Ma double vie/12

La bibliothèque libre.
Charpentier et Fasquelle (p. 141-156).
◄  XI
XIII  ►


XII


Cet acte, si violemment décisif, bouleversa ma vie de famille. Je me sentis moins heureuse parmi les miens. On me faisait de continuels reproches sur ma violence. Des sous-entendus irritants partaient de ma tante, de ma jeune sœur. Mon parrain, que j’avais carrément envoyé promener, n’osait plus m’attaquer ouvertement, mais il montait la tête à maman.

Je n’étais tranquille que chez Mme Guérard. Aussi je montais sans cesse chez elle. Je m’amusais à l’aider dans les soins de son ménage. Elle m’apprit à faire des œufs brouillés, des galettes et du chocolat. Cela changeait mes idées, et ma gaieté revint vite.

Un matin, je trouvai maman l’air mystérieux. Elle regardait la pendule et s’inquiétait de ce que mon parrain, qui déjeunait et dînait toujours à la maison, n’était pas encore venu. « C’est drôle, disait maman, hier, après le whist, il m’a dit : « Je serai là demain, avant « déjeuner ». C’est drôle… » Elle, si calme, allait, venait, répondait à Marguerite qui passait la tête pour savoir s’il fallait servir : « Attendez encore. »

Enfin le drelin drelin de la sonnette fît bondir ma mère et ma sœur Jeanne, sans doute dans la confidence. « Ah ! ça y est, déclara mon parrain, en secouant légèrement la neige de son chapeau. Tiens, lis cela, mauvaise tête. » Et il me remit une lettre qui portait l’en-tête du Gymnase.

C’était une lettre de Montigny, directeur de ce théâtre, à M. de Gerbois, ami de mon parrain, et que je connaissais bien. La lettre, fort amicale pour M. de Gerbois, finissait par ces mots : « Et j’engagerai, pour vous faire plaisir, votre protégée qui me paraît avoir un fichu caractère… »

Je rougis en lisant ces lignes, et je trouvai que mon parrain manquait de tact ; il aurait pu me donner une vraie joie, m’éviter cette petite blessure ; mais c’était l’âme la plus lourde qui ait jamais existé. Maman paraissait si heureuse, que je remerciai mon parrain et embrassai la jolie figure de maman.

Oh ! que j’aimais l’embrasser, cette figure nacrée, toujours fraîche, toujours légèrement rosée. Quand j’étais petite, je lui demandais de me faire « papillon » sur la joue avec ses longs cils ; alors, elle approchait sa figure de la mienne et, ouvrant et fermant ses paupières, elle me faisait « chatouille » sur la joue, et je me renversais en arrière, pâmée de joie.

Ce jour-là, brusquement, je lui pris la tête et lui dis : « Fais “papillon” sur la joue de ta grande fille… » et m’attirant à elle : « Quel grand bébé tu fais ! tu n’as pas honte !… » et elle me fit “papillon” sur la joue. Et toute ma journée fut ensoleillée par le baiser de ses longs cils.


Je me rendis le jour suivant au Gymnase. On me fit attendre quelque temps en compagnie de cinq autres jeunes filles. Puis, M. Monval, un vieil homme cynique, régisseur général et presque administrateur, nous passa en revue.

Il m’avait plu au premier abord parce qu’il ressemblait à M. Guérard, mais il me déplut vite. Sa façon de me regarder, de me parler, de me toiser même, me mit de suite en bataille. Je répondis sèchement à ses demandes, et notre conversation, qui semblait vouloir prendre un ton agressif, fut coupée par l’arrivée de M. Montigny, directeur.

« Laquelle de vous est Mlle Sarah Bernhardt ? » Je me levai. « Voulez-vous entrer dans mon cabinet, Mademoiselle ? »

Montigny était un ancien acteur, à l’aspect rond et bonhomme. Il semblait assez infatué de sa personnalité, de son moi ; mais cela m’était égal.

Après une petite causerie amicale dans laquelle il me fit un peu de morale à propos de ma fugue de la Comédie, et beaucoup de promesses sur les rôles qu’il allait me faire jouer, il prépara mon engagement et me pria de le lui rapporter signé par mon conseil de famille et ma mère. « Je suis émancipée, lui répondis-je, et ma signature est valable. — Ah ! bon, s’écria-t-il. En voilà une folie d’émanciper une mauvaise tête comme ça, ce n’est vraiment pas un service que vos parents vous ont rendu ! »

J’allais lui répondre que ce que faisaient mes parents ne le regardait pas ; mais je me contins, signai, et m’en fus joyeuse à la maison.

Pour commencer, Montigny tint parole. Il me fit doubler Victoria Lafontaine, jeune artiste alors très à la mode et d’un talent délicieux.

Je jouai La Maison sans enfants ; et je la remplaçai au pied levé dans Le Démon du jeu, pièce qui avait un grand succès. Je ne fus pas trop mal dans ces deux pièces ; mais Montigny, malgré mes prières, ne vint pas me voir ; et le méchant régisseur me jouait mille tours.

Je sentais gronder en moi de sourdes colères, et je luttais le plus qu’il m’était possible pour calmer mes nerfs.


Un soir, comme je quittais le théâtre, on me remit un bulletin de lecture pour le lendemain. Montigny m’avait promis un beau rôle. Et je m’endormis, bercée par les fées qui me transportaient dans le pays des succès et des gloires.

En arrivant au théâtre, je trouvai déjà présentes Blanche Pierson et Céline Montalant, les deux plus jolies créatures que le bon Dieu se soit amusé à créer : l’une blonde comme un soleil levant ; l’autre brune comme une nuit étoilée, car elle était lumineuse malgré ses cheveux noirs. Il y avait encore d’autres femmes, si jolies...

La pièce qu’on allait lire avait pour titre : Un mari qui lance sa femme. Elle était de Raymond Deslandes.

J’écoutai la pièce sans grand plaisir, et je la trouvai stupide. J’attendais avec anxiété quel rôle on allait me distribuer. Je ne le sus que trop tôt. C’était le personnage d’une princesse Dunchinka, évaporée, folle, rieuse, mangeant et dansant toujours. Ce rôle ne me convenait en aucune façon.

J’avais une grande inexpérience de la scène, une timidité un peu gauche ; et puis, vraiment, je n’avais pas travaillé trois ans avec tant de persistance et de foi pour créer un rôle de grue dans une pièce imbécile.

Je ne cessais de désespérer. Les idées les plus folles me passaient par la tête. Je voulais renoncer au théâtre et faire du commerce. J’en parlai au vieil ami de la famille, à cet insupportable Meydieu qui me soutint dans cette idée et voulut me faire prendre un magasin boulevard des Italiens, une confiserie ! Oui, c’était son idée fixe à ce brave homme. Il adorait les bonbons, et il connaissait un tas de recettes pour des bonbons inconnus qu’il voulait propager. Je me souviens d’un « bonbon nègre », c’est ainsi qu’il voulait le nommer : c’était un mélange de chocolat et d’essence de café roulé dans du bois de réglisse grillé. Cela ressemblait à une praline noire ; et c’était très bon.

Entêtée dans mon idée, j’allai avec Meydieu visiter une boutique ; et quand il me montra le petit entresol qui devait me servir de logement, je fus prise d’un tel malaise, que je repoussai à tout jamais l’idée du « commerce ».


Cependant, je répétais chaque jour cette pièce insipide. J’étais de méchante humeur.

Enfin, la première représentation eut lieu. Je n’eus ni succès, ni insuccès ; je passai inaperçue. Et, le soir, maman me dit : « Ma pauvre enfant, tu étais ridicule, dans ta princesse russe ! Et tu m’as fait un profond chagrin. »

Je ne répondis pas un mot ; mais j’eus très réellement le désir de me tuer.

Je dormis mal et je m’en fus vers six heures du matin chez Mme Guérard. Je lui demandai du laudanum qu’elle me refusa. Et voyant mon insistance, la pauvre chère femme comprit mon dessein. « Alors, lui dis-je brusquement, jurez sur la tête de vos enfants que vous ne direz à personne ce que je vais faire, et je ne me tuerai pas. »

Une idée subite venait de germer dans mon cerveau ; et sans l’approfondir, je voulus de suite la mettre à exécution.

Elle jura et je lui déclarai que j’allais de suite partir pour l’Espagne, que j’avais si envie de voir depuis longtemps.

Elle bondit ! « Comment ? Partir pour l’Espagne ? Avec qui ? Quand ? — Avec mes économies ! Ce matin même ! Tout le monde dort à la maison, je vais faire ma malle, et je pars tout de suite, avec vous ! — Mais non, mais non… je ne peux pas partir ! s’écria Mme Guérard affolée. Et mon mari ? Et mes enfants ? » Sa fille avait à peine deux ans.

« Alors, « mon petit’dame », donnez-moi quelqu’un pour partir avec moi. — Mais je n’ai personne… Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-elle en pleurant, renoncez à votre idée, ma petite Sarah, je vous en supplie ! »

Mais mon idée était fixe, ma volonté tenace. Je descendis faire ma malle et remontai chez Guérard. Puis j’ouvris sa fenêtre et lançai une fourchette en étain enveloppée dans du papier contre un des carreaux d’une lucarne en face. La fenêtre s’ouvrit brusquement, et le visage endormi et furieux d’une jeune femme se montra à la fenêtre. Alors, mettant mes mains en cornet autour de ma bouche : « Caroline, voulez-vous partir de suite avec moi en Espagne ? » La tête ahurie de la jeune femme fit voir qu’elle me comprenait mal ; mais elle referma vivement sa fenêtre, disant : « Je viens. Mademoiselle ! »

Dix minutes après, Caroline grattait à la porte de Guérard qui était effondrée dans un fauteuil. M. Guérard avait déjà demandé deux fois à travers la porte de la chambre ce qui se passait. « C’est la petite Sarah qui est là, je vous raconterai cela tout à l’heure. »

Caroline travaillait parfois chez Mme Guérard comme couturière en journée, Elle m’avait offert ses services comme femme de chambre. Elle était avenante, un peu hardie ; elle accepta de suite ma proposition. Mais, comme il ne fallait pas éveiller les soupçons du concierge, il fut convenu que je prendrais ses robes dans ma malle et qu’elle porterait son linge dans un sac que « mon petit’dame » allait lui prêter, car ma pauvre chère Guérard avait cédé ; et, domptée, elle m’aidait dans mes préparatifs. Oh ! ils ne furent pas longs.

Mais je ne savais par quel chemin aller en Espagne. « Il faut prendre par Bordeaux, dit Mme Guérard. — Oh ! non, dit Caroline : j’ai mon beau-frère, capitaine au long cours, qui va fréquemment en Espagne par Marseille. »

J’avais neuf cents francs d’économies. Mme Guérard m’en prêta six cents ; et je me sentis prête à conquérir l’univers. C’était fou ! Mais rien au monde ne m’aurait fait renoncer à mon projet. Et puis, il me semblait qu’il y avait très longtemps que je voulais voir l’Espagne. Je me mis dans la tête que mon destin le voulait ainsi, qu’il fallait obéir à mon étoile. Et mille pensées plus absurdes les unes que les autres m’affermirent dans mon idée : Je devais faire ainsi.

Je redescendis chez maman. La porte était restée entr’ouverte. Aidée de Caroline, je transportai ma malle vide chez « mon petit’dame », et Caroline vida mes armoires, mes tiroirs et fit ma malle. Oh ! je n’oublierai jamais ce moment délicieux ! Il me semblait que le monde allait m’appartenir : j’allais partir seule avec une femme à mon service. J’allais voyager seule sans que personne critiquât ma décision. J’allais voir un pays inconnu, mais rêvé. J’allais traverser la mer. Ah ! que je me sentais heureuse ! Je montai et descendis vingt fois l’étage qui séparait nos appartements.

Tout le monde dormait chez ma mère ; et la disposition des pièces permettait d’aller et venir sans que le bruit lui parvînt.

Ma malle bouclée, la valise de Caroline fermée, mon petit sac bourré, je me trouvai prête à partir ; mais les aiguilles avaient tourné, tourné sur le cadran ; et je constatai avec stupeur qu’il était huit heures. Marguerite allait descendre préparer le café au lait pour maman, le chocolat pour moi, la panade pour mes sœurs.

Alors, dans un accès de désespérance et de vouloir acharné, j’embrassai Guérard, quitte à l’étouffer, et je me précipitai dans ma chambre pour prendre ma petite Sainte-Vierge qui ne me quittait jamais. J’envoyai mille baisers vers la chambre de maman et, les yeux mouillés, le cœur joyeux, je descendis l’escalier.

« Mon petit’dame » avait prié le frotteur de descendre la malle et la valise. Caroline avait été chercher le fiacre. Je passai en tourbillon devant la loge du concierge qui balayait sa chambre le dos tourné à la porte ; je montai dans la voiture, et fouette cocher ! pour l’Espagne !

J’avais écrit à maman une lettre tendre, la suppliant de me pardonner et de ne pas avoir de chagrin.

J’avais écrit à Montigny, directeur du Gymnase, une lettre stupide pour expliquer mon départ. Cette lettre n’expliquait rien, elle était d’une enfant qui avait certainement le cerveau un peu dérangé ; et je finissais du reste cette lettre par cette phrase : « Ayez pitié d’une pauvre petite toquée. »

Sardou m’a raconté, depuis, qu’il se trouvait dans le cabinet de Montigny quand il reçut ma lettre.

« Je causais, me dit Sardou, avec Montigny depuis une heure à propos d’une pièce que j’allais faire. La conversation était animée, quand la porte s’ouvrit. Montigny furieux s’écria : « J’avais défendu qu’on me dérangeât ! » Mais la tête inquiète et le regard pressant du vieux Monval adoucirent sa rudesse. « Oh ! qu’est-ce encore ? » fit-il en étendant la main pour prendre la lettre tendue par le vieux régisseur ; puis, reconnaissant mon papier avec la bordure grise : « Ah ! c’est de cette enragée gamine. Elle est malade ? — Non, dit Monval. Elle est partie pour l’Espagne. — Que le diable l’emporte ! s’écria Montigny. Faites chercher Mme Dieudonné qui la remplacera. Elle a de la mémoire ; et on coupera la moitié du rôle, voilà tout. — Vous avez un ennui pour ce soir ? dis-je à Montigny. — Ah ! rien : La petite Sarah Bernhardt qui fiche le camp en Espagne ! Celle du Théâtre-Français qui a donné une gifle à Nathalie ? — Oui. — Elle est drôle, cette petite. — Oui, mais pas pour les directeurs. » Et Montigny reprit la conversation interrompue.

(Récit exact de Victorien Sardou.)


Arrivées toutes deux à Marseille, ma femme de chambre s’en fut aux renseignements : ils aboutirent à nous faire monter sur un abominable bateau marchand, un caboteur, sale, puant l’huile et le vieux poisson, une horreur.

Je n’avais jamais fait de voyage en mer. Et je m’imaginais que tous les bateaux étaient ainsi et que je ne devais pas me plaindre.

Après six jours de mer démontée, on nous débarqua à Alicante. Ah ! ce débarquement ! Je dus sauter de bateau en bateau, de planche en planche, risquant cent fois de tomber à l’eau, car j’ai le vertige. Et ces petites passerelles sans rampes, sans cordes, sans rien, jetées d’un bateau à l’autre, pliant sous mon faible poids, ces petites passerelles me semblaient une corde tendue dans l’espace.

Épuisée de fatigue et de faim, je descendis dans le premier hôtel qui me fut indiqué.

Quel hôtel !… Une maison de pierre, aux arcades basses. On me donna le premier étage. Jamais ces gens-là n’avaient vu deux dames descendre dans leur maison.

La chambre à coucher était une vaste pièce, basse de plafond. Et, comme ornements, il y avait, rangées en guirlandes, d’énormes arêtes retenues par des têtes de poissons. En clignant des yeux, on aurait pu prendre cet ornement pour de fines sculptures antiques. Mais non, c’étaient des arêtes de poissons.

J’avais fait dresser un lit pour Caroline dans cette chambre sinistre. Nous avions glissé les meubles contre toutes les portes ; et je m’endormis toute vêtue.

Je n’osais me coucher dans ces draps, moi qui avais l’habitude des draps fins et parfumés à l’iris, car ma jolie maman avait, comme toutes les Hollandaises, la folie du linge et de la propreté ; et elle m’avait inculqué cette douce manie.

Il devait être cinq heures du matin quand j’ouvris les yeux, par instinct sans doute, car aucun bruit ne m’avait éveillée. Une porte, donnant je ne sais où, venait de s’ouvrir, et un homme passait la tête. Je poussai un cri strident et me jetai sur ma petite Vierge que je brandissais folle de terreur.

Courageuse, Caroline, éveillée en sursaut, s’était précipitée vers la fenêtre qu’elle ouvrit, criant : « Au feu ! Au voleur ! Au… tout !… »

L’homme avait disparu, la maison fut envahie par la police ; et je vous laisse à penser ce qu’était la police d’Alicante il y a quarante ans.

Je répondis aux questions qui me furent posées par un Hongrois qui était vice-consul et qui parlait français. J’avais vu l’homme. Il avait la tête coiffée d’un foulard ; il avait de la barbe et un poncho sur l’épaule ; je ne savais rien de plus.

Ce vice-consul hongrois, qui, je crois, représentait la France, l’Autriche et la Hongrie, me demanda la couleur de la barbe, du foulard et du poncho de ce brigand.

Mais il faisait trop sombre pour que j’aie pu distinguer au juste les couleurs.

Le brave homme se montra fort irrité de cette réponse. Après avoir pris des notes, il resta pensif un moment et donna l’ordre d’aller chez lui porter un mot. Il priait sa femme d’envoyer sa voiture et de préparer une chambre pour recevoir une jeune étrangère dans l’embarras.

Je pris mes dispositions pour le suivre ; et, après avoir réglé avec l’hôtelière, nous partîmes dans la voiture du brave Hongrois, et je fus reçue par sa femme avec une bonne grâce vraiment touchante.

J’avalai le café au lait avec l’épaisse crème ; et pendant ce déjeuner, ayant dit qui j’étais, ce que j’étais, et où j’allais, à cette aimable femme, elle m’apprit que son père était un grand fabricant de drap originaire de la Bohême et grand ami de mon père.

Elle me conduisit dans la chambre préparée pour moi ; elle me fît coucher et me dit que, pendant mon sommeil, elle allait me préparer des lettres de recommandation pour Madrid.

Je dormis dix heures durant. Quand je m’éveillai, reposée de corps et d’esprit, je voulus envoyer une dépêche à maman ; mais la chose était impossible, il n’y avait pas de télégraphe à Alicante.

J’écrivis donc une lettre à ma pauvre chère maman, pour lui dire que j’étais descendue chez des amis de mon père, etc., etc.

Le lendemain, je partis pour Madrid où j’arrivai, recommandée au propriétaire de l’hôtel de la Puerta del Sol.

Je fus installée avec ma femme de chambre dans un joli appartement, et j’envoyai des messagers porter les lettres de Mme Rudcowitz.

Je passai quinze jours à Madrid, gâtée, choyée, fêtée ; j’assistai à toutes les courses de taureaux, qui me passionnaient follement. J’eus l’honneur d’être invitée à une grande corrida donnée en l’honneur de Victor-Emmanuel qui était en ce moment-là l’hôte de la reine d’Espagne.

J’oubliais Paris, mes chagrins, mes déceptions, mes ambitions, j’oubliais tout. Je voulais vivre en Espagne. Mais un télégramme envoyé par Guérard me fit vite renoncer à mes projets. Maman était malade, « très malade », disait la dépêche.

Je bouclai ma malle et demandai à partir de suite ; mais, ma note d’hôtel payée, il ne me restait plus un sol pour prendre le chemin de fer. L’hôtelier prit mes deux billets, me prépara un panier plein de victuailles et me remit deux cents francs à la gare, me disant qu’il avait des ordres des Rudcowitz de ne me laisser manquer de rien. Ce ménage était vraiment délicieux.

Le cœur me battait fort quand j’arrivai à Paris devant la maison maternelle. « Mon petit’dame », prévenue, m’attendait chez le concierge. Elle s’extasia sur ma bonne mine, m’embrassa en pleurant de joie. Le ménage portier ne tarissait pas d’éloges.

Guérard monta avant moi pour prévenir maman ; et j’attendis un instant dans la cuisine, serrée dans les bras convulsés de Marguerite, notre vieille bonne.

Mes sœurs accoururent toutes deux. Jeanne m’embrassait, me retournait, me flairait. Régina, collée contre le fourneau, les mains derrière le dos, me regardait rageusement. « Eh bien, tu ne veux pas m’embrasser, Régine ?... lui dis-je en me courbant vers elle.

— Non ! T’aime plus. T’as parti sans moi. T’aime plus ! » Et elle se retourna violemment pour échapper à mon baiser, buttant sa tête contre le fourneau.

Enfin, Guérard apparut. Je la suivis, oh ! combien émue et repentante !

J’ouvris doucement la porte de la chambre tendue de reps bleu pâle. Maman était toute blanche dans son lit, sa figure amaigrie, mais merveilleusement belle. Elle ouvrit ses deux bras comme deux ailes, et je me précipitai dans ce nid tout blanc et tout plein d’amour. Maman pleurait, silencieuse comme toujours. Puis ses mains s’amusèrent à défaire mes cheveux, qu’elle peigna avec ses longs doigts fuselés.

Et puis, ce furent mille questions de ma part, de la sienne. Je voulais savoir. Elle aussi voulait savoir. Et c’était un duel amusant de mots, de phrases et de baisers.

J’appris que maman avait eu une pleurésie assez grave, qu’elle était en voie de guérison, mais pas encore guérie.

Je m’installai donc près de ma mère, et je repris momentanément ma chambre de jeune fille, car j’avais appris par une lettre de Guérard que ma grand’mère paternelle avait enfin consenti à la transaction offerte par maman. Mon père m’ayant laissé une somme à toucher le jour de mon mariage, ma mère avait, sur ma prière, demandé à ma grand’mère de me donner la moitié de cette somme. Cette dernière avait enfin consenti, disant qu’elle toucherait l’usufruit de l’autre moitié de la somme, mais que cette moitié resterait à ma disposition si je changeais d’idée et si je consentais à me marier.

Donc, j’étais bien décidée à vivre ma vie. A me séparer de ma mère. A vivre chez moi, indépendante. J’adorais maman, mais nos idées étaient si peu les mêmes.

Et puis, chez maman, mon parrain qui venait depuis des années, des années, déjeuner, dîner, et faire le whist, mon parrain m’était odieux. Il me froissait sans cesse. Vieux garçon, richissime, sans aucune famille, il adorait ma mère qui avait toujours refusé l’offre de son alliance. Elle l’avait supporté d’abord comme ami de mon père ; puis, mon père mort, elle le supporta comme « habitude » et s’ennuyait de ne pas le voir quand il était souffrant ou en voyage.

Mais, placide et autoritaire, ma mère ne souffrait aucune contrainte. L’idée de se donner un maître à nouveau la révoltait.

Elle avait un entêtement plein de douceur qui aboutissait parfois à la plus violente colère ; alors, ma mère devenait pâle, pâle ; ses yeux se cerclaient d’un violet ; ses lèvres tremblaient, ses dents s’entrechoquaient, et ses beaux yeux devenaient fixes ; les mots s’entrecoupaient dans sa gorge, hachés, sifflants et rauques ; puis elle tombait évanouie, les veines du cou gonflées, les pieds et les mains glacés ; et il fallait parfois des heures pour la ramener à la vie.

Le médecin nous avait dit que ma mère mourrait un jour, dans une crise semblable ; et on faisait tout pour éviter ces accidents terribles. Ma mère le savait et en abusait un peu. Et comme ma pauvre maman m’avait fait héritière de ces mêmes colères, je ne pouvais et ne voulais vivre avec elle. Car moi, je ne suis pas placide, je suis active et combative, et c’est tout de suite que je veux ce que je veux. Je n’y mets pas, comme maman, un entêtement doux. Non : le sang me bout aux tempes avant que j’aie le temps de le dompter.

Les années m’ont assagie, mais pas suffisamment. Je le reconnais et j’en souffre.


Je ne dis rien de mes projets à la chère malade ; mais je chargeai le vieil ami Meydieu de me trouver un appartement. Ce vieil homme, qui avait tant tourmenté mon enfance, s’était pris de tendresse depuis mes débuts au Théâtre-Français. Et, malgré la gifle à Nathalie, malgré ma fugue du Gymnase, il me prenait en bonne part.

Quand il vint nous voir le lendemain de mon arrivée, je restai un peu avec lui dans le salon, et lui fis part de mon projet. Il l’approuva, me disant qu’en effet, nos relations, entre ma mère et moi, ne pouvaient que gagner à cette séparation.

Je pris un appartement rue Duphot, tout près de notre maison. Guérard se chargea de le faire meubler. Et quand ma mère fut tout à fait rétablie, je l’amenai en plusieurs jours à convenir qu’il valait mieux que je vive à ma guise chez moi.

La chose fut acceptée. Tout alla pour le mieux. Mes sœurs étaient présentes à la conversation. Ma sœur Jeanne se coula près de maman ; et subitement, Régina, qui avait refusé de me parler et de me regarder depuis trois semaines que j’étais revenue, sauta brusquement sur mes genoux : « Emmène-moi cette fois, je t’embrasserai. »

Je regardai ma mère, un peu confuse. Elle me dit : « Oh ! prends-la, elle est si insupportable... » Et Régina, sautant à bas, se mit à danser la bourrée en murmurant des mots grossiers et fous. Puis elle m’embrassa à m’étouffer, bondit sur le fauteuil de maman et dit en l’embrassant de droite, de gauche, sur les cheveux, sur les yeux : « T’es contente, dis, que je m’en vas ?... Tu pourras tout donner à ton Jeannot ! »

Maman rougit légèrement ; mais son regard se fondit en un inénarrable amour en s’arrêtant sur ma sœur Jeanne. Elle repoussa doucement Régina qui reprit sa bourrée, et, appuyant sa tête renversée sur l’épaule de Jeanne : « Nous resterons nous deux », dit-elle. Et il y avait tant d’inconscience dans ce regard et dans cette phrase que j’en restai stupéfaite. Je fermai les yeux pour ne pas voir et je n’entendis plus que la bourrée lointaine de ma plus jeune sœur qui scandait chaque coup de pied sur le parquet par un : « Nous aussi, nous deux, nous deux !... »

C’était un drame bien douloureux qui agitait ces quatre cœurs dans ce petit intérieur bourgeois.