Ma cousine Mandine/10

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Éditions Édouard Garand (p. 14-15).

X


Lomer-Jackson, qui en avait certainement reçu l’invitation, commença par visiter Jules et ma cousine le dimanche après-midi. Puis il en arriva bientôt à passer la soirée avec eux, sous le prétexte qu’il aimait beaucoup la musique, vieux prétexte qui se prête si admirablement à toutes sortes d’intrigues et de petits romans.

Il arriva enfin que ma cousine et l’écossais passèrent la soirée en tête-à-tête. Jules, depuis quelque temps, avait pris l’habitude de sortir le soir, après le souper, pour ne rentrer que tard à la maison. Peut-être éprouvait-il une certaine répulsion pour cet étranger qui, quoique poli et affable pour lui, ne pouvait se débarrasser d’un air protecteur désagréable et insupportable.

Petit à petit, Lomer-Jackson, ou Lomer tout court, comme l’appelait familièrement ma cousine, s’insinua dans le ménage de Jules. Du dimanche après-midi et d’un ou deux soirs de la semaine, il en vint à visiter ma cousine aux heures où il était certain de la trouver seule, le matin, l’après-midi, le soir. Puis, on les rencontra tous deux, lui et Mandine, dans les rues de la ville, dans les magasins, au théâtre. Si bien que les voisins, les amis, les connaissances, commencèrent à jaser.

Madame Dubois, de qui je tenais tous ces détails, fut tellement véhémente dans ses accusations et ses jugements, un jour que je l’avais rencontrée par hasard, que je fus profondément ému de son histoire.

J’avais toujours éprouvé un vif sentiment d’admiration pour ma cousine, et j’avouerai même que n’eut été l’intrusion de mon ami Jules dans la vie familiale de l’oncle Toine, il aurait bien pu arriver que mon admiration pour « Dine » se fut changée insensiblement en un sentiment plus profond et plus ardent. De son côté ma jolie cousine m’avait souvent témoigné une affection sincère. Nos rencontres et nos séparations annuelles étaient devenues, dans les dernières années, de gros événements, des choses mémorables pour nous deux.

Lorsque, au cours de mes vacances à la maison de l’oncle Toine, par des beaux soirs d’été où tout se prêtait à la rêverie et à la poésie, ma charmante cousine chantait, de sa voix émue et prenante, cette délicieuse bluette, où le poète dit :

 « Colinette était son nom,
Elle habitait un village
Où l’été, dans mon jeune âge,
J’allais passer la saison.
Elle n’était qu’une fillette,
Je n’étais qu’un écolier.
Elle est morte en février…
Pauvre Colinette !


et puis cet autre couplet :

Sur ce banc ce fut un soir
Notre dernière entrevue.
J’avais l’âme tout émue :
Je l’aimais sans le savoir.
Prenant sa main dans la mienne,
Je lui dis d’un ton chagrin :
Adieu jusqu’à l’an prochain…
Pauvre Colinette !


eh bien, je vous assure, là, franchement, que je restais tout pensif, tout rêveur et… tout ému. Je crois bien que, comme le poète, j’aimais ma blonde cousine sans le savoir !

Je me rappelle qu’un soir, doux et tiède, assis tous deux sur le sofa du salon, après qu’elle eut chanté cette chanson, je me mis à fredonner l’air et les paroles en jouant avec une des longues tresses de cheveux de ma cousine. J’ai la voix fausse et peu d’oreille, mais il me semblait que ce que je chantais était comme l’écho de ce que je venais d’entendre si bien chanté. Seulement au lieu de dire : « Colinette était son nom… », je disais « Mandinette était son nom… » Cela sonnait aussi bien et me semblait plus réel et aussi plus en rapport avec ce que je ressentais ! Ma cousine devint toute rouge et confuse. Elle me regarda d’un air surpris, et je crus voir une larme dans son œil bleu. Tout à coup elle retira ses cheveux de mes doigts tremblants et « Grand fou ! »… dit-elle en s’éloignant.

Je n’ai jamais su si elle faisait allusion à ma voix ou à ma substitution de noms.

Pour revenir à l’histoire de Madame Dubois, ce qu’elle me raconta ce jour-là me troubla profondément.

Je ne voyais pas Jules souvent depuis quelque temps, ni sa femme d’ailleurs. J’étais assez occupé par mes études du droit, que je terminais, et Jules ayant brusquement cessé de venir me voir à l’Université, où j’étais élève pensionnaire, ce n’était que de temps à autre, un dimanche par-ci par-là, que j’étais allé leur faire visite à domicile.

C’était justement lors d’une de ces visites que j’avais rencontré M. Lomer-Jackson, et j’avais trouvé étrange que le mari ne fut pas là.

De ma rencontre avec le jeune écossais, je n’avais gardé qu’un vague souvenir. Cependant, à mesure que Madame Dubois parlait je me rappelais certaines expressions, certains gestes de cet individu qui ne m’avaient d’abord rien laissé mais qui, maintenant me revenaient en mémoire et me mettaient au cœur une sorte de colère et de rancune, j’allais dire de jalousie. Je me rappelais les manières protectrices, l’air nonchalant, dédaigneux, avec lesquels ce jeune insulaire m’avait salué, sans me tendre la main, lorsque ma cousine nous avait présentés l’un à l’autre. Je revoyais l’embarras de Mandine à mon arrivée chez elle, et l’empressement qu’elle avait apporté à me conduire vers la porte et à m’ouvrir lorsque j’avais pris congé. Tous ces petits détails oubliés me revenaient maintenant avec précision et fortement grossis, sans doute, par la lumière que le récit de Madame Dubois jetait sur cet individu.

En écoutant cette bonne dame, je me représentai tout-à-coup le dénouement qui devait fatalement terminer cette amitié de Mandine pour le Jackson. Je vis ma cousine trahie, puis abandonnée, par cet étranger. Je vis mon ami Jules déshonoré et rendu ridicule par la conduite de sa femme. Toute une tragédie se déroula dans mon imagination, et je me promis, à ce moment, de faire ce que je considérais mon devoir en cette occasion. Puisque la réputation de ma cousine était en jeu, puisque son bonheur, sa tranquillité, que je m’étais plu à croire parfaits jusque-là, étaient menacés ; enfin, puisque l’honneur de Jules, l’ami envers qui je me tenais responsable, allait être entaché je pris la résolution ferme et bien décidée d’intervenir en autant qu’il me serait possible de le faire, et de tâcher de réparer le mal qui était fait ou était en voie de se faire.

« Non », me disais-je en écoutant distraitement Madame Dubois, qui continuait à débiner, « cela ne doit pas être ! Il faut que cela change, et, bout’d’vache, ça va changer ! »

Inconsciemment, j’avais pris le juron favori, sinon le langage, de l’oncle Toine, et je crois que l’entêtement proverbial de ce dernier ne fut jamais plus solide que la décision avec laquelle je me disposai à agir.

— Écoutez, madame Dubois, dis-je tout-à-coup, c’est sérieux ce que vous me racontez là, et cela ne peut continuer ainsi. Je me sens responsable de cet état de choses d’une manière indirecte, car c’est moi qui ai fait connaître Mandine à mon ami Jules, et je suis presque l’auteur de leur mariage. Je suis décidé à faire tout ce qui m’est possible pour ramener Mandine à de meilleurs sentiments et remettre Jules sur une meilleure voie. Je me charge de ma cousine. Chargez-vous de Jules et tâchez de lui faire comprendre ce que sa conduite, ou plutôt son manque de conduite, a de dangereux pour lui-même et pour son bonheur, son avenir. Qu’il cesse de boire et de jouer ; qu’il reprenne sa vie régulière. Autrement sa position au Ministère est en péril. Ne lui dites rien des agissements de sa femme avec l’Écossais. Il ne faut pas éveiller ses soupçons…

— Ses soupçons ! interrompit brusquement madame Dubois, hé ! mon pauvre ami, il y a belle lurette qu’il sait à quoi s’en tenir sur la conduite de Mandine avec son Anglais !…

— Vraiment, dis-je, il s’est aperçu ?… »

— Aperçu ? mais il y a longtemps que le pauvre diable sait ce qui se passe !… Combien de fois, le soir, nous l’avons vu rôdailler autour de sa maison, guettant à travers les rideaux mal tirés du salon et des autres appartements, quand l’Écossais était là. Combien de fois je l’ai vu sur le point d’entrer par une porte de côté ou de derrière, puis, changer d’idée tout à coup et repartir, retourner de là où il venait, pour continuer probablement de boire, jouer, s’amuser et oublier !… Ah ! le malheureux n’a plus d’illusions sur sa femme. Les voisins non plus d’ailleurs, et ils en font des gorges chaudes. Et nos amies, les amies de Mandine, ne l’appellent plus Mandine Langlois, mais bien Mandine l’Anglaise !

— Mais continuais-je, ne s’aperçoit-elle pas que les gens parlent et qu’elle est en train de perdre sa réputation ?

— Elle ne peut manquer de s’apercevoir que ses amies lui tournent le dos, mais elle s’en moque évidemment. Elle est tellement entichée de son Lord et de ses façons qu’elle en est arrivée à semer sa conversation de mots et de phrases anglaises. C’est « my dear », « my darling », « don’t you know » et le reste, quand elle cause avec nous. Elle est en train de faire comme bien d’autres folles de ce quartier-ci, qui parlent anglais — très mal, d’ailleurs — à la maison, et qui marchent vite et à grands pas sur la rue « pour avoir l’air anglais ».

Et madame Dubois se mit à me raconter des histoires ridicules, en donnant les noms des familles canadiennes-françaises de la Côte de Sable, où les enfants parlaient tous anglais à table et dans leurs salons, devant le père et la mère qui ne comprenaient pas un mot de ce que ceux-là disaient. Elle cita aussi certaines gens, de nom et de naissance bien canadiens-français, qui étaient tellement entichées des us et coutumes anglaises qu’elles en étaient arrivées à nommer leurs filles « Jean », parce que Miss Smythe et Miss Jones s’appelaient Miss Jean Smythe et Miss Jean Jones ! Vous imaginez-vous une jeune Canadienne française qui s’appelle mademoiselle Jean Latrémouille ?…

Cependant quand la bonne dame eut fini d’attirer mon attention sur la paille qu’elle voyait dans l’œil de ses bonnes amies sans se soucier de la poutre qui pouvait nuire à sa propre vision, je lui fis part de ma décision bien arrêtée d’intervenir auprès de Mandine, et d’user de toute mon influence pour l’arrêter sur la pente glissante qui l’entraînait fatalement à sa perte.

Madame Dubois me félicita et m’encouragea fortement et me promit que, de son côté, elle ferait son possible pour faire revenir Jules à de meilleurs sentiments.

Nous nous quittâmes bon amis avec promesse de se revoir bientôt pour s’exposer nos résultats respectifs.