Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/13

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(Volume I, tome 2p. Frontisp.-27).
Partie 2, chapitre XIII.

Ma Tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle, Frontispice tome 2

MA TANTE
GENEVIEVE.




CHAPITRE XIII.


Monsieur de Lafleur me place chez un
peintre.


Ma tante me remmena donc chez elle, me racontant en chemin l’histoire de son lavement, que je savais déjà ; mais ce que je ne savais pas, c’était que cet événement (qu’elle regardait bien sérieusement comme miraculeux ou comme diabolique… mais qu’elle inclinait plus volontiers à attribuer au diable, à cause des suites fâcheuses qui en résultaient pour elle) lui faisait beaucoup de tort. Tous les particuliers, craignant la répétition de cet enlèvement anodin, n’osaient plus recevoir de remèdes de sa main : elle était donc d’autant plus fâchée de ma sortie de condition, que tous les postérieurs paraissant se refuser à ses travaux, elle n’aurait plus les moyens d’alimenter deux bouches. Cette triste et véritable réflexion me pénétra.

Arrivées chez elle, un des premiers effets de sa pénurie fut l’obligation de nous coucher sans souper ; heureusement nous n’en avions pas besoin, vu les à-comptes que nous avions pris avec les clercs mais le lendemain matin, nos estomacs commençaient à nous demander quelque chose à toutes deux… Nous avions auparavant pour habitude de nous les garnir chacune d’une bonne écuellée de café au lait, que ma tante savait très-bien faire… et on connaît la force des habitudes ! Nous regardions toutes deux, en soupirant, le poêlon de cuivre qui était accroché au beau milieu du devant de la cheminée… Mais ma tante, me montrant sa seringue suspendue à côté de lui, me disait douloureusement : « Hélas ! ma chère nièce, l’une faisait aller l’autre, et nous vivions de ses produits : c’était en vidant celle-ci, que je remplissais celui-là… Elle ne travaille plus, il faut donc aussi qu’il se repose » !

La conséquence était bien juste ; mais les suites n’en étaient pas moins désagréables. On peut se passer de déjeûner… mais la journée est longue, et le repas que l’on perd le matin, même encore celui de midi, exigent doublement des intérêts pour celui du soir. Cette perspective était effrayante, et nous n’avions le sou ni l’une ni l’autre.

Dans cette cruelle extrémité, ma tante eut une inspiration. Sans me rien dire, elle s’habilla avec un flegme philosophique que je ne pouvais m’empêcher d’admirer… Sa modeste toilette achevée, elle dépend la seringue d’un air déterminé, l’enveloppe en la baisant avec tendresse et respect, puis avance vers la porte, et va pour sortir…

« Où allez-vous donc, ma bonne tante » ? lui dis-je toute étonnée, puisqu’elle venait de m’avouer qu’elle n’avait plus de pratiques.

« Sois tranquille, Suzon, me répondit-elle d’un ton ferme et décidé, aux grands maux les grands remèdes. Nous déjeûnerons encore aujourd’hui : le café au lait soutient ; c’est une vieille accoutumance que j’ai, à laquelle je ne puis renoncer. Je peux me priver de dîner, même de souper) mais je veux déjeûner, et je déjeûnerai. C’est aujourd’hui le lendemain d’une fête de communauté… Il y a eu hier des orgies, de grands repas… il n’est pas possible qu’il n’en soit résulté quelques bonnes indigestions. Je vais encore faire des visites chez plusieurs gros bénéficiers, de mes anciennes pratiques, pour voir si, heureusement, quelqu’un d’eux n’aurait pas besoin de mes secours. Si le bon Dieu veut que deux ou trois, seulement me passent par les mains, voilà notre café tout fait… Si le diable au contraire a permis que tout ce monde-là ait été sobre hier, et se porte bien aujourd’hui… si ma seringue, cet instrument jadis si assuré de ma subsistance, ne peut plus m’être d’aucune utilité… je sais faire des sacrifices… je ne tiens plus à rien dans le monde… je vais la vendre, et du moins, en se séparant de moi, elle nous procurera encore un dernier repas !… Nous aurons le reste de la journée pour aviser au parti que nous prendrons pour demain… Allume de la braise, et de façon ou d’autre, nous prendrons encore aujourd’hui du café au lait »…

Elle sortit. A peine était-elle à cent pas, que monsieur de Lafleur entra. Il venait de chez le procureur. Il avait appris, par les commères du quartier, une partie de ce qui s’était passé chez lui la veille… Car si les événemens scandaleux, quoique cachés, percent et se divulguent toujours, jugez combien plus ceux auxquels on donne de la publicité, doivent se répandre et s’ébruiter !… Or ces six clercs sortant en tolère et persifflant le procureur et son épouse, et ma tante ensuite, emmenant sa nièce, et ne ménageant pas davantage les expressions de la reconnaissance, avaient fourni une ample matière au bavardage des bonnes voisines.

La fruitière, chez qui monsieur de Lafleur était entré pour prendre langue, lui avait débité bien charitablement et le peu qu’elle savait, et le beaucoup plus qu’elle supposait. Etant donc informé par elle que j’étais partie avec ma tante, il venait m’avertir qu’il n’avait pas encore de condition pour moi, mais, qu’en attendant, il avait trouvé une occasion qui me vaudrait mieux que les gages de la meilleure cuisinière de Paris. Il m’expliqua que c’était pour aller chez un peintre très-renommé et très-occupé, qui faisait des tableaux pour les églises et les palais des princes ; qu’il avait dans ce moment : besoin d’une jeune et jolie personne dont la figure eût un air de vierge, pour lui servir de modèle ; qu’il donnait un louis par séance de deux heures ; qu’il était persuadé que je ferais son affaire… et il me proposait de m’y conduire à l’instant.

Oh ! comme je regrettai donc alors d’avoir laissé partir la bonne Geneviève pour aller faire le sacrifice de sa seringue, son ancien et respectable gagne-pain… mais, qui de nous sait lire dans l’avenir… Enfin je me résignai, en pensant que le sort l’avait ordonné ainsi, et que tout ce qui arrive est apparemment nécessaire par l’enchaînement des causes premières et secondes… Je me dis, à l’appui de cette réflexion, que la providence qui trouve quelquefois à propos, dans ses décrets inapprofondables, de détrôner un monarque, de déplacer un ministre, et de déposséder un riche propriétaire… en un mot, de faire faire la navette aux royaumes, aux châteaux et aux bicoques, en les changeant journellement de maîtres, avait sans doute eu aussi des motifs puissans pour faire passer la seringue de ma tante en de nouvelles mains !…

Je calculai de plus, que le bonheur que cette même providence m’envoyait, en me procurant des séances à un louis pour deux heures, devait bien contrebalancer la perte de ce tant regrettable et jadis si utile meuble de ma bonne tante, puisque j’allais me trouver à même de l’en dédommager en le remplaçant par un neuf, à l’aide de ce louis que j’allais gagner, s’il plaisait à Dieu, en deux heures.

Toutes ces considérations aussi raisonnables l’une que l’autre, firent succéder en mon esprit le plaisir au chagrin, et me déterminèrent à partir sur-le-champ avec monsieur de Lafleur, pour m’aller présenter au peintre, mais à la condition bien expresse que nous ne déjeûnerions pas en route. La pensée douloureuse que ma pauvre tante était à la piste derrière vingt malades, pour y trouver son café et le mien, m’aurait fait regarder comme un cas des plus graves, d’oser prendre le moindre aliment, sans le partager avec elle.

Monsieur de Lafleur se rendit à mes justes réflexions : nous partîmes après avoir mis la clef de ma tante chez une voisine, et nous arrivâmes chez le peintre.

Le premier coup d’œil de l’artiste me fut favorable. Il dit à mon conducteur que je lui convenais fort, et lui demanda si j’étais consentante pour le prix qu’il avait annoncé. Sur notre double réponse affirmative, voulant se mettre sur-le-champ à la besogne pour profiter du jour, il congédia monsieur de Lafleur.

Les besoins et la détresse de la pauvre Geneviève ne sortant pas de mon esprit, je me hasardai, pour pouvoir la soulager plus vîte, à prier le peintre de vouloir bien m’avancer un écus de six francs à compte du louis que j’allais gagner, pour l’envoyer à ma tante, qui était dans la plus grande nécessité.

« Je n’ai rien à vous refuser, ma belle enfant, sur-tout pour un emploi aussi louable, me dit-il de l’air le plus gracieux ; en voilà deux au lieu d’un ».

Alors les remettant à monsieur de Lafleur, je le priai d’aller attendre ma tante, et de les lui donner de ma part, et il sortit.

Sitôt que nous fûmes seuls, le peintre ayant fermé sa porte, afin, disait-il, de n’être pas dérangé une fois qu’il allait être à l’ouvrage, il m’engagea à me mettre en état, et me proposa de m’aider.

Je ne concevais pas trop ce qu’il me voulait dire. « Comment, en état ? est-ce que je n’y suis pas ? Oh ! il s’en faut ! reprit-il ; ce n’est pas seulement de votre figure charmante que j’ai besoin, c’est de tout votre corps. Vous paraissez l’avoir parfaitement beau, et cela conviendra admirablement pour la Suzanne que je dois représenter.

» Suzanne ! m’écriai-je ; eh, mon cher monsieur ! c’est justement ma patronne ! Je m’appelle Suzon, moi. — Eh bien, ma chère Suzon, cela se rencontre à merveille, et vous êtes tout-à-fait digne de servir de modèle pour peindre sa beauté et ses grâces ».

Flattée de ses complimens, et de l’honneur de voir que j’allais servir à représenter une sainte, je lui demandai comment il fallait donc me mettre pour cela.

« Il faut quitter vos vêtemens. — Quitter mes vêtemens ! — Oui ; je veux peindre Suzanne lorsqu’elle se baignait. — Oh mais, monsieur, je ne veux pas me baigner, moi ; je crains l’eau. — Il n’y en aura pas : laissez-vous seulement placer dans l’attitude ; voyons, défaites votre casaquin ; montrez-moi vos bras — Oh ! pour mes bras, il n’y a pas de mal à ça ; les voilà, monsieur. — Qu’ils sont beaux et bien moulés !… et les jambes… il faut défaire les bas. — Encore les bas ? — Sans doute : Suzanne n’en avait certainement pas dans l’eau ».

J’ôtai donc les bas pour ressembler à ma patronne, et mon peintre de s’extasier de plus en plus… « Ah ciel ! s’écriait-il, que tout le reste, s’il est proportionné, doit donc être enchanteur !… Allons, ma chère Suzon, quittez à présent cette jupe. — Comment ! ma jupe aussi !… ah ! c’est trop fort, ça, monsieur ! je n’ôterai pas ma jupe. — Mais, mon enfant, votre pudeur est déplacée ici : je ne suis pas fait pour en abuser ; c’est notre état de voir ainsi nos modèles, et la chaste Suzanne, qui était bien aussi scrupuleuse que vous, était toute nue au moment où vous devez la représenter »… Et il défit les cordons de ma jupe ; et, par complaisance pour ma patronne, je le laissai encore faire.

Je n’avais plus que ma chemise, j’étais toute honteuse, et le rouge, me montant au visage, redoublait encore mes couleurs naturelles…

« Oh ! que vous êtes charmante ! me dit-il en m’embrassant avec transport ; non, jamais la véritable Suzanne ne put paraître aussi belle que vous ! — Oh mais, monsieur, lui dis-je en le repoussant, sainte Suzanne ne se laissait pas embrasser par les hommes…

» Rassurez-vous, me dit-il en se rapprochant, mon intention n’est que de vous admirer et de vous respecter » ; et, enlevant mon bonnet, il fit tomber mes longs cheveux noirs, et, les partageant par ondes, les disposa artistement sur mes épaules et sur ma gorge, puis il se reculait pour me contempler.

« Eh bien donc, monsieur, avez-vous bientôt fini ? où est donc votre pinceau ? voyons, puisque vous devez me peindre. Il ne tient qu’à vous que nous commencions, me dit-il ; quittez votre chemise, et je vais vous poser.

» — Oh ! ciel ! ma chemise !… Ah ! par exemple, sainte Suzanne elle-même viendrait pour me l’ôter, que je ne la laisserais pas faire : je vois bien que c’est une attrape… mais apprenez que je ne suis pas venue ici pour me laisser affronter » ; et je sautai sur ma jupe et mon casaquin pour les revêtir au plus vîte… mais le peintre, se jetant à mes genoux, m’assura, me jura, même avec un air si véritable, que je n’aurais aucunement à me plaindre de lui… me conjura si ardemment de ne pas lui faire perdre, disait-il, l’occasion de faire un chef-d’œuvre en travaillant d’après un si parfait modèle… et me vanta si bien l’honneur qui m’en reviendrait à moi-même, que je ne savais plus à quoi me résoudre.

Alors, me voyant un peu ébranlée, il ajouta vivement : « Oui, charmante Suzon ! croyez que je suis un galant homme, et incapable d’abuser de votre confiance : je vous ai promis un louis, mais vous êtes trop belle, et vous en méritez au moins deux ; tenez, je vous les donne d’avance ». (En mettant trente-six francs dans la poche de mon tablier). « Cette petite somme vous servira davantage encore à soulager votre pauvre tante, pour laquelle vous m’avez témoigné tant d’attachement ».

Cette dernière raison acheva de me déterminer je lui laissai enlever ma chemise, et restai nue et confuse à ses regards. Il se précipita sur moi, et couvrant tout mon corps de baisers ardens… « Que cela ne vous effraye pas, ma chère fille, me dit-il, ce sont les derniers effets d’un transport bien pardonnable, qui, malgré moi, s’évaporent avant l’ouvrage… mais, foi d’homme d’honneur, vous n’aurez plus rien à en appréhender.

Alors il me posa comme il voulait pour son tableau, et pour aider à mon attitude, il me soutint le corps et les membres avec des rubans blancs, puis il se mit au chevalet et commença à esquisser.

J’avais les yeux fixés sur la pendule, et j’aurais voulu pouvoir précipiter ses mouvemens, tant pour sortir plutôt de l’état indécent où je me voyais devant un homme, que pour porter plus vîte à ma tante le prix de ma complaisance pour sainte Suzanne.

Le peintre me regardait avec enthousiasme, soupirait, quittait ses pinceaux ; s’avançait vers moi, se reculait, tournait, m’examinait de tous côtés, et semblait me dévorer des yeux… Par fois même il me touchait sous prétexte de rectifier ma position…

Enfin des mouvemens extraordinaires et un frémissement effrayant qui agita toute sa personne, m’inspirèrent une terreur subite, et je m’écriai, toute tremblante :

« O ciel ! que voulez-vous donc faire ? et qu’est-ce que la parole d’honneur que vous m’avez jurée » ?

Ce cri le fit revenir à lui-même ; il s’arrêta, et appuyant encore une fois sa bouche sur mon corps…

« Vous avez raison, me dit-il, je n’y manquerai pas, et votre innocence est en sûreté ».

Soudain, tirant fortement le cordon de sa sonnette, il alla replacer la clef en dehors de la porte, et se remit à travailler.

Je ne savais que penser de cet appel de sonnette qu’il venait de faire, mais je sus bientôt quel en avait été le motif. Cet homme prudent se défiant de lui-même en se voyant ainsi seul avec moi, continuellement excité par la vue de tous les appas secrets d’une jeune fille, et ne voulant pas manquer à l’honneur, appelait ses élèves pour que leur présence servît de correctif à des feux dont il redoutait la violence. Ils entrèrent effectivement presqu’aussitôt au nombre de quatre. Il leur dit de se mettre chacun à son chevalet, et de dessiner d’après le modèle qu’ils voyaient.

Ces jeunes gens se placèrent donc, et tous ensemble se mirent à tirer des copies de mon corps, suivant la différente position d’où chacun d’eux pouvait m’observer.

Je ne puis décrire ici, mais le lecteur peut se faire une idée de la confusion que je devais éprouver, d’être ainsi toute nue, attachée et exposée à la vue de cinq hommes, auxquels, par les différentes positions qu’ils avaient, la moindre partie de mon corps ne pouvait échapper.

« Ah ! sainte Suzanne, m’écriai-je, vous n’avez été vue au bain que de deux vieillards, qui vraisemblablement portaient des lunettes, et encore, libre de vos mouvemens, vous pouviez leur dérober ce que vous vouliez de votre corps ; mais moi je ne puis rien cacher à cinq jeunes observateurs qui ont de bons yeux !… envoyez-moi donc au moins, pour préserver mon innocence, le secourable Daniel qui a fait connaître la vôtre ».

Ce que c’est que de prier avec ferveur !… Daniel ne vint pas à mon aide… mais la porte, sur laquelle la clef était restée, s’ouvrit toute grande, et ma bonne tante parut.

Je laisse à penser les beaux cris qu’elle fit à son tour, en m’apercevant dans cet état de pure nature.

« Ah ! mon doux sauveur, dans quelle caverne que je suis donc ici ?… Et vous, misérables dépouilleurs et assassineurs de monde, est-ce comme ça que vous arrangez les jeunes filles ?… Est-ce que vous allez donc violer et égorger ma pauvre nièce, que la v’là déjà liée comme une victime » ? et elle se jetait sur moi, et coupait d’une main, avec ses ciseaux, les attaches qui me retenaient, tandis qu’elle tâchait à couvrir de l’autre une partie de ma nudité…

« Eh ! ma bonne, ne nous dérangez donc pas, lui dit le peintre en courant à elle et la retenant, il n’est question ici ni de viol ni de meurtre. Votre nièce a consenti à me servir de modèle pour une sainte Suzanne ; je lui donne deux louis pour cela, et nous la peignons. Voilà tout,

» Quel beau chien de conte me faites-vous donc là, avec vos saintes Suzanne et vos modèles que vous peignez ?… Est-ce qu’il est décent de prendre des jeunes filles pour ça ? Adressez-vous à des femmes faites, à la bonne heure… Comme v’là moi, par exemple. Donnez-moi vos deux louis, et je vous en servirai de modèle pour une Suzanne… et les deux premiers qui viendront pour faire les vieillards, je vous leur cognerai la gueule d’importance… Mais pour ma nièce, je ne veux pas qu’elle se laisse voir comme ça.

» Ah, ventrebleu ! le charmant modèle pour peindre une chaste Suzanne ! s’écrièrent, en riant aux éclats, tous les jeunes peintres… Eh ! la bonne mère, au lieu de recevoir de l’argent, il vous faudrait avoir vous-même deux louis à donner à chacun de nous pour faire cette belle besogne… encore à ce prix-là vous ne trouveriez pas de tireurs.

» Qu’appelez-vous, petits insolens ! et qu’est-ce que vous voulez dire avec vos tireurs ?…

» Ne vous scandalisez pas de leur expression, ma chère dame, reprit flegmatiquement le maître peintre ; en fait de notre art, peindre une femme, se dit pour la tirer en portrait… Mais laissez-nous finir notre besogne ; le temps se passe, et il y aura la moitié de la séance de perdue. — Oh ! je me moque de vos besognes et de vos séances ; mais encore une fois, je ne veux pas que ma nièce reste ici comme ça, à montrer et à faire tirer, comme vous dites, des choses… Fi donc !… Allons vîte, rhabillez-vous, mam’selle, que je vous remmène.

» Si vous y êtes absolument décidée, madame, reprit toujours poliment le peintre, vous êtes maîtresse de vos volontés ; mais que votre nièce me rende donc les trente-six francs que je viens de lui donner, et vous aussi les douze qu’elle vous a déjà fait remettre.

» Ah ! les maudits douze francs, s’écria ma tante, ils sont déjà écorniflés !… Ma pauvre nièce, j’avais vendu ma seringue vingt-quatre sous quand moi»sieur de Lafleur m’a apporté ces deux écus-là de ta part. Ne voulant pas qu’il fût dit que je ne me séparerais qu’à la dernière extrémité d’un outil précieux qui nous avait nourries si long-temps, j’ai couru pour la racheter, à quelque prix que ce fût… Le juif renégat qui ne me l’avait payée que vingt-quatre sous, n’a voulu me la rendre que pour trois livres !…

» Après ça, le café de notre déjeûner que j’ai préparé pour nous deux, y compris la braise, le lait, le sucre et les petits pains, et de la chandelle pour ce soir, tout ça m’a encore emporté une trentaine de sous… sans compter trois voies d’eau que j’ai fait monter pour couler note lessive, et du savon que j’ai acheté, encore !… car s’t’argent frais-là m’avait retourné la cervelle… et je ne pensais guères que c’était comme ça qu’on te le faisait gagner… Ah, mon dieu ! mon dieu ! comment que j’allons donc faire à présent pour le rendre ?

» Eh mais ! au lieu de le rendre, que ne gardez-vous plutôt le surplus ?… lui dit le peintre. Mademoiselle n’a plus que presqu’une heure pour l’avoir gagné légitimement et bien innocemment. Laissez-la profiter, ainsi que vous, de cette bonne occasion… que diable, deux louis pour une petite heure qui vous reste, c’est de l’argent bien facile à gagner, et vous seriez traîtresses à vous-mêmes si vous le refusiez !…

» Est-ce que tu avais donc déjà les autres trente-six francs, me dit ma tante en commençant à adoucir sa voix d’un ton de réflexion et de composition ?

» Ma tante, monsieur les a mis dans la poche de mon tablier… Où ils sont très-bien, reprit le peintre, et où il faut les laisser, croyez-moi… et même revenir une autre fois pour gagner encore deux autres louis, et que je puisse terminer mon tableau.

» Mais pour cela, demanda ma tante, il faut donc que ma nièce remonte encore là-dessus, comme elle était, et vous fasse voir encore… ? Ah ! Satan ! qu’est-ce que c’est donc que la misère et le besoin ? — Mais, madame, vous vous formalisez et vous chagrinez mal-à-propos : nous en voyons tous les jours comme cela. C’est pour nous comme des statues, et les plus belles filles du monde ne risquent et ne perdent rien lorsqu’on ne fait que les regarder.

» Allons donc ; puisqu’il le faut, il le faut, dit ma tante, qui, vraiment philosophe à sa manière, savait toujours prendre un parti, et qui d’ailleurs se voyait forcée par l’écornure du premier écu… Je prends donc les trente-six francs que v’là, ajouta-t-elle en empoignant les écus dans mon tablier, et je consens à ce qu’elle se remette, et que vous la regardiez encore pendant s’t’heure-là… Aussi bien, puisque vous avez déjà tout vu, vous n’en verrez et n’en saurez toujours pas davantage. Mais je vas rester là aussi, moi, pendant votre belle séance de tirage, et le premier qui remuera autre chose que son pinceau, voilà de quoi lui parler ; et elle fit briller à leurs yeux ses grands ciseaux. Dépêchez-vous donc, et ne tortillez pas, car v’là la pendule, et je ne vous ferai pas grâce d’une minute de plus ».

Comme on vit à son air qu’il n’y avait pas à badiner avec elle, et que le peintre ne voulait pas perdre le prix de sa séance ; que d’ailleurs il avait le désir de nous engager toutes deux à lui en donner une autre, il sut contenir ses élèves et employer lui-même utilement le temps qui lui restait.

L’heure sonnant, Geneviève fut stricte à crier : « C’est fini. Fermez les yeux. » A bas les pinceaux ; il n’y a plus rien à voir, ni à tirer ».

Je me rhabillai. Le peintre me remercia très-gracieusement, ainsi que ma tante, et nous invita instamment à revenir chez lui dans trois jours, ensemble, et au même prix… Après quelques réflexions et difficultés, ma tante qui me tenait le bras d’une main, mais qui de l’autre soupesait et caressait les écus qu’elle avait dans sa poche, promit qu’elle me ramènerait, et nous prîmes congé du peintre, qui me serra une main, et des quatre élèves, qui me lançaient en dessous des œillades.