse dès-lors d’être aussi fier de son inviolabilité ; il lui faut une armée de terre pour se défendre ; il est astreint à une double dépense et à un double effort. Plus vulnérable, il devient moins accessible aux inspirations de l’orgueil et de l’intérêt, il ne force pas son ennemi jusque dans son honneur, il redoute des représailles qui l’atteindraient jusque dans son existence.

Vainement chercherait-on ailleurs un moyen plus efficace de tenir en respect l’Angleterre et d’échapper à la fausse situation où nous laisse vis-à-vis d’elle notre infériorité maritime. Les bâtimens à voiles ont eu deux siècles pour épuiser la preuve de leur vertu et des services que l’on peut en attendre ; ces services sont réels, mais on en connaît la limite. Les bâtimens à vapeur ne datent que d’hier, et personne ne pourrait dire jusqu’où ira leur mystérieuse puissance[3]. Tout conseille donc de porter de ce côté l’effort de la marine et de s’approprier avant les autres, comme engin de guerre, un instrument qui semble créé pour nous. Dès que le succès ne se trouve pas au bout des méthodes consacrées par la tradition, n’est-ce pas le cas de se mettre à la recherche de méthodes nouvelles ? Il est plus aisé, sans doute, de suivre le sillon tracé et de s’endormir, au bruit d’éloges officieux, dans des positions faites et des habitudes prises ; mais le devoir de ceux qui servent et défendent la patrie n’est pas seulement de le faire comme ils l’ont appris, ils ont encore à s’assurer s’ils n’est pas des moyens plus efficaces de la servir et de la défendre. C’est un exemple que vient de leur donner l’auteur de la Note, et il est à désirer qu’il soit suivi.

On s’explique aisément pourquoi cet écrit condamne, en des termes vifs et nets, la confiance aveugle que l’on accorde à l’ancien matériel et à la tactique encore en vigueur. L’auteur a pu, mieux qu’un autre, juger les préventions que la vapeur rencontre et les obstacles que la routine oppose à ses progrès. Il a dû surprendre dans le corps de la marine un sentiment de répugnance qu’il était important de combattre ; il s’y est dévoué. Malthus, à qui l’on reprochait un jour d’avoir forcé les conséquences de son système, répondit qu’ayant trouvé l’arc trop tendu d’un côté, il avait été conduit à le tendre un peu trop de l’autre. Il est possible que M. le prince de Joinville ait voulu poursuivre un effet semblable. L’opinion du corps de la marine était si absolue en faveur de nos vaisseaux, qu’il a fallu frapper sur cette opinion pleine de périls un coup dont elle ne peut se relever. Réhabiliter la vapeur et diminuer la confiance que l’on accorde à la voile, tel est le double dessein que se proposait l’auteur de la Note ; ce résultat est acquis.

Il en est un autre qu’il ne cherchait pas et qu’il a obtenu, c’est le suffrage public. Si quelques points de la Note ont trouvé des contradicteurs, tout le monde a su rendre justice au sentiment national qui en anime les pages. On s’est accordé à y voir une bonne étude de nos forces de mer, écrite avec élégance et fermeté, un document précieux sur la situation comparée des flottes à vapeur en France et en Angleterre, des vues judicieuses sur les améliorations à introduire soit dans l’armement de ces navires, soit dans leur construction ; enfin, un traité rapide et complet sur cette intéressante matière. Le succès a été unanime, sauf pourtant une étrange exception. Un blâme s’est fait jour là où il n’y a d’habitude place que pour l’éloge. La Note avait trop bien réussi auprès du public ; c’était un tort sans excuse auprès des hommes qu’assiège l’idée fixe de l’impopularité. »




La seconde partie d’un travail sur la Philosophie catholique en Italie, publiée dans notre livraison du 15 mai, a provoqué une déclaration de principes que nous ne pouvons passer sous silence. On avait signalé dans cet article les tendances ultramontaines et anti-françaises de M. l’abbé Vincent Gioberti. Nous apprenons aujourd’hui, non sans quelque surprise, l’entière conversion de M. Gioberti au libéralisme et à l’amour de la France. Le fait est si étrange, que nous aurions pu en douter, si M. Gioberti ne prenait la peine de nous l’annoncer lui-même par une brochure de quarante pages. Il est donc vrai, nous avons enlevé aux jésuites un défenseur, à l’Univers religieux un collaborateur, aux princes italiens un apologiste, au saint-siège un enthousiaste. On avait trouvé étrange que, dans ses livres, M. Gioberti appelât les Français des barbares, les corrupteurs de l’Europe, des demi-hommes, un peuple de femmes et d’enfans, et qu’il voulût nous soumettre à la cour de Rome et au jugement exquis de l’index. M. Gioberti déclare dans sa brochure que nous sommes un grand peuple, et s’étonne qu’on ait pu douter de son amour pour la France. Jamais il ne s’est moqué de la philosophie, de la littérature, de la langue françaises, ni de l’église gallicane : il n’a pas non plus attaqué la liberté de la presse en France, en Angleterre, aux États-Unis. Il semble avoir oublié ce qu’il écrivait dans le premier, dans le dixième volume de ses œuvres, et en mille endroits. On avait accusé M. Gioberti de descendre dans la polémique à des personnalités blessantes, et, pour nous prouver sa politesse habituelle, il nous assure que ce qu’on a dit des violences de sa plume n’est qu’un tissu de fables et d’impostures, écrit en style de Marat, par un homme qui a écrasé sa mère. On avait relevé les contradictions de M. Gioberti, qui, exilé de Turin comme libéral, se montrait à Bruxelles ultramontain fougueux et faisait l’éloge du roi Charles-Albert. M. Gioberti déclare gravement qu’il n’est ni révolutionnaire ni ennemi de la liberté. Hier il nous apprenait, dans la préface du Buono, que ses ennemis les plus acharnes étaient ses compatriotes, qui affirmaient qu’il avait vendu sa plume, ou qu’il était prêt à la vendre. Aujourd’hui il est estimé ; tous ceux qui l’ont connu rendent justice à la sociabilité, à la retenue, à la modération de son caractère. Enfin, pour signaler une contradiction dernière, autrefois M. Gioberti s’emportait contre les souillures et les ignobles outrages de cette Revue ; aujourd’hui, cet ecclésiastique nous demande la réimpression, dans notre estimable journal, de la verbeuse brochure où il oppose à des remarques sur ses livres l’éloge de sa vie privée. Mais nous ne suivrons pas l’abbé turinois sur un terrain qui n’est pas celui de la critique. Ses livres seuls, et non sa personne, ont été mis en question. S’il a dénoncé les erreurs d’une école philosophique, c’est dans ses écrits ; s’il a calomnié, injurié, c’est encore dans ses écrits et même dans la brochure qu’il nous adresse, et dont les premières lignes sont matériellement inexactes et diffamatoires ; s’il a offert son alliance, à M. Rosmini, c’est dans sa Théorie du Surnaturel, en lui proposant un rapprochement avec une courtoise dissimulation, comme il l’a dit depuis. Que M. Gioberti accepte donc notre jugement, et qu’il renonce à ce qu’on parle ici de son caractère : nous n’avons voulu signaler que les erreurs et les contradictions de l’écrivain. Libre à lui, d’ailleurs, de trouver notre impartialité un peu rude ; mais à des barbares il n’en faut pas demander plus.


  1. Les Annales maritimes, recueil que publie le ministère de la marine, viennent de reproduire une série d’articles qu’a fait paraître à ce sujet M. Baron, ancien capitaine au long cours et rédacteur en chef du Journal du Havre. Ces articles, fort remarquables d’ailleurs, ont ainsi reçu une sorte d’aveu demi-officiel.
  2. La Flotte française en 1841, — Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1841. — Voyez aussi, dans le n° du 1er  mai 1840, Avenir de notre marine.
  3. De l’avis de nos plus illustres marins, la vapeur a rendu seule possibles l’attaque et la reddition de Saint-Jean-d’Acre en 1840. Sans le secours qu’elle apporta à l’escadre anglaise, celle-ci n’aurait pu prendre position et se mettre à portée des remparts de la place.