Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/15

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Partie 2, chapitre XV.




CHAPITRE XV.


Une des histoires de la jeunesse de ma
tante.


Je suis forcée de convenir que je n’ai jamais été jolie ; mais, étant jeune, j’avais quelque chose de piquant dans la figure ; on me trouvait un petit air chiffonné et mutin, qui, joint à beaucoup de gaieté naturelle et à cette fraîcheur d’une-fille de dix-huit ans, ne laissait pas de me valoir encore des conquêtes. Je n’étais pas riche non plus, mais j’avais toute sorte de petits talens qui me mettaient à même de bien gagner ma vie ; et je ne dépendais que de moi, n’ayant plus de parens. Cette liberté que j’avais de mes actions, était un grand appât de plus pour les chercheurs de bonnes fortunes ; mais heureusement j’avais en moi-même un fond de prudence, et même déjà d’expérience, qui me garantissait aussi sûrement qu’aurait pu faire la surveillance de toute une famille ; et cela déroutait bientôt ceux qui n’étaient pas d’humeur à tirer, comme on dit, leur poudre aux moineaux.

Un jour pourtant, un certain jeune homme très-bien fait, et le coq de notre voisinage, s’étant attaché à me faire la cour, parvint, non pas tout-à-fait, à m’inspirer des sentimens de tendresse, mais cependant à se faire écouter avec assez de plaisir. Ce n’était même peut-être que la vanité de me voir donner la préférence sur celles qui se croyaient plus jolies que moi…

Mais, j’avais beau entendre ses fleurettes, ferme dans mes principes, je n’accordais toujours rien que ce qu’il pouvait attraper par-ci par-là… dans la bagatelle, s’entend du moins, et jamais dans le sérieux !… Oh ! de ce côté-là, il n’y avait pas à s’y frotter. Des petites caresses, des baisers sur les mains, des embrassades même… on sait bien qu’on ne peut pas les empêcher ; c’est plutôt pris qu’on n’y a regardé… Mais, jarni ! quand on voulait s’émanciper à autre chose… ah, ah !… Geneviève avait bientôt fait voir qu’elle savait jouer des pieds et des mains, et même des dents… Oh ! de ça, j’étais un lion pour la vertu… Avis pour toi, en passant, Suzon !… T’as déjà eu aussi bien des attaques de rencontre, et par ta simplicité, et par la hardiesse des hommes ; mais quoique ça, ton honneur est encore entier. J’en réponds tant que tu seras avec moi ; mais souviens-toi de le bien défendre quand tu seras toute seule… Je reprends mon histoire.

Ce bel amant donc que j’avais, il se nommait à-peu-près comme monsieur ; un nom de fleur aussi, car il semble que ces agréables noms-là portent bonheur pour être joli garçon…

« Bien obligé du compliment, madame, dit modestement monsieur de Lafleur ; c’est trop honnête de votre part, et je ne méritais pas cette galanterie-là » !

« Pardonnez-moi, monsieur, reprit ma tante, il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. Il se nommait monsieur Jasmin : vous voyez que c’est comme qui dirait de votre famille ».

Un jour donc, le beau monsieur Jasmin, qui était tout juste aussi de votre même profession ; car il était le valet-de-chambre favori du seigneur de notre village…

« Bon, encore un trait de ressemblance avec moi, dit monsieur de Lafleur ; mais le plus fort que nous ayons, c’est celui de notre amour pour votre famille ; et je défie qu’il ait pu aimer la tante plus que je n’adore la nièce ».

« C’est fort bien jusque-là, répondit Geneviève, mais tâchez de ne pas lui ressembler jusqu’au bout ; car vous allez voir… ».

Un jour donc, monsieur Jasmin, piqué de ce que je rebutais toujours ses tentatives, dès que je m’apercevais qu’il voulait pousser sa pointe trop avant, me dit :

« Mais, ma charmante Geneviève »… Vous jugez, en me regardant, qu’il voulait me faire croire que sa passion était bien vive, pour le porter au point de me régaler de cette flatteuse épithète[1]… J’étais pourtant mieux que ça dans ce temps-là. « Pourquoi tant vous défendre avec moi ?… pourquoi me refuser des preuves d’un retour de tendresse de votre part, que je mérite si bien par l’excès de la mienne ? me regarderiez-vous comme un trompeur ? Ah ! cette pensée m’afflige au point que je vous signerais une promesse de mariage tout-à-l’heure, et une donation de tout mon bien et de toutes mes espérances, si je ne craignais de pouvoir penser après, que vous auriez cédée plutôt à l’intérêt qu’à l’amour que j’avais osé me flatter de vous inspirer… et cette idée cruelle empoisonnant mon bonheur, me rendrait malheureux par la suite » !

« Eh mais, monsieur, vous auriez tort de penser cela, lui dis-je. » Soit que je parlasse de bonne foi et que je fusse persuadée de ce qu’il me disait, soit que, fatiguée moi-même de lutter contre lui, l’instant marqué pour ma faiblesse fût arrivé… « J’ai vraiment de l’amitié pour vous, et vous seriez vingt fois plus riche, que ma main ne se donnerait pas, si mon cœur ne la conduisait ».

« C’est fort beau et fort flatteur ce que vous me dites-là, ma chère Geneviève ! mais prouvez-m’en la sincérité par un peu plus de confiance. — Comment donc ? — Quand on aime les gens, on doit les estimer. Montrez-moi donc l’estime que vous avez pour moi. — Que faut-il faire pour cela ? — Vous fier à la parole sacrée que je vous donne de vous épouser. Je vous jure, foi d’honnête homme, de faire dresser demain notre contrat, où je vous avantagerai de tout ce que je possède et que je posséderai jamais ; et j’exige, si vous m’aimez véritablement, que vous accordiez ce soir de bonne volonté, à l’amant, ce que demain l’époux serait en droit d’exiger sans pouvoir se flatter que ce serait vraiment le cœur qui le lui laisserait prendre… ou bien, je vous fuis dès cet instant, comme une insensible, comme une ingrate ; et, de désespoir, je vais m’aller noyer » !…

Dame ! il était si pressant, il me paraissait si amoureux ! de si bonne foi !… il s’annonçait si généreux, que la confiance… l’amour propre… l’intérêt, si vous voulez… et puis, comme je disais tout-à-l’heure, ce maudit quart d’heure où il est apparemment décidé qu’une femme, même honnête, sera faible… Enfin, tout ça, d’accord pour me tourner la tête… la sensibilité encore… car, il finit son beau discours par se jeter à mes genoux, où il pleurait… mais, au point de me faire pleurer moi-même aussi !…

« Ma fine, dis-je à part moi, qu’est-ce que j’y risque ? ce n’est jamais qu’avancer la cérémonie d’une demi-journée, et cinq ou six heures de plus ou de moins, ça ne vaut pas la peine d’y regarder de si près, et de laisser périr un beau jeune homme qui veut faire ma fortune. Tout coup vaille, risquons le paquet »…

Je l’avoue à ma honte, ma nièce ; j’ai peché dans ce moment-là… du moins par intention… Mais, écoute jusqu’au bout, et, si tu viens à m’imiter dans ma faiblesse, imite-moi aussi dans le reste de ma conduite.

Je lui promis donc que je l’attendrais le soir, quand il aurait fini son service au château et couché son maître, et que je me déterminerais peut-être à lui accorder ce qu’il me demandait. Il se releva de mes genoux, transporté, en me baisant les mains… et même plus… comme gage de ma parole, et il s’en alla triomphant.

Il ne fut pas plutôt parti, que je me mis à faire des réflexions sur ma facilité, et sur l’inconvenance de ma promesse. J’étais toute absorbée, et ne pensais déjà plus qu’aux moyens de manquer à cette parole donnée si inconsidérément, lorsque Jeanneton entra dans ma chambre.

Cette Jeanneton était encore bien moins passable que moi ; car, outre que ses traits étaient beaucoup plus durs que les miens, elle était bien mon aînée de dix ans. Mais, monsieur Jasmin, qui en prenait par-tout, et qui en voulait de toutes les façons, l’avait abusée par une promesse de mariage qu’il lui avait donnée, où les noms et qualités de la fille n’étaient pas désignés, parce qu’apparemment ce papier lui servait circulairement pour toutes celles qu’il voulait tromper. Il y avait seulement :

« Je m’engage à épouser la demoiselle porteuse du présent billet, à sa réquisition, lorsqu’elle me le représentera ».

Mais le perfide suborneur le lui avait repris dans sa poche pendant qu’elle dormait.

Comme j’avais la réputation d’être très-sage, sitôt qu’elle vit les assiduités de son parjure amant auprès de moi, elle se résolut à venir me confier son aventure, tant pour me représenter ce que j’avais à craindre de la légèreté de ce volage, que dans l’espérance de le voir revenir à elle, si je le rebutais… ce qu’elle me conseillait beaucoup, en m’assurant que son intention était de m’en faire autant qu’à elle.

Je fus indignée de cette double trahison, et je conçus, dès l’instant, le projet de l’en bien punir. Je proposai à Jeanneton de s’y prêter : elle ne demandait pas mieux. Je l’instruisis de son rôle, et j’attendis ensuite monsieur Jasmin dans ma chambre. Il fut exact au rendez-vous. Je le reçus à la lueur d’une petite lampe très-faible, et qui permettait à peine de se voir, sous prétexte que la décence supposait que je devais être endormie à cette heure-là. Il voulut préluder tout d’abord par des caresses, mais mon plan était fait. Je lui dis qu’il était heure de se coucher, et que nous serions bien plus à notre aise dans le lit ; mais que j’avais fait des réflexions, et que j’étais bien décidée à ne lui rien accorder qu’il ne m’eût auparavant signé une promesse de mariage… Il avait vraisemblablement calculé aussi de son côté que je pourrais lui opposer encore cette résistance, et il avait pris ses précautions pour la vaincre, car il me répondit sur-le-champ que, satisfait le matin de la confiance que je lui avais témoignée en lui permettant de venir chez moi la nuit, il avait voulu s’en montrer digne, en me faisant de lui-même l’écrit que je lui demandais, et qu’il me l’apportait. Il me donna effectivement un papier assez sale, qu’à la lueur de ma lampe je reconnus pour devoir être le même qui lui avait déjà servi, et avec la malheureuse Jeanneton, et peut-être avec plusieurs autres…

Je suis contente, lui dis-je en soufflant la lumière ; couchons-nous maintenant. Et lui donnant une chaise pour se déshabiller, je passai sous les rideaux de mon lit pour en faire autant, en lui recommandant de ne pas parler de toute la nuit, parce que la faible cloison qui séparait ma chambre de celle d’une voisine, trahirait le secret que nous ne voulions pas encore laisser connaître.

Il ne tarda pas à me suivre au lit, et il s’attendait bien sans doute à me reprendre aussi son perfide billet pour le faire encore circuler après moi ; mais je sus le mettre en sûreté.

Je n’ai pas besoin de vous dire comment la nuit se passa, sur-tout de sa part, vous vous en douterez si vous voulez ; je vous dirai seulement qu’il s’agita, remua et chercha beaucoup pour retrouver son billet, mais inutilement… Et le lendemain, dès la pointe du jour, j’eus une preuve nouvelle et complette de la noirceur de l’ame de cet indigne. Trois ou quatre de ses amis, et des domestiques du seigneur, qu’il avait avertis exprès par vanité pour les rendre témoins de son triomphe et de mon déshonneur (car il avait parié avec eux qu’il m’attraperait), arrivèrent et frappèrent à ma chambre, en nous faisant compliment à tous deux de la bonne nuit que nous avions passée ensemble… Mais moi, déjà toute habillée, j’ouvris aussitôt la porte, et, tirant les rideaux du lit, je leur fis voir leur camarade couché et serrant tendrement dans ses bras… Jeanneton, qui avait pris ma place le soir et joué mon rôle toute la nuit, tandis que j’étais restée cachée dans un petit cabinet à côté. Puis appelant tous les voisins que j’avais eu aussi, moi, l’attention de prévenir dès la veille, ils accoururent promptement. Je les rendis témoins du fait, leur fis montrer, par Jeanneton, la promesse de mariage que je venais de lui reglisser, et leur dis que je les invitais à ses noces de la part de monsieur Jasmin, qui m’avait chargée de leur porter la parole.

Qui fut pénaut alors ? ce fut, je crois bien, notre bel engeoleur, qui eut à souffrir, outre les complimens ironiques des paysans, les persifflages des valets même, qui étaient jaloux de ses bonnes fortunes, et qui, de plus, pour ne pas perdre sa place chez le seigneur, fut obligé d’avaler la pilule et de consentir à ce mariage, auquel certes il ne s’attendait guères, et qui termina la course de son billet circulaire.

Voilà, mes enfans, un avis pour les trompeurs de filles, et la façon dont ils devraient être punis tous.

Cette histoire, dont la conclusion sur-tout avait fait hocher la tête à monsieur de Lafleur, nous ayant menés assez tard, il ne jugea pas à propos de continuer, pour ce soir-là, le cours de ses galanteries. Il dit donc à ma tante qu’il convenait avec elle que monsieur Jasmin avait eu ce qu’il méritait… mais qu’il ne fallait pas supposer tout le monde capable d’aussi mauvais procédés ; que, quant à lui, il espérait que nous ferions plus de fond sur sa délicatesse et la sincérité de son amour pour moi : et il prit congé de nous en demandant toujours la permission de nous en donner des preuves.



  1. Le lecteur ne doit pas s’étonner si ma tante emploie par-ci par-là des termes qui paraissent trop recherchés ou trop élégans pour l’état qu’elle exerçait alors ; il apprendra par le récit de son histoire entière, qu’elle me fera bientôt, qu’ayant passé par différentes épreuves, et ayant fait des études dans beaucoup de genres, elle avait dû apprendre de même par la fréquentation des divers individus, beaucoup de choses qu’elle avait oubliées depuis, mais dont elle se ressouvenait de temps en temps, et qu’elle plaçait comme ça lui venait. C’est un avertissement que je donne ici pour toutes les occasions où elle paraîtra s’écarter de son stile ordinaire.