Aller au contenu

Ma double vie/10

La bibliothèque libre.
Charpentier et Fasquelle (p. 115--np-).
◄  IX
XI  ►


X


Mais revenons au Conservatoire.

Presque tous les élèves étaient partis. Je restais silencieuse et confuse sur mon banc. Marie Lloyd vint s’asseoir près de moi. « Tu as du chagrin ? — Oui, je voulais avoir le premier prix, et c’est toi qui l’as. Ce n’est pas juste ! — Je ne sais pas si c’est juste ou non, répliqua Marie Lloyd, mais je te jure que je ne l’ai pas fait exprès ! »

Je ne pus m’empêcher de rire.

« Veux-tu que j’aille déjeuner chez toi ?» Et son beau regard devint humide et suppliant. Elle était orpheline et pas heureuse ; et elle avait besoin, en ce jour de triomphe, d’un peu de famille.

Je sentis mon cœur se fondre en une infinie et tendre pitié. Je lui sautai au cou et nous partîmes toutes les quatre : Marie Lloyd, Mme Guérard, Mlle de Brabender et moi. Maman m’avait fait dire qu’elle m’attendait à la maison.

Dans la voiture, mon caractère « j’m’enfichiste » avait repris le dessus ; nous bavardions sur un tel, une telle : « Oh ! ma chère, comme elle était ridicule ! — Oh ! et sa mère… tu as vu ce chapeau ? — Et le père d’Estebenet… as-tu vu ses gants blancs ?… il les avait volés à un gendarme, bien sûr ! » Et nous riions comme des folles. « Et ce pauvre Châtelain qui s’était fait friser ! ajouta Marie Lloyd. As-tu vu sa tête ? » Mais je ne riais plus. Je me rappelais qu’on m’avait fait défriser, moi, et que, grâce à cela, j’avais manqué mon premier prix de tragédie.

Arrivés chez maman, nous trouvâmes déjà installés : ma tante, mon parrain, le vieil ami Meydieu, le mari de Mme Guérard, ma sœur Jeanne toute frisée, ce qui me donna un coup de couteau dans le cœur, car elle avait les cheveux plats, et on l’avait frisée pour l’embellir, quoiqu’elle fût ravissante autrement ; et moi, on m’avait défrisée et enlaidie.

Marie Lloyd fut reçue par maman avec cette indifférence charmante et distinguée qui lui était particulière.

Mon parrain s’empressa près d’elle ; le succès était tout pour ce bourgeois. Il avait, cent fois auparavant, vu ma jeune camarade sans que sa beauté l’eût frappé, sans que sa pauvreté l’eût touché ; mais, ce jour-là, il affirma avoir prédit depuis longtemps le triomphe de Marie Lloyd. Puis il s’approcha de moi et, mettant ses deux mains sur mes épaules, il me tint en face de lui : « Eh bien, tu as tout raté ! Mais pourquoi t’obstiner à faire du théâtre ?… Tu es maigre, petite… et ta figure, assez gentille de près, est laide de loin ; et ta voix ne porte pas ! — Mais oui, ma fil.., ton parrain a raison, reprit M. Meydieu, épouse donc le minotier qui te demande en mariage ; ou cet imbécile de tanneur espagnol qui perd sa tête sans cervelle pour tes beaux yeux. Tu ne feras jamais rien au théâtre ! Marie-toi ! »

M. Guérard vint me serrer les mains. C’était un homme de près de soixante ans ; Mme Guérard n’en avait pas trente. Il était triste, doux et timide ; il était décoré de la Légion d’honneur, portait une redingote longue et usée, avait des gestes aristocratiques, et était secrétaire particulier de M. de La Tour Desmoulins, député en vogue. — M. Guérard était un puits de science.

Ma sœur Jeanne me dit tout bas : « Le parrain de ma sœur (c’est ainsi qu’elle nommait mon parrain) a dit en rentrant que t’étais laide comme tout. » Je la poussai légèrement.

On se mit à table. Pendant tout le temps du repas, je repris mon désir du couvent. Je mangeai peu et fus prise d’une telle fatigue après le déjeuner, que je dus me mettre au lit.

Une fois seule dans ma chambre, étendue dans mes draps, les membres brisés, la tête lourde, le cœur gonflé de soupirs retenus, je voulus envisager ma triste situation. Mais le sommeil réparateur vint au secours de ma jeunesse, et je m’endormis profondément.

Quand je m’éveillai, je ne pus rassembler de suite mes idées. Quelle heure était-il ? Je regardai ma montre. Dix heures ! Et je dormais depuis trois heures de l’après-midi. J’écoutai un instant. Tout reposait dans la maison. Sur la table placée près de mon lit, sur un petit plateau, étaient posées : une tasse de chocolat et une brioche. Puis une feuille de papier à lettres mise toute droite, bien en évidence, contre la tasse de chocolat. Je pris la feuille en tremblant. Je ne recevais jamais de lettres et je voulus la déchiffrer à la faible lueur de ma veilleuse. J’y parvins avec peine et pus lire ces lignes écrites par « mon petit’dame » (Mme Guérard) :

Pendant que vous dormiez, le duc de Morny a envoyé un mot à votre mère, lui disant que Camille Doucet venait de lui affirmer que votre engagement à la Comédie-Française était chose convenue. Donc, ne vous faites pas de chagrin, ma chère enfant, et ayez confiance dans l’avenir. — Votre petit’dame.

Je me pinçai pour m’assurer que j’étais bien éveillée. Je me précipitai vers la fenêtre. Je regardai dehors. Le ciel était noir. Oui, noir pour tout le monde, mais étoile pour moi. Oui, les étoiles brillaient. Je cherchai la mienne, et je fis choix de la plus grosse, de la plus brillante.

Je revins à mon lit et m’amusai à sauter dessus à pieds joints. Et quand je manquais mon coup, je riais comme une folle.

J’avalai tout mon chocolat. Je faillis m’étouffer en mangeant ma brioche.

Debout sur mon traversin, je fis un long discours à la petite Vierge placée à la tête de mon lit. J’adorais la Vierge. Je lui expliquai les raisons pour lesquelles je ne pouvais prendre le voile malgré ma vocation. Je faisais du charme. J’essayai de la persuader, et je l’embrassai tout doucement sur son pied qui écrasait le serpent. Puis je cherchai dans l’ombre le portrait de maman. Je l’entrevis mal et lui envoyai des baisers.

Je pris la lettre de « mon petit’dame » dans le creux de ma main et je me rendormis.

Quels furent mes rêves ?


Le lendemain, tout le monde fut bon pour moi. Mon parrain, arrivé de bonne heure, hochait la tête d’un air satisfait : « Il faut lui faire prendre l’air, dit-il à ma mère ; je paie un landau. »

La promenade me parut délicieuse, car je pouvais rêver, maman détestant parler en voiture.

Deux jours après, la vieille bonne Marguerite me remit, tout essoufflée, une lettre. Elle portait au coin de son enveloppe un large timbre autour duquel flamboyaient les mots : Comédie-Française.

J’interrogeai ma mère du regard : elle me fit signe que je pouvais ouvrir cette lettre, après toutefois avoir réprimandé Marguerite de me remettre une lettre sans son consentement.

« C’est pour demain, maman !… C’est pour demain !… Je suis convoquée à la Comédie !… Tiens, tiens, lis !… » Mes sœurs étaient accourues. Elles me prirent les mains, et je me mis à tourner avec elles en chantant : « C’est pour demain !… C’est pour demain !… »

Ma sœur cadette avait huit ans. Mais moi, ce jour-là, j’en avais seize.

Je grimpai à l’étage supérieur prévenir Mme Guérard, que je trouvai en train de savonner les robes blanches et les tabliers de ses enfants. Elle me prit la tête et m’embrassa tendrement, ses deux mains pleines de mousse savonneuse me laissant de chaque côté une grande plaque neigeuse. Je redescendis ainsi quatre à quatre et fis une entrée bruyante dans le salon. Mon parrain et M. Meydieu, ma tante et maman commençaient un whist. Je les embrassai tous à tour de rôle, leur laissant en riant un peu de mousse sur le visage. Mais, ce jour-là, tout m’était permis. J’étais un personnage.

C’était le lendemain, mardi, que je devais me rendre à une heure au Théâtre-Français pour être reçue par M. Thierry, alors directeur de la Comédie. Qu’est-ce que je mettrai ? Voilà la grosse affaire…

Maman avait envoyé chez la modiste. Elle accourut de suite avec les chapeaux ; et j’en choisis un, blanc, piqué, avec un tour de tête bleu ciel, des brides bleues et un bavolet blanc. Ma tante Rosine avait envoyé une robe à elle ; car toutes mes robes étaient trop… fillette, pensait ma mère.

Oh ! cette robe ! Je la verrai toute ma vie : elle était hideuse, vert-chou, avec des grecques en velours noir. J’avais l’air d’un singe, dans cette robe ; mais je dus la mettre. Heureusement qu’elle était couverte par un manteau, don de mon parrain, un joli manteau en gros-grain noir avec des piqûres blanches tout autour. On pensait qu’il fallait m’habiller en dame, et ma garde-robe était pour fillette.

Mlle de Brabender m’offrit un mouchoir qu’elle avait brodé, et Mme Guérard une ombrelle ; maman m’avait donné une bague, une jolie turquoise.

Le lendemain, ainsi parée, jolie sous ma capote blanche, gênée dans ma robe verte, mais consolée par mon manteau de dame, je me rendis avec Mme Guérard chez M. Thierry, dans la voiture de ma tante, qui avait tenu à me la prêter, pensant que ce serait plus convenable.

J’appris plus tard que cette arrivée dans la voiture à laquais avait fait très mauvais effet. Qu’avaient pensé tous les gens du théâtre ? Je n’ai pas voulu l’approfondir. Il me semble que ma jeunesse devait me préserver de tout soupçon.

M. Thierry me reçut avec douceur, me fit un petit discours amphigourique ; puis il déplia un papier qu’il remit à Mme Guérard, la priant d’en prendre


SARAH BERNHARDT À SA SORTIE DU CONSERVATOIRE.
SARAH BERNHARDT À SA SORTIE DU CONSERVATOIRE.
SARAH BERNHARDT À SA SORTIE DU CONSERVATOIRE.


connaissance et de le signer. C’était mon engagement. « Mon petit’dame » répondit qu’elle n’était pas ma mère. « Ah ! fit M. Thierry en se levant ; alors, emportez ce papier et faites-le signer à la mère de Mademoiselle. » Il me prit la main. La sienne me fit horreur : elle était molle, sans pression, sans franchise. Je me dégageai vivement et le regardai. Il était laid, la figure rouge, le regard fuyant.

En sortant, je rencontrai Coquelin qui, sachant que j’étais là, avait attendu. Il avait débuté depuis un an avec succès. « Eh bien, ça y est ! » me fit-il gaiement. Je lui montrai l’engagement et lui serrai la main.

Je descendis quatre à quatre ; et, au moment de sortir, je me jetai dans un groupe qui barrait la porte : « Vous êtes contente ? » me dit une voix douce qui sortait du groupe. — « Oh ! oui, Monsieur Doucet, je vous remercie. — Mais je n’y suis pour rien, ma chère enfant. Votre concours a été bien mauvais… Mais… — … Mais ça n’empêche pas que nous comptons sur vous », reprit M. Régnier. Puis, se tournant vers Camille Doucet : « Qu’en pensez-vous. Excellence ? — Je pense que cette enfant sera une très grande artiste. » Il y eut un silence.

« Eh bien, vous en avez un équipage ! » interpella grossièrement Beauvallet, le premier tragédien de la Comédie et l’homme le plus mal élevé de France et… d’ailleurs ! « Cet équipage appartient à la tante de Mademoiselle, dit Camille Doucet en me serrant doucement la main. — Ah ! j’aime mieux cela ! » reprit le tragédien. Je montai dans la voiture qui avait révolutionné le Théâtre.

Arrivée à la maison, maman signa, sans lire, l’engagement que je lui remis.

Et je résolus ardemment d’être quelqu’un : Quand même !

Quelques jours après mon engagement à la Comédie-Française, ma tante donna un grand dîner. Il y avait le duc de Morny, Camille Doucet, et le ministre des Beaux-Arts M. de Walewski, Rossini, ma mère, Mlle de Brabender et moi. Le soir, il vint beaucoup de monde.

Ma mère m’avait très élégamment habillée. J’étais pour la première fois en grand décolleté. Mon Dieu, que j’étais gênée ! Cependant, chacun s’empressait autour de moi. Rossini me demanda de dire des vers. Je m’y prêtai de bonne grâce, heureuse et fière d’être un petit quelqu’un. — Et je déclamai L’Âme du purgatoire de Casimir Delavigne.

« Il faut dire cela sur de la musique », s’exclama Rossini quand j’eus fini. Tout le monde applaudit à cette idée. Et Walewski dit à Rossini : « Mademoiselle va recommencer, et vous allez improviser, mon cher maître. »

Ce fut du délire. Je recommençai. Et Rossini improvisa une harmonie délicieuse qui me remplit d’émotion. Mes larmes coulaient sans que j’en eusse conscience, et ma mère m’embrassa en disant : « C’est la première fois que tu m’émeus réellement ! »

Maman adorait la musique. Et ce qui l’avait émue, c’était l’improvisation de Rossini.

Il y avait là le comte de Kératry, jeune et élégant hussard, qui me fit grands compliments et m’invita à venir dire des vers chez sa mère. Ma tante chanta une romance à la mode et eut un grand succès. Elle était charmante, coquette, et un peu jalouse de ce rien du tout de nièce qui dérobait un instant l’attention de ses adorateurs.

Je rentrai à la maison tout autre. Je restai longtemps assise, toute vêtue, sur mon lit de jeune fille.

Je ne connaissais la vie qu’à travers le travail et la famille. Je venais de l’entrevoir à travers le monde. L’hypocrisie des uns, la fatuité des autres, m’avaient frappée.

Je me demandai avec anxiété ce que je ferais moi si timide et si franche. Je pensai à ce que faisait maman. Mais elle ne faisait rien. Tout lui était égal. Je pensai à ma tante Rosine. Elle, tout au contraire, se mêlait de tout.

Je restai les yeux fixés à terre, le cerveau brouillé, le cœur inquiet ; et je ne me décidai à me mettre au lit que lorsque le froid m’eut saisie.

Les jours suivants se passèrent sans incidents. Je travaillais Iphigénie avec acharnement, M. Thierry m’ayant prévenue que c’était par ce rôle que je débuterais.

En effet, je fus convoquée pour la répétition d’Iphigénie à la fin d’août. Ah ! ce premier bulletin de répétition ! Quel battement de cœur il m’a donné !…

Je ne dormis pas de la nuit. Le jour ne venait pas assez tôt. Je me levais constamment pour regarder l’heure. Il me semblait que la pendule s’était arrêtée. J’avais somnolé, et m’éveillai stupéfaite de trouver encore la nuit, alors que je me croyais au petit jour.

Enfin un filet de lumière traversant les carreaux me sembla le soleil triomphant éclairant ma chambre. Je me levai brusquement, tirai les rideaux fermés ; et tout en m’habillant, je marmonnai mon rôle.

Je pensais que j’allais répéter avec Mme Devoyod, la première tragédienne de la Comédie-Française, avec Maubant, avec… Et je tremblais, Mme Devoyod passant pour peu indulgente.

J’arrivai à la répétition une heure en avance.

Le régisseur, le brave Davenne, se prit à sourire, et me demanda si je savais mon rôle. « Oh ! oui, m’écriai-je, convaincue. — Venez me le répéter, voulez-vous ? » Et il m’emmena sur la scène.

Je traversai avec lui le long couloir des bustes, qui conduit du foyer des artistes à la scène.

Il me dit les noms célèbres que tous ces bustes évoquaient. Je m’arrêtai un instant devant celui d’Adrienne Lecouvreur. « J’aime cette artiste ! lui dis-je. — Vous connaissez son histoire ? — Oui, j’ai lu tout ce qu’on a écrit sur elle. — C’est très bien, ma chère enfant, me dit l’aimable homme. Il faut, en effet, lire tout ce qui concerne votre art. Je vous prêterai quelques livres intéressants. »

Et il m’entraîna vers la scène.

La pénombre mystérieuse, les décors droits en remparts, la nudité du plancher, la quantité innombrable de cordes, de poids, d’arbres, de frises et de herses, suspendus au-dessus de ma tête, le gouffre de la salle complètement noire, le silence troublé par le craquement du plancher, le froid de cave qui vous saisissait… tout cela m’effraya. Il ne me semblait pas entrer dans le cadre rayonnant d’artistes vivants qui, chaque soir, soulevaient les applaudissements de la salle par leurs rires ou leurs sanglots. Non. Je me trouvais dans le caveau des gloires mortes. Et il me sembla que la scène se remplissait des ombres illustres que venait de me nommer le régisseur.

Mon imagination nerveuse et perpétuellement évocatrice les voyait s’avancer, me tendre la main. Ils voulaient m’entraîner, ces spectres… Je mis mes deux mains sur mes yeux et restai sans bouger.

« Êtes-vous souffrante ? — Non, non, merci… Un éblouissement, cher Monsieur. Non, merci. » La voix de M. Davenne avait chassé les spectres.

Je rouvris les yeux, et me prêtai de bonne grâce aux conseils du brave homme, qui, la brochure en main, m’expliquait les places que je devais occuper, les passades que je devais faire, etc., etc.

Il fut assez content de ma façon de réciter. Il m’enseigna quelques traditions. Il me dit notamment ceci : « À cet endroit, Mlle Favart faisait un gros effet. » Ce vers était :

Eurybate, à l’autel conduisez la victime.

Les artistes arrivaient peu à peu, grognons, me jetaient un regard et répétaient leur scène sans se soucier de moi.

J’avais envie de pleurer. Mais j’étais surtout vexée. J’entendis trois gros mots lancés par les uns et les autres. Je n’avais pas encore l’habitude de ce langage un peu brutal. Chez ma mère on était timoré. Chez ma tante on était précieux. Et je n’ai pas besoin de dire qu’au couvent je n’avais jamais entendu un mot malséant. Je sortais du Conservatoire, c’est vrai, mais je ne frayais avec personne, sauf avec Marie Lloyd et Rose Baretta, la sœur aînée de Blanche Baretta, aujourd’hui sociétaire de la Comédie-Française.

La répétition finie, il fut convenu qu’on répéterait le lendemain au foyer du public, à la même heure.

La costumière vint me chercher pour essayer mon costume. Mlle de Brabender, qui était venue me rejoindre pendant la répétition, monta avec moi aux magasins. Elle voulait que les bras fussent couverts, mais la costumière lui dit doucement que c’était impossible pour la tragédie.

On m’essaya donc une robe de laine blanche tout à fait laide, avec un voile si raide que je le refusai. On me mit sur la tête une couronne de roses, si vilaine que je la refusai aussi.

« Alors, me dit un peu sèchement la costumière, il faudra vous le payer vous-même, Mademoiselle, car ceci, c’est le costume de la Comédie. — C’est bien, je me le paierai, » dis-je en rougissant.

Rentrée chez ma mère, je lui contai mes mésaventures de costume… et maman, qui était très généreuse, me fit de suite acheter un voile de barège blanc qui tombait avec de beaux plis gros et souples et une couronne de roses de haies qui, le soir, paraissaient d’un blanc doux et discret. Et elle me commanda des cothurnes chez le cordonnier de la Comédie.

Il fallait songer aussi à la boite de maquillage. Pour cela, maman s’en remit aux soins de la mère de Dica-Petit, ma camarade du Conservatoire.

J’allai donc avec Mme Dica-Petit chez le père de Léontine Massin, élève au Conservatoire, lequel fabriquait des boites de maquillage.

Nous montâmes les six étages de la maison, sise rue Réaumur. Arrêtées devant une humble porte, nous pûmes lire : Massin, fabricant de boites pour maquillage.

Je frappai à la porte, et une petite bossue vint nous ouvrir. Je reconnus de suite la sœur de Léontine ; elle venait parfois au Conservatoire. « Ah ! s’écria-t-elle, quelle surprise ! Dis donc, Titine, voilà Mlle Sarah ! »

Et de la chambre voisine Léontine Massin accourut. Douce, calme, jolie, elle m’enlaça dans ses bras. « Ah ! que je suis contente de te voir ! Tu vas débuter à la Comédie ! J’ai vu ça dans les feuilles. » Je rougis jusqu’aux oreilles. J’étais dans les feuilles !…

« Moi, je vais débuter aux Variétés ! » Et elle parla, parla, si longtemps, si vite, que j’étais étourdie.

Mme Petit restait froide, et essayait très inutilement de nous séparer. Elle avait répondu par un signe de tête et par un « Pas mal, merci » aux questions que lui posait Léontine sur la santé de sa fille.

Enfin l’expansion de la jolie fille achevée, elle put me dire : « Il faut commander votre boîte, nous sommes ici pour cela. — Ah ! bien, tu trouveras papa dans le fond, à son établi ; et si tu n’en as pas pour longtemps, je t’attendrai. Je vais répéter aux Variétés. »

Mme Petit, suffoquée, s’écria : « Mais non ! c’est impossible ! » Elle n’aimait pas Léontine Massin. Cette dernière, agacée, lui tourna le dos en haussant les épaules. Puis, son chapeau mis, elle m’embrassa et, saluant gravement Mme Petit : « J’espère, Madame Gros-tas, ne plus vous revoir jamais ! » Et elle disparut dans un éclat de rire frais et jeune. J’entendis ma compagne murmurer en hollandais quelque méchante remarque dont je n’eus le sens que plus tard.

Nous pénétrâmes dans la dernière pièce du logis, et nous trouvâmes le père Massin à son établi, rabotant des petites planches de bois blanc. La bossue allait, venait, chantait, joyeuse ; le père restait sombre, dur, inquiet.

La boîte commandée, nous nous retirions, Mme Petit passant la première, la sœur de Léontine me retint par la main : « Père n’a pas été poli… c’est parce qu’il est jaloux que ma sœur Léontine n’aille pas au Français. » Je me sentis un léger trouble à écouter cette confidence ; et j’entrevis vaguement le drame serré et douloureux qui agitait si différemment les êtres de ce pauvre logis.


SARAH BERNHARDT À SES DÉBUTS.
SARAH BERNHARDT À SES DÉBUTS.
SARAH BERNHARDT À SES DÉBUTS.