Ma double vie/03

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Charpentier et Fasquelle (p. 21-34).
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III


Je dormis mal. Et le lendemain matin, à huit heures, nous partions en chaise de poste pour Versailles.

Je vois encore la grosse Marie, la fille du jardinier, tout en larmes ; la famille réunie en haut du perron ; ma petite malle ; la caisse à joujoux apportée par maman ; un cerf-volant, fait par mon cousin, qu’il me donna au moment où la voiture s’ébranlait. Je vois toute la grande maison carrée qui devenait petite, toute petite… à mesure que nous nous éloignions.

Et debout, tenue par mon père, j’agitais son foulard bleu que je lui avais retiré du cou ; puis je m’endormis, et ne m’éveillai que devant la lourde porte du couvent de Grand-Champs.

Je frottai mes yeux, cherchant à orienter mon esprit. Je sautai de voiture et regardai curieusement.

Le pavé était petit, rond, et l’herbe poussait partout. Un mur, une grande porte surmontée d’une croix, et puis, rien derrière… on ne voyait rien.

À gauche, une maison. À droite, la caserne Satory.

Pas un bruit ; pas la résonance d’un pas ; pas un écho.

« Oh ! maman, c’est là-dedans que je vais entrer ? Oh ! non, je veux retourner chez Mme Fressard ! »

Maman haussa légèrement les épaules, en me montrant mon père, pour me faire comprendre qu’elle n’y était pour rien.

Je me jetai vers lui. Il sonnait. Il me prit la main ; et, la porte s’ouvrant, il m’entraîna doucement. Maman et ma tante Rosine suivirent.

La cour était vaste et triste ; mais on voyait des bâtiments, des fenêtres, quelques visages curieux d’enfants.

Mon père dit un mot à la sœur tourière et on nous fit entrer dans le parloir.

Une grande salle cirée, traversée par un énorme grillage noir qui tenait toute la longueur de la pièce. Des banquettes de velours rouge autour ; puis quelques chaises et fauteuils près du grillage. Le portrait de Pie IX, le portrait en pied de saint Augustin, et le portrait d’Henri V.

Je claquais des dents. Il me semblait me souvenir d’avoir lu la description d’une prison dans un livre quelconque, et que c’était tout à fait cela.

Je regardai mon père, maman, et je me sentis en défiance contre eux.

On disait si souvent que j’étais une enfant indomptable ; qu’il faudrait une main de fer ; que j’étais le diable fait enfant. Ma tante Faure répétait si souvent : « Cette enfant finira mal ; elle a des idées de folle… etc., etc. »

Je fus prise de peur. « Papa ! papa ! Je ne veux pas aller en prison !… C’est une prison cela, j’en suis sûre !… J’ai peur ! J’ai peur !… »

De l’autre côté de la grille, une porte venait de s’ouvrir. Je m’arrêtai pour regarder. Une petite femme courte et ronde venait d’entrer. Elle s’approcha près de la grille. Son voile noir était baissé jusqu’à la bouche. Je ne pouvais rien voir de sa figure. Elle reconnut mon père avec lequel elle avait sans doute déjà conféré.

Elle fit tourner une porte dans la grille, et nous pénétrâmes tous dans la seconde pièce.

Me voyant pâle, les yeux pleins de larmes et de terreur, elle me prit doucement la main ; et, tournant le dos à mon père, elle releva son voile : et je vis la plus douce, la plus rieuse figure qu’il soit possible de voir.

De grands yeux bleus pleins d’enfance, le nez retroussé, la bouche rieuse et charnue, de belles dents fortes et claires.

Son air de bonté, de vaillance et de gaieté me jeta tout de suite dans les bras de mère Sainte-Sophie, la supérieure du couvent de Grand-Champs.

« Ah ! nous voilà amies ! » dit-elle à mon père en baissant son voile.

Quel instinct secret avertissait cette femme sans coquetterie, sans glace, sans souci de la beauté, que son visage était fait pour charmer, que son clair sourire ensoleillait le sombre couvent ?

« Eh bien, maintenant, nous allons faire la grande visite du couvent ! »

Et nous voilà partis : moi, tenant papa et mère Sainte-Sophie par la main ; deux autres religieuses nous accompagnant : la mère Préfète, une grande femme froide aux lèvres pincées ; et sœur Séraphine, flexible et blanche comme un brin de muguet.

On commença par visiter le bâtiment, la grande salle de travail dans laquelle toutes les élèves se réunissaient le jeudi pour la conférence faite presque toujours par mère Sainte-Sophie ; les élèves travaillaient toute la journée à leurs travaux à l’aiguille ; les unes faisaient de la tapisserie ; d’autres, de la broderie ; d’aucunes s’occupaient à la décalcomanie, etc., etc.

La salle était grande. On y dansait le jour de la Sainte-Catherine et à quelques autres occasions.

C’était dans cette salle aussi qu’une fois par an, la mère Supérieure remettait à chaque sœur le sou qui représentait son revenu de l’année.

Les murs étaient ornés de gravures pieuses et de quelques tableaux à l’huile faits par des élèves. Mais la place d’honneur appartenait à saint Augustin : Une grande et magnifique gravure représentait la conversion de saint Augustin.

Oh ! que je l’ai regardée souvent, cette gravure ! Sûrement, ce saint Augustin me donnait de grandes émotions et troublait mon cœur d’enfant.

Puis, maman admira la propreté du réfectoire ; mais elle demanda à voir quelle serait ma place ; et quand on la lui eut montrée, elle se refusa énergiquement à ce que je fusse placée à l’endroit indiqué. « Non, dit-elle, l’enfant est très faible de poitrine, elle serait en plein courant d’air. Je ne veux pas qu’elle soit là. » Et mon père insistant dans le sens de ma mère, il fut convenu qu’on me placerait au fond du réfectoire. Du reste, on tint parole.

Quand il fallut monter le large escalier qui conduisait aux dortoirs, maman resta une seconde effarée : l’escalier était large, large… les marches basses et faciles… mais il y en avait une telle quantité pour arriver au premier étage…

Un instant, les bras tombants, l’œil fixe, maman regarda, découragée, hésitante. « Reste, Youle, dit ma tante, je monterai. — Non, non, dit maman d’une voix


LE COUVENT DE GRAND-CHAMPS, VU DU JARDIN
LE COUVENT DE GRAND-CHAMPS, VU DU JARDIN
Le couvent de Grand-Champs, vu du jardin.
douloureuse : je veux voir où couchera l’enfant ; elle est

si délicate. » Mon père la monta à moitié et nous fûmes dans un des immenses dortoirs. Cela ressemblait en beaucoup plus grand au dortoir de chez Mme Fressard ; seulement, c’était carrelé par terre, sans aucune carpette, sans rien.

« C’est impossible ! s’écria maman. La petite ne peut pas coucher là. Elle attrapera la mort. C’est trop froid. »

Mère Sainte-Sophie, la Supérieure, calma maman qui était très pâle. Elle la fit asseoir. Ma mère avait déjà le cœur très malade.

« Tenez, Madame, nous mettrons votre fillette dans ce dortoir. » Et elle ouvrit une porte donnant sur une belle chambre contenant huit lits. Elle était parquetée. C’était la chambre attenante à l’infirmerie dans laquelle couchaient les enfants faibles ou convalescents.

Maman rassurée, nous descendîmes dans les jardins.

Il y avait le « petit bois », le « moyen bois », et le « grand bois ». Puis un verger à perte de vue dans lequel se trouvait le bâtiment des enfants pauvres instruits gratuitement et qui aidaient à la grande lessive toutes les semaines.

La vue de ces immenses bois dans lesquels se trouvaient des gymnastiques, des balançoires, des hamacs, me ravit de joie : je pourrais vagabonder dans tout cela.

Mère Sainte-Sophie dit que le « petit bois » était réservé aux grandes élèves ; et le « moyen bois », aux petites filles. Quant au « grand bois », toutes les classes s’y réunissaient aux jours de fêtes, puis pour la récolte des châtaignes et la cueillette des acacias.

Mère Sainte-Sophie fit remarquer que chaque enfant pouvait avoir son petit jardin ; que parfois on se réunissait deux, trois, pour avoir un joli jardin.

« Oh ! j’aurai mon jardin, dis, mon jardin pour moi seule ? — Oui, dit ma mère, pour toi seule. »

La Supérieure appela le jardinier, le père Larcher, le seul homme qui, avec l’aumônier, faisait partie du personnel du couvent.

« Père Larcher, dit l’aimable femme, voilà une enfant qui veut un beau jardin. Choisissez-le-lui dans un bel endroit. — Bien, ma Mère », dit le brave homme. Je vis mon père glisser une pièce dans la main du jardinier, qui remercia confus.

L’heure avançait. Il fallut se quitter. Je me souviens très bien que je n’en éprouvai aucun chagrin.

Je ne pensais qu’à mon jardin. Le couvent ne me paraissait plus une prison, mais un paradis.

J’embrassai maman, ma tante. Papa me tint un instant serrée contre lui. Et, quand je le regardais, il avait les yeux pleins de larmes ; mais moi, je n’avais pas envie de pleurer.

Je l’embrassai fort, et lui dis tout bas : « Je vais être sage, sage, et vais bien travailler pour partir dans quatre ans avec toi. »

Puis j’allai vers maman qui faisait à mère Sainte-Sophie les mêmes recommandations qu’à Mme Fressard : cold-cream, chocolat, confitures, etc., etc.

Mère Sainte-Sophie inscrivait toutes les recommandations ; et elle eut soin de les faire exécuter scrupuleusement.

Toute ma famille partie, je me sentis prête à pleurer. Mais la Supérieure me prit la main et m’emmena au « moyen bois » pour me faire voir où serait mon jardin. Il n’en fallut pas plus pour me distraire.

Nous trouvâmes le père Larcher en train de tracer une légère ligne de démarcation dans l’angle du bois. Il y avait un petit bouleau appuyé contre le mur. Cet angle était formé par la réunion des deux murs, l’un donnant sur le chemin de fer de la rive gauche qui coupe en deux le bois de Satory, car tous les « bois » de mon couvent avaient été pris sur le joli bois de Satory. L’autre mur était le mur du cimetière.

Papa, maman, ma tante, tous, m’avaient donné de l’argent. J’avais, je crois, quarante ou cinquante francs, et je voulais tout donner au père Larcher pour m’acheter des graines.

La Supérieure sourit et fit appeler mère Économe et mère Sainte-Appoline. À l’une, je dus remettre mon argent, sauf vingt sous qu’elle me laissa en me disant : « Quand vous n’en aurez plus, fillette, vous viendrez en chercher. »

Puis mère Sainte-Appoline, qui était professeur de botanique, me demanda ce que je voulais comme fleurs.

Ah ! ce que je voulais comme fleurs ?… Je voulais tout !

Elle commença un petit cours en me disant que toutes les fleurs ne poussaient pas à la même époque. Puis elle prit de mon argent à l’Économe et, le remettant au père Larcher, lui dit de m’acheter une pelle, un râteau, une binette et un arrosoir. Plus quelques graines et quelques plantes dont elle lui remit la liste.

J’étais radieuse.

Et je revins avec mère Sainte-Sophie qui me conduisit au réfectoire. On allait dîner.

Quand j’entrai dans cet immense réfectoire, je restai interdite, bouche bée… Plus de cent jeunes filles et fillettes étaient là, debout pour le Benedicite.

A la vue de la Supérieure, tout le monde s’inclina profondément ; puis les regards convergèrent vers moi.

Mère Sainte-Sophie me conduisit dans le fond, à la place choisie. Puis elle revint au milieu du réfectoire. Elle s’arrêta, fit le signe de la croix, et dit à haute voix le Benedicite.

Quand elle quitta le réfectoire, tout le monde salua de nouveau, et je me trouvai toute seule… toute seule dans la cage des petites fauves.


J’étais assise entre deux fillettes de dix à douze ans, noires comme deux petites taupes. Deux jumelles de la Jamaïque, nommées Dolorès et Pepa Cardaños. Elles étaient au couvent depuis deux mois seulement et semblaient aussi intimidées que moi.

Il y avait pour dîner : de la soupe à… à tout !… Et du veau avec des haricots blancs. Je détestais la soupe. Et j’ai toujours eu le veau en horreur.

Je retournai mon assiette quand on passa la soupe, mais la sœur converse la retourna brutalement ; et, au risque de me brûler, me versa de force la soupe dans mon assiette.

« Faut manger votre soupe, me dit tout bas ma voisine de droite qui s’appelait Pepa. — J’aime pas cette soupe-là ! Je n’en veux pas ! »

La sœur inspectrice passait : « Mademoiselle, il faut manger votre soupe. — Non, je ne l’aime pas… cette soupe-là ! »

Elle sourit, et me dit doucement : « Il faut tout aimer. Je reviendrai tout à l’heure. Soyez gentille. Mangez votre soupe. »

Je commençais à rager ; mais Dolorès me passa son assiette vide et gentiment mangea ma soupe.

Quand l’inspectrice revint, elle témoigna sa satisfaction. Furieuse, je lui tirai la langue, ce qui fit rire toute la tablée.

Elle se retourna vivement. Mais l’élève qui tenait le bout de table et qui était surveillante, étant la plus âgée, lui murmura : « C’est la nouvelle qui fait des petites grimaces. » L’inspectrice s’éloigna.

Le veau passa dans l’assiette de Dolorès, mais je voulus garder les haricots blancs, ce qui faillit nous brouiller. Elle céda cependant, entraînant dans son assiette, avec mon morceau de veau, quelques haricots que je défendais.

Une heure après, on faisait la prière du soir, et tout le monde montait se coucher. Mon lit était placé contre le mur dans lequel était creusée la petite niche de la Sainte Vierge. Une lampe brûlait toujours dans cette niche. Elle était alimentée par les enfants dévotieux et reconnaissants après leur convalescence. Deux petits pots de fleurs minuscules étaient placés au pied de la statuette. Les pots étaient en terre cuite ; les fleurs en papier.

Je faisais très bien les fleurs. Et je résolus de suite en me couchant que je ferais toutes les fleurs pour la Sainte Vierge.

Et je m’endormis rêvant de guirlandes de fleurs, de haricots, et de pays lointains. Les deux jumelles de la Jamaïque avaient frappé mon esprit.

Le réveil fut dur. Je n’avais pas l’habitude de me lever si tôt. Le jour perçait à peine les carreaux opaques des fenêtres. Je me levai en bougonnant.

On avait un quart d’heure pour faire sa toilette, et il me fallait une bonne demi-heure pour démêler mes cheveux. La sœur Marie, voyant que je n’étais pas prête, s’approcha de moi ; et violemment, avant que j’aie pu juger son mouvement, m’arracha le peigne des mains : « Allons, allons, il ne faut pas lambiner comme ça ! » Et plantant le peigne dans ma tignasse, elle m’arracha une poignée de cheveux.

La douleur et la rage de me voir malmenée ainsi me donnèrent sur-le-champ un de ces accès de colère qui terrifiaient ceux qui en étaient témoins.

Je me précipitai sur la malheureuse sœur ; et, des pieds, des dents, des mains, des coudes, de la tête, de tout mon pauvre petit corps si menu, je frappai, je cognai, je hurlai !

Toutes les élèves, toutes les sœurs, tout le monde accourait. Les enfants criaient : « Au secours ! » Les sœurs faisaient le signe de la croix et n’osaient s’approcher. Mère Préfète me jeta de l’eau bénite pour m’exorciser.

Enfin, mère Sainte-Sophie la Supérieure arriva.

Mon père l’avait mise au courant de mes accès de colère sauvage qui étaient mon seul et réel défaut, et qui tenaient autant à mon état de santé qu’à la violence de mon caractère.

Elle s’approcha. Je tenais toujours sœur Marie, mais j’étais épuisée par mes efforts et par cette lutte contre la pauvre femme qui, grande et forte, se garait sans se défendre et essayait de me tenir les pieds ou les mains à tour de rôle.

La voix de la mère Sainte-Sophie me fit lever la tête.

Mes yeux noyés de larmes entrevirent son doux visage, si empreint de pitié, que je m’arrêtai un instant sans pourtant lâcher prise ; et, honteuse et frémissante, je dis très vite : « C’est elle qui a commencé ! Elle m’a arraché mon peigne comme une méchante pour arracher mes cheveux ! Elle m’a bousculée ! Elle m’a fait du mal ! C’est une méchante !… ». Et j’éclatai en sanglots. Mes mains se desserrèrent. Et je me trouvai, sans que j’en eusse conscience, étendue sur mon petit lit, la main de mère Sainte-Sophie sur mon front, et sa voix, tendre et grave, me sermonnant doucement.

Tout le monde était parti. J’étais seule avec elle et la petite Sainte Vierge dans sa niche.


À partir de ce jour, mère Sainte-Sophie prit un énorme ascendant sur moi.

Chaque matin, elle me faisait venir ; et sœur Marie, à qui j’avais demandé pardon devant tout le couvent réuni, me peignait doucement en sa présence.

Assise sur un petit tabouret, j’écoutais la lecture que faisait la mère Supérieure, ou l’histoire instructive qu’elle me contait. Ah ! l’adorable femme ! Et que j’aime à me rappeler son souvenir !

Je l’adorais, comme on adore, petit enfant, un être qui vous a prise toute, sans savoir, sans discuter, sans se rendre compte, subissant un charme infini.

Mais depuis, je l’ai comprise et admirée. J’ai deviné l’âme unique et rayonnante emprisonnée sous l’enveloppe courtaude et rieuse de cette sainte femme.

Je l’ai aimée pour tout ce qu’elle a éveillé de noble en moi. Je l’aime pour les lettres qu’elle m’a écrites et que je relis souvent. Je l’aime, parce qu’il me semble que tout imparfaite que je sois, je le serais cent fois plus si je n’eusse connu et aimé cette pure créature.

Une seule fois, je la vis sévère et la sentis soudainement en colère : Il y avait dans la petite pièce qui précédait sa cellule et qui servait de salon, le portrait d’un jeune homme dont le beau visage était empreint d’une certaine noblesse.

« C’est l’Empereur ?… demandai-je. — Non, fit-elle, en se retournant vivement, c’est le Roi ! c’est Henri V. »

Je ne compris que plus tard le pourquoi de son émoi. Tout le couvent était royaliste. Et Henri V était le souverain reconnu.

On avait le plus profond mépris pour Napoléon III ; ce qui fit que, le jour du baptême du Prince Impérial on ne nous fit pas de distribution de bonbons et que nous ne profitâmes pas du jour de congé accordé à tous les pensionnats, lycées et couvents.

La politique était lettre morte pour moi ; et je me trouvais heureuse au couvent, grâce à mère Sainte-Sophie.

Puis, j’étais très aimée de mes compagnes qui souvent faisaient mes compositions à ma place.

Je n’avais aucun goût pour l’étude, sauf pour la géographie et le dessin. L’arithmétique me rendait folle. L’orthographe m’assommait ; et j’avais un profond mépris pour le piano. J’étais restée timide, et perdais la tête quand on m’interrogeait à l’improviste.

J’avais la passion des bêtes, et je promenais avec moi, dans des petits cartons ou des cages que je fabriquais, des couleuvres — nos bois en étaient peuplés, — des cricris sur des feuilles de lis, des lézards qui avaient presque toujours la queue cassée parce que, pour voir s’ils mangeaient, je soulevais le couvercle de la boite un tout petit peu, ce que voyant, mes lézards se précipitaient vers l’ouverture, je refermais très vite, rouge et surprise de tant d’aplomb, et crac, soit à droite, soit à gauche, il y avait une queue de prise. Et je me désolais des heures. Et pendant que la sœur nous expliquait, faisant des signes sur le tableau, le système métrique, je pensais — la queue de mon lézard dans la main — au moyen de la lui recoller.

J’avais des toc-marteau dans une petite boite, et cinq araignées dans une cage que m’avait fabriquée le père Larcher avec de la toile métallique. Méchamment, je donnais des mouches à mes araignées qui, grasses et bien nourries, travaillaient à faire leur toile. Et bien souvent pendant la récréation, la cage sur un banc ou un tronc d’arbre, nous restions dix, douze fillettes groupées autour de cette cage à regarder l’étonnant travail de ces petites bêtes. Puis, importante et fière, quand j’apprenais qu’une compagne s’était coupée, je me rendais près d’elle : « Viens, je vais t’envelopper ton doigt : j’ai de la toile d’araignée toute fraîche. » Et armée d’un petit bâton tout mince, je prenais la toile d’araignée que j’enroulais gravement autour du doigt blessé. « Et maintenant, mesdames Araignées, il faut recommencer votre travail ! » Et mesdames Araignées recommençaient, actives et minutieuses.

J’étais une petite autorité. On me prenait pour arbitre dans les questions à trancher. On me faisait des commandes pour les trousseaux des poupées en papier.

À cette époque, faire le grand manteau d’hermine avec la palatine et le manchon était un jeu pour moi. Et cela remplissait d’admiration toutes mes camarades. Je faisais payer mes trousseaux, selon leur importance : deux crayons, cinq plumes tête-de-mort, deux feuilles de papier blanc.

Enfin j’étais devenue une personnalité, et cela suffisait à mon orgueil d’enfant.

Je n’apprenais rien. Je n’avais jamais la croix. Et je ne fus qu’une fois au tableau d’honneur ; pas comme une élève studieuse, mais pour acte de courage : j’avais retiré de la grande mare une petite fille qui voulait attraper des grenouilles. La mare se trouvait dans le grand verger, du côté des enfants assistés. J’avais eu comme pénitence, pour je ne sais quel forfait, deux jours de retraite chez les enfants pauvres. On croyait me punir, et j’adorais cela. D’abord, on me regardait comme la Demoiselle ; et je donnais des sous pour qu’on m’apporte en cachette de la cassonade, ce qui était facile aux petites externes.

Nous étions à l’heure de la récréation. J’entendis des cris. Je me précipitai vers la mare d’où venaient les cris et je sautai dans l’eau sans réfléchir. Il y avait tellement de vase que nous nous embourbions ; seulement, la fillette avait quatre ans, elle était petite, petite, et disparaissait sans cesse. Moi, j’avais plus de dix ans. Enfin, je ne sais comment j’arrivai à la sortir de là. Sa bouche, son nez, ses oreilles, ses yeux, tout était plein de vase. Il paraît qu’on fut longtemps avant de la ranimer. Quant à moi, on m’emporta claquant des dents, nerveuse, et demi-pâmée.

J’eus un gros accès de fièvre, et ce fut mère Sainte-Sophie qui voulut me veiller.

Je l’entendis qui disait au médecin : « Cette enfant, monsieur le docteur, est ce que nous avons de meilleur ici. Elle sera parfaite quand elle aura reçu le Saint Chrême. » Ces paroles me frappèrent tellement qu’à partir de ce jour je devins mystique.

Douée d’une imagination très vive et d’une extrême sensibilité, la légende chrétienne me prit l’esprit et le cœur. Le Fils de Dieu devint mon culte, et la Mère des Sept-Douleurs mon idéal.