Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/02

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Partie 1, chapitre II.



CHAPITRE II.


Triomphe de ma tante. Elle veut m’apprendre sa profession. Visite chez un abbé.


Ma tante gagna donc son procès contre le chanoine, avec dépens, et en obtint le paiement par arrêt de la cour ; mais ce qui lui fit plus d’honneur encore dans le monde, et ce qui flatta particulièrement son amour propre, c’est que ce même chanoine qui l’avait interdite de ses fonctions et bannie de chez lui, eut une rechute fort grave occasionnée, tant par son intempérance habituelle, que par la colère que lui avait donnée et le procès qui l’avait fait tourner en ridicule, et la condamnation qui l’avait contraint à débourser son argent.

Dans ses cruelles angoisses et les crispations réitérées de ses intestins, il avait eu recours à tous ceux et celles qui passaient pour experts ou expertes dans cet art si utile et si peu estimé… Mais de toutes les mains qui s’étaient exercées à l’embouchure de son énorme fessier, aucunes n’avaient pu parvenir à lui faire oublier la justesse et la dextérité de celles de ma tante ; de sorte qu’excédé de toutes les épreuves nouvelles qu’il tentait chaque jour, et des souffrances qu’on lui faisait éprouver sans lui donner de soulagement, après avoir passé en revue presque tous les pharmacopoles et toutes les gardes de Paris, se voyant prêt à mourir constipé, il se détermina à mettre les pouces devant Geneviève, à la faire prier de revenir, et à lui assurer qu’il était encore tout disposé, non pas à baisser, mais à lever pavillon devant elle.

Sa rentrée dans cette maison fut une entrée triomphale, et sa marche pendant le chemin eut tout l’air d’une fête après une victoire.

La musique la précédait, toute composée d’instrumens à vent ; quatre garçons apothicaires et quatre gardes-malades portaient leurs seringues renversées en signe de leur défaite ; deux autres marchaient ensuite immédiatement après ma tante, dont la seringue haute annonçait et ses anciens succès, et les exploits glorieux qu’elle allait encore mettre à fin : ces deux-là portaient des bassins qui devaient servir après son expédition, et un grouppe de peuple suivait en formant un charivari avec des poêles, des chaudrons et des mortiers que l’on frappait avec des pilons d’apothicaire.

Son entrevue avec le chanoine fut aussi des plus touchantes. Il s’excusa de son mieux pour les mauvais procédés qu’il avait eus avec elle, la conjura de n’en point garder de rancune, comme il déclara n’en avoir aucune de son côté pour le procès qu’elle lui avait intenté, et bref, lui dit que pour la plus grande preuve qu’il pouvait lui donner du plaisir qu’il avait à la revoir chez lui, il allait lui tourner le dos… ce qu’il fit à l’instant ; et ma chère tante, tout-à-fait vaincue par cette démonstration significative, oubliant de même tout son fiel, tomba à genoux, en lui disant : La paix soit faite… et elle opéra soudain,… et à deux minutes de là les boyaux du chanoine se déployant, s’alongeant et se soulageant, répétaient à l’envi l’un de l’autre, paix ! paix ! paix !

Ce bruit expressif donna le signal au cortège musical qui était resté dans la cour pour laisser parachever le grand œuvre, et qui s’écria spontanément, victoire ! Les deux bassins bien et dûment remplis furent exposés sur la fenêtre de la chambre du chanoine ; ma tante redescendit aux acclamations unanimes, et fut reconduite chez elle dans le même ordre, et avec la même symphonie qui l’avait amenée,… et un déjeûner copieux fut payé par le malade soulagé, qui proportionna libéralement l’étendue de sa reconnaissance à l’abondance de l’évacuation qu’on venait de lui procurer.

La bonne Geneviève, enorgueillie de ses nouveaux succès, qui depuis ce moment allèrent encore en augmentant, imagina pour mon bien de m’initier aux secrets d’un art qu’elle professait avec tant de supériorité.

Je commençais déjà à être formée ; j’avais même de la tournure et de l’embonpoint, et je pouvais passer pour une assez jolie petite personne.

Ma tante ayant donc conçu son projet, et ne doutant pas que je ne dusse me conformer à ses vues, sinon avec empressement, du moins avec résignation, me dit un matin, en me mettant deux seringues en main, que j’allais sortir avec elle et commencer mon noviciat, pour parvenir à la gloire et à la fortune.

« Ma chère enfant, me dit-elle », (car elle avait des principes, et elle pensait qu’il fallait toujours convaincre et gagner les esprits au lieu de contraindre les volontés).

« Ma chère nièce ! tu n’as pas de bien… que celui que tu peux attendre de moi ; mais je suis vieille, et à mesure que tu avances et que tu entres dans le monde, je recule, moi, et j’en vais bientôt sortir ; et je ne te laisserai pas bien riche… Heureusement j’ai eu la satisfaction de t’amener à bien jusqu’à ce jour, et te voilà, dieu merci, en âge de travailler et de gagner par toi-même de quoi pourvoir à ta subsistance. Il te faut donc choisir un état. Or tu vois par ma propre expérience qu’il n’en est guères, j’ose le dire, qui soit dans le cas de mieux te nourrir que celui que j’exerce depuis si longtemps, et avec distinction… Que l’orgueil ne t’aveugle pas, et ne va pas te coiffer l’imagination pour quelque métier qui te paraîtra plus brillant en apparence. Tout ce qui reluit n’est pas or, mon enfant ! Et souvent les espérances de toutes ces belles marchandes et ouvrières, ne sont que du vent, et leurs coffres et tiroirs ne renferment que du vent, comme nos seringues quand elles sont vides ; toute la différence, c’est que ce vent là nous fait vivre, nous, en le chassant à propos, au lieu qu’elles meurent de faim avec leurs grandes prétentions…

» Je trouve encore un motif bien puissant pour t’engager à prendre ce parti. Te voilà bien faite, jolie, appétissante ; un état qui te mettrait à même de parler aux hommes, de les voir en face, et d’en être regardée, t’exposerait à des piéges, à des embûches de leur part ; car ce sont des serpens qui ne cherchent qu’à tromper et séduire les jeunes filles !… et, après t’avoir ravi ton honneur, qui est et doit être toujours le plus précieux de ton bien, ils t’abandonneraient et te laisseraient dans le malheur et le mépris !… Mais dans le ministère auquel je te destine, tu ne rencontreras jamais les regards de ces perfides ; leur langue ne pourra t’adresser aucun discours corrupteur ; et comme de plus tu n’auras affaire qu’à des malades, ta vertu n’aura aucune attaque dangereuse à craindre de leur part.

» Viens donc avec moi, ma chère nièce, et je vais te donner les premières leçons d’un art qui conservera ton innocence et assurera ta fortune ».

Quoique je ne me sentisse ni goût ni disposition pour cet art merveilleux, qu’elle me vantait tant, ne trouvant rien à lui répondre pour l’instant, et n’osant pas la contrarier, je la suivis, chargée des deux seringues, que j’enveloppai bien soigneusement et doublement, et triplement dans mon tablier, car, sans trop me douter encore de l’exercice qu’on allait m’apprendre, je sentais d’avance que j’aurais rougi si le petit bout seul d’une des canules avait pu s’apercevoir au dehors… et nous arrivâmes à une maison d’assez belle apparence.

Un laquais jeune et bien fait nous conduisit à la chambre de son maître, qui nous attendait couché dans son lit ; après avoir tiré les rideaux des fenêtres, ce valet nous dit en sortant, et en me lançant un coup d’œil malin, mais dont je ne devinais pas encore l’intention : « Mademoiselle va débuter, apparemment ? bon courage ! Voilà du jour, vous pouvez opérer à votre aise ».

Alors ma tante me fit déployer mon tablier et sortir mes seringues. Il y avait un coquemar tout prêt devant le feu ; on remplit un des deux instrumens ; le malade se tourna dedans son lit et se mit en posture : ma tante me fit avancer, me mit la seringue en main, et m’indiqua l’endroit où je devais poser la canule. A cet aspect hideux je reculai toute frissonnante et révoltée… « Comment ! ma tante, m’écriai-je, voilà le beau secret que vous avez inventé pour conserver ma pudeur !… fi donc ! je ne m’attendais pas que vous m’auriez fait voir des choses comme ça !

» Qu’est-ce à dire, mam’selle, des choses comme ça ? reprit-elle aigrement, eh ! qu’est-ce que vous voyez donc là qui ne soit très-naturel ? Ça a beau être naturel, dis-je encore toute tremblante, ça n’en est pas moins très-vilain et très-scandaleux ! — Eh mais, voyez donc cette morveuse, avec son scandale !… Il y a vingt ans, mam’selle, que j’en vois comme ça au moins cinq à six par jour, et jamais aucun n’a scandalisé ma pudeur, qui vaut bien la vôtre, entendez-vous ? et c’est avec c’te vue-là que je suis venue à bout de vous nourrir et de vous élever ; et il vous sied très-mal d’en dire fi à présent, et de faire la petite ridicule !… — Mais dame, ma tante, ça dépend des dispositions, apparemment… et puis vous vous y êtes habituée petit-à-petit ; mais, moi, du premier coup d’œil ça me répugne, et je ne me sens pas de vocation pour c’tapprentissage-là.

» Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est donc que cette dispute-là ? nous cria d’une voix dolente le patient, qui attendait toujours l’injection bienfaisante dont il avait besoin, vous me laissez tout refroidir là ; soulagez-moi donc bien vîte, car j’étouffe ».

Là-dessus, ma tante de me reprendre et de me rattirer de plus belle auprès du lit, dont je détournais les yeux, que je couvrais encore avec ma main… « Allons vîte, mam’selle, et dépêchez-vous de soulager monsieur, qui est un gros et riche bénéficier, un abbé respectable, dont l’estomac, paresseux dans ses fonctions, nous invite à être alertes dans les nôtres, et dont cette partie que vous n’osez envisager (quel abus elle faisait des termes) ! est un fond, pour ainsi dire, inépuisable pour nous ! une mine enfin qui vous rapportera des rentes… Car monsieur l’abbé m’a promis, si Dieu lui prête vie, et que ses indigestions continuent, ce que j’espère bien, de vous accorder ma survivance auprès de lui ».

Quoique peu convaincue par ces beaux raisonnemens, je voulais essayer de contenter ma tante et de faire violence à l’antipathie que je sentais en moi pour cet humiliant office… Je me rapprochai donc, mais en vain. La vue de ce postérieur décharné et ridé me révolta de nouveau. Je me reculai vivement jusqu’à la porte, que j’ouvris pour sortir, en déclarant positivement à ma tante que ma répugnance était invincible… et que, fusse même un pape, jamais je n’aborderais un homme de ce vilain côté-là… Et en lui disant de l’expédier elle-même, je jetai la seringue sur le lit. Par malheur elle tomba sur les reins du cacochyme bénéficier ; la canule se défit, et l’eau destinée à entrer dans le corps, en baigna copieusement les dehors.

A cette aspersion inattendue et contradictoire, l’homme de Dieu se mit dans une sainte et violente colère, et, nous maudissant canoniquement toutes les deux, il se retourna vivement, et empoignant la seringue, il la lança au visage de ma bonne tante, à qui il fit sauter, par cette apostrophe, une des trois dernières dents qu’elle possédait encore. Ma tante, pour ne pas être en reste, remplit soudain la seringue avec l’eau du coquemare, qui pendant nos colloques avait eu le temps de bouillir, et lui en injectant dans la figure, elle pensa lui brûler un œil, en acquit de la dent qu’il lui avait cassée. Le saint homme, écumant de fureur et se cachant sous ses draps et couvertures pour échapper à ce second baptême bouillant que lui administrait la furieuse Geneviève, s’efforçait d’appeler son valet pour nous mettre à la porte. Nous dégringolâmes de nous-mêmes l’escalier, et nous sauvant avec armes et bagages, excepté la dent que ma tante avait laissée sur le champ de bataille, nous fûmes rattrapées au bas des degrés par le beau laquais qui rit beaucoup en voyant Geneviève ensanglantée, disait-il, à l’attaque de la demi-lune…

Il avait été témoin de toute la scène, ayant eu la curiosité de se poster à une petite porte vitrée qui donnait sur la chambre de son maître. Il loua la valeur de ma tante qui s’était si bien vengée, et me fit beaucoup de complimens sur ma pudeur et le refus que j’avais fait de me prêter à ce vil ministère.

« Mais, mon bon monsieur, disait Geneviève, que va-t-elle devenir à présent ? Il faut pourtant vivre. Il faut bien qu’on mange !… Eh ! ma chère dame, répondait-il, ne peut-on donc se procurer des vivres que par ce côté-là ?… Ne vous méfiez pas de la providence, elle saura pourvoir à vos besoins ».

Alors, en nous assurant qu’il s’intéressait sincèrement à moi, il nous promit de s’occuper du soin de me procurer un emploi plus agréable… et sur ce que ma tante lui dit qu’elle m’avait appris la couture, le blanchissage, le ressemelage et la cuisine…

« Eh morbleu ! nous dit-il, que pouvez-vous craindre avec toutes ces ressources-là ! Voilà l’éducation qu’on devrait donner à toutes nos riches et nobles demoiselles ; le bien peut se perdre, mais avec des talens comme ceux-là on ne saurait jamais manquer ». Et en insistant sur la cuisine, il me promit derechef qu’il me trouverait bientôt une maison où je n’aurais à travailler que pour l’opposé de l’endroit pour lequel je venais de montrer tant de répugnance.