Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/43

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(Volume II, tome 4p. 118-124).
Partie 4, chapitre XLIII.




CHAPITRE XLIII.


Ma tante reparaît. Je suis sauvée.




Le corsaire allant à la rencontre de ce vaisseau, qui de son côté avançait aussi sur lui, ils furent bientôt à portée de se reconnaître ; et les turcs virent avec chagrin, qu’au lieu de butin à faire dans cette occasion, ils n’avaient que des coups à y attraper, car c’était une galère maltaise, qui les atteignit et commença à les chauffer vigoureusement.

Le combat s’entama avec un acharnement égal, et chacun des deux vaisseaux ne cherchant qu’à aborder l’autre, ils parvinrent à s’accrocher. Les chevaliers sautèrent sur notre corsaire, tandis que les turcs s’élancèrent sur la galère de la religion.

Comme il n’était question que de vaincre ou de périr, et que la même ardeur animait chacun des combattans, le carnage fut effroyable des deux côtés… mais les chevaliers avaient toujours l’avantage ; d’abord par leur bravoure extrême ; de plus aussi, parce que l’équipage turc était déjà fatigué du combat livré le matin contre notre vaisseau, et de quelques autres encore avant, dans lesquels il avait perdu du monde.

Un matelot de la galère maltaise surtout, qui avait sauté sur le corsaire avec un sabre dans une main et un poignard dans l’autre, fit à lui seul un ravage terrible. Furieux, et comme forcené, il parcourait tout notre vaisseau, criant : « Vengeance ! périssent les maudits turcs » !… Et frappant, renversant et exterminant tous ceux qui paraissaient devant lui, il parvint jusqu’à la chambre où j’étais, en poursuivant le troisième capitaine, qui s’y sauvait en voyant la victoire se décider pour les maltais, déjà presque maîtres de son vaisseau… il y entra avec lui, et le fit tomber mort à mes pieds.

M’apercevant aussitôt, il s’élança sur moi, et me serra dans ses bras, en criant avec transport : « Ma nièce, ma chère nièce, je t’ai donc retrouvée !

» O ciel ! ma bonne tante, m’écriai-je de même, est-il possible que ce soit vous » ?

Etourdie et confondue de cette résurrection imprévue, car je la croyais bien au fond de la mer… je m’évanouis dans ses bras… Cette reconnaissance si heureuse et si inattendue, pensa nous être fatale, et le moment de notre réunion allait être celui de notre séparation éternelle…

Ma tante donc, puisque c’était elle-même, sous les habits d’un matelot, (j’expliquerai tout-à-l’heure cette énigme), avait jeté ses armes pour pouvoir me donner des secours. Quelques officiers turcs, enragés d’être vaincus, accouraient pour se renfermer dans cette chambre, afin d’y pouvoir résister encore quelques instans… nous voyant ainsi toutes les deux, ils voulurent assouvir sur nous une partie de leur fureur, et se précipitèrent pour nous égorger… Mais plusieurs chevaliers, qui les poursuivaient, entrèrent après eux, et les sabrant, les forcèrent à se retourner pour se défendre. Ma tante ayant eu le temps de ramasser une arme, se joignit encore aux chevaliers pour combattre ces forbans, et me faisant un rempart de son corps, elle criait toujours : « Pour Dieu, sauvez ma nièce, ma pauvre nièce !… ».

Un des combattans français, mais qui n’était pas chevalier, frappé de ses cris, et m’ayant aperçue ainsi nue et garrottée encore, me prit dans ses bras, et franchissant la chambre à travers les sabres et les poignards, dont même il reçut malheureusement quelques blessures, il m’emporta jusque sur la galère maltaise, et m’ayant déposée dans sa chambre, toute égarée que j’étais encore, mais un peu ranimée par le mouvement, il retourna sur le corsaire aider les chevaliers à exterminer les turcs.

Tous les chefs morts, le reste céda bientôt, d’autant que leur vaisseau ayant reçu plusieurs coups de canon dans le bas, faisait eau de toutes parts, et commençait à s’enfoncer. On n’eut que le temps de décramponner la galère et de transporter d’abord tous les prisonniers français qu’ils avaient faits auparavant, et quelques-uns de ces pirates, que l’on enchaîna, et le corsaire coula à notre vue.

Après cette victoire, tous les chevaliers rentrés à leur bord, et ma tante avec eux, la connaissance m’étant revenue, la bonne Geneviève, qui m’avait déjà revêtue d’un accoutrement de matelot pareil au sien, m’apprit les obligations que j’avais au brave français qui m’avait emportée du milieu des turcs, et nous allâmes toutes deux pour lui en faire nos remercîmens les plus vifs.

Hélas ! ce pauvre et digne homme avait été blessé lui-même, non-seulement en m’emportant, mais plus grièvement encore après qu’il fut retourné sur le corsaire.

Nous gémissions de son malheur, dont je m’accusais d’être la cause, en pensant que sa générosité pour me secourir lui avait fait recevoir ces blessures… mais il me dit, du ton le plus gracieux et le plus sentimental, que les blessures qui paraissaient sur son corps pourraient se guérir… mais qu’il en avait effectivement reçu une en me voyant, qui, quoiqu’elle ne parût pas comme les autres, était cependant plus incurable… qu’au surplus, telle chose qui pût arriver, il regarderait toujours comme un des plus beaux momens de sa vie, celui où il avait pu m’être utile.

Cet homme, comme je l’ai dit, n’était point attaché à la religion par des vœux ; fort riche, sans parens et sans emplois, il avait séjourné long-temps à Malte, où il avait lié amitié avec plusieurs chevaliers. Se trouvant maître de ses volontés, de son temps et de sa fortune, et voyant que ses amis montaient une galère pour aller en course, il avait y autant par bravoure que par affection pour eux, voulu être de la partie, et les avait accompagnés comme simple volontaire.

Après le service qu’il m’avait rendu, la curiosité le portant à savoir la cause de l’état où il m’avait trouvée, nous ne pûmes lui refuser le récit de nos aventures. Ma bonne tante le lui fit donc, et ce fut à ce moment que j’appris par quel hasard extraordinaire j’avais eu le bonheur de la revoir.