Aller au contenu

Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/39

La bibliothèque libre.
Partie 4, chapitre XXXIX.




CHAPITRE XXXIX.


Nous sommes volées sur le chemin.
Désespoir de ma tante. Rencontre
imprévue.


Nous voilà donc sur le grand chemin, marchant sans savoir où nous allions, car nous n’avions pas encore eu le temps de former un plan réfléchi ; mais avançant, pour fuir l’aubergiste, le grand vicaire, le petit vicaire, le prieur des Carmes, le procureur… et tout l’univers masculin, si nous l’avions pu.

Comme au lieu de marcher, nous courions, au bout de près d’une heure de cette course, nous trouvant hors d’haleine, et assez loin déjà pour n’avoir plus à craindre du moins de l’aubergiste, ma tante me proposa de nous arrêter un instant, autant pour nous reposer que pour réfléchir un peu sur ce que nous avions de mieux à faire dans cette circonstance. Nous nous assîmes donc sur le bord du chemin.

Des dix louis que ma tante avait reçus du grand vicaire, elle avait eu la précaution dans changer deux dans l’après-dîner, avant de quitter l’auberge, en argent blanc, pour les besoins de notre route, et pour n’être pas obligées de présenter de l’or en chemin, ce qui aurait pu nous rendre suspectes, vu la mesquinerie de notre ajustement. Elle voulut encore en avoir une seconde par prévoyance, en cas d’événement fâcheux, ce fut de partager notre petit trésor entre nous deux, pour ne pas risquer de perdre tout le magot à-la-fois… mais cette attention même à le conserver, fut justement ce qui nous le fit enlever.

Comme nous étions sur le revers d’un fossé, à faire ce partage, deux hommes passèrent… Avant que nous eussions pu les voir, ni eux, nous, ils entendirent le son de nos écus, que ma tante comptait et recomptait. Voleurs d’habitude, ou non, le proverbe qui dit que l’occasion fait le larron, fut vérifié dans ce moment. Les deux passans réglèrent leur marche, et vinrent droit, mais sans bruit, à ce son agréable et attirant ; ils furent sur nous, et nous surprirent les espèces dans les mains, qu’ils nous saisirent à-la-fois par-derrière, avant que nous les eussions même encore soupçonnés.

Nous vîmes alors deux soldats avec des havre-sacs, qui allaient sans doute rejoindre leur régiment.

« Vieille sorcière ! dit l’un d’eux à ma tante… c’est le diable apparemment qui t’a envoyé cet argent-là, car, à ton équipage, tu n’as pas l’air d’être faite pour qu’il t’appartienne légitimement ; et à ta mine, et à celle de ton petit compagnon, vous ne pouvez pas non plus l’avoir volé par force… Ainsi donc, comme nous ne craignons pas le diable, nous, non plus que ceux qu’il protège, nous nous approprions ces louis et ces écus-là… S’ils sont faux, comme j’en ai grand peur, venant d’un fournisseur aussi scabreux, nous le dénoncerons à l’aumônier de notre régiment, et s’te perte là ne vous fera pas de tort, à vous ; mais s’ils sont bons et valables, nous boirons avec à votre santé et à la sienne, en reprenant des forces pour aller battre les ennemis de la nation, et votre féal protecteur vous en renverra d’autres…

» En attendant ce secours-là du diable votre patron, remerciez Dieu de ce que nous ne sommes ni des voleurs qui vous ôteraient la vie, ni des archers qui vous emmèneraient pour vous la faire perdre ; car franchement, vous ne m’avez pas trop l’air de mériter de vivre ».

Cependant, malgré cette grâce qu’il semblait nous faire, le second soldat ayant tiré son sabre, témoignait la plus grande envie de l’essayer sur nos têtes.

« Par la sambleu ! disait-il à l’autre, en prenant déjà la mesure de nos cous, s’ils sont de la bande de quelques voleurs, comme ça m’en a tout l’air, c’est rendre service à la société que la purger de cette clique infame… et si c’est comme tu dis, toi, une vieille sorcière qui manigance avec le diable, je suis curieux de voir s’il a le secret d’endurcir ses protégés, et si le cou de s’te magicienne-là ébréchera la lame de mon briquet, à qui j’ai donné le fil ce matin… Tiens-toi bien, vieille mégère, et réclame-toi de Belzébuth, je vas t’envoyer au sabbat ».

Alors, la prenant par les cheveux, il levait déjà son sabre, quand le bruit d’une forte voiture traînée par plusieurs chevaux, se fit entendre de loin, venant de notre côté.

Le soldat tueur lâcha les cheveux de ma pauvre tante, mais le preneur ne lâcha pas nos louis ni nos écus, et s’enfuyant tous deux bien vîte par un chemin de traverse, ils nous laissèrent, ma tante et moi, à moitié mortes de frayeur, et tout-à-fait ruinées et sans ressources.

Désespérée de ce dernier coup, et hors d’elle-même, ma tante perdant absolument la tête, regrettait de n’avoir pas été tuée par ce soldat, ou soi-disant soldat, qu’elle regardait comme un voleur déguisé ; et lasse de vivre, disait-elle, et décidée à finir sa déplorable existence, elle courut se jeter sur le milieu du chemin, pour que la voiture, qui arrivait grand train, lui passât sur le corps… Effrayée de cet acte de désespoir et de folie, je me mis à pousser des cris affreux…

Le postillon arrêta ses chevaux tout court : c’était la diligence qui avait soupé à notre auberge. Les voyageurs s’informant de la cause de cette alarme, je racontai en peu de mots, et en sanglotant, le vol qui venait de nous être fait, et le désespoir de ma tante. Elle-même, que j’avais relevée avec l’aide du postillon, qui était charitablement descendu de son cheval pour la ramasser, confirma ce que je venais de dire, en assurant que puisque la voiture ne l’avait pas écrasée, elle allait en attendre une autre, ou se détruire elle-même.

Un des voyageurs, frappé du son de sa voix, lui demanda d’un ton d’intérêt, pourquoi elle se trouvait là à cette heure, et qui elle était.

« Oh ! pourquoi je me trouve là, répondit-elle, c’est un enchaînement d’histoires trop long à raconter, et votre diligence aura plutôt achevé son voyage que je n’aurais terminé le récit de tous mes malheurs, et de ceux de ma pauvre nièce… (car, toute entière à sa sensibilité pour ma personne, elle ne pensait plus à mon habit) ; mais pour qui je suis, c’est plus aisé à savoir, et je peux le dire sans honte, car je n’ai jamais rien fait dont je doive rougir, et qui m’oblige à cacher mon nom. Je m’appelle Geneviève Dubu, fille de feue madeleine Dubu, jadis blanchisseuse près de Neuilli.

» Geneviève Dubu ! s’écria le voyageur qui venait d’interroger ma tante… conducteur, il y a des places dans la diligence, faites-y entrer cette femme avec sa nièce ; je paierai pour elles deux ».

Le conducteur ouvrit donc la portière, et nous engagea à monter… et comme il n’était pas raisonnable de s’obstiner à passer la nuit sur le chemin, nous y consentîmes. Le postillon fouetta, et nous partîmes sans deviner encore qui pouvait être celui qui se chargeait ainsi des frais de notre transport.