Ma sœur Jeanne/14

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 277-297).



XIV


La conversation de ma sœur était de plus en plus intéressante et comme nécessaire à ma vie. Elle me révélait un être nouveau, sorti des troubles de l’adolescence sans que j’eusse étudié ou compris ses crises de développement. J’avais trouvé chez Manuela, plus âgée et plus expérimentée, ce fond de niaiserie et de frivolité qui caractérise l’ingénue vulgaire. Jeanne était tout autre ; elle jugeait avec une hardiesse franche ce qu’elle n’avait point éprouvé, elle voulait pénétrer et comprendre. Sa jeunesse et la pureté de son existence n’empêchaient pas l’intelligente curiosité d’un esprit d’autant plus actif qu’il s’était plus longtemps replié sur lui-même. Je ne l’avais jamais interrogée sur le point le plus délicat de ses pensées ; un jour, le hasard amena de curieux éclaircissements sur ce point mystérieux.

Nous nous promenions dans le parc du château de Pau, un des plus beaux sites de France ; Jeanne, qui me donnait le bras, me montra une jeune femme, une sorte de spectre, aux yeux fixes, assise sur un banc, à côté d’une femme âgée, non moins triste et comme détachée de toutes les choses de ce monde.

— N’est-ce pas, lui demandai-je, mademoiselle C…, une de tes anciennes compagnes de couvent, qui est devenue folle ?

— Hélas ! oui, répondit-elle, tu vois dans quel état ! Sa mère meurt avec elle ; elle veut seulement vivre jusqu’au dernier souffle de la pauvre Louise. N’ayons pas l’air de les voir ; elles s’enfuiraient sans nous répondre.

— Sait-on enfin la cause de cette démence ?

— Oui, on la sait, répondit Jeanne, c’est un chagrin d’amour. On peut le dire ; il n’y a eu pour elle aucune aventure. Elle a fixé ses préférences et ses espérances sur un jeune homme qui ne l’a même pas su et qui n’avait jamais songé à elle. Le jour où il s’est marié, Louise est tombée dans cette mélancolie noire qui peu à peu est devenue une réelle aliénation. Les médecins disent que cette inclination contrariée n’a été que le prétexte fortuit qu’une imagination déjà égarée s’est donné à elle-même. Pourtant je me souviens d’avoir connu Louise enfant très-raisonnable et très-gaie. Qu’en penses-tu, toi ?

— Ne la connaissant pas, je n’en pense rien.

— Mais crois-tu qu’on puisse devenir folle d’un amour non avoué et non partagé ?

— Tout est possible pour les cerveaux faibles ; il suffit pour les troubler d’une fantaisie malsaine.

Involontairement, en parlant ainsi, je fus reporté, dans ma pensée, au temps où Jeanne, enfant, ne se croyant pas ma sœur, prétendait m’empêcher de me marier ; mais je ne lui fis point part de ce retour à un passé oublié probablement par elle, comme il l’avait été par moi depuis le jour où j’avais vu nos actes de naissance.

À ma grande surprise, Jeanne, soit qu’elle eût la même réminiscence, soit qu’elle eût tout simplement l’esprit frappé par la douloureuse rencontre de son ancienne compagne, me parla pour la première fois de ses idées sur l’amour.

— Peu de choses dans ma vie m’ont fait autant d’impression, me dit-elle, que le désespoir insensé de cette pauvre Louise. J’étais un peu son amie, même après le couvent, et elle m’avait confié, sans que j’y attachasse grande importance, sa prédilection pour M. Louvet. C’était un garçon très-insignifiant, tu le connais de vue, et c’est déjà un gros petit commerçant assez laid et tout à fait nul. Quand j’ai vu la raison de Louise se perdre et que j’en ai su la cause, j’ai fait des réflexions qui n’étaient peut-être pas de mon âge. Louise était mon aînée, je n’avais, moi, que quinze ans. Maman doit s’en souvenir, je lui ai dit alors tout ce qui me passait par la tête.

— Je me souviens très-bien, répondit ma mère avec tranquillité ; tu regardais l’amour comme une maladie de l’âme, et tu en avais une peur mortelle, à ce point que tu voulais te faire religieuse pour y échapper. J’ai eu beaucoup de peine à te faire comprendre qu’on ne contractait pas ce mal-là malgré soi et qu’il était très-facile de s’en préserver, comme on se préserve des maladies physiques par un bon régime et de saines habitudes.

— Et tu m’as guérie de ma peur, reprit Jeanne, mais tu ne m’as pas ôté un certain éloignement que je sentirais encore, si le dieu d’amour en personne se présentait devant moi.

— Qu’appelles-tu donc le dieu d’amour en personne ? dit en riant ma mère, qui interrogeait Jeanne sur les sujets les plus délicats, sûre qu’elle était de la candeur immaculée de ses réponses.

— L’amour en personne, répondit Jeanne, c’est un fantôme très-dangereux. Les anciens en ont fait un dieu parce qu’ils divinisaient tout ce qui est redoutable, les furies, les passions et tous les fléaux de la vie humaine. Les modernes ne sont pas beaucoup plus sages à l’égard de l’amour. Tu m’as permis de lire quelques romans, et j’y ai vu l’amour divinisé aussi. Selon les poètes, c’est une puissance irrésistible, et la monotonie de leurs notions a fini par m’irriter singulièrement. Je me suis révoltée à la fin de voir toujours mettre en scène des personnages, hommes ou femmes, si superstitieux ou si complaisants envers eux-mêmes. Ces romans et ces poésies m’ont donc fait grand bien ; ils m’ont appris à raisonner un sentiment dont les jeunes filles parlent ordinairement avec une sotte rougeur, comme si d’avance elles se sentaient vaincues par lui, ou avec une sorte d’effronterie comme si elles le connaissaient. Moi, j’ai osé regarder en face ce grand problème et j’ai dit au dieu malin : « Si tu es un enfant aveugle et cruel, tu ne me gouverneras jamais. Je te défie de me rendre égoïste si je ne veux pas l’être, et je ne le veux pas ! »

En ce moment passait une vieille femme qui portait sur son éventaire des figurines en pâte sucrée pour les enfants. C’était une manière de demander l’aumône, car elle nous tendit la main sans nous offrir ses serins, ses pots de fleurs et ses colombes en miniature. Jeanne lui donna une pièce de monnaie, et, avisant sur l’inventaire un amorino en tunique rose avec un flambeau, elle demanda gaiement à la marchande si c’était l’Amour ou l’Hyménée.

— C’est les deux, répondit la vieille en le lui présentant. Prenez-le, ma belle demoiselle, il vous portera bonheur.

— Je le prends, merci, dit Jeanne.

Et elle le mit dans sa poche, où elle l’oublia aussitôt, car nous rencontrâmes des personnes amies qui nous abordèrent et nous suivirent une partie du chemin.

Mais le chapitre de l’amour, fortuitement interrompu, fut fortuitement repris à la fin de notre dîner. Jeanne, cherchant une clef dans sa poche, y retrouva l’amorino moitié plâtre, moitié, sucre, et, le posant sur une orange :

— Ceci, nous dit-elle gaiement, vous représente l’amour tyran du globe terrestre.

— Et tu persistes, lui dis-je, à le mépriser profondément ?

— On ne doit pas mépriser, répondit-elle, ce qui vous a fait peur ; mais on le juge, et j’ai envie d’instruire le procès de ce Cupidon pâle et bouffi.

— Voyons ! je suis curieux de ton jugement.

— D’abord, reprit-elle en examinant la figure, sachons qui tu es. Ton nom ! amour ou mariage ?

— Et si je suis le mariage ? dis-je en prenant la parole pour l’amorino problématique.

— Si tu es l’hyménée, c’est bien différent. Je te suppose sage, bon, tendre et dévoué. Je te rends mon estime ; mais tu mens ! tu n’es pas un dieu honnête et pur, tu es le sot et méchant Cupidon ; ton flambeau, qui ressemble à un parapluie, a la prétention d’incendier l’univers. Eh bien, mon petit ami, voici le cas que je fais de toi, je te détrône !

Et elle fit sauter en l’air le pauvre fils de Vénus, qui retomba, le nez cassé, sur mon assiette.

— Voilà un jugement par trop sommaire ! m’écriai-je. La marchande a dit que ce dieu était à la fois Cupidon et Hyménée, c’est-à-dire l’amour dans le mariage.

— C’est faux, l’amour n’a que faire dans le mariage, qui est la tendresse et non pas ce que vos romans appellent l’amour, c’est-à-dire le coup de foudre, l’insomnie, la jalousie, le soupçon injuste, la domination insupportable, toutes choses mauvaises, malsaines et stupides. Tu étais détrôné, monsieur l’Amour, et voilà que tu mens pour remonter sur ton orange ; mais tu as le nez cassé, et je vais t’arracher les ailes pour que tu ne fasses plus de dupes.

Et Jeanne mutila la statuette avec une sorte de cruauté, en riant aux éclats.

Je ne pus me retenir de lui demander pourquoi elle n’avait pas épousé Vianne, qui pensait absolument comme elle.

— Est-on forcé, répondit-elle, d’épouser tous ceux dont on partage les opinions ? Mais, toi qui parles, tu ne penses donc pas comme moi ?

— Non, je ne fais pas cette distinction subtile entre l’amour et la tendresse.

— Alors, c’est une affaire de qualifications. Tu crois que l’amour peut être tendre ?

— Et dévoué.

— Mais penses-tu que la tendresse puisse être violente et passionnée ?

— Tu m’embarrasses ; quel casuiste tu fais !

— Je suis logique. J’ai demandé à Dieu et à ma mère le secret pour être heureuse, car tous les enfants veulent être heureux sans se soucier d’être justes. Dieu et ma mère m’ont répondu : « Être heureux, c’est donner du bonheur aux autres. » Je me le suis tenu pour dit ; j’ai réfléchi à cette loi que ma mère savait si bien mettre en pratique, et peu à peu, après les inévitables rechutes dans l’égoïsme naturel, je me suis fait ma petite morale tout d’une pièce : « Donner aux autres toute la somme de bonheur qu’il est en nous de leur procurer. » C’est court et c’est simple, et, depuis que j’ai pris l’habitude d’appliquer ma théorie à toutes mes résolutions, je me suis aperçue d’une chose, c’est que j’étais très-heureuse et qu’il ne dépendait de personne de m’ôter mon bonheur. Ainsi, que je me décide ou non à me marier, je défie le monsieur qui m’aimera de me faire un reproche fondé, et je le défie encore de me faire un chagrin que je ne lui pardonnerai pas.

— Tu arranges le mariage à ta guise. L’expérience de la plupart des ménages te donne un démenti. C’est parce qu’ils sont presque tous malheureux ou troublés qu’il y faut porter autant d’amour que possible.

— Comme compensation ? C’est très-mal raisonné ! L’amour, tel que tu l’entends, est la principale cause de trouble. C’est le droit à la domination, à la jalousie, par conséquent à l’aigreur, à la colère, à l’injustice.

— Mais tu fais là mon procès aussi, à moi ! T’en ai-je donné le droit ? Sais-tu comment j’entends l’amour ? Je ne te l’ai jamais dit, que je sache !

Je m’étais tourné vers ma mère, lui demandant du regard si Jeanne, informée de ce qu’il m’était enjoint de lui cacher, faisait allusion à mon aventure. Le regard de ma mère me répondit que Jeanne ne savait rien et raisonnait pour le plaisir de raisonner.

— Voyons, repris-je, conviens qu’il y a deux sortes d’amours, celui des âmes grandes, qui est grand et généreux, tel est celui que tu rêves, et celui des âmes vulgaires, des caractères faibles, des intelligences sans développement ; celui-là, je te l’abandonne. Je ne suis ni assez fort ni assez grand pour refuser mon indulgence ou ma pitié à ceux qui deviennent sa proie ; mais je comprends le juste orgueil qui te le rend méprisable.

— Tu veux te moquer de moi ? répondit Jeanne. Va, je te le permets.

— Il ne se moque pas, dit ma mère, il comprend que tu ne veux associer ta vie qu’à celle d’un être dont l’amour sera aussi grand que la notion que tu en as.

— Vianne n’était donc pas cet être-là ?

— Non, répondit Jeanne ; M. Vianne est très-grand dans ses principes, mais il a versé du côté opposé à la notion vulgaire. Il supprime tout à fait la tendresse, il ne connaît que le devoir.

— Il a cette prétention, mais il n’est pas si fort que cela ; j’ai la conviction qu’il t’aimait réellement.

— Qu’appelles-tu aimer réellement ? Voyons, dis-le.

— Chérir et respecter. Est-ce cela ?

— Oui, ce n’est pas mal. Eh bien, M. Vianne sait respecter et ne pourrait pas chérir. Tu tenais donc beaucoup à ce que je devinsse madame Vianne ?

— Cela te fixait près de nous. Qui sait où t’emportera l’enthousiasme de ta théorie ?

— Jamais loin d’elle ! répondit vivement Jeanne en montrant sa mère. Oh ! cela, jamais !

— Oui, très-bien, mais ta mère est capable de te suivre au bout du monde, et, moi qui vais me fixer ici et dont la profession est une chaîne, qu’y deviendrai-je sans vous ?

— Tu nous as pourtant quittées pour voyager, nous ne t’étions pas donc si nécessaires !

— J’ai été un sot et un malheureux de vous quitter ; je l’ai si bien senti, que me voilà revenu pour toujours.

— Tu le jures ? dit Jeanne en me regardant fixement ; jure-le !

— Je le jure, m’écriai-je ; vous m’avez ensorcelé, vous m’avez fait oublier tout ce qui n’est pas vous deux. Aussi me voilà comme toi, ma Jeanne : point de mariage et point d’amour, si ces tyrans passionnés ou tendres doivent nous séparer. Tiens, donne-moi messer Cupidon ; je veux faire serment sur sa tête d’abjurer à jamais sa tyrannie, et, s’il cherche à m’éloigner d’ici, tiens, voilà comment je le traiterai !

Et j’écrasai le dieu d’amour sous une carafe où il fut réduit en poudre.

Jeanne se leva ; ma mère et elle se regardaient étrangement.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

— Rien, dit ma mère ; Jeanne se rappelle qu’elle a oublié d’écrire une lettre, mais elle a le temps encore. Viens au salon, toi, j’ai quelque chose à te dire.

Elle appela la servante et lui défendit de recevoir personne.

— Le moment est venu, reprit ma mère quand nous fûmes seuls. Tu viens de faire une chose grave que Jeanne n’a pas comprise comme moi : tu viens d’anéantir Manuela.

— Eh bien, oui, j’ai songé à elle en écrasant cet amour des sens qui a failli me perdre. Si Manuela réclame jamais ma parole, je suivrai l’exemple de sir Richard, je lui dirai que ma sœur ne me permet pas de me marier, et je lui jurerai de n’en jamais épouser une autre. En quoi serai-je plus blâmable que lui ?

— Tu ne l’as donc jamais aimée, cette pauvre fille ?

— Je l’ai aimée comme l’aime sir Richard ; je l’ai désirée, elle s’est jetée dans mes bras ; j’ai embrassé ses mains et son front. Tu sais bien que je t’ai dit la vérité.

— Mais, en supposant ce genre d’amour, sir Richard a toujours résisté à ses sens, et toi, tu cédais aux tiens.

— Moi, j’ai vingt-huit ans !

— Fort bien, mais elle fût devenue ta maîtresse, si M. Brudnel n’était arrivé à temps.

— Je n’en sais rien. Le dévouement aveugle de cette pauvre fille m’avait donné un moment de vertige enthousiaste, et l’enthousiasme n’est pas sensuel. J’étais dans le rêve de la chasteté quand Richard nous a surpris, et qui sait si j’eusse succombé à l’égoïsme ? Pourquoi ne veux-tu pas admettre que j’aurais pu triompher du mien ? Je ne m’étais pas abandonné sans combat, et à son insu Manuela, en s’offrant sans condition, me forçait très-habilement dans le dernier retranchement de ma conscience. L’arrivée soudaine de M. Brudnel a forcé également mon orgueil à prendre un engagement dont la pensée m’eût fait frémir une heure auparavant et m’a fait frémir aussi une heure après. Ah ! je le sentais bien déjà, jamais je ne pourrai aimer avec mon cœur une femme partagée de cœur elle-même comme l’est Manuela entre son protecteur et moi. Je ne pourrais la séparer de lui qu’en causant à l’un et à l’autre une mortelle douleur. Je l’ai vu, je l’ai compris et j’ai méprisé en moi le mauvais sentiment qui me portait encore à la disputer. Donc, quelle que soit Manuela, je l’ai mal aimée : affaire de tempérament et d’imagination, autant dire que je ne l’aimerai jamais de manière à la rendre heureuse et à me sentir heureux moi-même.

Ma mère garda le silence un instant, puis elle reprit :

— Si pourtant, à l’heure qu’il est, je te disais qu’elle est guérie et qu’elle t’attend ?

— Serait-il vrai ? Ne me cache rien !

— Si M. Brudnel te sommait, au nom de l’honneur, de tenir l’imprudente parole…

— Je dirais à M. Brudnel qu’il a plus que moi à réparer, lui qui a consenti à laisser passer Manuela pour sa femme !

— Mais moi, si je te disais que je te crois lié sérieusement ?

— Toi ? je partirais à l’instant même, mais avec la mort dans l’âme. Je sacrifierais le repos et la dignité de ma vie à un instant d’amour-propre irréfléchi ; mais, si ton estime est à ce prix…

Je fondis en larmes. Ma mère m’entoura de ses bras.

— Respire, me dit-elle, je suis contente de toi. Je n’ai point à exiger une si cruelle expiation. Manuela, sans être guérie, est hors de danger et reprend la petite santé qu’elle avait avant ces grands orages. Elle n’est plus sous le coup de la passion, et, quoi qu’elle en ait dit, elle tient à vivre ; elle s’effraye de la violence de son entraînement et se la reproche. Elle se prosterne devant M. Brudnel, et M. Brudnel… l’épouse !

— Ah ! m’écriai-je en sautant comme un jeune cheval qu’on met en liberté, il a raison, le digne homme ; je recommence à l’aimer de toute mon âme.

Ma joie était si naïve, que ma mère ne put se défendre d’en rire.

— Me pardonnes-tu, dit-elle, de ne t’avoir pas dit plus tôt ce résultat que j’avais si bien prévu ? Il y a quinze jours que je le connais, mais je voulais être sûre qu’il n’y avait rien de sérieux dans ton amour.

— Si fait, cela a été sérieux ! J’ai beaucoup lutté, j’ai follement souffert ; mais ce n’était ni profond ni durable, et je ne me faisais pas d’illusions sur mon compte. Je le sais à présent, je le sentais dès lors, je ne puis donner mon âme qu’à une femme comme ma sœur ou comme toi. Que veux-tu ! j’ai été trop gâté à la maison ! Mais dis-moi comment M. Brudnel compte agir à mon égard ou comment je dois agir avec lui. Me demande-t-on de reprendre ma parole ?

— On te la rend purement et simplement. Ces explications seraient délicates et pénibles. J’ai exigé qu’il n’y en eût aucune entre les personnes intéressées, ni verbalement ni par lettres. Tout doit passer par mon intermédiaire, qui n’aura rien de blessant, je l’espère, pour aucun de vous. Je suis donc le fondé de pouvoirs de sir Richard, et je te demande de sa part si tu verras avec satisfaction son mariage avec mademoiselle Perez.

— Oui, oui, certes ! Réponds-lui bien vite ; dis-lui que je lui demande mille fois pardon d’avoir troublé son intérieur, et que je ne reverrai jamais mistress Brudnel.

— Il n’exige pas cette promesse. Il me paraît au-dessus de toute jalousie.

— Il ne l’aime donc pas ? Voyons, décidément l’aimait-il quand j’ai failli la lui enlever ?

— Il l’aimait et il l’aime, non pas d’un amour de jeune homme enthousiaste, encore moins avec une jalousie de vieux libertin. Sir Richard est un homme chaste malgré de grands entraînements dans le passé. Il aimait cette enfant comme si elle eût été sa fille, elle lui donnait l’illusion de la paternité. Il la savait malade depuis longtemps, menacée de mort si elle se livrait à la passion. C’est pour cela qu’il l’a toujours cloîtrée dans sa maison, ayant expérimenté que l’ennui du couvent la tuerait aussi vite que les émotions de la liberté. Rien ne sera peut-être changé dans leurs relations. Que sait-on, et que nous importe ? Le mariage est une réhabilitation qu’il lui offre et qu’elle accepte avec joie. Elle sera madame Brudnel qui ne demandera pas à être produite dans le monde et qui vivra à force de soins, de ménagements et de gâteries dans une retraite agréable et luxueuse. Cette vie de campagne et d’intimité est également nécessaire à sir Richard, dont la santé, tu le sais, est assez fragile. Je trouve qu’il a pris le meilleur parti, car il a une véritable affection pour sa pupille, et, s’il s’y mêle un peu d’amour, sa conduite envers elle et toi, lorsqu’il s’est vu trahi, prouve la supériorité de son caractère.

— Oui, certes, je n’ai pas attendu jusqu’à présent pour l’admirer ; mais, dans tout ce roman dont il t’annonce le dénoûment, je ne vois point apparaître le personnage mystérieux de sa fille. La connais-tu ?

— Je te parlerai d’elle plus tard. Quant à présent, ne songeons qu’à nos projets. Tu es bien décidé à ne pas nous quitter ?

— À moins que Jeanne ne se marie et que je ne vienne, pour mon malheur, à déplaire à celui qui sera son maître.

— Est-ce que par hasard tu serais né jaloux à ce point que le mari de ta sœur te serait d’avance antipathique ?

— Je ne crois pas être né jaloux ; mais j’ai vécu trop jeune d’aspirations trompées. Cette Manuela, dont je rêvais au collége et qui plus tard a été une si grande déception pour moi, a laissé en moi un levain d’amertume. Je me corrigerai à présent que le charme est rompu, et je te réponds que je ferai tout au monde pour être le meilleur ami de mon beau-frère.

— C’est bien vu ; mais où prends-tu ton beau-frère après tout ce que vous avez résolu, ta sœur et toi, en mettant l’amour en poudre ?

— Était-ce sérieux de la part de Jeanne ? N’aime-t-elle réellement personne ?

— Si elle aimait quelqu’un en dehors de nous, tu le saurais. Personne n’est plus sincère ; mais es-tu donc dans une disposition d’esprit à souffrir, si elle faisait un choix ?

— Eh bien, oui ; tu vas dire que c’est encore de l’égoïsme, et je le sens si bien, que je te promets de vaincre ce mauvais sentiment, si je dois être mis à l’épreuve ; mais comprends donc le doux rêve de bonheur que nous pourrions réaliser si un étranger ne se plaçait jamais entre nous !

— Et tu comprendrais Jeanne sacrifiée à nos deux personnalités, renonçant au bonheur d’être mère ? Je ne le comprends pas, moi, et j’aspire à la marier. Ce sera peut-être bien difficile, mais avec le temps, la réflexion et la patience… Écoute ! elle joue du piano. Quelle tendresse dans toutes ses idées musicales ! Une âme si belle et si aimante serait condamnée à la solitude ! Mais ce n’est pas le moment de songer à cela. Qu’il te suffise de savoir que nous n’avons aucun projet quant à présent. Voici l’heure où tu vas lire les journaux du soir. Va vite, afin que nous puissions te revoir à neuf heures, comme les autres jours.

— Je ne me soucie guère des journaux. J’aime autant rester, si tu le préfères.

— Il est bon pour toi de prendre l’air après dîner, et nous, nous avons à vaquer à nos petits soins de ménage. Va, tu nous retrouveras ici.

Je n’avais pas envie de sortir, je me sentais devenir de plus en plus casanier ; mais j’avais un malade à voir. Je sortis comme les autres soirs ; seulement, je n’allai point au café et je rentrai plus tôt que de coutume.

Notre maison était, comme je l’ai dit, moitié ville, moitié campagne. Située dans le haut des faubourgs, au milieu des jardins, dans un site superbe d’où l’on embrassait tout l’horizon des Pyrénées, elle avait deux issues, l’une sur le chemin de la ville, l’autre sur les champs, où serpentait un sentier assez difficile. Je ne le prenais jamais. Je le pris ce jour-là, craignant d’arriver trop tôt et de gêner ma mère dans ses occupations domestiques.

La nuit était très-sombre ; au moment où j’approchais de la petite porte, j’en vis sortir un homme qui fit deux ou trois pas vers moi, se retourna aussitôt, marcha plus vite en sens contraire et se perdit dans l’obscurité. Je me hâtai et trouvai entr’ouverte la porte ordinairement fermée le soir. Je pénétrai dans notre jardin, j’y trouvai Jeanne qui marchait lentement et comme absorbée dans ses rêveries.

— Qui donc vient de sortir ? lui dis-je.

— Je ne sais pas, répondit-elle, je n’ai fait attention à rien.

— Tu étais donc bien préoccupée ? Un homme a dû passer près de toi. Le jardin n’est pas assez grand pour que tu ne l’aies pas vu ! Il vient de sortir à l’instant !

— Tu l’as rencontré ? Était-ce le jardinier ?

— Je l’ai mal vu, il m’évitait ; mais il n’avait pas l’allure d’un jardinier. D’ailleurs… je me rappelle, le jardinier qui vient donner une façon de temps en temps au jardin, et qui n’est justement pas venu aujourd’hui, ne demeure pas du côté qu’a pris ce rôdeur de nuit, et puis il n’aurait pas laissé la porte ouverte.

— S’il a oublié de fermer la porte, allons-y, dit tranquillement Jeanne.

Je la trouvais dans une de ces dispositions songeuses et indifférentes aux choses extérieures où je l’avais vue si souvent les années précédentes. C’était la première fois depuis mon retour. J’en fus affecté et inquiet. Pouvais-je supposer qu’elle eût un secret pour ma mère, ou que ma mère m’eût trompé ? Je n’osai reparler de l’incident et j’attendis au lendemain, me promettant d’observer Jeanne.