Ma Patrie

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Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 378-380).

MA PATRIE


Comme un fils qui n’a vu s’écouler qu’un petit nombre de printemps, s’il veut fêter son père, vieillard à la chevelure argentée, et tout entouré des bonnes actions de sa vie, s’apprête à lui exprimer combien il l’aime avec un langage de feu ;

Il se lève précipitamment au milieu de la nuit ; son âme est brûlante : il vole sur les ailes du matin, arrive près du vieillard, et puis a perdu la parole !

C’est ce que j’ai éprouvé… J’allais te chanter, ô ma patrie ! et déjà j’obéissais au vol rapide de l’inspiration, déjà ma lyre avait résonné d’elle-même, lorsque la sévère discrétion m’a fait un signe avec son bras d’airain, et soudain mes doigts ont tremblé.

Mais je ne les retiens plus : il faut que je reprenne la lyre ; que je tente un essor plus audacieux, et que je cesse de taire les pensées qui consument mon âme.

Ô mon beau pays, ta tête se couronne d’une gloire de mille années ; tu marches du pas des immortels, et tu t’avances avec orgueil à la tête de plusieurs nations ! combien je t’aime, mon pays, mon beau pays !

Ah ! j’ai trop entrepris, je le sens ; et la lyre échappe à ma faible main… Que tu es belle, ma patrie ! De quel éclat brille ta couronne ! Comme tu t’avances du pas des immortels !

Mais tes traits s’animent d’un doux sourire qui réchauffe tout mon courage. Oh ! avec quelle joie, quelle reconnaissance, je vais chanter que tu m’as souri !

Je me suis de bonne heure consacré à toi. À peine mon cœur eut-il senti les premiers battements de l’ambition que j’entrepris de célébrer Henri, ton libérateur, au milieu des lances et des harnois guerriers.

Mais j’ai vu bientôt s’ouvrir à moi une plus haute carrière, et je m’y suis élancé, enflammé d’un autre désir que celui de la gloire… Elle conduit au ciel, patrie commune des mortels.

Je la poursuis toujours, et si je viens à y succomber sous le poids de la faiblesse humaine, je me détournerai, je prendrai la harpe des bardes, et j’oserai l’entretenir de ta gloire.

Tes nobles forêts bravent les coups du temps, et leur ombre protège une race nombreuse qui pense et qui agit.

Là se trouvent des hommes qui ont le coup d’œil du génie, qui font danser autour de toi des heures joyeuses, qui possèdent la baguette des fées, qui savent trouver de l’or pur et des pensées nouvelles.

Jusqu’où n’as-tu pas étendu tes rejetons nombreux ? Tantôt dans les pays où coule le Rhône, tantôt aux bords de la Tamise, et partout on les a vus croître, partout s’entourer d’autres rejetons.

Et cependant ils sont sortis de toi : tu leur as envoyé des guerriers ; tes armes leur ont porté un glorieux appel, et tel a été le monument de ta victoire : Les Gaulois s’appellent Francs, et les Bretons Anglais[1] !

Tes triomphes ont encore brillé d’un plus grand éclat : l’orgueilleuse Rome avait puisé la soif des combats dans le sein d’une louve, sa mère ; depuis longtemps sa tyrannie pesait sur le monde ; mais tu la renversas, ô ma patrie, la grande Rome !… tu la renversas dans son sang !

Jamais aucun pays n’a été juste comme toi envers le mérite étranger… Ne sois pas trop juste envers eux, ô ma patrie ! ils ne sont pas capables de comprendre ce qu’il y a de grandeur dans un tel excès.

Tes mœurs sont simples et vertueuses ; ton esprit est sage et profond ; ta parole est puissante et ton glaive est tranchant. Cependant tu le remets volontiers dans le fourreau ; et, sois-en bénie, il ne dégoutte pas du sang des malheureux.

Mais la discrétion me fait encore signe avec son bras d’airain : je me tais jusqu’à ce qu’elle me permette de chanter de nouveau. Je vais donc me recueillir en moi-même, et méditer la grande, la terrible pensée d’être digne de toi, ô ma patrie !



  1. Allusion à l’origine allemande des Francs et des Anglais.