Ma cousine Mandine/13

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Éditions Édouard Garand (p. 20-21).

XIII


Cependant l’heure avançait, et j’en fis la remarque à Jules.

— Il est bientôt midi, fis-je en regardant ma montre, où vas-tu goûter ?

— C’est vrai, le « lunch ». Mais ne t’inquiète pas de cela. Je prends ordinairement quelque chose au comptoir ici… au « free lunch ». Si tu veux m’excuser un instant, je vais aller voir ce qu’il y a.

— Nous aussi, dirent les deux amis, allons manger sans bourse délier ! Venez-vous ?

Je refusai, prétextant que je ne dînais que le soir.

Ils se dirigèrent tous les trois vers un bout du long comptoir où étaient rangés cinq ou six assiettes et plats dans lesquels, je le constatai plus tard, on avait jeté des morceaux de biscuits secs, des débris de viande froide, des bouts de hareng fumé, de morue salée, des choux au vinaigre, des cornichons, des oignons, du fromage très fort… en parfum. Des restants de table, enfin, un méli-mélo, un salmigondis difficile à décrire et plus difficile, sans doute, à digérer.

Les trois amis se mirent à piger dans les assiettes, au p’tit bonheur, avec leurs doigts, et avec un entrain qui donnait raison au dicton familier : « ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Seulement, dans ce cas, leur ventre à eux devait aussi manquer de nez et d’yeux.

Je sus plus tard que c’était là le premier repas du jour pour un grand nombre de ces petits employés de bureau, dont l’estomac, brûlé par les boissons alcooliques, se refusait à toute nourriture avant d’avoir été réchauffé, stimulé, activé par un certain nombre de consommations à base d’alcool.

D’ailleurs, pour des gens qui ne touchaient leur salaire qu’une fois le mois, et qui, grâce à leurs habitudes de bohèmes, n’avaient plus le sou une semaine après avoir touché ce salaire, ce genre de sustentation n’était pas à dédaigner quand venait la fin du mois, car il était absolument gratuit pour les habitués de la buvette. Ils payaient le boire et le restaurateur donnait le manger. De là le nom de l’établissement — un restaurant.

Nos trois amis s’en donnaient donc à cœur joie au bout du comptoir. D’autres confrères de bureau, plus tard, arrivèrent en bande se ranger à leurs côtés et se mirent aussi à prendre leur part du festin. Certains d’eux demandèrent des dés au garçon du « bar », et se mirent à jouer pour savoir qui paierait la consommation obligatoire. Les conversations à bâtons rompus s’engagèrent d’un bout du comptoir à l’autre, les saillies, les répliques, les « scies », se mirent à pleuvoir au milieu d’éclats de rires bruyants, de bourrades, de taloches, et la salle eut bientôt l’air d’une salle de récréation où des collégiens en congé se seraient donné rendez-vous pour donner libre cours à leur humeur tapageuse et destructive.

Je vis bien que je ne pourrais pas séparer Jules de ses copains, et comme je ne pouvais pas passer l’après-midi dans cette buvette, je me levai et allai prendre congé de lui, sous prétexte d’un engagement pressant que j’avais oublié. Je lui dis que je reviendrais le voir le lendemain matin. Je m’excusai auprès de ses deux amis, qui ne me pressèrent nullement de rester, et je les quittai très occupés à leur banquet.