Maître Zacharius/4

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J. Hetzel et Compagnie (p. 84-91).


IV

L’ÉGLISE DE SAINT-PIERRE


Cependant l’esprit et le corps de maître Zacharius s’affaiblissaient de plus en plus. Seulement une surexcitation extraordinaire le ramena plus violemment que jamais à ses travaux d’horlogerie, dont sa fille ne parvint plus à le distraire.

Son orgueil s’était encore rehaussé depuis cette crise à laquelle son visiteur étrange l’avait traîtreusement poussé, et il résolut de dominer, à force de génie, l’influence maudite qui s’appesantissait sur son œuvre et sur lui. Il visita d’abord les différentes horloges de la ville, confiées à ses soins. Il s’assura, avec une scrupuleuse attention, que les rouages en étaient bons, les pivots solides, les contre-poids exactement équilibrés. Il n’y eut pas jusqu’aux cloches des sonneries qu’il n’auscultât avec le recueillement d’un médecin interrogeant la poitrine d’un malade. Rien n’indiquait donc que ces horloges fussent à la veille d’être frappées d’inertie.

Gérande et Aubert accompagnaient souvent le vieil horloger dans ces visites. Celui-ci aurait dû prendre plaisir à les voir empressés à le suivre, et certes il n’eût pas été si préoccupé de sa fin prochaine, s’il eût songé que son existence devait se continuer par celle de ces êtres chéris, s’il eût compris que dans les enfants il reste toujours quelque chose de la vie d’un père !

Le vieil horloger, rentré chez lui, reprenait ses travaux avec une fiévreuse assiduité. Bien que persuadé de ne pas réussir, il lui semblait pourtant impossible que cela fût, et il montait et démontait sans cesse les montres que l’on rapportait à son atelier.

Aubert, de son côté, s’ingéniait en vain à découvrir les causes de ce mal.

« Maître, disait-il, cela ne peut, cependant, venir que de l’usure des pivots et des engrenages !

— Tu prends donc plaisir à me tuer à petit feu ? lui répondait violemment maître Zacharius. Est-ce que ces montres sont l’œuvre d’un enfant ? Est-ce que, de crainte de me frapper sur les doigts, j’ai enlevé au tour la surface de ces pièces de cuivre ? Est-ce que, pour obtenir une plus grande dureté, je ne les ai pas forgées moi-même ? Est-ce que ces ressorts ne sont pas trempés avec une rare perfection ? Est-ce que l’on peut employer des huiles plus fines pour les imprégner ? Tu conviens toi-même que c’est impossible, et tu avoues enfin que le diable s’en mêle ! »

Et puis, du matin au soir, les pratiques mécontentes affluaient de plus belle à la maison, et elles parvenaient jusqu’au vieil horloger, qui ne savait auquel entendre.

« Cette montre retarde sans que je puisse parvenir à la régler ! disait l’un.

— Celle-ci, reprenait un autre, y met un entêtement véritable, et elle s’est arrêtée, ni plus ni moins que le soleil de Josué !

— S’il est vrai que votre santé, répétaient la plupart des mécontents, influe sur la santé de vos horloges, maître Zacharius, guérissez-vous au plus tôt ! »

Le vieillard regardait tous ces gens-là avec des yeux hagards, et ne répondait que par des hochements de tête ou de tristes paroles :

« Attendez aux premiers beaux jours, mes amis ! C’est la saison où l’existence se ravive dans les corps fatigués ! Il faut que le soleil vienne nous réchauffer tous !

— Le bel avantage, si nos montres doivent être malades pendant l’hiver ! lui dit un des plus enragés. Savez-vous, maître Zacharius, que votre nom est inscrit en toutes lettres sur leur cadran ! Par la Vierge ! vous ne faites pas honneur à votre signature ! »

Enfin, il arriva que le vieillard, honteux de ces reproches, retira quelques pièces d’or de son vieux bahut et commença à racheter les montres endommagées. À cette nouvelle, les chalands accoururent en foule, et l’argent de ce pauvre logis s’écoula bien vite ; mais la probité du marchand demeura à couvert. Gérande applaudit de grand cœur à cette délicatesse, qui la menait droit à la ruine, et bientôt Aubert dut offrir ses économies à maître Zacharius.

« Que deviendra ma fille ? » disait le vieil horloger, se raccrochant parfois, dans ce naufrage, aux sentiments de l’amour paternel.

Aubert n’osa pas répondre qu’il se sentait bon courage pour l’avenir et grand dévouement pour Gérande. Maître Zacharius, ce jour-là, l’eût appelé son gendre et démenti ces funestes paroles qui bourdonnaient encore à son oreille :

« Gérande n’épousera pas Aubert. »

Néanmoins, avec ce système, le vieil horloger en arriva à se dépouiller entièrement. Ses vieux vases antiques s’en allèrent à des mains étrangères ; il se défit de magnifiques panneaux de chêne finement sculpté qui revêtaient les murailles de son logis ; quelques naïves peintures des premiers peintres flamands ne réjouirent bientôt plus les regards de sa fille, et tout, jusqu’aux précieux outils que son génie avait inventés, fut vendu pour indemniser les réclamants.

Scholastique, seule, ne voulait pas entendre raison sur un semblable sujet ; mais ses efforts ne pouvaient empêcher les importuns d’arriver jusqu’à son maître et de ressortir bientôt avec quelque objet précieux. Alors son caquetage retentissait dans toutes les rues du quartier, où on la connaissait de longue date. Elle s’employait à démentir les bruits de sorcellerie et de magie qui couraient sur le compte de Zacharius ; mais comme, au fond, elle était persuadée de leur vérité, elle disait et redisait force prières pour racheter ses pieux mensonges.

On avait fort bien remarqué que, depuis longtemps, l’horloger avait abandonné l’accomplissement de ses devoirs religieux. Autrefois, il accompagnait Gérande aux offices et semblait trouver dans la prière ce charme intellectuel dont elle imprègne les belles intelligences, puisqu’elle est le plus sublime exercice de l’imagination. Cet éloignement volontaire du vieillard pour les pratiques saintes, joint aux pratiques secrètes de sa vie, avait, en quelque sorte, légitimé les accusations de sortilège portées contre ses travaux. Aussi, dans le double but de ramener son père à Dieu et au monde, Gérande résolut d’appeler la religion à son secours. Elle pensa que le catholicisme pourrait rendre quelque vitalité à cette âme mourante ; mais ces dogmes de foi et d’humilité avaient à combattre dans l’âme de maître Zacharius un insurmontable orgueil, et ils se heurtaient contre cette fierté de la science qui rapporte tout à elle, sans remonter à la source infinie d’où découlent les premiers principes.

Ce fut dans ces circonstances que la jeune fille entreprit la conversion de son père, et son influence fut si efficace, que le vieil horloger promit d’assister le dimanche suivant à la grand’messe de la cathédrale. Gérande éprouva un moment d’extase, comme si le ciel se fût entrouvert à ses yeux. La vieille Scholastique ne put contenir sa joie et eut enfin des arguments sans réplique contre les mauvaises langues qui accusaient son maître d’impiété. Elle en parla à ses voisines, à ses amies, à ses ennemies, à qui la connaissait comme à qui ne la connaissait point.

« Ma foi, nous ne croyons guère à ce que vous nous annoncez, dame Scholastique, lui répondit-on. Maître Zacharius a toujours agi de concert avec le diable !

— Vous n’avez donc pas compté, reprenait la bonne femme, les beaux clochers où battent les horloges de mon maître ? Combien de fois a-t-il fait sonner l’heure de la prière et de la messe !

— Sans doute, lui répondait-on. Mais n’a-t-il pas inventé des machines qui marchent toutes seules et qui parviennent à faire l’ouvrage d’un homme véritable ?

— Est-ce que des enfants du démon, reprenait dame Scholastique en colère, auraient pu exécuter cette belle horloge de fer du château d’Andernatt, que la ville de Genève n’a pas été assez riche pour acheter ? À chaque heure apparaissait une belle devise, et un chrétien qui s’y serait conformé aurait été tout droit en paradis ! Est-ce donc là le travail du diable ? »

Ce chef-d’œuvre, fabriqué vingt ans auparavant, avait effectivement porté aux nues la gloire de maître Zacharius ; mais, à cette occasion même, les accusations de sorcellerie avaient été générales. Au surplus, le retour du vieillard à l’église de Saint-Pierre devait réduire les méchantes langues au silence.

Maître Zacharius, sans se souvenir sans doute de cette promesse faite à sa fille, était retourné à son atelier. Après avoir vu son impuissance à rendre la vie à ses montres, il résolut de tenter s’il ne pourrait en fabriquer de nouvelles. Il abandonna tous ces corps inertes et se remit à terminer la montre de cristal qui devait être son chef-d’œuvre ; mais il eut beau faire, se servir de ses outils les plus parfaits, employer le rubis et le diamant propres à résister aux frottements, la montre lui éclata entre les mains la première fois qu’il voulut la monter !


Cet orgueilleux vieillard… (p. 90.)

Le vieillard cacha cet événement à tout le monde, même à sa fille ; mais dès lors sa vie déclina rapidement. Ce n’étaient plus que les dernières oscillations d’un pendule qui vont en diminuant quand rien ne vient leur rendre leur mouvement primitif. Il semblait que les lois de la pesanteur, agissant directement sur le vieillard, l’entraînaient irrésistiblement dans la tombe.

Ce dimanche si ardemment désiré par Gérande arriva enfin. Le temps était beau et la température vivifiante. Les habitants de Genève s’en allaient tranquillement par les rues de la ville, avec de gais discours sur le retour du printemps. Gérande, prenant soigneusement le bras du vieillard, se dirigea du côté de Saint-Pierre, pendant que Scholastique les suivait en portant leurs livres d’heures.


C’est là ! là !… (p. 94.)

On les regarda passer avec curiosité. Le vieillard se laissait conduire comme un enfant, ou plutôt comme un aveugle. Ce fut presque avec un sentiment d’effroi que les fidèles de Saint-Pierre l’aperçurent franchissant le seuil de l’église, et ils affectèrent même de se retirer à son approche.

Les chants de la grand’messe retentissaient déjà. Gérande se dirigea vers son banc accoutumé et s’y agenouilla dans le recueillement le plus profond. Maître Zacharius demeura près d’elle, debout.

Les cérémonies de la messe se déroulèrent avec la solennité majestueuse de ces époques de croyance, mais le vieillard ne croyait pas. Il n’implora pas la pitié du Ciel avec les cris de douleur du Kyrie ; avec le Gloria in excelsis, il ne chanta pas les magnificences des hauteurs célestes ; la lecture de l’Évangile ne le tira pas de ses rêveries matérialistes, et il oublia de s’associer aux hommages catholiques du Credo. Cet orgueilleux vieillard demeurait immobile, insensible et muet comme une statue de pierre ; et même, au moment solennel où la clochette annonça le miracle de la transsubstantiation, il ne se courba pas, et il regarda en face l’hostie divinisée que le prêtre élevait au-dessus des fidèles.

Gérande regarda son père, et d’abondantes larmes mouillèrent son missel !

À cet instant, l’horloge de Saint-Pierre sonna la demie de onze heures. Maître Zacharius se retourna avec vivacité vers ce vieux clocher qui parlait encore. Il lui sembla que le cadran intérieur le regardait fixement, que les chiffres des heures brillaient comme s’ils eussent été gravés en traits de feu, et que les aiguilles dardaient une étincelle électrique par leurs pointes aiguës.

La messe s’acheva. C’était la coutume que l’Angelus fût dit à l’heure de midi, et les officiants, avant de quitter le parvis, attendaient que l’heure sonnât à l’horloge du clocher. Encore quelques instants, et cette prière allait monter aux pieds de la Vierge.

Mais soudain un bruit strident se fit entendre. Maître Zacharius poussa un cri….

La grande aiguille du cadran, arrivée à midi, s’était subitement arrêtée, et midi ne sonna pas.

Gérande se précipita au secours de son père, qui était renversé sans mouvement, et que l’on transporta hors de l’église.

« C’est le coup de mort ! » se dit Gérande en sanglotant.

Maître Zacharius, ramené à son logis, fut couché dans un état complet d’anéantissement. La vie n’existait plus en lui qu’à la surface de son corps, comme les derniers nuages de fumée qui errent autour d’une lampe à peine éteinte.

Lorsqu’il reprit ses sens, Aubert et Gérande étaient penchés sur lui. À ce moment suprême, l’avenir prit à ses yeux la forme du présent. Il vit sa fille, seule, sans appui.

« Mon fils, dit-il à Aubert, je te donne ma fille, » et il étendit la main vers ses deux enfants, qui furent unis ainsi à ce lit de mort.

Mais, aussitôt, maître Zacharius se souleva par un mouvement de rage. Les paroles du petit vieillard lui revinrent au cerveau.

« Je ne veux pas mourir ! s’écria-t-il. Je ne peux pas mourir ! Moi, maître Zacharius, je ne dois pas mourir…. Mes livres !… mes comptes !… »

Et, ce disant, il s’élança hors de son lit vers un livre où se trouvaient inscrits les noms de ses pratiques ainsi que l’objet qu’il leur avait vendu. Ce livre, il le feuilleta avec avidité, et son doigt décharné se fixa sur l’un des feuillets.

« Là ! dit-il, là !… Cette vieille horloge de fer, vendue à ce Pittonaccio ! C’est la seule qui ne m’ait pas encore été rapportée ! Elle existe ! elle marche ! elle vit toujours ! Ah ! je la veux ! je la retrouverai ! je la soignerai si bien que la mort n’aura plus prise sur moi. »

Et il s’évanouit.

Aubert et Gérande s’agenouillèrent près du lit du vieillard et prièrent ensemble.