Ma sœur Jeanne/5
V
Je subissais, je l’ai dit, une fascination. Je dois ajouter qu’en même temps j’éprouvais une méfiance singulière. Mon éducation, ma nature, l’influence de mon milieu, avaient fait de moi un composé d’ardeur et de retenue ; je m’attribuais alors, même à mes propres yeux, et probablement sous l’influence de Vianne, une certaine puissance d’examen et de scepticisme : je touchais au moment où la jeunesse et l’inexpérience reprendraient leurs droits.
La jeune dame, qui m’intriguait passablement, marcha d’abord appuyée sur le bras de son mari ; ils ne se tutoyaient pourtant pas. Il l’appelait Hélène ; il lui jurait qu’elle ne le fatiguait pas. Elle répondait qu’elle était sûre du contraire et qu’il devrait la laisser marcher seule. La question fut bientôt résolue, le sentier devint trop étroit, elle dut passer entre nous deux ; puis il devint escarpé, et l’Anglais voulut marcher sur la berge rocheuse afin de préserver sa compagne du vertige. Elle s’effraya pour lui, et, quand je l’eus vu trébucher deux fois. :
— Pardon, mon bourgeois, lui dis-je en forçant mon accent méridional, car leur méprise m’amusait et je travaillais à la faire durer, — du moment que vous m’avez pris pour guide, j’ai une responsabilité. Il faut me laisser tenir madame et il faut passer devant moi.
Il y consentit avec la tranquillité d’un gentleman qui ne peut pas être jaloux d’un paysan. Je marchai sur le contre-fort du sentier. Elle appuya sa petite main gantée sur mon épaule. Quand un obstacle se présentait devant elle, je la soulevais en l’entourant de mon bras. Nous montions ainsi depuis une demi-heure, et ce n’était pour moi qu’une promenade. La jeune dame était adroite et légère ; mais l’Anglais était visiblement hors d’haleine.
— Pauvre cher ami ! dit-elle tout haut, comme se parlant à elle-même dans un moment où il était resté en arrière, cela est trop rude pour lui : il se croit toujours jeune…
— Et il n’est plus jeune, répondis-je affectant la simplicité, poussé peut-être par un assez mauvais sentiment.
Elle se retourna vers moi et me regarda d’abord avec une expression fâchée, mais elle devint rouge comme si elle était humiliée de la comparaison à établir. Je voulais qu’elle me parlât.
— Pardon, lui dis-je, vous ne me parliez pas, j’ai cru…, je ne suis guide que par occasion !
— Si vous n’êtes pas ce que vous paraissez être, qui donc êtes-vous ?
— Un homme très-mal élevé, un chasseur d’ours.
— Ah ! mais c’est très-beau d’être chasseur d’ours. En avez-vous tué beaucoup ?
— Beaucoup.
— C’est dangereux, n’est-ce pas, cette chasse-là ?
— Très-dangereux.
— Et vous n’avez jamais eu peur ?
— Quand on a peur de l’ours, on est perdu, et, puisque me voilà…
— Comment vous y prenez-vous pour le tuer ?
— À la vieille manière du pays, c’est encore la meilleure : on roule son manteau autour du bras gauche, qu’on lui présente au moment où il se dresse, et de la main droite on lui enfonce un épieu dans le cœur.
— Ah ! c’est effrayant ; ce doit être plus émouvant que les combats de taureaux que j’ai vus en Espagne.
— Vous arrivez d’Espagne ?
— Non, j’arrive de Londres, mais j’ai vu l’Espagne aussi. Mon mari aime beaucoup les voyages.
— Et vous aussi ?
— J’en suis un peu rassasiée ; mais le voici qui vient, ne parlez pas de chasse à l’ours. Il voudrait peut-être y aller, et je serais trop inquiète…
— C’est un bon mari alors ?
— C’est un ange, répondit-elle en me regardant fixement comme pour me dire qu’une femme comme elle ne craignait pas l’indiscrète familiarité d’un homme comme moi.
En même temps que le gentleman, les deux porteurs nous rejoignaient avec la chaise. La jeune dame y monta en me priant de ne pas laisser son mari seul. Je ne pensais pas être nécessaire, pourtant je ne souhaitais pas m’en aller, et, quand il me dit : « Venez avec nous, mon cher, je ne veux pas vous avoir dérangé pour si peu, » je songeai que j’avais le temps de refuser l’argent et que je pouvais accepter la promenade.
Il essaya de suivre la chaise, mais il dut vite y renoncer, et, comme sa femme ne le voyait plus, étant passée en avant, il me demanda mon bras avec beaucoup de politesse et de bonhomie. Je l’avais pris pour un ancien beau passablement ridicule. Je vis que je m’étais trompé ; c’était un homme charmant qui luttait contre les premières atteintes de la vieillesse pour ne pas être à charge et déplaisant.
— J’ai été un grand marcheur, me dit-il en s’arrêtant un peu, non pas un beau montagnard comme vous, mais un chasseur leste et nerveux, passionné pour l’action et le danger. Voici que l’âge me fait sentir son poids. J’irai tant que je pourrai, et puis je me résignerai.
— Vous avez raison de lutter, lui dis-je ; pourtant il n’en faut pas trop faire. Quel âge avez-vous ?
— Je ne cache pas mon chiffre, soixante-deux ans… Et vous, mon enfant ?
— Vingt-quatre ; mais ne parlez plus, la respiration vous manque ; vous avez un commencement d’asthme. Je ne vous dirai pas que dès lors il faut ne plus bouger ; je suis de l’avis contraire. J’ai vu des asthmatiques dont le mal n’était pas trop avancé guérir par un effort modéré, mais continuel, pour rendre à l’organe affecté sa fonction normale.
— Ah çà, mais, dit-il en s’arrêtant encore, vous parlez comme un médecin, mieux qu’un médecin, car le mien me prescrit le repos.
— Je suis un peu médecin : dans la montagne, il faut savoir un peu de tout. Voulez-vous me permettre de vous écouter un instant ? Respirez du mieux que vous pourrez.
— Voilà.
— Eh bien, ce n’est pas mal ; vous pouvez guérir, si vous avez de la patience et de la persévérance. Marchez tous les jours, mais pas autant qu’aujourd’hui. Vous en avez assez.
Il m’examina avec surprise. Je me trahissais ; j’étais las de mon rôle. Nous arrivions auprès de la chaise. On sait que les porteurs vont très-vite, au pas gymnastique. La jeune dame leur avait ordonné de s’arrêter pour attendre son mari. Elle était descendue et venait à sa rencontre.
— Je veux marcher à présent, lui dit-elle, et vous vous ferez porter.
Il refusa ; devant elle, il dissimulait sa fatigue, et je crus voir à ses regards inquiets qu’il ne fallait pas prononcer le terrible mot d’asthmatique ; mais je crus devoir insister, et elle m’en sut gré.
— Cher ami, lui dit-elle avec une grâce caressante, vous n’êtes pas bien aujourd’hui, vous ne marchez pas comme à l’ordinaire. Si vous refusez, ajouta-t-elle en baissant la voix, je croirai que vous ne m’aimez plus.
Il parut vaincu et céda. Les porteurs l’enlevèrent au pas de course ; il était mince et léger. En un instant, je me trouvai seul avec elle.
— À nous deux, maintenant, monsieur le docteur ! me dit-elle en prenant sans aucun embarras le bras que je lui offrais. Mes porteurs viennent de m’en dire de belles sur votre compte ! Vous êtes reçu médecin à vingt-quatre ans, ce qui est très-joli, vous êtes d’une famille très-honorable et très-estimée, vous allez devenir l’associé du médecin des eaux de Saint-Sauveur ; enfin vous êtes un homme distingué, et même un homme du monde quand il vous plaît de l’être. Et vous vous moquez des pauvres voyageurs, vous les trompez avec un costume d’emprunt, vous vous donnez pour un chasseur d’ours, tandis que vous êtes M. Laurent Bielsa, propriétaire de la jolie maison et du beau pâturage où nous nous sommes arrêtés tantôt ! Pourquoi cette comédie, je vous le demande, et quel plaisir trouvez-vous à rendre ridicules des gens que vous ne connaissez pas et qui ne vous ont jamais rien fait ?
Je lui répondis que je n’avais pas offert mes services, qu’on les avait réclamés sans me consulter, que je ne m’en prenais point à elle de la méprise, et que j’acceptais une leçon due à la rusticité de mes habits et de ma personne.
— Alors c’est à mon mari que vous en voulez ? Vous auriez grand tort ; il est un peu distrait, et il faut convenir que l’habitude de la richesse porte un peu les Anglais à croire qu’avec de l’argent on peut commander à tout le monde comme au premier venu ; mais, si vous connaissiez sir Richard Brudnel, vous lui pardonneriez tout. C’est l’homme du monde le plus affable, le plus bienveillant, le plus doux, le meilleur qui existe ! Voyons, pardonnez-lui vite, ou bien, moi, je ne vous pardonnerai pas de m’avoir mystifiée.
— En quoi vous ai-je mystifiée ?
— Ah vraiment ! Combien d’ours avez-vous tués, beau chasseur à l’épieu ?
— Si vous aviez mieux questionné vos porteurs, ils vous auraient mieux renseignée. J’ai tué sept ours, dont vous avez pu voir le feston de griffes à la porte de mon auberge. Nous en avons régalé nos amis et nos pratiques, et j’ai partagé les primes avec mes camarades.
— Alors… je me rends, vous êtes un homme extraordinaire, et nous serons forcés de vous faire des excuses.
— J’accepte les vôtres, répondis-je gaiement. Quant à sir Richard, la paix est déjà faite ; je lui ai donné une consultation.
— Ah ! est-ce qu’il est malade ?
— Fort peu. Il vivra longtemps.
— Que Dieu vous entende ! Pour cette bonne parole, et pour sceller le pardon que vous nous accordez, donnez-moi la main.
Je reçus sa petite main dans la mienne avec émotion, et n’osai la serrer.
— Allons donc, dit-elle, à l’anglaise ! Skake ! skake ! Vous savez l’anglais, je parie ! Moi, je ne l’apprendrai jamais ; c’est une langue affreuse. J’aime l’espagnol ; je l’ai appris très-vite, mais au fond je n’aime que le français, la France et Paris !
— Vous y êtes née ?
— De parents pauvres, comme on dit ; mon enfance a été bien humble ; plus tard, j’ai été riche et point heureuse. Sir Richard m’a aimée ; il a été ma providence. À présent je n’ai rien à désirer.
— Vous aviez été mariée une première fois ?
— Non. Pourquoi cette question ?
— Je croyais comprendre…
— Ah ! mon histoire serait trop longue et point amusante. Parlez-moi de vous. Allez-vous réellement vous établir ici ?
— Je n’en sais rien encore.
— N’allez-vous pas songer à vous marier ?
— C’est trop tôt.
— Vous n’êtes donc amoureux de personne ?
Cette brusque question me fit rougir comme un enfant, et je répondis que je n’avais point encore aimé.
— Pourquoi ça ? reprit-elle avec la même aisance que si elle eût questionné une jeune fille.
— Je n’ai pas eu le temps.
— Ah ! oui, le travail, le devoir ! Vous êtes un homme sérieux. M. Brudnel n’a pas eu une jeunesse aussi tranquille. Il paraît qu’il a été un des hommes les plus séduisants de son temps, et qu’à votre âge il avait déjà eu de brillantes aventures,
— Il vous les raconte ?
— Jamais. J’ai ouï dire ; mais de quoi est-ce que je vous parle ? Je suis une étourdie, moi, J’ai l’habitude de penser tout haut, mon éducation a été tardive, incomplète. C’est mon mari qui m’a civilisée avec une patience, une bonté d’ange.
La pente devenait trop roide, elle cessa de parler, bien qu’elle fût en veine d’expansion.
Je devins rêveur. J’éprouvais un grand attrait pour elle, je la trouvais naïve, bonne, d’une grâce irrésistible ; puis, par moments, elle me semblait dépourvue de tact et trop hardie avec moi. Il était bien possible que sir Richard eût fait en France ce qu’on appelle un mariage de garnison. Son âge l’avait rendu indulgent pour cette innocence dont il n’avait vu que le charme et pour ce manque d’éducation première qui se révélait à mes yeux tour à tour éblouis et déçus. On trouvera peut-être que j’étais bien difficile pour un homme d’aussi mince condition. J’étais, en dépit des sermons de Vianne et de moi-même, un idéaliste porté par nature à regarder toujours au delà du cadre de ma vision.
Et puis, j’avais sous les yeux un point de comparaison, c’était le mari dont cette femme avait le droit de vanter la distinction. On sentait en lui l’aristocratie naturelle développée par la réflexion et la volonté. Elle aussi pourtant était née élégante, sa nature physique était de premier choix et devait repousser instinctivement tout ce qui était bas ou seulement grossier ; mais il n’y avait point une culture suffisante, ou bien l’intelligence avait manqué.
M. Brudnel, parvenu au sommet, contemplait le pays. Il faisait très-beau ; le temps était clair, et, comme c’était la première fois qu’il parcourait l’intérieur des Pyrénées, je pus lui détailler toutes les localités de l’admirable panorama déroulé autour de nous. Il n’était pas un creux, pas un relief que je n’eusse parcouru et dont je fusse embarrassé de résumer l’histoire géologique, la faune ou la flore. Bien que le gentleman se fût déjà renseigné sur mon compte, il n’en faisait rien paraître.
— Merci, docteur, me dit-il du ton le plus naturel, quand il eut épuisé le chapitre des questions ; vous êtes un guide précieux et que l’on est heureux de rencontrer. Le regret de vous quitter ici serait très-vif pour nous ; ne pourriez-vous prolonger un peu notre plaisir en acceptant de dîner avec ma femme et moi, soit chez votre fermier, soit à Luz, où nous sommes descendus ? Choisissez, et dites-moi oui, ou vous me ferez beaucoup de peine.
Il parla ainsi avec une grâce parfaite, sans paraître ni surpris ni repentant de son erreur ; tout au contraire, il en prenait occasion de se réjouir, ce qui était infiniment plus aimable et plus spirituel que de s’en excuser.
J’acceptai le dîner à Luz, où j’avais affaire dans la soirée, et, craignant d’être indiscret en restant davantage, je voulus les quitter. Ils me retinrent et je cédai. Nous descendîmes tous à pied. Madame Brudnel accepta de temps en temps mon bras et nous eûmes quelques moments d’aparté où je cessai absolument d’être ému auprès d’elle. C’était décidément une personne aimable, bonne, désireuse de plaire et nullement coquette. Je remarquai qu’elle était aussi gracieuse avec ses porteurs qu’avec moi-même. La préoccupation ou plutôt l’entraînement continuel de son esprit semblait être une effusion de bienveillance. Elle avait de l’esprit naturel, ne cherchant pas à dissimuler son ignorance, questionnant et s’extasiant à propos de tout, une enfant curieuse, docile, excellente, adorable de soins et de grâce avec son vieux mari. Elle exhalait un parfum de candeur qui ne me permit pas de douter qu’elle ne l’aimât par-dessus tout. Il était si charmant lui-même qu’il n’y avait pas lieu de s’en étonner.
Elle parla peu à dîner ; elle était fatiguée et se retira aussitôt après. Le couple devait repartir le lendemain de bonne heure pour Bagnères-de-Bigorre. Je crus devoir prendre congé, M. Brudnel me retint.
— Permettez-moi, me dit-il, de causer encore un peu avec vous, docteur. J’ai quelques questions à vous adresser. Venez fumer un cigare avec moi sur le balcon.
Il me parla de sa santé.
— Je ne me préoccupe pas de moi outre mesure, dit-il en m’offrant le meilleur cigare que j’eusse fumé de ma vie ; mais, quand je m’en occupe, c’est pour décider quelque chose et me conformer sérieusement à la décision prise. Est-ce pour causer ou est-ce avec réflexion que vous m’avez dit tantôt sur la montagne par quel régime je pouvais, sinon guérir, du moins me conserver ?
— C’est avec réflexion et par suite d’une conviction arrêtée.
— Alors vous êtes en complet désaccord avec mon médecin, et je vous donne raison parce que son régime me débilite et qu’en faisant des efforts contraires à ses prescriptions je me suis toujours rétabli. C’était un jeune homme aimable et distingué que j’avais attaché à ma pauvre personne et qui me suivait dans mes voyages. Nous nous sommes séparés par suite de ce désaccord. Je crois qu’il était las de cette vie errante, qu’il eût voulu me voir fixé dans une grande ville où il se fût fait une clientèle. C’était son droit, et pourtant je ne crois pas qu’il gagne au choix qu’il a fait. Il avait chez moi dix mille francs par an d’honoraires ; c’était une position pour un jeune homme, et il était libre de me quitter le jour qu’il voudrait.
— Vous pensez, repris-je, qu’il s’est trompé sur la nature des soins à vous donner ? Pourtant, avant de partager absolument votre opinion, il me faudrait vous connaître et vous examiner davantage, il me faudrait avant tout vous ausculter.
— Eh bien, tout de suite, répondit-il vivement. Venez dans ma chambre.
Il résulta de mon examen et de ses réponses à toutes les questions que je dus lui adresser, qu’il était encore plein de ressources et pouvait vivre dix ans et plus sans infirmités provenant de sa constitution. J’approuvai la vie, non de voyages continuels, mais de locomotion fréquente et de déplacements appropriés aux phases de son affection ; c’était une chose à étudier et où il pouvait être son propre médecin.
J’allais me retirer, il me retint encore.
— Êtes-vous bien décidé, me dit-il, à être médecin des eaux ?
J’étais à peu près décidé à ne pas l’être, et je lui expliquai mes raisons.
— Et chez vous, à Pau ?
— Pas de place à prendre maintenant dans les villes du Midi un peu considérables ; je me suis informé.
— Alors vous n’avez pas de projets particuliers, et vous êtes libre ? Acceptez mes offres.
— Vos offres ?
— Vous n’avez pas compris ? Je désire vous faire dix mille livres de rente à la condition de voyager avec moi ou de demeurer avec moi aussi longtemps que vous y trouverez plaisir et avantage.
Surpris de cette prompte détermination de la part d’un homme qui ne me connaissait pas, je demandai à faire mes réflexions, et j’ajoutai que, si j’acceptais, ce serait à la condition de ne m’engager que pour un mois. Je n’étais pas persuadé que sir Richard eût besoin de dépenser dix mille francs par an pour un médecin spécial, s’il pouvait guérir tout seul.
Mes scrupules augmentèrent son désir de m’accaparer.
— Je vous donne huit jours de réflexion, me dit-il : il vous faut le temps de prendre des informations sur mon compte, mais je n’accepte pas votre mois d’épreuve. Je suis seul juge du besoin moral que je puis avoir d’un médecin. Tenez, allez consulter vos amis, votre famille, et, si c’est non, écrivez-moi poste restante à Perpignan dans huit jours ; si c’est oui, venez m’y rejoindre.
Il me donna sa carte ; je partis dès le lendemain pour Pau.
Ma mère fut très-surprise et tressaillit au nom de sir Richard Brudnel.
— Lui, s’écria-t-elle, sir Richard ! je le croyais fixé en Angleterre pour toujours, et tu dis qu’il est marié ?
Elle me fit beaucoup de questions sur sa femme et sur lui. Quand j’eus dit le peu que je savais de la femme et tout le bien que je pensais du mari :
— Pour celui-là, dit-elle, tu ne te trompes pas. C’était un jeune homme très-digne et très-bon, on l’estimait dans la famille de Mauville, mais je l’ai tellement perdu de vue… Et puis, où ne va-t-il pas t’emmener, puisqu’il a encore la passion des voyages ?
— Ses voyages ne seront ni lointains ni périlleux, puisqu’il a une jeune femme qui ne partage pas son goût et qui ne paraît pas bien forte.
— Et il est très-épris de cette jeune femme ?
— Je crois qu’il ne vit que pour elle.
— Il est bien âgé pour qu’elle partage sa passion ! Tu es jeune toi, et pas trop laid ; tu ne crains pas qu’il ne devienne jaloux de toi ?
— On peut se quitter le jour où on n’a plus confiance l’un dans l’autre. Je n’attendrais pas que le soupçon me menaçât d’un scandale ou seulement d’un outrage.
— Tu as envie d’accepter, je le vois.
— Certes j’ai envie de gagner dès demain ce que je ne gagnerai certainement pas dans dix ans, si je refuse. J’ai aussi envie de voyager un peu. Je crois qu’on apprend beaucoup à changer de milieu. Pourtant, comme je n’ai point envie de te faire de la peine, je refuserai, si tu le veux.
— Non, je n’ai pas le droit de m’opposer à ton avenir, et puis…
— Et puis quoi ?
— Rien ; je me parlais à moi-même. Accepte, pars.
Elle se leva, prit ma tête sur son sein, la couvrit de baisers et de larmes, puis, me repoussant avec l’effort d’un grand courage :
— Pars demain, reprit-elle, et sans rien dire à ta sœur, qui ne sait pas comme moi résister à tout. Je me charge de lui faire comprendre que tu devais accepter.
— Si ma sœur et toi devez avoir tant de chagrin, j’hésite et me trouble. Allez-vous donc croire que je compte m’expatrier ? Avez-vous espéré que je pourrais me fixer près de vous ?
— Non ! nous n’avions pas d’illusion ; mais les femmes se flattent toujours qu’un miracle se fera en leur faveur.
— Eh bien, qui sait si le miracle ne se fera pas un peu plus tard ? Sois sûre que, si la Providence s’en mêle, je l’aiderai de tout mon pouvoir. Et puis, si Jeanne se décide à aimer mon cher Vianne, tu auras assez de bonheur pour attendre plus patiemment mon retour. Où en sont-ils ?
— Ah ! je ne sais pas, répondit ma mère en soupirant ; que peut-on savoir de Jeanne ? Pars sans lui rien dire, cela vaudra mieux, et pars vite, pour que je n’aie pas le temps de faiblir.
— Dis-moi donc, lui demandai-je le lendemain, au moment de la quitter, comment il se fait que tu connaisses sir Richard Brudnel et qu’il ne m’ait point parlé de toi ?
— Parle-lui d’Adèle Moessart, il se souviendra probablement ; il ne m’a pas connue mariée, et n’a pas dû savoir le nom de ton père. Dis-lui… non, ne lui dis rien, cela lui rappellerait des choses pénibles. — Si ! au fait, parle-lui quand l’occasion s’en présentera, toutefois sans chercher à la faire naître, du château de Mauville ; note ses réponses et tu me les transmettras ; cela ne presse pas, mais cela n’est pas sans importance. Quelle singulière aventure que cette rencontre entre lui et toi !
— Voyons, explique-moi donc tes étonnements et tes réticences, cela commence à me tourmenter.
— Si c’était mon secret, je te le dirais tout de suite ; mais je dois me taire.
— Est-ce que cela concerne mon père ?
— Oh ! pas du tout ; cela ne te concerne pas non plus. Parle-lui du château de Mauville, on verra !
VI
Au bout de la semaine, j’étais à Perpignan, je me rendis à l’hôtel indiqué sur la carte de sir Richard. Il était sorti. Madame Brudnel me reçut avec de grandes démonstrations de joie.
— Cher docteur, vous nous comblez, me dit-elle, et, pour ma part, je fais mieux que de vous remercier, je vous bénis !
Elle vit la surprise un peu froide que me causait cet accueil, et elle ajouta :
— Ah ! c’est que vous ne savez pas : mon mari avait l’esprit frappé. Son autre médecin lui avait persuadé qu’il avait quelque chose à la poitrine, une maladie mortelle, et vous lui avez ôté cette frayeur qui l’aurait tué.
— Je crois que vous vous exagérez un peu les choses. M. Brudnel m’a paru beaucoup moins