Ma pièce/Quatrième partie

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Ma pièce (1916)
Plon (p. 187-285).

QUATRIÈME PARTIE

DE LA MARNE À L’AISNE


Dimanche 6 septembre.


Au réveil, dans un matin de fine lumière et de brumes argentées, la banlieue de Paris nous apparaît.

Passé la forêt de Fontainebleau, où campent des troupes sous des abris de genêts et de fougères, partout, dans les verdures, éclatent les façades blanches et les toits rouges des chalets. Des fleurs brillent dans les jardins. De grands soleils tournent vers nous leurs faces d’or.

On oublie presque le tragique de l’heure présente.

Dimanche ! Des cloches bourdonnent. Et puis, Paris est proche. Sa puissance magnétique déjà se fait sentir sur les nerfs. Dans le wagon, les Parisiens ne tiennent plus en place.

Brusquement, après ce morne voyage, sans qu’on puisse bien démêler pourquoi et comment, la confiance renaît malgré les nouvelles apprises en chemin : les Allemands arrivés sans résistance jusqu’à Creil.

Ce n’est pas la puissance du camp retranché de Paris, de son armée, de ses gros canons, qui nous donne la foi, mais une instinctive confiance d’enfant qui, se retrouvant au foyer, se sent invincible parce qu’il lui semble avoir l’alliance des choses familières et même des éléments. Ce qui nous vivifie, c’est la sensation inexprimable et précise d’une présence, aimée, formidable, immortelle. C’est un souffle vivant, c’est l’appui d’une personne, plutôt d’une divinité invincible ; c’est on ne sait pas bien quoi.

Et puis, comme répète Hutin :

— C’est Paris ! Voilà, c’est Paris !


— Les Anglais !

Un convoi de troupes britanniques croise le nôtre. On hurle, on agite des képis à bout de bras.

La gare de Villeneuve-Saint-Georges est pleine de highlanders. Notre train stoppe. Les Écossais examinent nos pièces. Lebidois sert d’interprète. On secoue des mains ; on hurle encore.

Le petit Millon arrête un épais highlander tatoué aux poignets et aux genoux. Il veut savoir s’il porte une culotte sous sa jupe. L’autre ne comprend pas et rit.

— Vrai, déclare Millon, tu aurais tes cheveux sur le dos et un peu moins de poil aux pattes, avec ta jupette on te prendrait pour une gosse de dix à douze ans.


Nous débarquons à Pantin. À part les inscriptions sur les panneaux de bois ou sur les rideaux de tôle des boutiques : « Le patron est à la guerre », ou, en lettres hautes d’un pied : « Maison française », à part les placards de mobilisation aux drapeaux déjà ternis, Pantin a son aspect accoutumé des dimanches d’été.

Sur le trottoir et sur la chaussée grouille un peuple de femmes en toilettes claires, bien corsetées, cambrées comme seules le sont les Parisiennes, des militaires de toutes armes qui déambulent au petit pas de promenade. Un territorial passe entre une femme, à qui il donne le bras, et un marmot qu’il conduit par la main.

On se demande si l’ennemi est vraiment aux portes !


À Rosny-sous-Bois, nous allons cantonner sur un plateau qui domine d’un côté la ville et de l’autre la plaine de Brie, aux lignes pauvres et sans charme. Très loin, vers le sud-est, on entend le canon.

Dans les rues, entre les verdures des jardins et les façades claires des villas, la garance des uniformes, le linon des corsages, les bariolages mouvants des ombrelles tachent la foule de points éclatants.

Les zouaves sont descendus des forts.

Aux terrasses des cafés où pas une place n’est libre, parmi les tenues multicolores des chasseurs, des tringlots, des artilleurs, des tirailleurs et des spahis, voltigent les tabliers blancs des garçons. Devant la Poste, aux portes des boulangeries et des pâtisseries, on fait queue, on se porte. Des femmes courent, abordent les militaires, s’informent, cherchant un mari, un fils, un frère, un amant qui doit être arrivé ici.

On se coudoie, on se hèle, on boit, on mange, on fume, on rit. Des familles de bourgeois, placides et curieux, fendent le flot humain de leur petit pas entêté.

Le canon tonne toujours. Mais il faut, pour l’entendre, s’écarter un peu de la grande foule, dans les ruelles entre les jardins.

Il paraît qu’on se bat aujourd’hui sur le Grand-Morin.


Lundi 7 septembre.


Il fait grand jour. Bréjard crie :

— Debout !

— Quoi ?

— Écoutez ça :

Il tire un papier de sa poche.


ORDRE DU JOUR DE L’ARMÉE

Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière : tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne pourra plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer plutôt que de reculer.

— Vous avez entendu ?

Oui, nous avons entendu. Nous n’aurions jamais su exprimer si simplement et si complètement nos intimes pensées.

« Une troupe devra se faire tuer plutôt que de reculer. » Voilà !

— Et maintenant, attelez, ajoute Bréjard. On y va !

Deux jeunes filles, la sœur et la fiancée d’un de mes camarades, arrivent comme la batterie démarre. Un moment, elles courent près des chevaux, rouges, haletantes. Elles parlent très vite, toutes deux ensemble. Lorsqu’elles se sentent à bout de souffle, l’une après l’autre, elles tendent la main à l’artilleur qui se penche sur l’encolure de son cheval pour embrasser leurs doigts.


Nous traversons la banlieue, puis, par la grande route de Soissons, nous abordons la plaine de Brie. Nous allons au canon. Nous sentons bien que nous vivons les heures les plus lourdes, les plus graves de tout un siècle, de toute une histoire peut-être.

Nous nous laisserions angoisser par la tristesse de ce paysage dont seuls, de loin en loin, une tranchée vide au bord de laquelle traîne de la paille, et des peupliers étiques, en lignes ou en bouquets, rompent la monotonie, si toujours nous ne sentions derrière nous Paris, Paris qui vit.

Hutin me dit :

— S’il faut crever quelque part, j’aime mieux crever ici que là-bas, dans la Meuse.

— Pourquoi ?

— Est-ce que je sais pourquoi !


Le soir vient : voilà bien dix heures que la batterie roule, sans arrêt. Très loin, derrière nous, Montmartre dresse à cette heure sa silhouette noire sur l’occident.

Sous les étoiles, très brillantes ce soir, la campagne reste claire. Seule, la chaussée, sous la voûte des grands arbres en double rang, où flotte une poussière suffocante, est absolument obscure. Un projecteur lointain balaie la plaine. La batterie prend le trot. La route est pavée. Nos voitures cahotent. C’est un martyre. D’atroces douleurs d’entrailles nous tordent sur les coffres. Les reins moulus ne soutiennent plus le buste. Le souffle est court, la poitrine houleuse. Le cœur bat très vite, la tête tourne ; les oreilles bourdonnent. On sue de souffrance. Nous arrêterons-nous, enfin ?

Pendant des heures et des heures, on suit la même route ténébreuse. Mais la colonne a repris le pas. Un énorme phare d’auto ouvre brusquement, sous les arbres, de vertigineuses perspectives de cathédrales, découpe attelages et cavaliers, sortis de la nuit, en une fantastique apparition d’ombres. L’auto passe.

On roule… On roule… Jamais nous ne nous arrêterons !


— Halte !

Enfin ! Nous formons le parc dans un champ. Il faut encore mener les chevaux boire.

Dans un village obscur, seule une lampe Pigeon brûle dans une cuisine où luisent de grandes casseroles de cuivre.

Il n’y a pas d’abreuvoir ici. Il faut pousser jusqu’à un pré coupé de fondrières où coule un ruisseau. Les berges sont hautes. Les bêtes ne peuvent boire au courant. On leur donne l’eau dans les seaux de toile.

Au retour, un torrent de chevaux encombre la route. D’autres batteries viennent d’arriver.

Un remous m’a poussé contre le mur d’enclos d’un château, lorsqu’une auto, tous feux éteints, fendant la masse des attelages, jette contre moi un flot confus d’hommes et de bêtes dont la pression m’écrase contre la pierre… Une autre auto suit, puis d’autres et d’autres encore, des centaines, silencieuses, interminablement.

On reconnaît, luisant un peu, sous la lune qui s’est levée, les casquettes de toile cirée des chauffeurs de taxis. On entrevoit dans les voitures des têtes penchées de soldats qui dorment.

Quelqu’un interroge :

— Blessés ?

On nous répond au passage :

— Non. C’est la 7e division. On vient de Paris. On va là-bas !…


Mardi 8 septembre.


— Alerte !

La nuit est entière. Dans les foyers, des tisons brasillent encore. On entend toujours le canon. Les grandes lueurs des coups de feu surprennent comme des éclairs. Pas très loin, vers l’est, une ferme, des meules, on ne sait quoi, brûlent. Il fait tiède. On est obsédé par une odeur flottante de charogne.

La batterie s’ébranle ; nous allons au feu.

Au petit jour, à Dammartin, on déchiffre, sur les portes et les volets clos, des inscriptions allemandes, des désignations de cantonnements. Sur un portail de grange, je lis ces mots écrits en gothique pointue : « Gute Leute » (braves gens). Qui donc habite là ?

Nous passons. Le grand bruit lourd du canon semble venir du fond de la terre. Il ne s’interrompt plus.

Une tombe au bord du chemin : une croix de bois blanc qui porte un nom au goudron et que coiffe un shako de chasseur, à gourmette de cuivre. On n’a pas enseveli l’homme assez avant. De la terre remuée, fendillée par le soleil, monte une grande puanteur.

La route est toujours jalonnée de chevaux morts, gonflés comme des outres, et qui menacent le ciel de leurs pattes raides aux ferrures luisantes. Par une plaie, au flanc d’une grande jument alezane, les vers se répandent dans l’herbe. On en voit grouiller dans l’anus et s’écrouler à terre avec une sérosité putride. Il en sort des naseaux, de la bouche et d’un trou fait par une balle de revolver près de l’oreille.

— Au trot !

La batterie se perd dans le nuage de poussière qu’elle soulève. Nous commençons à croiser des blessés, des centaines de blessés, des lignards, des chasseurs alpins, des marsouins blancs de poussière, avec des pansements rouges. Ils s’entr’aident. La plupart marchent en petites troupes. Beaucoup s’arrêtent. Il fait chaud. J’en vois plusieurs autour d’un pommier qui abattent des fruits. Ils ont soif, les pommes les rafraîchissent un peu.

Pendant que le commandant reçoit les ordres d’un officier d’ordonnance, nous avons fait halte. Je questionne un marsouin blessé à la tête :

— Eh bien ! comment ça marche-t-il, là-bas ?

— Il en tombe !

On ne sait pas s’il s’agit de balles, d’obus ou d’hommes. Mais on voit bien, à l’expression des visages crispés et hagards, que la lutte est dure.

— Il y a longtemps qu’on se bat ici ?

— Oui.

— Combien de jours ?

— C’était commencé quand on est arrivé.

— Quand es-tu arrivé ?

— Avant-hier.

Et il répète :

— Il en tombe !

Nous repartons, toujours au trot.

Le ciel bleu, très pur à l’horizon du nord et de l’est, est ocellé de fumées blanches de shrapnells. Des incendies et des obus explosifs, au loin, font des fumées noires.

L’odeur de charogne nous poursuit, nous inquiète, nous obsède, nous fait chercher partout des cadavres.

Soudain, un des chevaux de mon caisson, fourbu, refuse d’aller plus loin et arrête tout l’attelage. Il faut le dételer, l’abandonner. Les autres voitures nous ont dépassés. Avec les cinq chevaux qui restent, on prend le galop à travers champs pour rejoindre la colonne. Les sillons nous secouent tellement qu’il faut se cramponner aux galeries, s’arc-bouter des talons pour ne pas tomber.

Nous rattrapons la batterie, à la traversée d’un village qu’on apercevait de très loin sur la campagne nue. L’ennemi y a cantonné, les portes ont été enfoncées à coups de crosses. Presque toutes les vitres ont été brisées. Les fenêtres ne sont plus que des châssis hérissés d’éclats de verre. À travers, les rideaux salis flottent à l’extérieur. Des contrevents arrachés gisent sur le trottoir parmi des bouteilles brisées, des débris de carreaux et des boîtes de conserves. D’autres, qui ne tiennent plus que par un gond, battent les façades.

On voit, par les portes grandes ouvertes, des armoires fracturées, abattues au milieu du logis. Les tiroirs vidés, les bibelots des cheminées, des portraits, des gravures jonchent les intérieurs carrelés de rouge. De la lingerie, des draps maculés de boue, marqués de gros clous, traînent jusqu’au milieu de la rue, donnant à ces malheureuses maisons un peu de l’horreur des corps éventrés.

Des meubles jetés par les fenêtres, des voitures d’enfants, des futailles défoncées encombrent la chaussée. Du bois craque sous les roues du caisson. Un corset rose traîne au ruisseau.

Sur une plaque Michelin, à la sortie du village, je lis : « Attention aux enfants. — Sennevières. » Et, sur le revers, l’inscription « Merci » est dérisoire et lamentable.

Nous nous arrêtons sur la route qui tire un grand trait blanc à travers une plaine de betteraves. Un hangar, trois meules, au loin des petits bois à formes géométriques, une grande ligne de peupliers, rompent seuls la morne nudité de ces champs. Au nord, à l’est, la bataille gronde, siffle, hurle comme une tempête de l’Océan. On croirait que c’est d’un cataclysme profond de la terre que vient ce bruit infernal.

On attend. Et voilà que la campagne se peuple. Des bataillons, débouchant de Sennevières, se déploient en tirailleurs et d’autres hommes, des centaines, des milliers qu’on ne soupçonnait pas, surgissent du sein de la terre et fourmillent. Les pantalons, à l’infini, tachent de rouge le vert sombre des champs. Devant les lignes en marche, des lièvres affolés fuient.

Des blessés, en petites troupes, recommencent à défiler. On les aperçoit très loin, mouchetures sombres sur le front lumineux de la route droite sous le soleil.

Il y a quelque part, aux environs, un cantonnement de cuirassiers. Il en passe à pied, sans casque ni cuirasse, la poitrine garnie du matelas de feutre brun jaunâtre renforcé de bourrelets aux emmanchures. Ils portent de grands quartiers de viande fraîche. À droite, aux abords du village, à l’ombre de trois peupliers, près d’un cheval mort, des hommes abattent des bestiaux et les débitent.

On commande :

— Reconnaissance !

La batterie va prendre position. Je n’échappe pas cette fois encore à la petite angoisse que comporte ce commandement.

En position de tir, seule une haie de ronces et d’arbrisseaux échevelés nous masque. De plusieurs points de l’horizon, la batterie est certainement visible à l’ennemi. La place n’est pas bonne, mais les environs n’en offrent point de meilleure.

Sur un chemin d’exploitation, près de la première pièce, nos officiers ont établi leur poste de commandement. En avant, le champ de bataille s’ouvre tout grand. Mais, sur la campagne à peine vallonnée qui semble sans mystère, et où nous savons bien pourtant que se jouent les destins en suspens de la France, on ne découvre pas un homme, pas un canon. Le désert tonnant semble immobile sous les obus.

Nous avons amoncelé des gerbes sur nos pièces. Jaunes sur les chaumes jaunes, elles peuvent faire illusion. Et puis, la paille protège bien des shrapnells et des éclats d’obus.

Tout de suite nous nous endormons au soleil, dans l’inconscience de pions qui se laissent jouer, dans le fatalisme où conduit inévitablement la vie précaire de dangers que nous menons depuis un mois.

Un commandement m’éveille. Derrière nous, le soleil a baissé.

— À vos pièces !

Quelque chose de sombre, de l’artillerie peut-être, bouge, là-bas, au pied de collines boisées, à plus de cinq mille mètres. Nous ouvrons le feu. À droite, à gauche, et même en avant de nous, des batteries de 75, une à une, entrent en action. Lorsque, pendant quelques secondes, nos pièces se taisent, on entend leurs volées à quatre temps.

Là-bas, tout s’immobilise. Le capitaine fait cesser le feu. Mais la vapeur de la poudre et la poussière, que l’ébranlement des coups a soulevées sur le champ sec, se sont à peine dissipées, que de gros obus viennent ouvrir trois larges brèches dans la haie qui nous dissimule. Leurs fumées nous masquent tout l’horizon de l’est.

— Ils ont vu le feu de nos pièces, remarque Bréjard.

— Et c’est bien en direction, ajoute Hutin… Du 150 !

Par malheur, un caisson de ravitaillement venu de l’échelon arrive au trot sur la position. Un brigadier qui monte une grande jument blanche le conduit.

On crie de loin :

— Pied à terre !

— Pied à terre ! Vous allez nous faire tuer !

Les conducteurs ne paraissent pas entendre.

— Pied à terre, n… de D… ! Au pas… au pas…

Déjà ils ont décroché le caisson plein, accroché à l’avant-train le caisson vide, et ils s’en vont au galop, malgré nos cris.

Les obus ne se font pas attendre. Le vent module leurs sifflements. Cela dure des secondes… des secondes…

Ces transes de la mort, qui lentement tombe du ciel, sont un interminable supplice. Tout tremble. Les obus éclatent ; le vent rabat leurs fumées sur nous.

J’entends un râle :

— Hou… hou… hou… hou… hou…

Notre batterie est intacte. Le caisson de ravitaillement s’éloigne en hâte. Un servant de la batterie voisine agonise. Son front troué inonde de sang les culots des obus.

Hutin, toujours assis sur son siège de pointeur, nous crie :

— Mais je les vois tirer, les bougres ! Je les vois… loin… là-bas, à plus de neuf mille mètres. J’ai vu le feu… Ça vient !… Ça vient !… Attention !…

En effet, de nouvelles explosions nous secouent. D’instinct, j’ai fermé les yeux ; de la terre projetée me cingle le visage. Je ne suis pas touché ; un culot bourdonne longtemps. Encore une fois la fumée enveloppe la batterie. J’entends la voix claire du capitaine qui crie à l’adjudant :

— Daumain, faites abriter tout le monde à droite. Ordre du commandant. Inutile de se faire tuer tant qu’on ne tire pas.

On s’appelle, on sort des fumées, on s’écarte de la ligne de tir des obusiers. Mais le feu de l’ennemi nous poursuit sur le champ où nous courons éparpillés, tendant le dos.

Un obus, dont l’éclair m’aveugle, couche à mon côté un maréchal des logis de la 12e batterie. Tout de suite l’homme se relève. Deux éclats lui ont ouvert, au-dessus des yeux, deux trous rouges d’une atroce symétrie. Il s’éloigne, le front en avant, pour que le sang ne lui coule pas dans les yeux. Je veux le soutenir. Il me dit :

— Laisse-moi… Trotte. Ce n’est rien… La boîte n’est pas démolie.

Derrière de grosses meules, nous nous dissimulons en attendant des ordres.

On se compte :

— Onzième ?

— Onzième !

— Hutin ?

— Présent !

— Pas blessé ?

— Non. Et toi ?

— Rien.

Les quatre pelotons de pièce sont au complet.

— Et le capitaine ?

— Toujours là-bas, au poste d’observation. Regarde… Son coude dépasse l’arbre. Il n’a rien.

Deux volées d’obus s’abattent encore à proximité de nos pièces, qui semblent toujours intactes.

Que la nuit est lente à venir ! Ce damné soleil, tout rouge et presque sur l’horizon, ne disparaîtra donc jamais derrière le champ de betteraves ?… On le dirait accroché, immobile.

Hutin injurie cette face éclatante.

Là-bas, le capitaine, d’un grand geste du bras, nous appelle.

Derrière les meules, un cri se répète :

— Aux pièces !

Nous allons tirer. Non. Des ordres sont arrivés.

— Les avant-trains !

Une brume, qui monte des vallons de la plaine, un à un efface les plans. Les lointaines collines, qu’occupe la batterie d’obusiers, se sont perdues dans un brouillard mauve. Mais, de là-bas, ne peut-on pas nous voir encore en silhouettes sur l’occident clair ?

On réunit les trains. Nos batteries s’éloignent. Les obusiers restent silencieux.

À cette heure, le bruit de la fusillade s’égrène. Le canon se tait à son tour. Il tombe sur la campagne un extraordinaire silence. Des incendies, dont les lueurs grandissent à mesure que la nuit se fait, constellent la plaine.

Le jour d’ardente lutte qui s’achève n’a rien décidé. Les adversaires couchent sur leurs positions.


Mercredi 9 septembre.


Dans un champ, près de Sennevières, en position d’attente, nous préparons le café. Il fait chaud. La bataille ce matin a été longue à s’engager. Mais maintenant, au nord-est et à l’est, la canonnade roule sans répit comme hier.

Brusquement, vers le milieu du jour, la ligne de feu à notre gauche s’infléchit, s’allonge. Nous occupons l’aile extrême des armées françaises. Tout de suite l’anxiété nous prend. Est-ce que l’ennemi va nous tourner encore ?…

Nous interrogeons le capitaine, dont le regard s’est aussi fixé sur des bois qui, hier, étaient hors du combat et qu’à cette heure l’artillerie allemande couvre d’obus.

— Qu’est-ce que ça veut dire, mon capitaine ?

— Je n’en sais pas plus que vous, mes amis. Moi, j’obéis. Je me place où on me dit de me placer. C’est tout !…

Déprez insiste :

— Mais ils tournent encore notre gauche…

Le visage fin du capitaine s’est ridé d’inquiétude.

— Oui, dit-il, ils bombardent les bois qu’ils ne bombardaient pas hier. Mais cela prouve au moins qu’ils n’y sont pas. Peut-être, au contraire, se trouvent-ils menacés de ce côté-là par un mouvement enveloppant de nos troupes… Sait-on ?… Et puis, s’ils nous tournent, nous ne sommes pas seuls ici… Nous ferons face.

Il appuie sur nous le regard gris bleu de ses yeux intelligents et fiers qui nous sondent. Il répète :

— Nous ferons face ?

— Bien sûr !

Le café est chaud. Le capitaine tire de sa poche son gobelet d’aluminium et puise dans la marmite le jus noir qui fume. Tous les hommes de la pièce, debout à son côté, le quart à la main, attendent. Lorsque le capitaine s’est servi, tour à tour, ils se penchent pour prendre leur part. On se tait : on savoure le café.

Puis le cuistot déclare :

— Il y a du rab !

— Combien ? demande le capitaine, soucieux de ne faire tort à personne.

— Chacun un bon demi-quart.

Le capitaine se sert, puis les hommes. Et, comme il reste un peu de café mélangé de marc, du « rab de rab », une fois encore l’opération recommence.

Avec cette effrayante soudaineté que nous avons observée chaque fois que, là-bas, sur la Meuse, il nous a fallu battre en retraite, la campagne s’est peuplée de lignes d’infanterie. Les compagnies, les bataillons sortent des bois, de derrière les haies, surgissent des chaumes, se massent dans les vallons.

— Alors ? demande Bréjard.

— Est-ce qu’ils lâchent, ces cochons-là ?… s’écrie Millon en se croisant les bras.

Anxieusement, le capitaine regarde l’infanterie se mouvoir.

— Non, dit-il. Ce sont des troupes de seconde ligne qu’on fait avancer vers le nord, pour faire face si l’ennemi déborde.

Des ordres : aller prendre position entre Sennevières et Nanteuil-le-Haudouin.

On ne peut plus douter, l’ennemi nous tourne.

Un spasme de colère sauvage nous crispe. Est-ce qu’ils vont passer, aller à Paris ? Aller chez nous pour tuer, piller, violer…

— Ah ! gueule Hutin. Ce que je voudrais en voir de ces cochons-là pour en démolir !

— Au trot ! Au trot ! commande le capitaine.

Penchés sur l’encolure de leurs chevaux, de la voix, du fouet, des genoux et de l’éperon, les conducteurs lancent leurs attelages en avant. À travers les champs nus, le même souffle semble emporter, hommes et bêtes, toute cette artillerie lancée en trombe sur les sillons qui la ballottent.

En position pour tirer vers le nord-est, derrière nous le soleil, déjà bas, éclaire la ligne du chemin de fer et la route de Nanteuil à Paris, bordée de grands arbres.

Des sections d’infanterie commencent à se replier. Millon répète :

— Ils ne tiennent pas, les salauds ! les salauds ! Ils n’ont donc pas lu l’ordre !

Et brusquement, presque derrière nous, la fusillade éclate. Nous sommes tournés.

Sur la grande route de Paris, et entre la route et la ligne de chemin de fer, des masses profondes d’infanterie débouchent de derrière Nanteuil. Un immense fer à cheval ennemi nous enveloppe. Il semble, à cette heure, qu’il ne reste plus, pour la retraite du 4e corps, qu’une étroite voie libre entre Sennevières et Silly, vers le sud-est.

Un officier, coiffé d’un casque d’aviateur, arrive sur la position en auto, court au poste d’observation.

Le commandant fait tourner les pièces bout pour bout.

D’un instant à l’autre, nous risquons d’être pris entre deux feux, car, au nord-ouest de Nanteuil, sur les hauteurs dominant la route, nous ne pouvons douter que de l’artillerie s’installe pour appuyer le mouvement de l’infanterie ennemie.

Nos batteries ont ouvert le feu.

Tout de suite, le même délire trépidant s’empare des hommes et des canons. Les pièces sont des monstres hurlants, des dragons en démence qui, à pleine gueule, vomissent du feu à la face du soleil, dont la chute s’achève dans un somptueux crépuscule d’été. Les douilles s’amoncellent et fument. Là-bas, on voit les hommes se débander, courir, s’écrouler en monceaux. Des hauteurs, qui dominent Nanteuil et d’où l’on pourrait compter nos pièces, aucune artillerie ne répond.

Longtemps le massacre continue.

— Ah ! Ils n’iront pas à Paris, ceux-là !

La nuit vient. En ordre, les régiments de ligne se replient par le fond du vallon dont nous occupons une des pentes. Des chasseurs à cheval passent au trot, puis toute une brigade de cuirassiers. C’est la retraite !

Nous sommes battus… battus !… L’ennemi marche sur Paris !

Le soleil n’est plus qu’un croissant sur l’horizon. Les cavaliers allant vers Silly disparaissent dans la poussière qu’ils lèvent. Nous tirons toujours, couvrant de mitraille la plaine de betteraves où, çà et là, des hommes bougent encore.

— Cessez le feu !

On n’a point entendu ou point voulu entendre… Trois pièces tirent encore. Il faut que le commandant répète l’ordre en hurlant.

Les hommes s’épongent, rouges, suants. Les bras croisés, debout derrière leurs pièces, sans parler, ils contemplent ces champs dont pas un pouce n’a été épargné.

Nous attendons maintenant l’ordre de battre en retraite à notre tour.

C’est un ordre de passer la nuit ici qui nous arrive. On nous envoie un bataillon d’infanterie de soutien. À deux cents mètres du parc, qu’il a fallu former sur place, les fantassins se déploient en tirailleurs et s’immobilisent sur le champ.

En avant, on dit qu’il ne reste aucun élément français. Nous sommes à la merci d’une attaque nocturne de cavalerie.


Jeudi 10 septembre.


Après la journée d’hier, nous nous attendions à une furieuse canonnade dès le lever du jour. Et tout se tait… Le soleil éclaire largement la plaine et les pentes où, immobiles, en batterie, nous attendons l’ennemi. Pas un coup de canon n’a encore été tiré. On est surpris… On se méfie.

Un lieutenant-colonel, qui passe à la tête d’un bataillon, reconnaît le commandant et l’aborde :

— Tiens, Solente !

— Bonjour…

— Ça va ?

— Ça va…

— Qu’est-ce que vous faites donc là avec votre groupe ?

— Vous voyez… Nous surveillons la route de Nanteuil.

— Alors, vous ne savez pas ?

— Non, quoi ?…

— L’ennemi a foutu le camp pendant la nuit.

— Comment ?

— Oui. Nous avons l’ordre de nous porter en avant… Les Allemands battent en retraite sur toute la ligne…

Les deux officiers se regardent en face et sourient.

— Alors ?

— Alors, c’est la victoire !

La nouvelle, qui passe de pièce en pièce, nous secoue tous de joie. La victoire, la victoire… Quand nous nous y attendions si peu !…

Vers midi, nous recevons l’ordre d’avancer.

À Nanteuil, un peu de vie renaît déjà. Un épicier enlève les volets de bois de sa boutique. Quelques fenêtres s’ouvrent sur notre passage. Comme à Dammartin, je lis sur plusieurs portes l’inscription « Gute Leute ».

La route, où se sont engagées les batteries, longe les champs où, hier soir, nous avons arrêté l’ennemi. Nous faisons halte, attendant sans doute de nouveaux ordres.

La campagne est immobile. Mais, entre la route de Paris et la ligne du chemin de fer, des cadavres vêtus de gris, aussi loin qu’on peut voir, parsèment les betteraves. Au bord de grands champs de maïs, six Allemands sont tombés en monceau. Le dernier atteint s’est abattu à la renverse sur les autres. Ses jambes raides, que soulève une croupe humaine, se dressent vers le ciel. Son cou, sous le poids du corps, s’est plié : le menton du mort touche sa poitrine. Les yeux grands ouverts, la bouche tordue dans une horrible grimace d’agonie, ce Prussien casqué semble faire effort pour regarder son nombril. Des autres cadavres du tas, on ne voit que des épaules, des nuques, des talons de bottes. Seulement, un blessé, à moitié enseveli sous les morts, a dû agoniser longtemps. Scalpé par un éclat d’obus, qui a arraché l’aigle impérial de son casque, l’homme a tenté de se libérer de l’effroyable fardeau qui lui écrase les jambes et les reins. Il n’a pu. Son buste seul émerge du monceau. Arc-bouté sur un coude, la bouche grande ouverte et hurlante, il a expiré, en tendant son poing noueux, énorme, à ces collines que nous venons de quitter, et d’où lui est venue la mort. Les chairs, déjà verdâtres, de sa face se sont détendues, et l’on devine, sous ce masque où les apparences de vie s’effacent, le visage aux yeux creux, aux dents découvertes, au menton carré de la mort.

Plus loin, trois tringlots tournent autour d’un Prussien étendu sur le dos, et dont les bras en croix semblent prêts à une terrible étreinte. Comme l’un d’eux lui soulève la tête pour le dépouiller de son casque, de la bouche entr’ouverte du mort, du sang noir lui jaillit soudain sur les mains. Il grogne :

— Cochon ! et torche ses mains souillées aux pans de la capote grise de l’Allemand.


Un sous-lieutenant du génie compte les cadavres pour les enterrer.

— C’est vous, les artilleurs, qui avez fait ce travail-là ? J’en ai déjà compté dix-sept cents ! Et je n’ai pas fini. Ça va faire plus de deux mille.

Comme je m’éloigne, écœuré, à travers les maïs, mon pied butte. Au contact mou, je devine un cadavre et je fais un brusque saut de côté.


En avant, vers le nord !

Les marges de la route sont jonchées de mausers, de baïonnettes, courtes comme des couteaux de boucher, de cartouchières, de casques, de sacs en peau de vache, de sacoches, de selles et de chevaux morts.

La route des Ruettes, le soir de la bataille de Virton, était pareille à celle-ci. Je me disais alors, un peu surpris, dans ma lassitude : « J’assiste à une défaite française. » Et aujourd’hui je me trouve étonné d’avoir pris part à une victoire, dont voici les preuves, une victoire qui dégage Paris, qui sauve la France, qui nous ouvre peut-être toute une ère nouvelle. À contempler ce calvaire de l’armée allemande, nous nous disons que l’ennemi va quitter la France aussi vite qu’il y est entré.

Sur les verdures d’un grand champ plat, la terre remuée décrit une ligne jaune que jalonnent des fusils plantés la crosse en l’air. Des centaines d’hommes, des milliers peut-être, ont été ensevelis là, côte à côte. Le sol sec, craquelé, fissuré, laisse échapper toutes les pestilences de leur décomposition, que le vent nous apporte. À l’approche des taillis, épars sur la campagne, qui recèlent d’autres cadavres, la même odeur prend à la gorge. Malgré soi, sans cesse, on la flaire avec des inquiétudes pareilles à celles qu’on voit aux chiens lorsqu’on dit qu’ils sentent la mort.

Des sapeurs terrassent. Au fond du trou, qu’ils viennent d’ouvrir, on découvre encore une croupe alezane marquée « Uh. 3 (3e Uhlans) ». Sur le labour, au bord de la fosse, une forme chevaline s’est moulée en creux. Des vers y grouillent dans le sang corrompu.

Un des sapeurs qui, à grandes pelletées, couvrent de terre la charogne puante, se redresse :

— Ah ! s’il pue, le cochon ! nous dit-il. Sale métier ! Je ne me mettrai pas croque-mort dans le civil. Les chevaux, ça sent encore plus que les hommes. On va finir par attraper la peste !

— Quand j’ai voulu le traîner, déclare un autre, le sabot m’est resté dans la main.

Et, du pied, il désigne le sabot ferré qui traîne à terre comme un caillou.

Ailleurs, sur un champ fraîchement hersé, et que seule a foulé la galopade de deux chevaux, gisent deux lances, dont l’une est brisée, un sabre de cavalerie légère, un chapska de uhlan et un bidon. On imagine le combat singulier qui s’est livré ici.


Le temps s’embrume. La campagne, où traînent toujours çà et là des effets, des armes et des cadavres, monotone et terne sous le ciel gris, nous enveloppe d’une tristesse qui va jusqu’à l’angoisse. Il faut se répéter : « C’est la victoire, c’est la victoire ! » pour sentir encore la joie, pourtant si profonde, de savoir la Patrie sauvée.


Samedi 12 septembre.


Depuis deux jours, il n’a pas cessé de pleuvoir. Sous les ondées nous avons avancé de plus de quarante kilomètres. L’ennemi fuit. Quelques obusiers, qui semblent manquer de munitions, couvrent mal sa retraite. Chaque heure affirme notre victoire. On serait joyeux s’il ne pleuvait pas tant.

Le capitaine m’a envoyé passer quelques jours à l’échelon de combat, tant pour une diarrhée persistante, qui me fatigue beaucoup, que pour une coupure assez sérieuse que je me suis faite hier au poignet. On vit là dans un demi-repos. On mange une nourriture mieux préparée. On peut dormir beaucoup.

Tandis que nos batteries bombardent furieusement des queues de colonnes allemandes en retraite, les échelons se sont installés dans un ravin ouvert, à même le plateau, comme par un coup de sabre géant. On dirait que la pluie y converge de tous les points de l’horizon. Il y tombe aussi des obus, mais ils s’engloutissent sans éclater dans un marais proche, en soulevant des geysers de boue.

Le sous-officier de la sixième pièce, à laquelle je suis temporairement attaché, appelle :

— Les poilus !

— Voilà, voilà, répond un engagé volontaire grisonnant. Des poilus qui n’ont pas le poil sec.

— Écoutez par là !

Et le sous-officier commence, d’une voix enrouée, la lecture d’un ordre du jour :


La sixième armée vient de soutenir pendant cinq jours entiers, sans interruption ni accalmie, la lutte contre un adversaire nombreux et dont le succès avait jusqu’à présent exalté le moral. La lutte a été dure, les pertes par le feu et les fatigues dues à la privation de sommeil et parfois de nourriture, ont dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer ; vous avez tout supporté avec une vaillance, une fermeté et une endurance que les mots sont impuissants à glorifier comme elles le méritent.

Camarades, le général en chef vous a demandé, au nom de la Patrie, de faire plus que votre devoir ; vous avez répondu au delà même de ce qui paraissait possible. Grâce à vous, la victoire est venue couronner nos drapeaux. Maintenant que vous en connaissez les glorieuses satisfactions, vous ne la laisserez plus échapper.

Quant à moi, si j’ai fait quelque bien, j’en ai été récompensé par le plus grand honneur qui m’ait été décerné dans une longue carrière, celui de commander des hommes tels que vous.

C’est avec une vive émotion que je vous remercie de ce que vous avez fait, car je vous dois ce vers quoi étaient tendus, depuis quarante-quatre ans, tous mes efforts et toutes mes énergies : la revanche de 1870.

Merci à vous et honneur à tous les combattants de la sixième armée.

Claye (Seine-et-Marne), le 10 septembre 1914.

Signé : Maunoury.


— Bien dit ! déclare quelqu’un.

— Maréchal des logis, crie le vieil engagé, faites donc demander au général, puisqu’il est content de nous, de faire fermer un peu les écluses de là-haut.

On repart. Le pays à travers lequel nous marchons depuis l’aube, avec des arrêts d’une heure ou deux pendant lesquels les batteries tirent, semble, au premier coup d’œil, une plaine sans fin à peu près déserte. Les champs de betteraves et les champs de blé, où la récolte, souvent encore en gerbes, achève de pourrir, paraissent se succéder sans interruption d’un bord à l’autre de l’horizon gris sous le ciel bas, pesant et triste, d’où la pluie froide tombe sans répit. Mais soudain, au milieu de la campagne nue, s’ouvre un vallon qu’on ne soupçonnait pas, tout boisé, si profond que le clocher même du village, bâti au plus creux, s’y trouve lui aussi enterré.

Sous l’averse, les attelages vont la tête basse, les oreilles mobiles, à cause de la pluie qui les chatouille. Leur poil luit. Beaucoup de nos bêtes déjà ne tenaient plus debout que par miracle. Ce temps achève leur ruine. Il faut abandonner trois chevaux coup sur coup. Ils vont jusqu’à la limite extrême de leurs forces, et soudain ils buttent et s’arrêtent ; aucune puissance ne les ferait plus avancer d’une ligne. Il faut les dételer, les déharnacher et les abandonner là. Ils mourront sur la place même.

Les hommes sont alourdis, silencieux, sous leurs manteaux noirs. L’eau nous coule dans le cou et nous glace. Beaucoup de conducteurs ont tourné leur képi ; la visière leur protège la nuque. Dans les cols relevés, les visages, contractés par les piqûres de la pluie qui cingle, disparaissent à moitié. Les chemises adhèrent aux épaules et les pantalons aux genoux. Les vêtements mouillés absorbent la chaleur des corps : on éprouve l’atroce sensation d’un lent refroidissement. Il semble que la vie se retire des membres et qu’on meurt peu à peu.

Nous croisons des fantassins misérables et trempés. L’eau s’égoutte des pans abattus de leurs capotes. Beaucoup ont jeté sur leurs épaules des sacs à blé. Un homme abrite sa tête et son dos sous un jupon de femme ; d’autres, sous des collets, sous des fichus, sous des rideaux de lit à fleurs. La chaussée est un fleuve de craie liquide, où ni les pas des hommes ni ceux des chevaux, ni le passage des roues ne marquent.

Avec le soir, il semble que la voûte grise du ciel s’abaisse encore, rétrécit l’horizon des champs, arrive à effleurer la terre. La brume nous enveloppe, nous ensevelit. On ne sait de quel côté le soleil se couche. L’occident est aussi terne que l’orient. La lumière, diffuse et sale, s’affaiblit insensiblement. On distingue encore çà et là, au bord du chemin, les masses sombres des chevaux morts. Puis, la nuit se fait ; l’eau me ruisselle à présent jusqu’aux reins. J’ai très froid ; je subis toujours davantage cette indicible sensation de la vie qui s’en va. On roule longtemps…

Il est peut-être dix heures lorsque les batteries s’arrêtent enfin à l’entrée d’un village et se rangent sur la droite de la route. Il faut encore attendre là, immobiles sur nos caissons, de plus en plus glacés et claquant des dents. Sans doute, il y a un carrefour, un encombrement, des convois, on ne sait quoi ; on ne peut pas avancer… Va-t-on passer là toute la nuit sous la pluie ?

À la fin, dans un champ, nous tendons, entre les voitures, les cordes du bivouac. Les falots piquent l’ombre opaque de gros points fauves qui trouent la nuit sans rien éclairer. On n’entend que le clapotement des pas, alourdis par la fatigue, des hommes et des chevaux, dans la boue et dans l’eau.

Le chef appelle les brigadiers aux distributions. Mais la répartition entre les pièces n’est pas faite et, tout de suite, les hommes s’en vont, préférant attendre au lendemain pour toucher les vivres. Le chef crie, déclarant que, s’il y a alerte, on risque de rester un jour sans manger. Il a raison, mais personne ne l’écoute.

En troupeau, dans des ténèbres si épaisses qu’on a peine à suivre la route, pour ne pas se perdre on crie sans cesse :

— Onzième !… Par là… onzième !…

Des convois nous éclaboussent. Une roue me frôle. On marche longtemps pour ne trouver, comme abris, que de mauvaises granges ouvertes à tous les vents, où une poussière de paille nous isole à peine de la terre battue. C’est là que la batterie, silencieuse, trempée, puant la bête mouillée, s’endort d’un mauvais sommeil, douloureux, frissonnant, sans cesse troublé par les cris des hommes qui rêvent.


Dimanche 13 septembre.


Ce matin, le soleil luit. Il y a encore des nuages amoncelés à l’occident ; mais le bleu, qui nous égaie, finit par envahir tout le ciel. Nous reprenons notre marche en avant.

Les obusiers ennemis tirent toujours sur la campagne, au hasard et sans insistance. Les Allemands sont terriblement talonnés. Dans les villages, on nous apprend qu’il n’y a pas deux heures des traînards passaient encore. Il paraît qu’hier la retraite de l’ennemi tournait à la déroute. Fantassins débandés, sans armes, artilleurs, cavaliers démontés, fuyaient pêle-mêle, le plus vite qu’ils pouvaient, poursuivis par le feu des 75 et harcelés par nos avant-gardes.

À Vic-sur-Aisne, en attendant que le passage du pont de bateaux soit libre, j’entre dans une jolie maison bourgeoise dont les Allemands ont laissé, en partant, portes et fenêtres grandes ouvertes. Toutes les armoires ont été défoncées et pillées. Des chemises et des culottes de femme, des linges intimes traînent dans l’escalier. Sur la table de la salle à manger, un repas est servi. Mais les chaises renversées accusent la précipitation que les hôtes ont mise à fuir. J’ai faim. Sans arrière-pensée je m’attable. Le déjeuner est bon, quoique froid.

Lorsque enfin les premières voitures de la colonne s’engagent sur le pont, j’apprends, avant de quitter Vic, que j’ai mangé le repas préparé pour le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, interrompu par l’arrivée des avant-gardes françaises.

Nous traversons l’Aisne sans encombre. Comment l’ennemi nous laisse-t-il ainsi franchir la rivière ? La pensée d’un guet-apens, pareil à ceux que nous avons tendus aux Allemands au passage de la Meuse, m’angoisse un peu.

Près d’Attichy, tandis que nos batteries vont prendre position, les échelons s’arrêtent sur un chemin en lacet qui conduit au plateau à travers des bois, aux verdures extrêmement denses, tout humides et odorantes encore sous la pluie d’hier. Dans une petite carrière de pierre blanche, ouverte au bord de la route et qu’inonde le soleil, je m’étends avec quelques camarades sur de hautes fougères. Je vais m’endormir, quand, tout à coup, le fracas d’un obus, qui vient de s’abattre à proximité, se répand en ondes vibrantes dans les taillis, dont chaque feuille semble bruire.

Un canonnier apparaît à l’entrée de la carrière, très pâle, titubant. Il tient son coude droit dans sa main gauche, et se laisse tomber sur les fougères. Il murmure :

— J’en ai…

— Où ?

D’un petit mouvement de la tête, il montre son coude ouvert, d’où le sang s’échappe. Et voilà qu’on entend, venant de la route, qui, coup sur coup, fait deux détours et s’enfonce ensuite sous une voûte obscure de grands hêtres, un bruit confus de gémissements, de cris et de piétinements.

Un conducteur arrive sans képi, la face sanglante :

— Venez… là-bas, c’est tombé… c’est tombé sur la route. Tout est bousillé, les chevaux sont en travers… Ah ! bon Dieu !

— Tu es blessé ?

— Où ? demande-t-il.

— Ta joue…

— Rien, c’est un cheval, mon sous-verge… Venez.

Des obus sifflent, passent. On court. Brusquement, au détour du chemin, une vision atroce m’immobilise une seconde, sans souffle.

Sous le soleil qui, à travers les branches, marbre le fond clair de la chaussée, il y a un amas informe d’hommes et de chevaux fauchés. L’attelage entier de la forge et celui du chariot de batterie se sont effondrés en monceaux mouvants de chairs saignantes. Dessous, il y a des hommes. Deux servants sont étendus la face contre terre, au milieu de la route. D’autres se traînent sur les mains parmi les chevaux de selle abattus. Dans les fossés, des blessés bougent.

De ce charnier, montent de longs gémissements, des plaintes étranges semblables aux cris angoissants de certaines bêtes de nuit, un sourd « ôôoh !… ôôôh ! » interminable, modulé comme un chant de sauvage. Du sang coule en ruisseau dans les ornières de chaque côté du chemin. Une puanteur d’abattoir, fade à vomir, une sorte de tiédeur, une odeur de chair fumante, de vie ruisselante, une odeur de cheval, de viscères et de digestion prend à la gorge, enivre, écœure.

Un homme, dont le buste est enseveli sous l’attelage de la forge, a réussi à passer un bras à travers une masse de boyaux répandus. Mais les viscères lui ont garrotté le poignet. Il les secoue furieusement, projetant des gerbes de sang. Des chevaux qui crèvent, pètent, lâchent du crottin, grattent le sol de leurs jambes raidies. Leurs ferrures crissent sur les cailloux. Dans leur agonie, ils tendent les traits ; des chaînes craquent. La voiture à laquelle ils sont attelés avance un peu, puis recule.

Un fantassin, mort, tend sa poitrine béante. Ses yeux grands ouverts ont un regard droit, trouble, un regard bleu qui m’entre dans la poitrine. Un artilleur a été cloué au talus. Il est resté là, presque debout, le ventre ouvert ; sur ses bottes, un cheval blessé, immobile, saigne des naseaux.

Lorsque, par instants, les râles et les plaintes s’interrompent, on perçoit le bruit du sang qui s’écoule flot à flot, le borborygme des intestins qui s’épanchent blanchâtres et roses et qui se tordent sur la route.

J’ai couru dégager l’homme qui suffoquait enseveli sous l’attelage de la forge. Il montre un visage effroyablement convulsé, complètement rouge, les cheveux et la barbe agglutinés par le sang. Il roule des yeux blancs d’asphyxié. Un cheval, dans son agonie, menace d’achever un canonnier blessé aux reins, qui se traîne sur les poignets. Vite, je tue l’animal d’un coup de revolver. C’est alors seulement que j’aperçois, étendu entre les deux chevaux, mon ami M…, très pâle, les yeux clos. Je cours à lui, je passe mon bras sous son corps pour le soulever… Tout mon sang s’arrête subitement de couler, mon cœur de battre… Mon bras s’est enfoncé jusqu’au coude dans le dos ouvert de mon ami.

Je me redresse. Un instant, le charnier tourne autour de moi. Est-ce que je ne vais pas défaillir d’horreur ?… Je porte ma main à mon front ; elle est rouge… Je me barbouille le visage de sang. Pour ne pas tomber, je dois m’adosser à la roue de la forge.

Un infirmier a réussi à sortir de la voiture d’ambulance, hachée elle aussi par la mitraille, deux brancards intacts. Au bord de la route, le major, très ému encore, égratigné lui-même par l’explosion, fait des pansements sommaires. À trois, nous hissons sur un brancard un grand servant blond à moustaches de Gaulois, dont le pied, presque détaché, pend, et qui hurle de douleur. Au bas de la côte, à l’orée du bois, nous savons qu’il y a un poste de secours dans une ferme.

Nous partons, fléchissant les genoux pour éviter les secousses ; mais il faut franchir des membres de chevaux épars, enjamber des morts si défigurés que je ne les reconnais pas.

Un blessé me saisit la jambe au passage. Il soulève vers moi un visage exsangue que le sang, qui coule de l’oreille, encadre d’un collier de supplicié. Ses yeux implorent. Il murmure avec une voix de profonde supplication :

— Oh ! mon vieux, ne me laisse pas là !

Mais nous ne pouvons emporter deux hommes à la fois. Je me penche un peu :

— Les copains viennent tout de suite avec l’autre brancard. Ils vont te prendre. Allons, lâche mon pied…

Nous nous éloignons du charnier. Nous respirons…

La toile serrée du brancard retient le sang du blessé. Son pied trempe dans une mare rouge. Il souffre comme un crucifié, tord ses bras hors du brancard et gémit.

— Oh ! ma patte !… vous me secouez. Oh ! comme vous me secouez !

Il dit encore :

— Marchez au pas, les gars !

Malgré nos efforts nous ne pouvons éviter les secousses qui le martyrisent, et il continue de murmurer de plus en plus bas :

— Au pas, au pas… au pas…

Les lèvres répètent silencieusement : « au pas… » jusqu’à ce qu’un cahot plus fort lui arrache un cri.

Sur la route, devant la ferme-ambulance, des majors ont établi, à l’ombre, une table d’opération volante. On aligne les blessés au bord du fossé. Un gros médecin à quatre galons, court çà et là et gueule.

Portés sur des brancards ou à pied, seuls ou soutenus par des camarades, nos blessés arrivent à l’ambulance. Le menton de l’un d’eux n’est qu’une bouillie sanglante. Un de ses yeux est clos et l’autre grand ouvert.

Le cheval du vétérinaire, traversé par un éclat, a suivi jusqu’ici les blessés. Mais, dès qu’il s’arrête, il s’abat sur les genoux au bord du chemin. Il y a dans les yeux de cette bête une douleur humaine. Elle me tend le front : je lui tire un coup de revolver dans l’oreille. Avec ce bruit pesant que fait un coup de hache au cœur d’un arbre, le cheval tombe sur le flanc et, du haut du talus où passe la route, roule deux fois sur lui-même jusque dans la prairie en contre-bas.

Tout de suite, il faut retourner là-bas. On a besoin de nous. Dès que je quitte le plein air et le soleil pour rentrer dans les bois, l’appréhension de ce que je vais revoir m’étreint. Et puis, les ombres de la forêt, qui s’épaississent avec l’heure, contribuent à me serrer le cœur.

— Allons !…

Deux chevaux sellés, dont les blessures saignent, d’instinct s’éloignent du charnier. À petits pas, ils descendent le long du chemin, vers le soleil. Les chevaux morts ont été dételés, traînés sur les bas côtés de la route. Mais deux artilleurs gisent encore au milieu de la chaussée. Seulement, par habitude, par piété pour les morts, quelqu’un a brisé deux branchettes et leur a couvert le visage de feuilles.

Dans les ornières de la route, les ruisseaux de sang se sont figés. L’odeur chaude, que maintiennent les feuillages en voûte, flotte toujours plus écœurante, plus angoissante. Dans les efforts qu’on a faits pour dételer les chevaux et dégager la chaussée, les intestins se sont dévidés. À présent, ils traînent alentour, souillés de poussière, jusqu’à plusieurs mètres des corps ouverts, vides d’entrailles.

Deux prisonniers, deux grands hommes que leurs longs manteaux gris et leurs casques à pointe grandissent encore, descendent du plateau. Les fantassins qui les accompagnent, craignant que ce spectacle de mort donne trop de joie à ces ennemis, leur ont bandé les yeux. Ils les conduisent par la main à travers les cadavres. Mais les Allemands ont reconnu l’odeur du sang. Un pli d’inquiétude barre leur front. Ils reniflent l’air longuement.


Lundi 14 septembre.


À Attichy, de bonnes granges bien closes, où le foin était profond, nous ont abrités pour la nuit. Mais notre sommeil a été troublé de cauchemars atroces. J’ai roulé parmi des cadavres mutilés, dans des fleuves de sang. Ce matin il pleut.

Un paysan, à moustaches blanches tombantes, nous apporte dans des seaux de la bière et du vin. Il habite une maison isolée que l’on voit bien d’ici, à flanc de coteau, dans les taillis. Pendant l’occupation allemande, il avait quitté sa demeure, trop solitaire, pour venir se loger au bourg. Avant-hier, les ennemis partis, il retourna chez lui, accompagné d’un fantassin. Il allait devant, quand il aperçut dans le vestibule, par la porte enfoncée, un ennemi casqué qui le mit en joue. Il fit un bond de côté, découvrant le soldat français. Aussitôt l’Allemand lâcha son fusil et leva les bras au ciel. À deux, ils le saisirent et, l’ayant fait asseoir sur une chaise, dans la cuisine, ils lui tirèrent une balle dans la tête. Puis ils le laissèrent, toujours assis, la tête pendante, saignant du front entre ses jambes sur le carrelage, pour reconnaître les alentours de la maison et du jardin. Ils ne trouvèrent rien de suspect. Quand ils revinrent, la cuisine était vide ; il ne restait là qu’une mare de sang devant la chaise. Mais, vers la porte et dans l’escalier, il y avait des traces rouges et ils entendirent des gémissements venant du grenier.

Nous demandons au bonhomme :

— Alors, qu’est-ce que vous avez fait de votre Boche ?

— Il est encore dans mon grenier, nous répond-il placidement.

— Il va falloir le tirer de là. Il va puer.

— Oui, je m’en vais faire un trou ce soir du côté de mon fumier.

Et, comme je dis qu’au lieu de tuer cet homme salement, ils auraient bien pu le prendre, puisqu’il se rendait.

— Ah ! me répond le bonhomme, ne m’aurait-il pas tué si j’avais été tout seul ? Je ne suis pourtant pas militaire, moi. Et il ajoute :

— On n’en détruira jamais assez de ces salauds-là.

Le vent s’est levé. La pluie cesse. Le groupe s’engage sur la route de Compiègne qui longe la rivière. Mais nous n’avons pas fait une lieue, qu’on nous arrête en colonne sur le chemin. On cuisine, mais l’eau manque ; vainement je cherche une source, un puits. On se résout à puiser de l’eau à l’Aisne pour faire la soupe. Sur l’autre rive, un Allemand, couché dans les roseaux, trempe jusqu’au ventre dans le courant. On fera bouillir l’eau, voilà tout… Il faut bien manger !

À la nuit, un cavalier apporte des ordres. On part au trot.

Le long d’un grand mur, les spahis, sous leurs burnous, font des taches rouges dans le soir. Leurs petits chevaux, près d’eux, se tiennent immobiles sous le harnachement compliqué. Un Arabe, adossé à un pommier, montre un beau masque régulier de statue. Sous la pourpre du capuchon de laine, son visage brun exprime cette calme tristesse, à la fois si navrante et si noble, où languissent toujours, loin de leurs sables, les hommes de cette race. Ses grands yeux noirs indifférents, posés au loin et fixes, ont un regard intérieur. Il semble avoir froid. Les artilleurs lui sourient et l’interpellent.

— Bonjour, vieux Sidi !

Mais lui, sans bouger, ne répond que d’un clignement d’yeux condescendant.

Les batteries prennent position. Derrière un rideau d’acacias, les échelons s’immobilisent. Une rumeur confuse de lointaine bataille trouble à peine le silence de la nuit tombante, lorsque soudain, comme à un signal, plus de quarante bouches à feu françaises, presque ensemble, lâchent à travers le plateau une formidable rafale.

Les grands éclairs des coups de feu rayent la pénombre du crépuscule. L’air ne cesse de vibrer. On a la sensation que, dans l’atmosphère, des ondes sonores énormes se choquent et se heurtent comme les vagues d’un océan en tempête. Répondant aux mêmes vibrations, la terre tremble. Peu à peu l’ombre s’épaissit.

Nos batteries tirent certainement sur des points repérés. L’ennemi ne répond que de loin en loin et au hasard.

Brusquement, parmi nous, la nouvelle circule :

— L’ennemi embarque ! On bombarde une gare…

— Oh ! moi, je les laisserais bien prendre leurs billets, déclare un réserviste nonchalant, étendu sur le ventre à la tête de son attelage. Je ne les gênerais pas pour ça. Qu’ils foutent donc le camp et qu’on rentre chez nous. J’ai une femme et deux gosses. C’est pas drôle, la guerre !…

Il est nuit noire quand, une à une, les pièces se taisent. En quelques instants le silence se fait, un silence surprenant, inquiétant après cette terrible canonnade.

Nous rejoignons les batteries. Dans les ténèbres, sans aucun bruit, les unes après les autres, les voitures s’enfoncent comme des fantômes. Sous les roues le champ donne une étrange impression d’ouate. Une clarté nocturne, diffuse et comme flottante, ne permet pas de reconnaître de quoi est fait ce champ où la longue colonne roule, sans un cahot, sans un sursaut de fer, avec seulement parfois un grincement de roues mal huilées.

La campagne sent la mort. Ce n’est pas une obsession. Un incendie, très loin, n’est qu’un point rouge fixe. Les massives futaies d’un parc voisin donnent d’inexprimables inquiétudes.

La roue de l’avant-train passe sur quelque chose d’élastique et de mou, qui cède sous le poids. Je suis sûr que c’est un mort. Je regarde en arrière ; je ne distingue rien. Sur ce champ d’ouate, au milieu de cette nuit presque claire et pourtant sans lune, un grand frisson me court dans les moelles.

On s’arrête aux abords d’un village. Ce doit être Tracy-le-Mont. Le train régimentaire nous attend. On appelle aux distributions. Les hommes, dans leurs manteaux, font un cercle noir autour du fourgon qu’éclaire une seule lanterne. Je retrouve là Hutin et Déprez. Quelqu’un appelle les pièces :

— Troisième !… Quatrième !…

— Première ! crie Hutin.

— Tu as laissé passer ton tour. Tu passeras après la dernière.

En attendant, nous causons. Il est très las. Il a faim. Il me dit :

— Il y a à croûter… on va toucher de la viande fraîche.

— Oui, mais on nous défendra de faire du feu.

Puis, à brûle-pourpoint, il me demande :

— T’aurais pas vu le vaguemestre ?

— Non, pourquoi ?

— À l’échelon, on le voit plus souvent.

— Ah bien ! si tu crois encore au vaguemestre…

— C’est vrai. Jamais il ne vient, cet animal-là. Ah ! nom d’un chien, si on avait seulement des lettres quelquefois, le temps serait moins long. La dernière que j’ai eue, c’était pour me dire qu’on n’avait pas de mes nouvelles. C’est tout de même malheureux !

On crie :

— Première pièce !

— Voilà !… Au revoir, vieux. J’vas chercher mes pains. Tâche de revenir bientôt avec nous.


Mardi 15 septembre.


Quel beau matin ! Il a plu un peu cette nuit, mais nous avions apporté, autour de nos pièces, de la paille prise à brassées dans de grandes meules. Je me suis couché sous le caisson ; il me protégeait jusqu’à mi-cuisses et j’avais délié deux gerbes sur mes pieds. La terre n’était pas trop humide. J’ai bien dormi malgré l’ondée.

Dès l’aube, le ciel s’est rasséréné. L’air est tiède ; les grands arbres du parc, aux verts infiniment variés, se découpent en silhouettes très pures sur le bleu atténué du ciel. L’herbe, pourtant rase à cette fin d’été, a retrouvé de la fraîcheur.

Mais, çà et là, sur les champs, des points sombres arrêtent le regard. Ce sont des cadavres d’Allemands. Une fois qu’on en a vu trois, quatre, invinciblement le regard en cherche partout. Une gerbe oubliée au loin figure un mort.

On part. Les roues des voitures précédentes sur la campagne tracent un véritable chemin. Au bord, un Allemand est étendu. Des attelages l’ont frôlé. Si l’on n’y prenait garde, on écraserait ses pieds. Son visage est encore d’un jaune céruléen. À peine les orbites de ses yeux clos commencent-elles à verdir. Le masque rude et grave de cet ennemi tombé a une virile beauté.

Mon camarade, assis près de moi sur le caisson, scrute cette face, y cherche l’expression dernière, et, haussant les épaules, murmure :

— Pauvre bougre !

Ému aussi, je réponds :

— Ma foi, oui !

Mais le conducteur de derrière, qui a laissé chez lui femme et enfants et qui se demande comment cette famille mange, se retourne en selle et grogne :

— Un sale cochon !


Ce matin la bataille s’est engagée de bonne heure avec une rare violence, sur un front qui semble orienté d’est en ouest. Aussi loin qu’on peut voir, le ciel est souillé de fumées d’obus.

— Ah ! on disait qu’ils embarquaient… qu’ils s’en allaient ! Les vois-tu là-bas… sale espèce !

— Oui. Ils débarquaient !

Amèrement les hommes raillent leur crédulité d’hier. Mais je sais bien qu’ils sont prêts à accepter, dès ce soir, — pourvu qu’on la leur affirme vigoureusement — la nouvelle que les Russes sont à Berlin.

La vérité, des fantassins qui passent nous la disent : les Allemands se sont retranchés d’une façon formidable sur des hauteurs boisées et dans des carrières. La poursuite est arrêtée. Une nouvelle bataille s’engage.

Je demande à un sergent :

— Mais ce ne sont pas ceux qu’on talonnait hier et avant-hier qui font face ainsi ?

— Non, me répond-il. Ce doit en être d’autres qui dévalaient derrière eux de Belgique.

L’échelon, établi dans un étroit ravin, ravitaille de demi-heure en demi-heure la batterie qui, installée près d’une grande ferme, vide caisson sur caisson. L’artillerie allemande balaye le plateau, et des obusiers de 150, cherchant à atteindre le coude d’une route voisine, tirent long, et d’un instant à l’autre peuvent nous prendre en enfilade. D’autre part, une batterie de 77 ouvre le feu sur un bois qui commande l’autre issue du vallon. On ne peut songer à sortir d’ici en passant sur le plateau ; l’ennemi le découvre et ses obusiers nous atteindraient sans peine. Le lieutenant Boutroux, qui commande les échelons, est perplexe. Il se décide à affronter les 77. À la lisière du bois, nos voitures défilent. Des shrapnells éclatent au-dessus de nos têtes. Le ravin s’incurve. La zone dangereuse est franchie. Indemnes, à travers des cheminements invisibles à l’ennemi, nous allons nous établir plus loin, au fond d’un ravin tout pareil.

L’eau manque. Pour en trouver, il faut suivre un chemin d’exploitation qui conduit à des granges. Deux citernes reçoivent l’égout des toits. Une échelle est appuyée contre l’une d’elles. J’y monte par curiosité. La tôle à l’intérieur est rouillée et, de l’eau trouble qui baisse, émergent une vieille botte, un chapeau de feutre et toutes sortes d’objets informes de toile ou de métal, gluants de limon vert. Il faut pourtant se contenter de cette eau !…


Le bruit de la bataille n’annonce aucune décision. Il ne se rapproche ni ne s’éloigne. Les blessés qui passent nous disent que l’infanterie déferle depuis le matin contre d’énormes retranchements, sans pouvoir les entamer. La canonnade ne s’apaise qu’à la nuit.

À travers le plateau que les ténèbres montantes, à cette heure, dissimulent à l’ennemi, nous rejoignons les batteries. Quelque part, une mitrailleuse crépite encore. Une pluie fine sans poids, qui mouille vite, commence à flotter dans l’air. Il faut camper en plein champ, sur les betteraves. La terre est molle, les roues enfoncent. Nous ne dételons pas les chevaux.

Comment prendre du repos ? Tout de suite on grelotte, on claque des dents. On craint vaguement que ce froid, qui vous passe dans le dos en grands frissons, ne vous tue sournoisement si l’on s’endort.

Les pieds traînants sur une roue, je me blottis en chien de fusil sur le caisson. Je préfère le contact glacé de l’acier à l’humidité de la terre. Il pleut plus dru.


Mercredi 16 septembre.


De bonne heure un coup sourd, lointain, d’obusier a roulé d’abord d’écho en écho. Et tout de suite, comme par l’effet d’une traînée de poudre, toutes les pièces établies sur le plateau se sont mises à tonner.

Astruc m’aborde :

— Ah ! mon vieux, me dit-il, il m’en est arrivé une affaire cette nuit ! Figure-toi… les copains avaient pris toute la place sous les caissons. J’aperçois un grand type, un double-mètre, qu’était couché sous sa couverture, au milieu du champ… Je me dis : « Quand il y en a pour un, il y en a pour deux. » Je relève la couverture et je me niche dessous, près de lui. Mais voilà qu’en dormant je la tire petit à petit… Alors, voilà mon double-mètre qui s’éveille, qui se dresse et qui se met à me secouer !… D’abord, je ne dis rien… je fais le mort. J’étais si fatigué ! Mais il ne me lâchait pas, et puis il me criait : « — Qu’est-ce que tu fous là ?… Réponds donc… » À la fin, je grogne : « — Allons, c’est pas la peine de faire tant de potin… » Je me frotte les yeux… je me soulève. Ah ! mon vieux !… C’était le commandant ! Je l’avais fichu dehors de sa couverture ! J’étais pas plus fier. Je lui dis que j’étais malade à crever et que les autres avaient pris toute la place sous le caisson… Alors il ronchonne je ne sais pas quoi… il se recouche. Je ne fais ni une ni deux, je me recouche à côté de lui. Alors il me dit : « — Mais, sacré nom d’un chien ! ne prends pas toute la couverture, au moins ! »


La batterie prend position. L’échelon retourne au ravin qui l’a abrité hier.

Je souffre de mon poignet. La plaie, sur laquelle, malgré le pansement, a coulé le sang des blessés et des morts d’Attichy, s’est envenimée.


Le vaguemestre apporte un monceau de lettres.

Quelqu’un déclare :

— On croit là-bas que ça durera jusqu’au Nouvel An.

— Mais les Russes ?

— Ah ! les Russes !…

— Alors, octobre, novembre, décembre. Encore trois mois et demi… On sera tous crevés de misère avant !

À cinq cents mètres à peine du parc, les bâtiments d’une grande ferme sous les obus allemands s’allument. Les murs d’enclos des jardins décrivent, sur la nudité des champs de betteraves, un rectangle massif de maçonnerie claire. La fumée monte en volutes, qui roulent d’abord lourdes et ténébreuses, illuminées d’éclairs fauves, puis se fondent en une haute colonne droite dans le ciel calme.

Nous savons qu’il y a là des moutons. Le bombardement a cessé. Je songe à sauver de l’incendie quelques gigots pour égayer notre ordinaire. Deux canonniers de la 12e batterie, dont les voitures sont rangées près de la mienne, ont la même idée.

Sans tarder, nous nous acheminons vers la ferme. Le champ qu’il faut traverser a été retourné hier par les obusiers allemands. L’ennemi pensait sans doute que, hors de sa vue, derrière les bâtiments, de l’infanterie s’était rassemblée. Toute la journée, son artillerie lourde foudroya vainement les betteraves.

Un de mes camarades remarque :

— Ils ont travaillé comme pour planter des arbres en quinconce.

Et il ajoute :

— C’est du travail fait grandement. Je peux bien le dire : je suis jardinier.

Au bord d’un entonnoir, deux gendarmes sont étendus côte à côte parmi les mottes éparses. L’un, un grand homme roux, montre une poitrine béante, et son bras droit, replié étrangement, semble avoir deux coudes. Le corps de l’autre, un brigadier à poils gris, semble intact. Seulement, à la place de l’un des yeux, dans l’orbite, il n’y a qu’un caillot de sang, et l’œil, un œil bleu, pend vers la tempe au bout d’un tendon blanc.

— Pauvre vieux ! murmure l’artilleur-jardinier.

Il se penche sur le cadavre, dont l’horrible face borgne regarde le ciel, et, pieusement, la couvre du képi à grenade et à galon d’argent tombé près du mort.


Derrière un des toits d’ardoises bleues de la ferme, encore intact, éclatent à présent de brusques flambées que, tout de suite, étouffent les amoncellements de la fumée. Un beau sapin conique, d’allure funéraire, se dresse sur l’incendie, dans une étrange majesté.

Nous approchons. Deux chevaux et deux artilleurs gisent le long du mur d’enclos. Ils viennent d’être tués. Du sang à terre est encore rouge. Je reconnais l’un des hommes. Il était ordonnance d’un de nos officiers supérieurs. L’autre est tombé sur la face, les bras en croix.

Un obus a troué la cour de la ferme. Trois canards, malgré la chaleur de l’incendie, barbottent dans une petite mare verte près d’un fumier cubique. Un autre, dont un éclat a tranché la tête, gît sur le flanc au bord de l’eau.

Sur le grand rideau sombre de fumée qui, d’ici, masque la moitié du ciel, la charpente d’une grange se détache comme une armature fascinante de métal ardent. De grandes flammes jaillissent de la porte et viennent lécher une charrue et une herse abandonnées là. Au-dessus de l’abat-foin, une poulie à monter le fourrage, scellée dans la façade, est rouge. On n’entend presque plus le bruit profond du canon. Le grand pétillement de l’incendie et le grésillement aigre des étincelles dans la mare le couvrent. Un des canards, que pique une flammèche, secoue ses plumes.

— Il était temps d’arriver, me dit le jardinier. Les moutons vont être à moitié cuits.

En effet, la bergerie n’est séparée du hangar, qui brûle, que par un fournil. Elle est pleine de fumée. Les dos des bêtes y sont comme d’autres flocons de fumée plus dense. La porte est ouverte. Les moutons n’ont pas fui ; stupides, ils se sont entassés contre le mur du fond, sous la lucarne qui communique avec le fournil et d’où leur vient l’asphyxie. Ils se pressent. On dirait que, de leurs fronts, ils s’efforcent de renverser le mur.

— Allons, me dit le jardinier. Toi, Lintier, mets-toi là… à la porte. Voilà le mouvement : moi et le copain on fonce dedans, on en tire vivement chacun un… toi, tu les abats à la sortie d’un coup de rigolo. C’est compris ?

— Compris !

J’aperçois une ruée confuse d’hommes dans la fumée. J’entends des sabots durs gratter le sol. Tout de suite un canonnier reparaît, attelé à deux mains à la queue d’un gros mouton qu’il attire dehors, à reculons. J’abats le mouton sur le seuil et immédiatement un second. Le jardinier va en chercher un troisième.

Je remets mon revolver dans son étui. Chacun hisse une bête sur ses épaules. Cela fait, au cou, une lourde fourrure que nous maintenons par les fines pattes ramassées en avant, deux à deux. Les têtes pendantes, derrière, nous saignent dans le dos. Nous nous éloignons à travers les betteraves.

Soudain le jardinier crie :

— Écoute !…

On s’arrête.

— À terre !

— Nous sommes vus !

De gros obus s’annoncent. On s’allonge derrière les moutons qui font rempart. Les obus tombent entre la ferme et nous. Au trot, malgré la charge, nous nous écartons de la ligne de tir des obusiers. Nous revoyons les gendarmes morts. Nous ne nous arrêtons que derrière une ligne de peupliers qui nous cache. Trois obus s’abattent à la place que nous venons de quitter.

À travers les petits ravins du plateau, et en longeant des taillis, sans encombre, nous regagnons le parc.

Je reprends ma place sur un fagot près du feu de ma pièce, tandis qu’un canonnier, qui est boucher de son état, méthodiquement dépèce un des moutons pendu par la patte au chariot de batterie.

En menant les chevaux boire aux citernes, je coupe au court à travers champs, dans l’espérance de trouver des pommes de terre, des betteraves rouges, ou peut-être des oignons ; l’oignon surtout nous manque. Il faut avaler les nourritures les plus fades, et nous ne connaissons guère d’autre condiment.

Je ne trouve ni oignon, ni pommes de terre. Seulement, au revers d’une butte, sur du blé en javelles, des fantassins sont étendus. On aperçoit de très loin leurs culottes rouges. Ce sont des morts des combats du 12.

Dans un vallon proche, il y a aussi des cadavres allemands. Treize Français et dix-sept ennemis sont tombés là, presque côte à côte. Pourtant les Français semblent plus nombreux. Taches rutilantes sur le jaune des chaumes, ils émeuvent. On voit à peine les Allemands.

Les armes et les sacs des morts ont été enlevés. On a déboutonné capotes, vestes et chemises pour prendre les médailles. La musculature du cou, celle de la poitrine mise à nu, les orbites des yeux déjà ont verdi. Un petit sergent, tombé à la renverse sur des gerbes qui lui font oreiller, lève son bras droit. Les doigts crispés de sa main semblent, en l’air, une serre douloureuse. Sur sa manche, la baguette d’or brille au soleil.

Comme je m’éloigne, des hirondelles, dont le vol bas annonce la pluie, sur la butte, frôlent les cadavres de leurs ailes aiguës.


Jeudi 17 septembre.


L’échelon est toujours établi dans le même ravin. La batterie n’a pas changé de place. Quoique, depuis deux jours, elle ait tiré plus de cinq cents obus, l’ennemi n’a pas encore pu la repérer.

La bataille se poursuit de plus en plus ardente, vers Tracy-le-Mont, Tracy-le-Val, Carlepont en avant de nous, à l’ouest vers Compiègne, à l’est parallèlement à l’Aisne vers Soissons, on ne sait jusqu’où.

Nous n’avançons pas, nous ne reculons pas. C’est tout ce qu’on sait. Nous commençons à prendre des habitudes ici. La soupe, l’abreuvoir se font à heures fixes.

Ce matin, je rencontre aux citernes un singulier abbé. À cheval sur la route, il pérore au milieu d’un groupe d’artilleurs et de tringlots. Il est botté, éperonné. Un grand collet de caoutchouc, qu’une bride maintient à ses épaules, flotte sur la croupe de sa monture. Une grande croix de bois pend de son cou sur la courroie vernie de son étui à revolver. Il a passé à sa large ceinture noire une baïonnette allemande.

Debout sur ses étriers, ce prêtre, à allure étrange de moine guerrier, caresse l’encolure de son cheval.

— Oui, c’est une bonne bête, dit-il, un cheval de uhlan que j’ai trouvé après la bataille de la semaine dernière, du côté de Nanteuil. J’allais confesser des gens. Il était abandonné, je l’ai pris. On est mieux comme ça qu’à pied.

Et il ajoute :

— Il m’a sauvé la mise avant-hier… J’étais allé aux avant-postes où l’on s’était battu et où j’avais entendu dire qu’on avait affaire à moi. J’étais tout seul. J’ai rencontré une patrouille de uhlans. Ils m’ont tiré… ils m’ont manqué. J’étais en colère de ne pas pouvoir aller où je voulais ; alors, en tournant bride, je leur ai envoyé un coup de revolver. Je n’aurais pas dû, n’est-ce pas, dans mon état ?… Ç’a été plus fort que moi. J’en ai vu un dégringoler. Les autres m’ont poursuivi, mais mon cheval allait comme le vent… ils m’ont lâché. Alors, j’ai repris mon chemin derrière eux. J’ai trouvé le uhlan que j’avais descendu. Il ne comprenait pas un mot de français, le bougre !… Enfin, j’ai tout de même pu lui f… l’absolution avant qu’il meure. Mais il était temps.


À la nuit, nous rejoignons la batterie. Il pleut. Coucherons-nous encore une fois dehors dans la boue ?

Je retrouve mes camarades de la première pièce, Hutin, Millon, Déprez, couverts de terre, noirs de poudre, hagards.

— Eh bien ?

— Ah ! mon vieux ! me dit Hutin. Sale jour ! Je ne sais pas comment nous sommes là, vrai !… Je ne sais pas. Demande à Millon…

Millon hoche la tête. Il semble à bout de force.

— Gratien est mort.

— Ah !

— Tué en montant à cheval… un petit éclat dans la colonne vertébrale. Il n’a pas bougé… Un obus à travers le bouclier de la troisième pièce. Il n’a pas éclaté… sans ça !… Et un autre pas à deux mètres de notre tranchée.

— Il a éclaté, celui-là. On a été secoués… J’en ai la barbe et les cheveux roussis.

— Et pas de blessés ?

— Personne à la batterie, à part Gratien qui est mort… Si, Pelletier, éraflé par un éclat au front. Viens voir le caisson ; il est comme une écumoire. Il commençait à fumer. Si ça avait sauté !… Il était plein… trente-six explosifs !…

La nuit est venue, on a allumé des falots. Quelqu’un appelle :

— Onzième, au cantonnement.

— Voilà !

— Voilà !

— Première pièce… cinquième pièce…

— Voilà, cinquième pièce !

— Ooh ! au cantonnement, onzième. Au cantonnement…

On suit un homme qui porte un falot. Il faut partager notre cantonnement avec des fantassins du Midi dont l’accent pue l’ail.

Tandis que les hommes de la batterie de tir se laissent tomber dans la paille, comme des bêtes fourbues, après m’être assuré une place au chaud, je pars avec deux camarades de l’échelon à la recherche de choses à boire et à manger.

Un coudoiement obscur d’hommes, un va-et-vient indistinct de cavaliers et de fourgons, un brouhaha fait d’un grand piétinement dans la boue, d’un bruit confus de voix et de souffles emplit les ruelles au pavé gras.

Un petit café, près duquel un obus est venu ce soir trouer la chaussée, est plein de tringlots, de marsouins et de zouaves.

Des bouteilles, une cruche, des verres sur le comptoir masquent à moitié la lampe de cuivre sans abat-jour, portent à travers l’étroite salle enfumée et sur les murs de grandes ombres difformes.

On parle haut, on rit, on boit surtout. Il y a encore ici des liqueurs et du rhum. Les soldats, très las, tout de suite sont gris d’alcool, de tabac et de récits de guerre.

Dans l’immense fatigue nocturne, parmi les milliers d’hommes étendus partout, dans les granges ou sur la terre nue, endormis aussi profondément que les morts que la mitraille vient de coucher sur les champs, ce coin où il y a un peu de clarté, un peu de chaleur et beaucoup d’oubli, est un vrai refuge.

On a trouvé pour nous une bouteille de champagne. Jamais la mousse du vin ne m’avait semblé aussi délicieuse.

Au cantonnement, lorsque nous rentrons, personne ne dort encore. Malgré les plaintes des artilleurs, les fantassins du Midi s’interpellent, jurent, laissent la porte ouverte…

— Allez-vous bientôt dormir ? clame, du fond de l’ombre, un canonnier.

— Ferme ta gueule !

— Ferme toujours ta porte, hé, Tartarin !

Des hommes nous montent sur les pieds, sur le ventre, laissent tomber sur nous leurs fusils et leurs sacs. Des récriminations, des injures éclatent. Il ne doit pas être loin de minuit. Moratin se fâche :

— Enfin, c’est-il bientôt fini votre commerce, bougres de mille-pattes ! Autrement, je m’en vais chercher le commandant.

De la paille monte une bordée d’énormes injures. L’artillerie réplique. Des hommes réveillés hurlent :

— La ferme ! Vos gueules !… Vos gueules !…


Vendredi 18 septembre.


Au petit jour, le long des chemins du plateau où la boue crayeuse est profonde, nous croisons de grandes troupes de blessés : des tirailleurs, des zouaves, surtout des lignards. Ils passent à plein la route, d’un pas alourdi qui s’attarde dans les ornières et dans les flaques d’eau.

L’aube est terne. Il est quatre heures et demie. On ne distingue les visages des blessés qu’à l’instant où ils frôlent nos voitures. On voit des pansements blancs et d’autres absolument rouges. Mais, quand la troupe est passée, dans la lumière louche, on n’aperçoit plus qu’une houle lente de têtes et d’épaules.

Dans les yeux de certains de mes camarades qui hier ont vu la mort de si près, et qui ce matin sont encore las, gourds et tristes, j’ai surpris des regards d’envie.

Ils connaissent les ordres arrivés dans la nuit : reprendre les positions d’hier.

Ils n’ont pas peur ; mais l’habitude du danger, qui les a rendus braves, ne les empêche pas d’aimer la vie, cette vie qu’ils sentent bouillonner en eux et qui, tout à l’heure peut-être, se répandra, avec tout leur sang rouge, sur le champ de betteraves. Ils songent aux morts d’hier, au brigadier Gratien, au capitaine Legoff, un officier adoré de ses hommes, aux six servants de la 6e batterie, réduits au fond de leur tranchée à une bouillie sanglante.

C’est dans une heure comme celle-ci, à la fois terne et grave, quand le cahotement régulier des caissons ou le pas tranquille des chevaux, qui ne savent pas où ils vont, assoupissent les corps, que les regrets fouillent le plus douloureusement l’avenir rêvé, toutes les joies proposées, tout ce que le passé préparait de bonheur pour cet avenir qui serait venu sans heurt peut-être…

L’aube, je ne sais pas pourquoi, est toujours une heure triste. Mais, à cette tristesse ordinaire, s’ajoute, les matins de bataille, l’angoisse de ce que le jour, qui ne fait que naître, comportera de terrible et peut-être de définitif. Les regrets, les craintes s’enchaînent en un cercle obsédant de pensées qui se répètent.

Vivre ! vivre encore ce soir, et pourtant, vaincre d’abord ! Empêcher l’ennemi d’aller là-bas, chez nous, protéger avant tout les êtres faibles et chers qui sont derrière nous, dans la France, et dont la vie nous est plus précieuse que la nôtre. Être vainqueurs ! Être vivants ce soir !


La batterie prend de nouveau position près de la ferme incendiée qui fume encore ; l’échelon retourne à son ravin.

Je souffre de mon poignet. Le major veut m’évacuer, mais je préfère rester ici au repos quelques jours encore et retourner ensuite à ma pièce.

La pluie se met à tomber en averses. Au bord d’un champ de luzerne, un des chevaux, que nous avons dû abandonner hier, se roule dans les convulsions de l’agonie. La paille que nous avions apportée ici, hachée par les roues des voitures, par le piétinement des hommes et des chevaux, fait, avec l’eau et la boue qui séjournent dans ces fonds argileux, un fumier infect où l’on enfonce jusqu’aux chevilles.

Les hommes n’ouvrent la bouche que pour se plaindre ou pour jurer. Dans les taillis voisins on ne trouve plus de bois mort. Tout a été brûlé hier et avant-hier. On ne peut pas faire de feu. Des artilleurs, en passant, nous disent que dans une ferme, près des citernes, il y a encore des fagots. Nous y courons. Sur le plateau, les morts ne sont plus couchés sur les javelles. Mais, au bord de la route de Tracy, qui n’est plus qu’un bourbier, au milieu des betteraves, la terre vient d’être remuée et l’on a planté là deux croix faites de planches sommairement assemblées.

La ferme, où nous venons chercher du bois, est aménagée en ambulance de premier secours. Les bâtiments enclosent une cour carrée. On a rangé au milieu, contre un fumier, les voitures à bâches vertes, marquées de la croix rouge. Dans un coin, des paquets d’ouate, des bandes, des compresses sanglantes lentement se consument.

Au fond des écuries et des étables, par les portes entr’ouvertes, on aperçoit, alignés sur la paille, les malades et les blessés sous les auges et les râteliers vides. Des infirmiers en veste de treillis font la soupe. Un major passe, droit dans sa blouse blanche. On n’entend pas une plainte.

Dans le bûcher, des malades, une dizaine de fantassins, hâves, se sont couchés sur des bottes de foin qu’ils n’ont même pas déliées. Un homme qu’on ne voit pas, perdu dans la pénombre, respire avec un bruit de moteur.


La canonnade est moins enragée qu’hier. Un parc d’aviation est venu s’établir à quelques centaines de mètres de notre ravin, derrière les granges où se tient aujourd’hui l’état-major. Ce voisinage rend notre position de moins en moins sûre. Les obusiers ennemis cherchent à atteindre les oiseaux posés sur le champ. Ils semblent tirer au hasard. Mais leurs volées s’abattent aux environs de notre parc, tantôt ici, tantôt là.


La journée s’achève sans qu’on puisse entrevoir encore le dénouement de cette bataille qui dure depuis cinq jours déjà.

Seulement, vers le soir, sur la route proche, commence à défiler, se dirigeant vers le sud, vers l’Aisne, le long convoi de carabas marocaines. De l’infanterie suit. Qu’est-ce que cela signifie ? On ne peut se défendre d’une inquiétude.

Le crépuscule s’éteint. Les grandes lueurs d’or des projecteurs commencent à balayer le plateau. Sous leur lumière crue, une meule, la moindre bicoque se découpent d’une façon fantastique, jettent sur les champs de grandes ombres d’encre.

De l’artillerie passe à présent sur la route, allant aussi vers l’Aisne. On ne la voit pas. On la devine à son cahotement. Lorsque parfois il s’interrompt, on entend un bruit lointain de torrent, un bruit de grandes eaux : c’est l’infanterie en marche quelque part sur un autre chemin du plateau.

Il recommence à pleuvoir.

Aux citernes, nous retrouvons les batteries. Des flots d’hommes déferlent contre les roues de nos voitures. Nous percevons dans les ténèbres l’immense houle de leurs pas.

Je demande :

— Quel régiment ?

Personne ne répond.

— Quel régiment, hé ! l’infanterie ?

Régiment de muets… Ils piétinent contre nous dans la nuit, sans répondre.

— Quel régiment qui passe ? On parle français !

— Cent trois.

— Où allez-vous ?

— On sait pas.

Je répète :

— Où allez-vous ?

Quelqu’un répond encore :

— On sait pas.

Sur des champs de betteraves, on entrevoit au bord de la route des masses d’artillerie, immobiles. Le corps d’armée bat-il en retraite ? Pourtant, nous ne sommes pas tournés cette fois ?… Je suis angoissé.

Il pleut davantage. Sous la lueur mouvante d’un projecteur, on aperçoit au loin une route noire d’hommes et de chevaux.

Ma voiture est venue se ranger près de celles de la première pièce.

— Hutin !

— Présent. Tiens, c’est toi, vieux ?

— Oui. Alors, on bat en retraite ?

— Non.

— Comment ? Toute la division s’en va…

— On est remplacé.

— Crois-tu ?

— J’ai vu des artilleurs du corps qui nous remplace.

— Alors, on va nous mettre au repos ?

— Je ne pense pas. J’ai entendu dire qu’on allait faire un mouvement tournant du côté de la forêt de Compiègne et de la forêt de Laigle avec la division marocaine.


La pluie… la nuit… défense de fumer. L’ombre est pleine de lointains piétinements, de roulements atténués, de vagues cliquetis d’armes, de grands souffles d’hommes et de bêtes.

Derrière les régiments de ligne de la division, commence une marche lente, interrompue par les haltes de l’infanterie et par on ne sait quels encombrements.

Vers minuit, nous passons l’Aisne. Il n’a pas cessé de pleuvoir. Deux falots marquent seulement l’entrée du pont construit par le génie. Il vacille sous les pas des attelages, on entend l’eau clapoter sur les panses de tôle des bateaux.

À présent, la route est libre. En avant, les batteries prennent le trot. Un cheval empêtré arrête un instant les échelons, mais, avant qu’ils aient pu rejoindre la tête de la colonne, un carrefour se présente. Dans l’ombre épaisse, rien n’indique plus le chemin qu’ont suivi les premières voitures. On écoute… On croit entendre un roulement vers la droite. On s’engage sur la route d’où semble venir le bruit. Les conducteurs activent leurs chevaux. Du regard, on sonde la nuit, espérant toujours voir sortir de l’ombre la lourde forme d’un caisson ou d’une pièce. En vain. La chaussée se rétrécit. À chaque minute on risque d’aller au fossé. Il faut bien reconnaître que nous nous sommes égarés.

Le lieutenant donne l’ordre de faire halte. Nous attendons le jour pour repartir. L’averse redouble de violence. On ne sait où trouver un abri. Les servants, sur les coffres, se serrent les uns contre les autres et s’immobilisent. Les conducteurs pataugent à la tête de leurs attelages.

Je commence à me laisser engourdir par la fatigue, malgré le froid et la mortelle humidité de mes vêtements collés à ma peau comme des ventouses de glace qui sucent toute la chaleur de mon sang, lorsqu’un piétinement dans l’eau des ornières se fait entendre contre mon caisson. Des hommes passent. Je me dis que quelqu’un a peut-être découvert une grange et les y conduit. Je les suis.

En effet, en quelques instants, ils me mènent à une maison dont la masse se dresse soudain devant moi, plus noire dans la nuit noire.

Du pied, je heurte une échelle. Il y a peut-être une lucarne de grange au bout. Je monte, je trouve un grenier. Le plancher est pourri, il cède sous moi. Je m’accroche à la charpente basse du toit. Un homme dort déjà ici. J’entends le bruit de sa respiration. Je me couche en équilibre sur des poutres, la tête sur un fagot. Il fait presque chaud.


Samedi 19 septembre.


Nous repartons à l’aube. Il bruine. À travers d’interminables futaies de grands hêtres, d’où l’eau s’égoutte pesamment, les bords de la route sont jalonnés de chevaux morts. Des enfilades de tranchées désertes et inondées se perdent dans l’ombre des sous-bois. On a abattu de gros arbres en travers du chemin. La chaussée s’est effondrée sous leur poids. Et lorsqu’on les a tirés au fossé, pour livrer passage aux troupes, leurs grosses branches ont égratigné la route, y ont ouvert des sillons vite transformés par la pluie en fondrières.

Pierrefonds, sous le ciel terne, la silhouette somptueuse du château au milieu des verdures assombries par la pluie ; puis la forêt de Compiègne, les hauts fûts de ses hêtres en colonnades ; encore des lignes de tranchées pleines d’eau, zigzaguant entre les arbres, des abris primitifs de fougères et de branchages, et toujours des cadavres de chevaux.

Le soleil, paraissant entre deux nuages à travers les feuilles, jette des taches d’un vert d’émeraude sur les mousses mouillées. Parmi les essences sombres, les troncs éclatants des bouleaux s’illuminent soudain.

Compiègne ! La ville, occupée pendant quelques jours par l’ennemi, ne semble pas avoir souffert. On entend le canon au loin, vers le nord-est.

L’Oise passée, nous retrouvons nos batteries cantonnées à Venette, un lointain faubourg.


Dans la grande salle d’une ferme où je suis allé aux provisions, la fermière, une matrone de cinquante ans passés, dépeint à quatre canonniers les horreurs de l’occupation.

À mon entrée, elle s’interrompt.

— C’est du lait et des œufs que vous voulez… À vous vendre ? Mais non, mon petit. Je vais vous les donner… tout de suite.

Et elle reprend son récit :

— Oui, mes pauvres messieurs, comme je vous dis… devant le père. Ils l’avaient adossé à l’armoire et ligoté pour qu’il voie tout. Ils étaient cinq ou six et un officier. Ils ont violé les deux filles… dix-huit et vingt ans, et gentilles, et sérieuses !… Tous les six l’un après l’autre !… Il paraît qu’elles criaient, les pauvres petites ! C’est pas des hommes… C’est des bêtes !…

Et la bonne femme continue tranquillement, sans gêne, baissant seulement la voix d’un ton : Il y en a plus d’une qui y a passé. Comme moi.

— Moi aussi ! Je ne suis pourtant pas une jeunesse… j’ai un fils qui est soldat comme vous… Si c’est pas malheureux !… C’était un soir, comme à cette heure-ci… ils étaient quatre qui venaient pour coucher. Que voulez-vous que je me défende !… Le mieux, c’est de ne rien dire… Il y en a qui se sont défendues et qu’ils ont éventrées. Mon mari était à faire des charrois pour eux. Je me disais : « S’il rentre, qu’est-ce qu’il va arriver ?… Il va en tuer… »

— C’est vrai aussi. Je les aurais tués, interrompt une voix sortie de la pénombre qui baigne le fond de la pièce.

Je n’avais pas vu l’homme qui fumait sa pipe assis sous l’auvent de la cheminée.

La fermière se tourne vers lui.

— Mon pauvre bonhomme, t’en aurais peut-être démoli un, mais les autres, ils nous auraient tués tous les deux. Et puis, pour moi, n’est-ce pas, je sais bien que je ne suis plus d’âge ! C’est ce que mon mari m’a dit, après… Ça ne tire pas à conséquence !


Dimanche 20 septembre.


Longue marche sous des giboulées cinglantes de grêle, vers l’ouest d’abord, puis vers le nord. C’est bien un mouvement tournant contre l’aile droite allemande que nous tentons.


Lundi 21 septembre.


Le jour se lève avec une grande sérénité lumineuse d’automne commençant. Nous reprenons notre marche enveloppante.

Vers midi, une batterie d’artillerie lourde française, à proximité de la route, entre soudain en action. Nos officiers s’éloignent au galop, en reconnaissance. Nous allons être engagés.

Finalement, on n’a pas besoin de nous aujourd’hui. On nous envoie cantonner près de Ribécourt, dans un parc. Nous rangeons nos pièces sur une pelouse, le long d’une belle futaie de hêtres, bordée de rhododendrons.


Une pièce d’eau, sans rides, rougeoie sous le crépuscule éclatant, et, de l’autre côté, apparaît, parmi des massifs et des parterres que festonnent des sauges sanglantes, la masse déjà sombre d’un beau château moderne. Un petit pont rustique, enjambant un ruisseau, dresse sous de somptueuses verdures un drôle de profil vénitien.


Il fait tiède, ce soir. Nous creusons les foyers du bivouac, au bord de l’eau, sous des marronniers. Dans la nuit, tout à fait venue, l’étang tombe à une obscurité d’encre. L’éclat fauve de nos feux nous éblouit. On ne distingue plus les rives. À chaque pas il faut se garder de tomber à l’eau.


Mardi 22 septembre.


Nous avons dormi sur la paille dans les communs.

Mon poignet est à peu près guéri. Je reprends mon poste à la première pièce.

Ce matin la pièce d’eau, sous le soleil, semble en métal blanc. Le petit pont vénitien met une note claire dans les frondaisons et l’eau qui coule dessous, sur de la vase et des feuilles pourries, est toute noire. Le château se découpe sur le ciel pâle. Le sable clair des allées, le vermillon des sauges tachent le vert uniforme des pelouses.

La batterie s’ébranle. Un bruit de mousqueterie et de mitrailleuses accompagne le tonnerre de l’artillerie. L’ennemi résiste à l’enveloppement et fait face. Il faut, sans doute, accentuer le mouvement. Nous reprenons notre marche vers le nord, vers Roye. Le succès de la manœuvre est une question de nombre ; mais avons-nous le nombre à présent ?

Dans un champ au bord de la route, des tirailleurs sénégalais, en uniforme bleu marine, de beaux hommes d’ébène, préparent le café avec ces gestes simples et ces attitudes admirables des primitifs.


Nos officiers, en reconnaissance, se sont éloignés. Au milieu de grands champs de betteraves formant cuvette, près du village de Fresnières, où tombent de gros obus, on nous arrête le long d’un talus.

La ligne de feu, qui forme un angle vers Compiègne, s’étend ici du nord au sud. À vol d’oiseau, quelques kilomètres seulement doivent nous séparer des plateaux que nous occupions ces jours derniers au bord de l’Aisne, vers Tracy-le-Mont.

Je ne sais quel écho, quelle résonance empêche de reconnaître l’orientation exacte du combat. On se bat à gauche vers Ribécourt et vers Lassigny. La batterie lourde qui bombardait Fresnières s’est tue. Des shrapnells à fumée de soufre ponctuent à présent des silhouettes d’arbres isolés. De derrière des bois, montent des colonnes de fumée noire. Incendies ou éclatements d’obus ? On ne sait.

Mais, ce qui nous inquiète, c’est l’horizon du nord que masquent des lignes de peupliers et où seulement de brèves fusillades révèlent la présence de l’ennemi. Les Allemands ne tentent-ils pas de répondre à l’enveloppement par une manœuvre pareille ?

À la lisière des bois, vers le nord-ouest, se dessinent de grands mouvements de troupes. Une longue colonne d’artillerie serpente, noire, sur la campagne. La marche d’un escadron lointain, au trot, ressemble à une reptation. La campagne tout entière bouge. D’ici, on dirait seulement une ondulation des feuilles de betteraves sous le vent. C’est l’infanterie qui avance en ordre déployé.

Nous prenons position. La terre du champ où s’établit ma pièce est extrêmement molle. Le canon ne cessera certainement pas de reculer et un perpétuel dépointage ralentira notre feu. La deuxième pièce n’est pas mieux placée ; mais l’autre section, sur des chaumes, jouit d’un terrain bien plus solide. Ainsi la batterie va perdre toute homogénéité. À cela, il n’y a point de remède. On ne peut mieux utiliser l’emplacement qu’on nous a assigné.

Devant nous, des 77 balayent le champ. Ce ne sont pas eux qui nous inquiètent beaucoup. Par rapport à la position que, d’après leur tir, ils doivent occuper quelque part vers le nord-est, nous sommes bien défilés.

Mais, par delà Lassigny, en tache claire dans les verdures, se dressent de grandes collines boisées qui dominent tout le pays et du haut desquelles notre batterie est certainement visible. Nos regards ne peuvent se détacher de ces hauteurs menaçantes. Que cachent-elles dans leurs forêts sombres ?

Nous sommes certainement à portée de l’artillerie lourde, si l’ennemi en a installé là-bas.

— Allons, dit Bréjard, il faut se creuser un trou et faire vite.

Fiévreusement, on ouvre une tranchée derrière le caisson. Un groupe de 75, dont les positions proches sont perpendiculaires aux nôtres, ouvre le feu sur Lassigny.

Le tir des 77 s’allonge et nous menace davantage à chaque volée.

Le capitaine commande :

— À vos pièces… par la droite par batterie !

— Quelle distance ? On n’a pas entendu la distance, crie Millon.

— Onze cents !

— Combien ?

— Onze cents !

— Oh ! oh ! ils ne sont pas loin.

— Pas bon, ça, grogne Hutin.

Le canon se cabre et, au coup, recule de plus de deux mètres. Il faut le remettre en batterie. Mais la bêche et les roues se sont enfoncées si profondément dans la terre qu’on a beau faire effort à six ; il ne bouge pas. Les épaules aux roues, suants, on s’efforce, on s’irrite. Il faut appeler à l’aide les servants de la deuxième pièce.

Des fantassins sont venus s’établir en avant de la batterie. De la main on leur fait signe de se garer à gauche.

— Ils vont se faire couper en deux, ces imbéciles-là !

— À gauche !

— Quelles andouilles !

— À gauche !

Le lieutenant s’époumonne, agite ses grands bras.

— Sont-ils bêtes, ces gens-là !

Nous hurlons en chœur :

— À gauche… à gauche !

Ils se garent enfin. On peut tirer.

— Huit cents !

On croit avoir mal entendu :

— Huit cents !

Alors l’ennemi est là, derrière la crête, et il s’avance !

Qu’attend-on pour engager les troupes qui là-bas, vers Fresnières, fourmillent sur les betteraves ?

Moratin, debout sur le caisson de ravitaillement, nous crie :

— En plein dedans ! L’obus de la première pièce en a couché un monceau. Ah ! on les voit, les salauds, on les voit !…

Cela donne de la vigueur pour pousser aux roues du canon qui ne cesse de reculer.

— Hutin !

— Quoi ?

— As-tu entendu ?

— Quoi ?

— Tiens, encore ?…

— Des balles…

— Sûrement.

— Par trois, fauchez double !

Le capitaine s’est installé dans un pommier qui ombrage la quatrième pièce. Les balles, frôlant la crête, bruissent trop haut pour nous atteindre ; mais, autour du capitaine, elles détachent des feuilles. On le supplie de descendre. Un homme lui répète pour la dixième fois :

— Mon capitaine, vous ne pouvez pas rester là.

Le commandant s’en mêle.

— De Brisoult, descendez !

Mais le capitaine, la jumelle aux yeux, fouillant l’horizon du nord, lui répond très doucement :

— Je vois très bien, mon commandant, très bien. Neuf cents…

Les tireurs répètent :

— Neuf cents.

Notre infanterie s’est sans doute emparée de Lassigny. Des obus allemands à fumée jaune éclatent à présent sur le bourg.

— Mille !

Notre canon a enfin trouvé une position à peu près stable. Sur l’ennemi en retraite, notre feu s’accélère.

— Onze cents !

— Douze cents… Cessez le feu !

Avec les douilles qui jonchent le champ, derrière la pièce, les servants blindent leurs tranchées. Au-dessus de nos têtes le vol bruyant des balles continue. Mais les obus de 77, à présent, s’égarent au loin. On s’immobilise, au fond des tranchées. Toutes les cinq minutes, Hutin me demande :

— Quelle heure ?

Quand je lui ai donné l’heure, il s’impatiente :

— Ah ! là là ! répète-t-il. Ça ne tourne pas.

Dans l’après-midi, sur un ordre de la division, le commandant fait amener les avant-trains.

Les conducteurs arrivent, à cheval, au trot.

— Pied à terre ! crie le capitaine.

Ils n’entendent pas. Les balles, frôlant la crête, sifflent toujours. Ils vont se faire tuer !

— Attention, tous ensemble, commande l’adjudant… Une… deux… trois… Pied à terre !…

Vingt gorges ont hurlé ensemble. Cette fois ils ont entendu. Sans arrêter le mouvement des avant-trains, les conducteurs sautent à bas de leurs chevaux.


Dans une prairie où l’herbe est haute, entre deux lignes de peupliers, notre batterie va prendre position, plus près encore de l’ennemi. Tout de suite, les 77, qui depuis ce matin nous cherchent sans nous atteindre, viennent nous menacer ici. L’ennemi n’a pu voir notre mouvement… Aucun avion ne tient l’air. Un espion nous aurait-il signalés ?

Un fantassin passe, se tenant le ventre à deux mains. Il saute d’un pied sur l’autre dans une trépidation d’atroce souffrance.

— Y a-t-il une ambulance par là ?

— T’as pris une balle dans le ventre ?

— Non, c’est une balle qui m’a traversé les parties : ça me brûle, ça me brûle !

— Écoute, lui dit Millon, va à nos avant-trains. C’est par là-bas, à gauche, derrière les arbres. Ils n’ont rien à f…. Ils pourront peut-être t’aider à te tirer.

— Merci. J’y vais.

— Mais prends garde entre les rangées d’arbres, dans le pré. Il en tombe souvent des dégelées…

Le malheureux s’éloigne en se tordant.

Le capitaine s’est installé en observation au pied du premier peuplier d’une des files. Des hommes, prêts à transmettre les ordres à la voix, jalonnent le terrain découvert, qui s’étend entre la batterie et le poste de commandement.

Les obus des 77 éclatent maintenant sur nous. On s’abrite. De minute en minute, les shrapnells ennemis arrosent de balles la position. Le plomb, par volées, sonne sur l’acier des blindages. Personne ne bouge, personne encore n’est blessé.

Soudain, je vois Hutin, — qui, assis à son siège de pointeur, se cache derrière le bouclier du canon, — se lever tout d’une pièce.

— Bon Dieu ! dit-il, le capitaine !

On interroge anxieusement :

— Touché ?

— Ça a éclaté juste sur l’arbre auquel il était adossé.

En une seconde, malgré le danger, tous les hommes du peloton se sont dressés.

— Tu le vois, Hutin ?

— Non…

Le lieutenant Homolle, le petit officier d’ordonnance du commandant qui, tranquillement, à découvert, arrive du poste d’observation, nous crie de loin :

— Voulez-vous bien vous cacher, tas de bougres !

— Le capitaine ?

— Il n’a rien.

Et, comme il est venu s’abriter avec nous derrière le caisson, le lieutenant ajoute :

— J’en ai reçu deux dans la cuisse… Ça n’entre pas. Ça ne m’a fait que des bleus. Il faut que ça éclate assez près pour faire du mal. Le plus ennuyeux, c’est que le capitaine ne voit pas les Allemands. On ne peut pas tirer.

Le feu de l’ennemi augmente encore de violence. Les balles d’obus criblent les peupliers avec un bruit de grêle ; des feuilles détachées, que pousse le vent, viennent s’éparpiller autour des pièces.

Un des agents de liaison, un des hurleurs comme on dit, blessé au flanc, quitte au plus vite la position. Astruc, atteint à la poitrine, et qui vomit le sang à pleine bouche, s’éloigne, soutenu par un camarade.

On s’est immobilisé sous le feu.

Depuis un moment, je sens, dans ma barbe de campagne, des démangeaisons insolites. Aurais-je des poux ? Hutin me prête sa glace, mais, tandis que je me peigne soigneusement, à la main droite qui tient la glace et que j’ai avancée hors de la protection du caisson, je sens une soudaine brûlure. En même temps, quelque chose me heurte à la poitrine. De ma main gauche, fébrilement, je tâte le drap de mon uniforme. Il y a un accroc à hauteur du sein. Je me sens pâlir. Vite je déboutonne ma veste, ma chemise… rien… il n’y a rien. La peau est intacte.

Mon carnet de notes, mes lettres, mon portefeuille, placés dans une poche intérieure de ma chemise, ont arrêté la balle. De ma main traversée, le sang ruisselle. Ce n’est rien. D’instinct, j’ai mis la glace dans ma poche. Je ne sais comment elle est demeurée intacte entre mes doigts serrés ; car, à présent, mon pouce n’est plus qu’une loque de chair pendante.

— Il va falloir vous en aller, me dit le lieutenant Hély d’Oissel, accroupi près de moi.

Hutin s’est dressé :

— Lintier !

Il a crié mon nom d’une voix vibrante d’angoisse qui m’entre jusqu’au fond de la poitrine.

— C’est rien, vieux… à la main.

— Je vais te panser.

Mais les obus éclatent sans répit. Je refuse de le laisser se découvrir et s’exposer.

— Filez vite, me dit le lieutenant.

Je prends ma course à travers la prairie, le dos rond, sous la menace de la mitraille.

Mon sang éclabousse mes houseaux, mes cuisses, colle le drap de ma culotte à mes genoux. La balle a projeté, de ma main sur ma poitrine, une étoile rouge de chair et de tendons.

En l’air, des obus bourdonnent.

Au pied d’un peuplier, deux chevaux viennent d’être tués. Je me jette à terre entre les chevaux, dans l’herbe haute teinte de sang. Les shrapnells éclatent. Avec un bruit mat, un grand éclat vient éventrer un des cadavres qui me protègent.

Tout de suite je repars, m’écartant au plus vite de la ligne de feu des 77. Ma main blessée est souillée de terre et de sang de cheval. Comme je franchis une route en remblai, je me trouve brusquement en avant des gueules menaçantes de vingt pièces françaises alignées sur le champ. Il me faut revenir sur mes pas.

Derrière cette artillerie immobile, des tirailleurs marocains sont couchés dans les betteraves. On ne les voit que lorsqu’on va mettre le pied dessus.

Un capitaine se dresse. Il me fait signe de la main.

— Viens ici, l’artilleur, que je te fasse ton pansement. Tu as ton paquet individuel ?… Dans la poche intérieure de ta veste… Mon vieux, il est tout déchiré. Tu es blessé à la poitrine ? Non !… tu as de la veine…

Il examine ma main.

— Dégueulasse !… de la terre… de la graisse d’armes… Faut te débrouiller pour te faire désinfecter au plus tôt… J’enlève le plus gros avec de la ouate.

La course m’a essoufflé. Le sang me martèle les tempes, me bourdonne dans les oreilles. L’instinct de conservation ne me porte plus. Debout, immobile, je me sens défaillir ; mes jambes fléchissent, comme brisées aux genoux. Devant moi la silhouette du capitaine tourne.

— Eh ! là ! crie-t-il.

Il me met aux lèvres le goulot de son bidon et me verse dans la bouche une grande gorgée de rhum. Tout de suite, je me sens raffermi des pieds à la tête, et je ris en remerciant le capitaine.

— Eh ben, mon vieux ! me dit-il en souriant.

Il achève son pansement.

Les ambulances de la division sont à Fresnières. J’y vais. Ma main est en plomb. Et, comme je marche à travers champs, très droit, me raidissant contre une nouvelle défaillance, à la pensée que bientôt je vais être loin des obus, de la bataille, à l’abri, une lassitude inconnue de la guerre, un besoin de sommeil, de silence, un aveulissement de ma volonté m’envahissent jusqu’aux moelles. Il me semble que, lorsque je serai à l’hôpital, je dormirai pendant des jours et des jours.

Dormir ! dormir, et surtout ne plus entendre le canon, ne plus rien entendre. Vivre sans penser, dans un silence absolu. Vivre après avoir tant de fois failli mourir. Et voilà que, tout à coup, je me rappelle ce que vient de me dire le capitaine de tirailleurs : ma blessure sale, infectée de terre et de sang de cheval. La crainte de la gangrène, du tétanos surtout, de toutes les putréfactions d’hôpital, me saisit à la gorge et m’étreint.

À Fresnières, un gros obus vient de tuer, devant la porte de l’ambulance, un major, une religieuse et quatre blessés. On a rangé les cadavres sur le trottoir. Seul, le corps d’un tirailleur, un géant noir aux bras déployés d’une envergure extraordinaire, traîne encore sur la chaussée effondrée. L’air est plein de lointains sifflements d’obus. Devant ce risque qui demeure suspendu au-dessus de ma tête, alors que je ne peux plus combattre, il me vient une révolte instinctive et puérile. Je ne suis plus du jeu.

Dans la cour de l’ambulance, parmi les brancards où gisent des hommes sanglants, sur une grande table de ferme couverte d’une toile cirée à fleurs, des infirmiers étendent les grands blessés. Deux majors les pansent en hâte.

L’un, un gros homme brun à lunettes d’or, me fait signe. J’approche.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Shrapnell…

— Montre…

Il développe ma main. Quand il soulève la compresse, le sang se met à couler comme une fontaine. Il regarde la plaie et fait une moue.

— Ça saigne…

Il appelle son collègue, un aide-major barbu.

— Regardez… il vaudrait mieux détacher tout à fait le pouce, hein ?

— Ma foi !… dit l’autre.

— Bon. On va te couper ça tout de suite, reprend le major à lunettes d’or.

Je me récrie :

— Me couper le pouce !

— Oui, dame ! si tu n’as pas envie… — Attends une seconde…

On vient d’apporter un marsouin. De son épaule ouverte, le sang s’épanche à flots. Le major s’agenouille près du soldat, et fébrilement fouille dans les chairs déchiquetées, cherche à pincer l’artère.

Je pense :

— Me couper le pouce !…

Mon parti est pris. Je saisis sur la table une compresse et une bande. Avec ma main gauche, avec mes dents, sommairement je panse ma blessure et, sans que les majors, absorbés par la ligature d’artère, me voient, je sors de l’ambulance.

À deux kilomètres de Fresnières, à Canny-sur-Matz, je sais que je trouverai les autres ambulances divisionnaires.

Un café reste ouvert sous les obus. J’achète une fiole d’eau-de-vie. Je place mon étui à revolver sur ma hanche gauche, à portée de ma main valide, car la nuit tombe, et souvent, à la faveur des ténèbres, des patrouilles de cavalerie allemande s’infiltrent à travers le réseau des grand’gardes françaises et des petits postes.

La route de Canny fait un long détour. J’irai droit à Canny à travers la campagne. Le clocher en ombre aiguë sur l’horizon incarnat me guide.

Ma main saigne. L’eau-de-vie, que je bois à grandes gorgées, me soutient. Je gagnerai bien la prochaine ambulance.

Sur un champ en pente, près du dôme régulier d’une meule, des fantassins sont couchés. Dans la pénombre du soir, leurs culottes rouges font encore des taches claires sur les chaumes. Un souffle de vent m’apporte une odeur inquiétante. Au sommet de la butte, le bras d’un des soldats étendus se dresse tout droit, immobile sur la clarté de l’occident.

Des morts !

Je vais passer. Mais je distingue, dans l’ombre de la meule, une forme humaine agenouillée près d’un cadavre. L’homme ne m’a pas vu… Il retourne le cadavre et le fouille. Tout de suite, j’arme mon revolver. Soigneusement, sans trembler, je vise le pillard. Je vais l’abattre, quand une crainte m’arrête. Je discerne bien ses mouvements ; mais sa silhouette, sur le revers sombre de la meule, reste confuse. La pensée que ce peut être un gendarme identifiant des morts me fait abaisser mon arme. Je crie :

— Qu’est-ce que tu fais là ?

L’homme bondit comme sous un coup de fouet. Alors, son ombre nette se dresse sur le ciel. Je reconnais sur sa tête une casquette plate à grande visière.

Il me répond :

— T’en fais pas pour moi… Je fais mes affaires.

Il s’enfuit, sautant de çà, de là, sous la menace de mon revolver, comme une bête qui fait ses défaites.

Je tire… il s’arrête un instant. L’ai-je atteint ? Sur son ombre paraît un éclair. Une balle siffle à mon oreille. Mais, à l’instant où il va disparaître derrière un buisson, pour la seconde fois je fais feu. Il me semble que l’homme s’abat dans les ronces.


Dans la nuit, à Canny, un falot rouge indique l’entrée de l’ambulance. Il y a des blessés étendus sous le porche et la cour en est pleine. Les majors font les pansements dans une vérandah contiguë à la maison de maître. À travers les verrières multicolores, une lumière très diffuse filtre, éclaire vaguement les hommes étendus sur de la paille. Parfois, lorsque la porte de la vérandah s’ouvre, un rectangle de clarté crue s’allonge à terre ; une file de brancards apparaît. On aperçoit les faces douloureuses des grands blessés, qui attendent les premiers soins. Deux infirmiers emportent le premier brancard de la rangée. La porte se referme sur eux et la cour retombe à une pénombre louche.

Je regarde cela, hébété, très las. Ma main saigne toujours, mais goutte à goutte, à présent.

Je demande à un infirmier qui passe :

— Sais-tu quand je vais pouvoir être pansé ?

— Cette nuit. Couche-toi dans la paille.

Je me couche au hasard. Une voix, enfantine et grave à la fois, m’interroge :

— Ti blessé ?

Un grand nègre est étendu à mon côté. Je ne vois de lui que deux yeux luisants.

— Oui, blessé, mon vieux Sidi. Toi aussi ?

— Mi blessé.

Il réfléchit un moment :

— Noirs… blessés… blessés, blessés… et puis toués… toués… toués… Boches… oh ! là là… couic !… Guillaume !…

— Ah ! tu connais Guillaume ?

— Guillaume… chef mauvais… li beaucoup de femmes… beaucoup !… ah !…

Il semble rêver.

— Li beaucoup de femmes… grand chef mauvais… comme là-bas… là-bas… li toué ses femmes… coupe… coupe… couic !…

— Pourquoi ?

— Mauvais… ah ! ah !… li avoir grande maison… li mettre les têtes de femmes en haut…

Il cherche ses mots.

— Mettre les têtes de ses femmes… beaucoup… en haut… sur li toit… ah !… mauvais…

Je souffre trop pour dormir. J’écoute ce bavardage puéril.

— Aussi… là-bas… chef… têtes de femmes sur li toit… pas bon… ah ! la ! pas bon… loin, loin… là-bas… ah !

Et puis, le Sénégalais se met à parler dans sa langue, une langue zézayante et douce. Peut-être bien délire-t-il ?

J’ai froid. Pourtant, à la longue, le sommeil me gagne. Je me couvre les jambes de paille ; je m’endors.


Lorsque je me réveille, il fait encore nuit… Il pleut, ou plutôt, il bruine. J’ai plus froid. Ma blessure me fait mal. La vérandah est toujours éclairée.

J’entrevois la grande forme du noir, étendu près de moi, mais je n’entends plus son souffle. J’avance ma main ; la sienne est froide. Sous moi, il me semble que la paille est humide. Je m’aperçois que mes pieds trempent dans une mare de sang.

Je me lève. Les grands blessés sont pansés. Dans la cuisine de la ferme, on a fait du feu ; un Algérien très pâle sommeille devant les chenets. Sur la cheminée, un réveil-matin, entre des chandeliers de cuivre, marque deux heures.

On me panse. Il n’est pas question de me couper le pouce. Un sous-officier prend mon nom. Sur la bande de toile, qui tient mon bras en écharpe, on épingle un billet d’hôpital : « Plaie pénétrante de la main gauche par shrapnell : à évacuer assis. »


Mercredi 23 septembre.


La grande route, huit kilomètres à faire à pied. Le long du chemin, le troupeau des hommes blessés à la tête, aux bras, aux épaules, peu à peu s’égrène. L’embarquement à Ressons… l’interminable cahotement du wagon à bestiaux à moitié plein de boules de pain moisi… la fièvre, la soif ! Enfin l’hôpital… le lit… les mains de femmes, le pansement raidi de sang noir défait, le silence… ah ! le silence !…



Le 30 septembre, le courrier du matin m’apportait à l’hôpital une lettre de mon ami Hutin. Je la reproduis dans toute sa simplicité :


« 25 septembre 1914.
« Mon vieux frère,

« Hâte-toi de nous donner de tes nouvelles. J’espère bien que tu vas te tirer de là. Tous les amis de la pièce se joignent à moi dans ce vœu de guérison rapide et complète.

« Peut-être ne sais-tu pas le malheur qui est arrivé à la batterie, quelques minutes seulement après ton départ. Le capitaine a été tué : une balle d’obus sous l’œil gauche. Tu te rappelles que nous disions tous : « Celui-là, s’il lui arrive quelque chose, il peut compter sur nous. » Quand on l’a vu tomber, dix à la fois, on a couru à lui pour le secourir. Cela n’a servi de rien. Tout était fini. On a rapporté le corps à la batterie. Le lieutenant Hély d’Oissel a pris le commandement et on a continué le feu. Il pleurait en donnant les hausses. Quand, vers huit heures, on a reçu l’ordre de quitter la position, et qu’on a assis le capitaine de Brisoult sur un des coffres de la première pièce, la moitié des hommes avaient des larmes aux yeux. Deux servants le tenaient entre eux. On lui avait couvert le visage d’un mouchoir blanc. À Fresnières, on l’a veillé toute la nuit. C’est là qu’il est enterré.

« Depuis, on n’a pas fait grand’chose. D’ailleurs, pour tous, le moral n’est pas encore bien remis de cette perte. Je ne peux te marquer où nous sommes. Mais, si je te dis que la batterie n’a guère changé de place depuis ton départ, tu sauras à peu près dans quelle région nous opérons.

« À toi,

« Georges Hutin. »

Moi aussi j’ai pleuré en lisant cette lettre.


fin