Ma pièce/Première partie

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Ma pièce (1916)
Plon (p. 1-26).

MA PIÈCE


SOUVENIRS D’UN CANONNIER





PREMIÈRE PARTIE

LA MOBILISATION


Samedi 1er  août.


C’est la guerre ! On le sait ; tout le dit. Il faudrait être fou pour ne pas croire à la guerre. Malgré tout, on se sent à peine ému : on ne croit pas. La guerre, la grande guerre européenne, ce n’est pas possible !

Pourquoi, pas possible ?

Le sang, l’argent, tant de sang, tant de sang ! Et puis, si souvent déjà on a dit : c’est la guerre, et c’était la paix qui continuait. La paix va continuer encore. L’Europe ne se changera pas en charnier parce qu’un archiduc autrichien s’est laissé assassiner.

Pourtant, qu’attendons-nous de minute en minute, nerveux et désœuvrés dans le quartier consigné, sinon l’ordre de mobilisation ? Des maréchaux de tous âges sont arrivés au Mans hier soir ; aujourd’hui chaque train en amène d’autres. Ils n’ont rien à faire. Un homme vêtu de velours brun à grosses côtes, depuis le réveil, regarde par la fenêtre le va-et-vient des artilleurs et des chevaux dans la cour. Il tire de temps en temps de sa poche une fiole d’eau-de-vie pour en boire une gorgée.

Je suis étendu sur mon lit ; Hutin, le maître pointeur de la 1re  pièce, mon ancien, à côté de moi, est vautré sur le sien. Les genoux en l’air, les talons aux fesses, il fume. De bas en haut, j’observe mon paquetage. Il penche. Machinalement je me lève pour le redresser.

— Hutin !

— Quoi ?

— Viens prendre un litre.

— Présent !

La cour du quartier est moins bruyante qu’à l’ordinaire. On ne voit pas de conducteurs revenant du polygone, occupés à déharnacher leurs attelages devant les écuries. On n’entend pas les commandements des officiers et des chefs de pièce, dirigeant la manœuvre d’artillerie à l’ombre des platanes. Dans un coin un garde-parc graisse ses canons ; un cavalier, les deux mains dans ses poches, les rênes au bras, mène son cheval à l’abreuvoir ou à la forge. Au grand soleil, contre le mur des écuries de la remonte, quelques ordonnances font du pansage sans conviction. Seulement, une file d’hommes allant à la cantine ou en revenant, comme une ligne noire d’insectes sur le gravier blanc d’une allée, trace une des diagonales de la cour. Devant la cantine, on se bat pour avoir à boire. Il fait chaud.


Toujours rien. Il est midi. On attend. Si cette fois encore ce n’était qu’une fausse alerte !

En blanc, les artilleurs, que l’absence de manœuvre laisse oisifs, errent dans la cour d’honneur à l’affût des nouvelles. Sur la place de la Mission, des curieux se pressent à la grille fermée, on ne sait pourquoi. Il y a là surtout des femmes. Devant, quelques canonniers passent, sourient, farauds, le calot sur l’oreille, faisant déjà figure de défenseurs.

Près du poste qui sert de parloir, mais où l’on n’ose pas faire entrer les visiteurs, à cause des puces qui y pullulent en cette saison, des femmes, des mères, des sœurs, des amies, viennent embrasser leurs soldats. Toutes sont braves. Elles cachent leur émotion. Mais l’angoisse accuse leurs traits, égratigne leur front, vieillit leur visage. Et puis leurs paupières sont bistrées, leurs yeux inquiets et profonds. Leurs regards n’osent pas se poser comme dans la crainte qu’on y lise l’anxiété et les terreurs dont aucune ne peut se défendre. Lorsqu’elles s’en vont, franchissant la petite porte sous les marronniers, après avoir vu l’artilleur disparaître dans un couloir au fond du quartier, tout à coup leur émotion éclate en un gros sanglot qui les surprend. Vite, presque honteuses, un mouchoir en tampon sur les lèvres, elles tournent court dans la rue Chanzy, comme si tous les hommes qui sont là ne comprenaient pas leur peine.


Quatre heures. Je sors avec le maréchal des logis Le Mée : autorisation spéciale du capitaine. Nous allons déposer, dans ma chambre de la rue Mangeard, sa tenue de sortie, des papiers, une valise.

Nous nous préparons à dîner ensemble. J’ai débouché une bouteille de vieux bordeaux. Le Mée me prend le bras :

— Écoutez !…

De la rue, par la fenêtre ouverte, monte un grand murmure. En même temps, quelque chose de magnétique, d’indicible et de précis nous traverse soudain tous les deux. Nous nous regardons… La bouteille est restée penchée au bord du verre. Je dis :

— Ça y est !

Le Mée fait oui du front. Nous courons à la fenêtre. Dans la rue, vers le quartier d’artillerie, on découvre une houle de têtes. Tous les visages reflètent la même expression de stupeur, d’angoisse et d’égarement. Dans tous les yeux passe la même phosphorescence étrange. Des voix de femmes chevrotent, s’étranglent.

— Allons, Le Mée, à votre santé, et que, dans quelques mois, nous puissions trinquer ensemble.

— À notre chance !

Au trot, le sabre au bras, nous rentrons au quartier. Cette nuit-là, nous couchons encore dans nos lits.


Dimanche 2 août.


Mon sac est prêt. J’ai roulé des mouchoirs avec mon manteau.

Un maréchal des logis passe dans les chambres.

— Tous les hommes au bureau !

Le chef commence la distribution des livrets individuels et des plaques d’identité.

La mienne porte d’un côté : « Lintier Paul », et au-dessous, « E. V. (engagé volontaire). Cl. 1913 » ; de l’autre : « Mayenne, 1179 ».

Dans le bureau on entendrait voler une mouche. J’ai un instant la vision d’un champ de bataille, de morts étendus au bord d’une fosse et qu’un sous-officier identifie à la hâte avant qu’on les ensevelisse. Ce n’est qu’une émotion très brève.

Avant tout, le Grand Événement rompt la monotonie de notre existence de caserne. On dirait que je ne sais quel aveuglement nous empêche d’envisager l’avenir au delà des préparatifs de départ. Cette insouciance m’étonne : je la partage pourtant.

Est-ce décision, courage ? Un peu, bien peu… Croyons-nous seulement à la guerre. Je n’en suis pas bien sûr. On ne peut imaginer ce qu’elle serait, on ne peut en jauger l’horreur. Elle ne nous angoisse pas.


Vu d’une fenêtre du quartier : l’homme, un jeune, que la mobilisation appelle dès le premier jour, vient de franchir le seuil de la maison. Il marche à reculons, les doigts au-dessus des yeux pour apercevoir, malgré le soleil, un visage chéri, là-haut, à l’une des fenêtres du second étage. Elle, blonde, très jeune, extrêmement pâle, derrière les rideaux de mousseline, le regarde s’en aller, n’osant pas sans doute montrer à celui qui part son visage bouleversé et ses yeux pleins de larmes. Elle est debout, droite contre les rideaux, les doigts écartés sur sa poitrine dans une attitude tragique de douleur. Comme il va disparaître au détour de la rue, d’un coup elle ouvre la fenêtre toute grande et se montre une seconde. L’homme n’a pu la voir. Elle fait en arrière deux pas chancelants et s’abat dans un fauteuil, blottie, le visage dans les mains, secouée par les sanglots. Alors j’aperçois, dans la pénombre de la chambre, une bonne à coiffe bretonne qui lui apporte un tout petit enfant.


Midi. — Nous quittons le quartier pour aller nous établir dans le cantonnement que la mobilisation nous assigne. Quatre pas sur l’avenue de Pontlieue, et nous y sommes.

C’est dans la cidrerie Toublanc que vont se former, sur le pied de guerre, les 10e et 11e batteries du 44e régiment d’artillerie de campagne.

Nous n’avons rien à faire, sinon à étendre de la paille de couchage. Un moteur à gaz pauvre ne cesse de battre une mesure à deux temps, irritante à la longue… À la craie, sur les portes des bâtiments disponibles, les affectations sont faites d’une main inhabile.

Les écuries de la pièce sont établies sous un hangar ouvert d’un côté et où les futailles entassées au fond portent le harnachement. Ces écuries seraient commodes, sans le voisinage de sales latrines qui les empestent.

On a installé le logement des hommes au fond d’un verger planté de cassis et de pêchers, dans une bicoque qui ne semble échapper à la ruine que grâce à l’étreinte de vignes et de vignes vierges qui nouent et mêlent leurs branches sur ses murs décrépits. Les raisins sont déjà gros. La récolte prochaine sera belle… Où serons-nous lors des vendanges ?


On s’inquiète à peine de savoir si la guerre est déclarée : quelques phrases de diplomates prononcées ou à prononcer ! La guerre est déjà une réalité. On le sent. Quand partons-nous ? C’est la question qui nous occupe presque uniquement. Personne n’y peut répondre.

Les hommes sont toujours gais, insouciants, beaucoup moins nerveux qu’hier. Je ne sens pas peser sur mon esprit le poids énorme de soucis que je prévoyais pour une heure pareille. Je voudrais demander à tous mes camarades : « Croyez-vous avec votre cœur que dans quelques jours nous serons au feu ? » Et s’ils me répondaient : « Oui », je les admirerais, car moi, si je suis calme devant l’abîme béant, c’est que ma sensibilité ne l’a pas encore sondé.

Je me répète : « C’est la guerre, la guerre effroyable, sanglante, la mort peut-être bientôt pour moi. » Je n’éprouve aucune émotion. Je ne crois pas. Il est vrai que devant le cadavre d’une personne très chère, au premier moment, on ne croit pas non plus à la mort.

Assis sur une caisse, j’écris ces notes sur le fond d’une barrique. Le garde-écurie, qui m’observe depuis un moment, vient jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule :

— Nom d’un chien ! me dit-il, t’en as dans le moulin !


Lundi 3 août.


On ne sait pas encore ce matin si la guerre est déclarée, mais on dit que Metz a été incendié et d’aucuns disent même que Metz est pris. Des aéroplanes et des dirigeables français auraient fait sauter les poudrières de la place. On dit que Garros a détruit un zeppelin monté par vingt officiers. On dit qu’à la frontière nos aviateurs ont tiré au sort à qui se lancerait à l’abordage des dirigeables ennemis. On dit que les Allemands ont passé hier notre frontière en trois endroits. Mais hier on disait que nos soldats, malgré leurs chefs, avaient pénétré en territoire allemand. On dit… on dit… on dit à la fois les choses les plus sensées et les choses les plus folles.

Que croire ? Rien, évidemment : ce serait le mieux.

Mais on attend les nouvelles. Quand on en a, on hausse les épaules ; pourtant, lorsqu’elles annoncent des succès, on voudrait tant les croire que la plupart des scepticismes n’attendent, pour se laisser vaincre, qu’une vigoureuse affirmation.

Je veux noter, au jour le jour, la fable comme l’histoire. Aussi bien ne suis-je pas à cette heure en état de discerner le vrai du faux.

Je cherche seulement, dans ces feuilles écrites en hâte, à restituer ce qui concourt à créer l’état d’esprit d’un soldat, perdu dans la foule des soldats. En ce sens, fable ou vérité, c’est tout un. Plus tard seulement, si ce carnet ne descend pas avec moi dans le « trou », quelque part là-bas, ces notes pourront peut-être servir à une histoire de la légende. Une histoire de la légende : c’est un monde !


J’ai le loisir d’écrire. Un établi me sert de bureau. Derrière moi, les chevaux de ma pièce, à coups irréguliers, battent le ciment du hangar. Je serais très bien, mais ces cabinets puent !


On dit que nous embarquerons vendredi. À Berlin ! À Berlin !

Berlin, c’est le but. On en parle à chaque moment. Mais, n’était-ce pas aussi ce refrain qu’on scandait à coups de talons, il y a quarante-quatre ans, à peu près à pareille saison ? Et pourtant, quels lendemains ! Ce souvenir historique m’angoisse. Préjugé !

L’Angleterre entrera-t-elle en scène à nos côtés contre l’Allemagne ? L’Angleterre est la grande inconnue de l’heure présente. Pourtant on n’en parle guère ici.

À Berlin ! À Berlin !

On ne sort pas de là.


Je commence à me persuader de la réalité des événements. Mais déjà la fièvre du départ, l’irritation de ne rien savoir de précis donnent aux nerfs un mouvement fébrile qui empêche d’envisager dans son entier l’horreur imminente.


Nous accouplons nos chevaux ; nous formons les attelages de la pièce.

Une pièce de tir, dans une batterie de 75, se compose, en matériel, d’une voiture-canon et d’une voiture-caisson, traînées chacune par six chevaux attelés à la Daumont ; en personnel, de six conducteurs, de six servants, d’un brigadier et d’un maréchal des logis, chef de la pièce. Mais ma pièce, la 1re  de la 11e batterie, compte en outre le chef de section, un brigadier de tir, un trompette et l’ordonnance du capitaine avec ses deux chevaux : en tout, dix-huit hommes et dix-neuf chevaux. Sur les dix-huit hommes, dix-sept appartiennent à l’active. Depuis presque une année, ils ont vécu de la même vie, chaque jour ils ont manœuvré ensemble. Ainsi cette pièce a une existence véritable ; elle est une infime société, avec ses amitiés, ses antipathies et ses habitudes.

En fait, Bréjard, le chef de section, la commande à peu près seul, comme il la commandait avant la mobilisation. Rien ne paraît changé.

Hubert, le nouveau chef de pièce, un réserviste, songe surtout présentement à sa jeune femme, qu’il a dû quitter, après quelques mois seulement d’union, et à sa ferme, où il a laissé la récolte sur pied.

Bréjard doit avoir vingt-quatre ans. C’est un grand garçon blond et mince, aux yeux gris infranchissables, au menton volontaire, au visage sans reflets. Engagé très jeune, à force de travail discipliné et de méthode, il vient de se faire recevoir à l’école de Fontainebleau dans un bon rang.

Le brigadier Jean Déprez contraste avec Bréjard. Rêveur, que le régiment ennuyait, et que la perspective de longs mois de guerre ne déride pas, Déprez, dans le service, est un faible à qui l’exercice de son autorité, si petite soit-elle, est à charge. Spirituel par boutade, très indifférent à son ordinaire, un peu lunatique, mais causeur souvent aimable et ami sûr, depuis longtemps le désœuvrement du quartier nous a rapprochés et nous sommes heureux de nous trouver côte à côte au moment d’entrer en campagne.

Entre mon brigadier et le maître pointeur de la pièce, Hutin, au milieu du gigantesque frémissement de la mobilisation et dans l’attente de l’ouragan, je n’éprouve aucune impression d’isolement.

Hutin est un petit homme brun, chevelu et moustachu. De beaux yeux noirs, un peu gouailleurs, éclairent son visage régulier. Énergique, violent, assez ambitieux, vindicatif, rapide à la décision et peut-être avant tout intelligent, capable d’amitié et même de dévouement, j’aime son tempérament spontané et riche.


Sur l’avenue de Pontlieue, on a établi les chevaux de réquisition en bataille sous les platanes. Il y en a des centaines, lourdes bêtes, ventrues et placides à crinières somptueuses et à fanons traînants. Des hommes en blouse les tiennent, immobiles au bord du trottoir, ennuyés par l’attente et par la faim. Il y a encore pêle-mêle, près de là, le long du mur du quartier d’artillerie, des charrettes et des camions dételés au hasard, réquisitionnés aussi.

Des femmes en toilettes claires, des militaires en uniforme ou en treillis, beaucoup ridiculement vêtus, toute une foule bigarrée coule à plein l’avenue. En groupes, des réservistes arrivent. Presque tous sont calmes, quelques-uns sont gais ; il y en a qui sont ivres, et d’autres qui semblent l’être. Je n’en ai vu qu’un pleurer. Il était assis sur une balle de paille et fixait une courroie fauve toute neuve à son étui à revolver. Des larmes tombaient sur ses doigts malhabiles. Je lui ai mis la main sur l’épaule. Il s’est retourné et il a hoché la tête.

— Quelle misère ! Ma femme est morte la semaine dernière en accouchant. Une gosse de huit jours et personne pour soigner ça !

— Alors ?

— Alors, il a bien fallu que je la mette à l’assistance.


C’est à l’arrivée des lettres que les visages expriment le plus de tristesse.


Le cantonnement est consigné, mais on permet aux sous-officiers de conduire les hommes en groupes à l’abreuvoir, au café d’en face.


Mardi 4 août.


Hier soir, à neuf heures, — appel purement théorique, — le lieutenant a ouvert la porte de notre bicoque :

— Vous êtes bien, là dedans ?

— Oui, mon lieutenant, au chaud, comme des petits lapins.

— Vous n’avez rien à demander ?

— À partir !

— À partir !… À partir !

Ce matin, Pelletier, le trompette, un Parisien qui sait un peu tout faire, procède à l’affilage des sabres de la pièce. Devant un établi, en bras de chemise, il manie une énorme lime avec un bruit horrible qui fait passer le frisson dans le dos et donne la chair de poule. Il s’interrompt parfois, et à grands coups, comme un furieux, pour vérifier les pointes et les tranchants, il découpe des caisses de bois blanc abandonnées là, dans un coin.

Au fond de ce cantonnement, où nous vivons au milieu des fables les plus insensées, attendant un ordre d’embarquer, alentour, dans les rues, sur la ligne de Paris à Brest, toute proche, la mobilisation générale semble un grand roulement de tonnerre ininterrompu dans une atmosphère saturée d’électricité.

Un de mes compatriotes, Gaget, secrétaire à l’état-major d’artillerie, me dit que la guerre n’est pas encore déclarée. Il est bien placé pour être renseigné. Sa mère lui a écrit de Mayenne que ma famille me croyait déjà à Verdun. Mes lettres n’arrivent donc pas ?

Déprez est allé chercher du linge chez sa blanchisseuse. Dans la boutique, une jeune femme, dont le mari, brigadier d’artillerie, est parti ce matin, lui a sauté au cou et s’est mise à sangloter.

Il rentre tout ému.


Une équipe de servants, avec quelques attelages, est allée chercher notre matériel de guerre aux docks. Le parc est établi sur le large trottoir de l’avenue de Pontlieue. Les platanes abritent nos 75 et nos caissons. Deux hommes, baïonnette au canon, veillent. Des femmes s’arrêtent pour contempler les pièces. Il y en a qui hochent la tête.

Il paraît que nous embarquerons demain soir. Nous commençons à nous ennuyer ici ; nous ne savons à quoi occuper nos journées. Je vais dormir dans notre bicoque, au fond du jardin. Il y fait sombre et frais. Le soleil, par la porte ouverte, dore seulement un grand rectangle de paille, où traînent des musettes et où brillent des armes. La lumière est superbe aujourd’hui, fine, légère, et comme le soir vient, l’air s’emplit de ces moucherons qui tourbillonnent et qui, dit-on, annoncent le beau temps.

J’ai pu sortir un moment. Les femmes aux yeux rouges, du geste, de la voix, du regard, nous enveloppaient de tendresse, nous, surtout, les jeunes, qui partons les premiers.

— Vous partez quand ?

— Demain… après-demain…

— Pour où ?

— On dit Verdun… on dit Maubeuge…

— Allons, bonne chance !

Bonne chance, toujours. C’est comme un viatique qu’elles nous donnent de tout cœur pour l’inconnu.

— Merci !


Mercredi 5 août.


La guerre est déclarée depuis le 3 août. On se bat tout le long de la frontière.

On annonce déjà des pertes émouvantes : onze mille Français et dix-huit mille Allemands seraient tombés dans les premières batailles. S’agit-il de morts ou d’hommes hors de combat ?

Vraies ou fausses, ces nouvelles nous angoissent un moment. Mais vite notre extraordinaire insouciance l’emporte. Et puis, jamais heure a-t-elle été plus favorable à la revanche ?


Jeudi 6 août.


Les Allemands sont entrés en Belgique, malgré la convention de neutralité. Je ne crois pas que cela surprenne personne. Mais, ce qui nous émerveille et ce qui doit étonner l’ennemi, c’est l’ardente résistance des Belges. Les Allemands viennent d’échouer dans une attaque en masse contre Liège. Si l’armée belge à elle seule a su les maîtriser, quels espoirs ne nous sont pas permis ?

L’Angleterre marche avec nous. On en est sûr à cette heure. Français, Anglais, Russes, Belges et Serbes unis, nous verrons vite la fin de cette puissance militaire qu’on disait formidable. Ces nouvelles, officielles cette fois, nous rendent plus impatients de quitter Le Mans, de quitter ce cantonnement où l’on s’ennuie.

Sur la ligne de Paris à Brest, des convois d’infanterie, de cavalerie, du train des équipages roulent presque sans répit. Ils passent lentement avec un grand bruit de ferraille sur le viaduc qui enjambe l’avenue de Pontlieue, et que, héroïques, des territoriaux ventrus, armés de fusils Gras et vêtus de sales treillis, gardent, baïonnette au canon. Des femmes, une foule de femmes avec des enfants sur les bras ou accrochés à leurs jupes, attendent là, sous le grand soleil. Elles restent debout, des heures entières, à contempler le défilé des wagons militaires fleuris de feuillages et illustrés de dessins naïfs à la craie. Il y a des grappes de soldats sur les marchepieds, dans les cabines des serre-freins et des chefs de train. Sur l’avenue, des fourragères, des attelages de réquisition qu’on essaie là, et qui, sous le harnachement, se rebiffent, ruent et finalement s’empêtrent dans les traits, lèvent des nuages de poussière.

En hâte, les femmes s’écartent, entraînant leurs enfants, pour éviter un cheval ou la roue menaçante d’un caisson. Mais entêtées, fiévreuses et comme enivrées de mouvement, de lumière et de bruit, elles restent là malgré tout. Et, lorsqu’un train passe, une bordée étonnante de cris aigus s’élève de leurs groupes que forment, déforment, dispersent et compriment les dangers de l’avenue.

À la porte de la cidrerie Toublanc, des fleurs, des rubans en bouquets, en gerbes, en pluie jonchent le trottoir, couvrent les affûts des canons, les caissons, les avant-trains. Des femmes, des jeunes filles apportent des hortensias, des glaïeuls et des roses à brassées. Leurs visages avivés par le soleil, par l’émotion de l’heure, leurs yeux brillants, leurs chevelures pleines de lumière apparaissent au milieu des fleurs. Comme la sentinelle ne doit laisser personne approcher, de loin elles jettent leurs bouquets. Des artilleurs qui achèvent le chargement des voitures, pour les remercier, leur envoient du bout des doigts des baisers qui les mettent en fuite.

Une petite fiancée est venue planter une grande gerbe tricolore sur la baïonnette d’une des sentinelles. Parmi les fleurs, l’acier luit.

Des femmes barrent doucement la route aux cavaliers pour fleurir le frontal des brides ou les boucles des sacoches. Et, là-dessus, une belle lumière d’août ruisselle, illumine la poussière, les verdures, anime le visage des femmes et les fleurs.


Vendredi 7 août.


Depuis longtemps, j’ai remarqué le premier mouvement du militaire qui reçoit une lettre. Vivement il la décachette et, sans la sortir de l’enveloppe, la feuillette en hâte pour voir si elle ne contient pas un bon-poste ou un mandat : le cheval.


En bordée la nuit avec Déprez, une ignoble fille, bouffie, mafflue, dont le ventre et la poitrine se joignent en un amas tremblotant de graisse, nous interpelle :

— Quarante-quatrième ?

— Oui.

— Vous connaissez peut-être le brigadier X… ? Vous lui souhaiterez bonne chance, de la part d’Alice. Il sait bien. Alice, n’est-ce pas ?… Vous n’oublierez pas… Pauvre Jojo !…

Puis, comme nous nous éloignons :

— Vous n’entrez pas ? demande-t-elle, avec l’œillade coutumière.

Poli, Déprez répond :

— Merci. Pas le temps.

Et, lorsque nous avons fait quelques pas, il ajoute :

— Voilà une commission dont je ne me charge point.


Samedi 8 août.


Enfin nous embarquons.

Cette guerre commence pour nous par une fête des fleurs. Une foule de femmes et d’hommes grisonnants attendent sous les platanes, de l’autre côté de l’avenue. Des enfants viennent à nous, les bras pleins de fleurs. Les mères, qui les envoient, sourient ; mais que tous ces sourires de femmes sont tristes et navrés ! À leurs yeux bistrés on voit qu’elles viennent de pleurer, et aux plis de leurs lèvres on sent bien que, derrière le sourire, les larmes sont proches. Pour les petits, — car à travers la rue il nous vient des tout petits, — cette journée est plus belle qu’une cavalcade. Ils rient de toutes leurs dents.

Nous avons passé les dernières heures de la matinée à parer nos voitures et le harnachement des chevaux. Il est midi. À mesure que l’heure du départ approche, sur l’avenue, le brouhaha décroît. À l’ombre, la foule s’immobilise. On attend…

C’est presque dans le silence que le capitaine commande d’une voix claire, vibrante et riche :

— En avant !

De la foule, en écho, monte un grand hourrah, un hourrah où éclatent, très distincts, deux sanglots déchirants.

Jamais jour d’août ne fut plus lumineux. Les galeries des avant-trains, les roues des pièces, les boucles et les crochets des harnais, les gueules même des canons sont enrubannés et fleuris. Les couleurs vives des rubans et des fleurs se mêlent, se fondent en une harmonie de clarté sur la peinture gris-fer de nos pièces.

Le capitaine, M. Bernard de Brisoult, nous a dit ce matin :

— Prenez les fleurs qu’on vous offre et ornez-en vos pièces. C’est le précieux souvenir de celles qui restent. Mais soyez calmes, car c’est ainsi que vous leur donnerez le plus de confiance quand elles vont vous voir partir.

Les rues sont pavoisées. Nous défilons au pas. Vraiment le départ de ces hommes, d’entre lesquels beaucoup ne reviendront pas, est admirable de sérénité. Les canonniers sourient, immobiles sur les coffres ou abandonnés au pas des chevaux. Les femmes sur notre passage ont des gestes tragiques d’adieu. Nous sommes émus, mais c’est plutôt l’émotion de ce peuple, tout entier dans la rue, qui nous gagne, qu’une angoisse venue de nous-mêmes.


L’embarquement aux docks est facile, à quai. Les servants hissent le matériel sur les trucks. Il fait chaud ; ils ont mis bas leurs vestes, et, rouges, les épaules aux roues des pièces, ils coordonnent leurs efforts au commandement : « Oh ! ferme ! » des chefs de pièce, qui, monotone, se répète en écho interminable tout le long du train. Les conducteurs ont beaucoup de peine à faire entrer les chevaux dans les fourgons. Les vieux chevaux de batterie connaissent la manœuvre, mais les chevaux de réquisition résistent. À deux, on leur passe un surfaix à hauteur des fesses et on les pousse de force sur les passerelles. Une fois dans le fourgon, il faut encore les faire tourner, les serrer pour qu’il en tienne quatre de chaque côté. C’est alors un vacarme infernal de sabots ferrés sur les planches et contre les parois de bois. Les bêtes enfin installées et maintenues en place avec des cordes à poitrail, les garde-écurie établissent, dans l’espace libre entre les deux rangées de chevaux qui se font face, le harnachement et le fourrage pour la route.

Lorsque le train démarre, j’ai comme un éblouissement. Il me semble que quelque chose se rompt dans ma poitrine. Une brève angoisse m’étreint. Reviendrai-je ? Oui ! oui ! j’en suis sûr. Mais pourquoi en suis-je sûr ?…


Connéré-Beillé. Je suis assis sur une balle de foin entre mes huit chevaux. À tout instant, malgré mon fouet, ils happent le fourrage et soulèvent mon siège. La porte du wagon est grande ouverte sur la campagne ensoleillée.


Dimanche 9 août.


Depuis quinze à dix-huit heures déjà, le train roule. Je suis garde-écurie. C’est là qu’on est le moins mal pour un pareil voyage. Couché sur le foin que j’ai secoué, j’ai dormi la tête bien encadrée par les panneaux matelassés d’une selle.

Les chevaux, presque tous gourmeux, qui me bavaient sur la figure et éternuaient, m’ont éveillé. Déjà il faisait jour. Un brouillard d’été, très dense, flotte à hauteur d’homme sur les prairies. Le soleil, qui le perce par endroits, met dans les herbes un infini scintillement de rosée.

Assis aux portes grandes ouvertes des fourgons, pieds ballants, les canonniers regardent défiler les paysages. Les trains vides qui croisent notre convoi effraient nos chevaux qui hennissent. Où allons-nous ? Nos officiers eux-mêmes ne le savent pas ; le mécanicien affirme qu’il l’ignore aussi. Il doit recevoir des ordres en route.

Les territoriaux qui gardent la voie, pour nous saluer au passage, lèvent leurs fusils à bout de bras. Nous agitons nos fouets.

— Bonjour, les vieux !

— Bonne chance, les enfants !


Reims ! Le canal, le port entrevu, puis voici de grands pays lumineux couverts de blés mûrs. À peine, dans quelques champs, la moisson est-elle en gerbes. Presque partout sur pied, immobile dans la chaleur, elle éclaire de ses ors les collines lentes, les mouvements majestueux et sereins de ces belles campagnes.

Il faut que j’ouvre tout grands mes yeux. Peut-être dans quelques jours ne verrai-je plus la beauté des moissons au soleil, leur somptueux manteau sous lequel apparaît le modelé grave des terres, comme une belle forme grecque, sous les plis légers du voile antique.

Nous allons à Verdun. Le train roule lentement. Dans chaque village, dans les jardins au bord de la voie, aux passages à niveau, des enfants, des jeunes filles, à deux mains nous envoient des baisers. On nous jette des fleurs et, quand le convoi s’arrête, on nous apporte à boire.

À la brune, après avoir longé les interminables quais d’embarquement de Verdun, ses grandes manutentions installées sous des bâches vertes, le train s’arrête enfin à Charny. Nous voyageons depuis plus de trente heures. La nuit vient tandis que nous débarquons.