Ma vie (Cardan)/Chapitre XIII

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Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 33-36).

XIII

CARACTÈRE, DÉFAUTS, ERREURS

En soi, c’est le plus difficile des sujets : il le devient bien davantage, si nous pensons que ceux qui lisent les mémoires des écrivains ne sont pas habitués à y trouver un récit sincère comme est le nôtre. Les uns, comme Marc Aurèle, se décrivent tels qu’ils auraient dû être ; d’autres rapportent des faits véritables, mais passent les erreurs sous silence, comme Flavius Josèphe. Quant à moi, je préfère m’appliquer à la vérité, sans ignorer que celui qui a péché sous le rapport des mœurs ne peut pas avoir d’excuse comme pour les autres fautes. Qui a pu m’y contraindre ? Serai-je le seul lépreux[1] qui, parmi les dix guéris, revint vers le Seigneur ?

Les médecins et les astrologues adoptent cette méthode : (57) ils rapportent les éléments naturels du caractère aux qualités premières, les éléments secondaires à l’éducation, aux fréquentations. Tous existent chez tous les hommes, mais suivant l’âge qui leur est favorable. Il en est de même pour les troubles qu’ils subissent et qui cependant dépendent des mêmes circonstances. C’est pourquoi il faut y faire un choix ; et je parlerai surtout de ces éléments dans la mesure où s’applique le « Connais-toi toi-même ».

Je n’ignore pas que je suis naturellement irascible, naïf et porté à l’amour. De là, comme de principes, découlent la violence, l’opiniâtreté dans la discussion, la rudesse, l’imprudence, l’irascibilité, le goût de la vengeance même quand elle est au-dessus de mes forces ; à plus forte raison ma volonté y est encline au point que j’approuve ce mot que beaucoup condamnent, du moins en paroles : « La vengeance est un bien plus doux que la vie même. » En général je n’ai pas voulu faire mentir ce dicton commun que « notre nature penche vers le mal ».

Pourtant je suis véridique, reconnaissant des bienfaits, épris de justice, attaché aux miens et dédaigneux de l’argent. J’aspire à la gloire après ma mort ; je méprise les choses médiocres et encore plus les petites ; mais sachant combien les moindres circonstances sont importantes dans les débuts, j’ai l’habitude de ne mépriser aucune occasion.

(58) Naturellement enclin à tous les vices et à tout mal, sauf l’ambition, je reconnais mon incapacité plus que tout autre. Du reste, par respect pour Dieu, et connaissant la vanité de tout cela, je néglige volontairement les occasions offertes de me venger. Timide et le cœur froid, le cerveau chaud, je suis adonné à une continuelle méditation, roulant en foule dans mon esprit les plus grandes pensées, même irréalisables. Je puis appliquer simultanément mon esprit à deux affaires. Ceux qui opposent à ma gloire la verbosité et le manque de mesure me reprochent des défauts qui me sont étrangers. Je me défends, mais je n’attaque personne. Pourquoi, en effet, irais-je me mettre en peine pour si peu quand j’ai si souvent témoigné de la vanité de cette vie ? D’une excuse ils font une louange, tant ils jugent difficile de ne pas être criminel.

J’ai exercé mon visage à toujours exprimer le contraire de mon sentiment. Aussi puis-je simuler, mais je ne sais dissimuler ; c’est chose facile, comparée à l’art de ne rien espérer que j’ai acquis au prix de quinze ans des plus grands efforts.

Ainsi je vais quelquefois déguenillé, d’autres fois richement vêtu, silencieux ou bavard, (59) joyeux ou triste : et par là toutes mes attitudes sont doublées. Durant ma jeunesse, je soignais peu et rarement ma tête dans mon désir de m’appliquer à des objets plus importants. Ma démarche est inégale, tour à tour lente et rapide. Chez moi, j’ai les jambes nues jusqu’aux pieds.

Peu pieux, sans retenue dans mon langage, emporté à en avoir honte et ennui, je me suis repenti et de plus j’ai durement payé (je l’ai dit) toutes mes fautes, comme les hontes de la vie sardanapalesque que j’ai menée en l’année de mon rectorat à Pavie. C’est une gloire dans l’infamie et une vertu dans le crime, que d’avoir sagement et patiemment supporté la peine et corrigé le mal.

La nécessité sera mon excuse d’avoir ainsi parlé ; car si je voulais passer sous silence les dons de Dieu, je serais un ingrat, comme si je racontais les dommages subis en taisant les conditions de mon existence. Surtout que, comme je l’ai dit, tout ce qui nous concerne n’a pas tout le prix que pense le vulgaire : ce sont toutes choses futiles, vides, et comme ces ombres que le soleil couchant fait si grandes, mais d’aucun usage et destinées à une fin prochaine. Si quelqu’un veut en juger sans jalousie et réfléchir qu’il ne faut pas invoquer une règle, il doit voir quelles furent mes intentions, dans quelle nécessité, dans quelles occasions je me trouvais et toute la douleur que j’en (60) ai ressentie. D’autres, sans l’embarras d’aucune entrave, ont commis de pires actions, sans les avouer dans le privé et moins encore en public, sans reconnaître les bienfaits reçus, sans en garder même le souvenir : peut-être me jugera-t-on plus équitablement.

Mais continuons. Parmi mes défauts, je reconnais comme grave et singulier — tout en y persévérant — celui de ne rien dire plus volontiers que ce qui peut être déplaisant pour mes auditeurs. Je m’y obstine, le sachant et le voulant, et je n’ignore pourtant pas combien à lui seul il m’a valu d’ennemis, — si puissante est la nature unie à une longue habitude. Je l’évite cependant à l’égard de mes bienfaiteurs et des puissants : il me suffit de ne pas les flatter et moins encore de les caresser. Je n’ai pas été moins immodéré dans ma vie, quoique je connusse parfaitement ce qu’il était utile et convenable de faire ; et l’on trouverait difficilement quelqu’un de si entêté dans une telle erreur. Je suis solitaire le plus que je puis, bien que je sache qu’Aristote[2] blâme ce genre de vie en disant : L’homme solitaire est ou une bête ou un Dieu. Mais j’ai donné mes raisons[3].

Avec une sottise semblable et un non moindre dommage, (61) je garde des domestiques qui ne me sont pas seulement inutiles, mais me sont une honte[4] ; je fais de même des animaux que l’on m’offre, chevreaux, agneaux, lièvres, lapins, cigognes, qui souillent toute ma maison.

J’ai souffert du manque d’amis, surtout d’amis sûrs. Et j’ai commis bien des fautes, parce que tout ce que je savais, petit ou grand, à propos ou hors de propos, j’ai voulu le mêler partout, et cela au point que j’ai blessé ceux que je désirais louer, par exemple le français Aymar Ranconet, Président à Paris et homme très savant. Dans cette circonstance, mon erreur n’a eu pour seules causes ma précipitation et mon ignorance des affaires et des moyens d’autrui (ce qu’il m’était certes difficile d’éviter), mais la négligence de certaines règles de conduite que j’ai apprises plus tard et que connaissent, pour une grande part, les hommes courtois.

Je suis trop prompt à délibérer, par suite précipité dans mes décisions, et en toute affaire impatient des retards. L’ayant observé, mes rivaux, qui me jugent difficile à prendre quand j’ai le temps, ne font que me presser. Mais c’est moi qui (62) les prends sur le fait, je m’en garde comme de rivaux et je pense que je dois les considérer comme ennemis (puisqu’ils le sont).

Si je n’avais pas pris l’habitude de ne regretter rien de ce que j’ai fait volontairement, fût-ce avec mauvais succès, j’aurais vraiment vécu malheureux ; mais presque toujours la cause de mes maux fut l’extrême sottise de mes fils, accompagnée de honte, et la négligence de mes proches, jaloux de leur parenté, vice particulier de la famille, bien qu’il soit assez commun dans les petites villes.

Je me suis adonné sans mesure dès mon adolescence au jeu d’échecs ; par lui je connus le prince Francesco Sforza et je m’acquis l’amitié de beaucoup de nobles. Mais, en m’y étant occupé de longues années — presque quarante ans, — je ne saurais dire combien j’y ai souffert de pertes dans mes biens sans profit d’aucune sorte. Les dés me furent encore plus funestes ; car je les enseignai à mes fils et j’ouvris souvent ma maison aux joueurs. Il ne me reste qu’une mince excuse de cette conduite : la pauvreté de ma naissance et le fait que je ne manquais pas d’une certaine adresse. C’est une habitude commune aux mortels ; mais les uns ne veulent pas que ce soit dit ; les autres (63) ne le souffrent même pas : en sont-ils meilleurs ou plus sages ? Si quelqu’un, s’adressant aux Rois, leur disait : Il n’est personne de vous qui ne se soit nourri de poux, de mouches, de punaises, de vermisseaux, de puces et des excréments encore plus dégoûtants de vos serviteurs, de quelle âme recevrait-on ces paroles, bien qu’elles fussent très vraies ? Est-ce autre chose que l’ignorance de notre condition, de refuser de savoir ce que nous savons, et de vouloir contraindre la réalité ? Ainsi de nos péchés et du reste ; tout cela est repoussant, vain, confus, changeant et caduc comme des fruits gâtés sur un arbre. Je n’ai donc rien apporté de nouveau, j’ai mis la vérité à nu.


  1. Cf. Luc, XVII, 11-19.
  2. Aristote, Polit., l. I.
  3. Voir chap. LIII.
  4. Chap. XXX.