Ma cousine Mandine/23

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Éditions Édouard Garand (p. 38-41).

XXIII


J’avais remarqué, lors de notre dernière conversation ensemble, que ma cousine n’avait pas mentionné le nom de Lomer-Jackson. J’en avais conclu que la pauvre enfant avait vu ses illusions et ses espérances trompées et déçues par cet individu. Jusqu’à quel point elle avait été désappointée en lui, je l’ignorais, mais un incident surgit bientôt que me montra quel sale garçon c’était que ce Jackson, et combien ma cousine avait fait fausse route en se fiant à lui et en s’en faisant un ami.

Deux ou trois jours après le départ de Mandine pour M…, je fus très occupé à faire des arrangements avec un bureau d’avocats important de la capitale, avec l’intention d’y entrer comme associé junior. J’avais certaines démarches à faire et certaines gens à rencontrer. Le « Rideau Club », dont j’étais membre, était un endroit où j’avais la chance de rencontrer les personnes que je voulais intéresser à mon projet d’établissement.

J’étais là, un soir, avec deux amis, à causer et à fumer en attendant l’arrivée d’un personnage influent de la profession légale qui, à ses moments de loisir, s’occupait aussi de politique. Ce personnage était en mesure de m’aider de ses conseils et de son prestige.

La salle du club, grande et vaste, située au premier étage de l’édifice, était pourvue de petites tables carrées autour desquelles des fauteuils profonds et moelleux offraient un confort très goûté des membres assidus.

Mes amis et moi occupions une de ces tables à une des extrémités de la salle.



Ce soir-là il y avait foule nombreuse au club. La session des Chambres fédérales battait son plein. Le monde politique était alors en ébullition à la veille d’un changement possible de parti au pouvoir. Les politiciens des deux langues étaient donc en nombre ce soir-là.

Mes amis et moi causions tranquillement ensemble. Après m’avoir félicité pour mon succès à Toronto, mes amis me demandèrent naturellement ce que je comptais faire maintenant que j’étais membre du barreau d’Ontario.

J’étais à leur développer mes plans et projets d’avenir, lorsque, tout-à-coup, mon fauteuil fut violemment bousculé par trois individus qui passaient derrière moi pour atteindre une table voisine de la nôtre. J’entendis un « beg pardon », murmuré d’un ton moqueur et, m’étant levé, je reconnus le Lomer-Jackson en compagnie de deux amis qui, comme lui, avaient l’air joliment éméchés.

Ma première impulsion fut de protester contre leur rude manière d’agir, mais un de mes amis me toucha le bras et me demanda de laisser faire et de ne rien dire. Ces gens étaient plus ou moins ivres, évidemment, et ils ne valaient pas la peine de s’en occuper.

Jackson et ses amis s’assirent à quelques pas de nous et ayant commandé, à haute voix, une consommation, eurent l’air de ne plus s’occuper que de boire et de causer entre eux.

Je me rassis, sur les instances de mes amis, mais je n’étais ni tranquille ni satisfait. Le manque de courtoisie, ou plutôt de savoir-vivre, de ces trois individus me tenait au cœur. Lomer-Jackson, particulièrement, m’agaçait. C’était lui, je croyais, qui avait heurté mon fauteuil, et je crus voir un sourire narquois et provocateur errer sur ses lèvres pendant que je reprenais mon siège. Je n’étais pas certain, mais il me semblait que Jackson avait fait exprès pour me déranger en passant.

Tout en continuant d’élaborer ma future ligne de conduite à mes amis, je ne pouvais m’empêcher de tendre l’oreille du côté des trois nouveaux arrivés. Bientôt je saisis quelques bribes de leur conversation qui confirmèrent mes soupçons sur l’intention bien arrêtée de Jackson de me provoquer, ou du moins de me taquiner, m’ennuyer. Je cessai de parler alors et je prêtai plus attentivement l’oreille vers la table voisine.

Mes amis s’aperçurent de ma distraction et redoublèrent d’efforts pour attirer et retenir mon attention sur notre sujet de conversation.

J’étais assis en face d’une grande glace qui reflétait la moitié de la salle et particulièrement cette partie où Jackson et ses amis étaient assis. En passant derrière moi et en jetant un coup d’œil dans cette glace, Jackson m’avait évidemment reconnu et savait parfaitement qui il bousculait en heurtant mon fauteuil.

Je saisis bientôt plusieurs mots qui sonnèrent très mal à mon oreille, entre autres, les expressions « coward », « mean cur », qui semblaient être dites avec l’idée d’atteindre mes oreilles et celles de mes amis. En levant les yeux vers la glace dont j’ai parlé, je vis le regard de Jackson fixé sur moi, et alors je n’eus plus de doute sur ses intentions.

Je suis naturellement pacifique et j’ai horreur des rixes et luttes brutales. Cependant, en constatant que le Jackson voulait se moquer de moi, et même m’insulter en présence de ses amis et des miens, mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Je me sentis pâlir, mes mains se mirent à trembler. Un instant, je pensai à me lever pour aller demander des explications à nos voisins. Mes amis, craignant sans doute une esclandre, proposèrent de partir et quitter la salle. Je leur répondis que j’étais venu pour attendre quelqu’un et que je ne partirais certainement pas sans l’avoir vu. Puis je me levai et, ayant retourné mon fauteuil, je m’assis en faisant face à Jackson, le fixant dans les yeux.

La pensée d’avoir à châtier cet individu ne me souriait pas, mais ma vie d’étudiant à l’Université, avec ses exercices variés de lutte, de boxe, de courses, de gymnastique de tous genres, n’était pas de nature à me faire craindre une rencontre avec ce garçon, ni de me mesurer avec lui. J’en avais trop rencontré, durant mes années de collège, de plus gros et de plus forts que ce Jackson pour le craindre ou l’éviter.

Cependant, Jackson continuait de parler et de ricaner. À un moment, je saisis quelques mots de français, et je constatai, à ma surprise, que ses deux amis étaient canadiens-français comme moi. Mais, à leur conversation en anglais, il était facile de voir qu’ils étaient plus habitués à parler cette langue que la leur.

Il y avait alors à Ottawa (je l’ai déjà dit, je crois), certaines familles canadiennes-françaises qui cultivaient les manières et le ton des Anglais. Ces gens d’une mentalité singulièrement croche, croyaient, en singeant nos concitoyens de race étrangère, acquérir une certaine distinction qui les mettait à part des autres Canadiens-français, qu’ils dédaignaient d’ailleurs et avec qui ils évitaient tout contact et tout commerce.

Ces deux amis de Jackson étaient sans doute de ce calibre, et ceci n’était pas de nature à mitiger mes sentiments envers le groupe voisin.

Je vis clairement aussi que si Jackson parlait français, c’était pour mieux attirer notre attention et enlever tout doute possible sur son intention bien arrêtée de m’insulter.

La conversation, de notre côté, s’était complètement arrêtée, et je pouvais suivre avec plus de précision ce que disaient Jackson et ses amis. Ces derniers, évidemment, ne savaient pas de quoi il retournait, et leur part de conversation se bornait à écouter Jackson ou lui poser des questions.

Une phrase nette et distincte nous arriva au bout de quelques instants de silence de notre part. Un des amis de Jackson lui avait demandé :

« Who is that little french girl, or young widow, of yours, any way ? »[1]

Jackson répondit, en bon français, en exhalant vers le plafond la fumée de sa cigarette :

« Oh ! cette petite cocotte se nomme Allemandine Langlois, ou l’Anglaise, comme ses amis l’appellent pour rire, et c’est la cousine de ce monsieur ! » dit-il en ricanant et en me désignant d’un mouvement de la tête.

En entendant ces mots, le sang m’afflua au cœur. Je vis rouge ! Avant que mes amis eussent pu me retenir, je m’avançai vers Jackson et, lui mettant la main sur l’épaule, les yeux dans les yeux, je lui dis :

« Jackson, vous êtes un vil goujat et un lâche ! Vous allez retirer ce que vous venez de dire et me faire des excuses !

Jackson avait rougi en me voyant approcher de lui, puis il avait pâli cependant, faisant mine de conserver son sang-froid et son air dédaigneux, il essaya d’ôter ma main de son épaule, que je tenais d’une poigne solide. Ne pouvant réussir à me faire lâcher prise, il se leva à demi et me porta un coup de poing à la figure, en disant :

Let go, you d… d eur ! »

Je parai facilement le coup qu’il croyait sans doute devoir m’assommer ou m’aveugler et, l’aidant à se mettre complètement debout, je lui lançai ce qu’on appelle en termes de boxe, un « upper-cut », c’est-à-dire un coup de bas en haut, qui l’atteignit au menton et le culbuta sur la table, qu’il eût renversée avec lui si ses amis ne l’eussent retenue de leurs deux mains.

Ceci s’était passé en quelques secondes, et ni mes amis ni ceux de Jackson n’avaient eu le temps d’intervenir. Ces derniers restaient là, bouche bée et trop surpris pour prendre une part quelconque à l’incident. Mes deux amis s’approchèrent de moi et voulurent me saisir, mais je les repoussai vivement. Je guettais Jackson et je venais de constater qu’en tombant penché sur la table il avait saisi un pot en cristal à moitié rempli d’eau et de glace qui s’y trouvait. Aussitôt qu’il eut repris son équilibre, et avant que ses copains n’eussent pu l’en empêcher, il leva ce pot et me le jeta à la tête. Je me baissai instinctivement, et le pot alla se briser avec fracas sur le mur en arrière de moi.

Avant que Jackson eut pu faire un autre mouvement, et tandis qu’il avait le bras en l’air, je lui portai un coup droit, un coup parti de l’épaule, qui l’atteignit entre les deux yeux et qui le fit reculer en chancelant de plusieurs pas. Je m’avançai vivement pour renouveler le coup, mais je fus saisi à bras le corps par mes deux amis et retenu impuissant malgré mes efforts pour me libérer.

Je n’aurais cependant pu rejoindre Jackson qui, en recouvrant l’équilibre, avait pris la fuite vers l’escalier, où il disparut en enjambant les marches quatre à quatre, laissant son chapeau et sa canne sur la table. Ses amis restaient assis, trop surpris pour faire la moindre tentative en faveur de Jackson, et ils le virent disparaître en baissant la tête, sans dire un mot.

Malgré que tout se fut passé en quelques minutes seulement, le bruit du verre brisé contre le mur, et la vue d’un individu courant le long des tables et se précipitant tête baissée dans l’escalier, eurent pour effet d’arrêter toute conversation dans la salle du club. Les garçons de table arrivèrent en hâte et voulurent savoir de moi ce qui s’était passé. Je les mis au courant de l’incident. Jackson m’avait insulté publiquement et je l’en avais châtié.

Les deux amis de ce dernier, penauds et confus de la sortie ridicule de leur copain, ne purent que confirmer mon récit. Le calme se rétablit bientôt. Les amis de Jackson s’échappèrent à leur tour en laissant aux garçons le chapeau et la canne oubliés par lui.

Je sus plus tard qu’à la suite de cette algarade, Lomer-Jackson devint la risée de ses amis et que, chassé du Club Rideau, après enquête où moi et mes amis durent témoigner, il disparut subséquemment d’Ottawa en route probablement vers le pays brumeux qui l’avait vu naître.

Ni Mandine ni moi n’entendîmes plus jamais parler de lui, et nous ne tardâmes pas à oublier complètement le sale type qui, comme bien d’autres de ses compatriotes, était venu aux « colonies » passer quelques années, en partie de plaisir, y amasser facilement, grâce à certaines influences mystérieuses auprès de nos gouvernants, quelques milliers de piastres, et était retourné dans son pays, plus riche que quand il en était parti, bourré de bonnes histoires sur les « gogos », les « blooming colonials » qu’il avait épatés et roulés chez nous.


  1. Enfin, qui est cette petite française, cette jeune veuve, de tes bonnes amies ?