Ma vie d’enfant/X

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Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 204-236).

X


Un samedi, je m’étais installé de très bonne heure dans le jardin potager de Petrovna pour prendre des bouvreuils. Je restai là longtemps, mais les jolis oiselets à gorge rouge ne voulaient pas donner dans le piège : faisant parade de leur beauté, comme pour me taquiner, ils se promenaient sur la croûte de neige durcie, se perchaient sur les rameaux des arbustes richement revêtus de givre et s’y balançaient, pareils à des fleurs vivantes, en faisant tomber les étincelles bleuâtres de la neige. C’était si beau que je n’éprouvais aucun dépit de mon insuccès : je n’étais pas un chasseur très passionné ; la distraction me plaisait plus que le résultat, j’aimais à me rendre compte de la façon dont vivent les oiselets et je pensais souvent à eux…

Il est si agréable de s’asseoir, seul, au bord d’un champ neigeux et d’entendre les oiseaux gazouiller dans le silence cristallin d’une journée d’hiver. Au loin, chante en s’enfuyant la clochette d’une troïka qui passe, mélancolique alouette de l’hiver russe.

Transi de froid, sentant que j’avais les oreilles gelées, je ramassai cages et pièges, sautai par-dessus la clôture, et, après avoir traversé notre jardin, je rentrai chez nous précipitamment. Le portail était grand ouvert ; un énorme paysan faisait sortir de la cour trois chevaux attelés à un vaste traîneau couvert et une épaisse vapeur se dégageait de ses bêtes.

L’homme sifflotait gaîment ; mon cœur tressaillit :

— Qui as-tu amené ?

Il se retourna, me regarda, sauta sur le rebord extérieur du traîneau et répondit :

— Le pope !

L’événement ne m’intéressait guère ; si c’était le pope, sa visite n’était pas pour nous, mais pour un des locataires, sans doute.

— Allons, petites poules ! se mit à chantonner et à siffler l’homme en touchant de ses rênes les chevaux, et sa gaîté communicative sembla remplir le silence.

Les trois bêtes, obéissant avec ensemble, prirent leur élan vers les champs où je les suivis longtemps de l’œil. Ayant pénétré dans la cuisine déserte, j’entendis dans la chambre voisine la voix de ma mère qui prononçait distinctement ces paroles :

— Que vas-tu faire ? Me tuer, peut-être ?

Sans prendre le temps de retirer mon manteau, je lançai mes cages dans un coin et me précipitai dans le corridor où je me heurtai à mon grand-père. Le vieillard me prit par l’épaule, me regarda d’un air féroce et, après avoir avalé avec difficulté quelque chose qu’il avait dans la gorge, me déclara d’une voix rauque :

— Va voir ta mère qui vient d’arriver ; il me secoua si fort que j’en faillis tomber et me poussa vers la porte de la chambre.

— Vas-y, vas-y !…

Je me cognai contre les panneaux garnis de feutre et de toile cirée ; mes doigts tremblaient de froid et d’émotion et je ne parvenais pas à trouver la poignée ; enfin, j’ouvris tout doucement et m’arrêtai sur le seuil, ébloui.

— Ah ! le voilà ! s’exclama ma mère. Mon Dieu, qu’il est grandi ! Tu ne me reconnais pas ? Comme vous l’habillez ! Enfin… Mais il a les oreilles toutes blanches ! Maman, donnez-moi vite de la graisse d’oie.

Debout, au milieu de la pièce, elle se penchait sur moi et me déshabillait en me faisant tourner comme une toupie. Son grand corps était enveloppé d’une robe rouge soyeuse et chaude, aussi large qu’une pèlerine d’homme, et ornée depuis le haut de l’épaule jusqu’au bas de la jupe d’une rangée oblique de gros boutons noirs. Jamais je n’avais vu de robe comme celle-là.

Le visage de ma mère me parut plus petit qu’auparavant, plus petit et aussi plus blanc ; ses yeux, par contre, s’étaient agrandis ; ils étaient devenus plus profonds et ses cheveux plus dorés. Elle lançait mes vêtements vers le seuil de la pièce ; ses lèvres pourpres se retroussaient en une grimace de dédain et sa voix impérieuse résonnait sans cesse :

— Pourquoi ne dis-tu rien ? Es-tu content ? Fi, quelle blouse sale !…

Ensuite, elle me frictionna les oreilles avec de la graisse d’oie ; j’avais mal, mais le parfum frais et doux qui émanait d’elle semblait atténuer mes souffrances. Tout bouleversé par l’émotion, je me serrais contre elle, la regardant droit dans les yeux ; j’entendais aussi grand’mère qui disait d’une voix contenue et morne :

— Il est volontaire, je ne puis plus rien faire de lui ; il ne craint personne, pas même son grand-père… Ah ! Varioucha ! Varioucha !

— Ne pleurnichez pas, maman, tout s’arrangera !

En comparaison de ma mère, tout apparaissait petit, mesquin et vieillot ; moi-même je me sentais aussi vieux que grand père. Mère me serrait entre ses genoux vigoureux et, tout en me caressant la tête de sa main tiède et pesante, elle disait :

— Il faut lui couper les cheveux et l’envoyer à l’école. Est-ce que tu veux apprendre ?

— J’ai déjà pris beaucoup de leçons !

— Il faut que tu étudies encore. Mais que tu es fort !

Elle riait d’un rire velouté et réchauffant en jouant avec moi.

Les yeux rougis, les poils hérissés, le teint blême, grand-père pénétra dans la pièce. Ma mère m’écarta d’un geste et demanda très haut :

— Eh bien, quoi, papa ? Faut-il que je reparte ?

Il s’arrêta à la fenêtre, égratigna de l’ongle le givre qui recouvrait la vitre et garda longtemps le silence. Autour de nous, tout semblait aux écoutes, prêt à vibrer au moindre choc ; et comme toujours en ces moments-là, il me poussa sur tout le corps des yeux et des oreilles ; ma poitrine se dilata tellement que j’eus envie de crier.

— Va-t’en, Alexis ! commanda grand-père d’une voix sourde.

— Pourquoi ? interrogea ma mère en m’attirant de nouveau à elle. Tu ne partiras pas, je te le défends.

Elle se leva, flotta parmi la chambre comme un nuage crépusculaire et s’arrêta derrière mon aïeul.

— Papa, écoutez…

Il se tourna vers elle et glapit :

— Tais-toi !

— Eh bien, moi, je ne vous permets pas de grogner avec moi ! articula-t-elle tout bas.

Grand’mère quitta le canapé et la menaça du doigt :

— Varioucha !

— Attends ! grommela grand-père en se laissant tomber sur une chaise… Qui suis-je, moi ? Hein ? Comment oses-tu ?…

Et soudain, il se mit à hurler d’une voix qui n’était pas la sienne :

— Tu m’as déshonoré !

— Va t’en, m’ordonna grand’mère, et cette fois j’obéis.

Mais je grimpai sur le poêle de la cuisine et j’écoutai ce qui se passait derrière la cloison ; tantôt, ils parlaient tous ensemble et s’interrompaient mutuellement, tantôt ils se taisaient comme des gens qui s’endorment. Il était question d’un enfant que ma mère avait eu et qu’elle avait remis à quelqu’un. Mais je ne parvenais pas à comprendre en quoi cela pouvait si fort irriter grand-père. Était-ce parce que ma mère avait eu un enfant sans lui en demander la permission qu’il tempêtait, ou simplement parce qu’elle ne lui avait pas apporté ce poupon ?

Il rentra à la cuisine, échevelé, écarlate et épuisé. Grand’mère le suivit, essuyant ses larmes avec la basque de sa blouse. Le vieillard, le dos voûté, s’assit sur le banc : il tressaillait et mordillait ses lèvres blêmes. Grand’mère se mit à genoux devant lui, en disant d’une voix basse et ardente :

— Père, pardonne-lui ; au nom du Seigneur, pardonne-lui ! Il n’est si bon cheval qui ne bronche ! Est-ce que des choses pareilles n’arrivent pas aussi chez les nobles et chez les marchands ! Regarde la femme que c’est et pardonne-lui ! Nous avons tous nos péchés !

Grand-père se rejeta contre le mur, regarda son épouse en face et ricana avec un sanglot :

— Mais, oui, naturellement ! Pourquoi pas ! Que ne pardonnerais-tu pas ? Tu pardonnes à tout le monde, toi ; ah ! vous !…

Il se pencha vers elle, la prit aux épaules et se mit à la secouer en murmurant précipitamment :

— Et le Seigneur, Lui, nous pardonnera-t-il ? Nous voilà au bord de la tombe, et Il nous châtie durement… Dans nos derniers jours, nous n’avons ni joie ni repos et nous n’en aurons pas ! Rappelle-toi ce que je te dis : nous finirons par mendier !

Grand’mère lui prit la main, s’assit à ses côtés et se mit à rire doucement et gaîment :

— Le beau malheur ! Si c’est cela qui t’effraye ! Mendier, ce n’est pas si triste. Tu n’auras qu’à rester à la maison et c’est moi qui irai demander la charité ; n’aie pas peur, on me fera l’aumône à moi et nous aurons toujours de quoi manger ! Ne t’occupe pas de cela !

Il eut aussi un petit rire et, tournant la tête comme une chèvre, saisit grand’mère par le cou. Tout minuscule et fripé, il se serra contre elle et sanglota :

— Eh ! nigaude ! Ma grosse nigaude, tu es la seule personne qui me reste au monde ! Tu ne regrettes rien, nigaude, tu ne comprends rien ! Mais, rappelle-toi ! n’avons-nous pas travaillé pour eux ? N’est-ce pas pour eux que j’ai commis des péchés… Ah ! si seulement ils nous rendaient à l’heure actuelle un tout petit peu de ce que j’ai fait pour eux !

Tout ruisselant de larmes, je n’y pus tenir plus longtemps, je sautai à bas du poêle, et me précipitai vers mes grands-parents, en sanglotant de joie parce qu’ils avaient prononcé de si belles paroles, et de chagrin parce que je participais à leur douleur. Ils m’enlacèrent tous deux et me pressèrent sur leur cœur en m’arrosant de leurs larmes. Grand-père me chuchota dans les yeux et dans les oreilles :

— Ah ! petit brigand, tu es là aussi ! Maintenant que ta mère est revenue, tu vas rester dans ses jupes et tu feras fi de ton vieux et méchant diable de grand-père ! Et tu négligeras aussi ta grand’mère, qui t’a dorloté, qui t’a gâté, n’est-ce pas ? Ah ! vous…

Il nous écarta d’un geste et se calma en concluant d’un ton irrité :

— Chacun va de son côté, tout le monde se sépare ; on ne cherche plus que son propre intérêt… Va, appelle-la, va vite !

Grand’mère sortit de la cuisine ; il baissa la tête et pria en se tournant vers le coin des icônes :

— Seigneur miséricordieux, Tu vois ce que je fais, Tu le vois !

Et il se frappa la poitrine ; le coup vigoureux résonna, ce qui me déplut. En général, je n’aimais pas sa manière de s’adresser à son Dieu ; il avait toujours l’air de se vanter.

Ma mère arriva et sa robe rouge rendit la cuisine plus claire. Elle prit place sur le banc, près de la table, entre mes grands-parents. Les larges manches de son corsage reposaient sur leurs épaules ; d’une voix grave et contenue, elle leur raconta quelque chose et ils l’écoutèrent en silence, sans l’interrompre. Ils étaient devenus tout petits et on aurait dit qu’elle était leur mère.

Fatigué par l’émotion, je m’endormis profondément dans la soupente.

Le soir, les deux vieillards revêtirent leurs habits du dimanche et se rendirent à vêpres ; grand’mère cligna gaîment de l’œil pour attirer notre attention sur son mari qui avait endossé son uniforme de président de corporation de teinturerie : pantalon à passe-poil et pelisse de civette ; elle dit même à ma mère :

— Regarde donc comme il a bonne façon ! Il est propret comme une chevrette !

Ma mère eut un rire amusé.

Restée seule avec moi dans sa chambre, elle s’assit sur le canapé les jambes repliées à la turque, tapant du plat de la main sur le meuble, elle m’appela :

— Viens vers moi ! Comment vis-tu ? Mal, n’est-ce pas ?

Comment je vivais ?

— Je ne sais pas.

— Est-ce que grand-père te fouette ?

— Pas beaucoup, maintenant.

— Vraiment ? Dis-moi ce que tu voudrais !… Allons !

Je n’avais pas envie de parler de grand-père et je me mis à lui raconter que dans cette même chambre avait habité un homme très sympathique, mais que personne n’aimait et auquel grand-père avait donné congé. Cette histoire déplut visiblement à ma mère ; elle continua :

— Et puis quoi, que sais-tu encore ?

Je parlai des trois petits garçons, ainsi que du colonel qui m’avait renvoyé ; alors, elle me serra énergiquement dans ses bras.

— Quelle fripouille !

Un silence plana ; les paupières baissées, elle hochait la tête. Je la questionnai à mon tour :

— Pourquoi grand-père est-il si furieux contre toi ?

— Parce que j’ai mal agi envers lui.

— Tu aurais mieux fait de lui amener l’enfant…

Elle sursauta, fronça le sourcil et se mordit les lèvres ; puis soudain, elle se mit à rire aux éclats en me serrant de nouveau contre sa poitrine :

— Ah ! petit monstre ! Ne parle pas de cela, entends-tu ? N’en parle pas, je ne veux même pas que tu y penses !

Longtemps, elle discourut à mi-voix, d’un ton sévère, en proférant des paroles incompréhensibles pour moi. Elle se leva ensuite et, tout en arpentant la chambre, elle tambourinait de ses doigts sur son menton.

Une chandelle de suif qui brûlait sur la table se reflétait dans le vide du miroir ; des ombres sales rampaient sur le sol ; dans un coin, devant l’icône, scintillait la petite lampe éternelle. La clarté de la lune argentait la fenêtre givrée. Ma mère, les sourcils froncés, inspectait la pièce, comme si elle eût cherché quelque chose au plafond ou sur les parois nues.

— Quand te couches-tu ?

— Dans un petit moment !

— Du reste, tu as dormi toute la journée ! remarqua-t-elle, et elle soupira.

Je demandai :

— Tu veux t’en aller ?

— Où irais-je ? interrogea-t-elle à son tour avec étonnement, et elle me prit au menton et me regarda si longtemps que les larmes me montèrent aux yeux.

— Qu’as-tu ?

— J’ai mal au cou…

J’avais aussi le cœur serré ; je sentais qu’elle ne demeurerait pas longtemps dans cette maison et qu’elle s’en irait encore.

— Tu ressembleras à ton père ! observa-t-elle, en repoussant du pied le tapis. Grand’mère t’a-t-elle parlé de lui ?

— Oui.

— Elle l’aimait beaucoup, beaucoup) ! Et il le lui rendait bien !

— Je le sais…

Ma mère jeta un coup d’œil sur la chandelle, fit une grimace et souffla sur la petite flamme en disant :

— On est mieux ainsi !

Oui, c’était plus agréable ; les ombres noires cessèrent de s’agiter ; des taches bleu pâle se couchèrent sur le sol et des étincelles d’or flamboyèrent aux vitres.

— Et toi, où as-tu vécu ?

Comme si elle évoquait un passé lointain, elle me cita le nom de quelques villes et, tout en parlant, elle tournoyait toujours dans la pièce, comme un épervier dont on n’entendrait pas le vol.

— Où as-tu pris cette robe ?

— C’est moi qui l’ai faite. Je me fais tout moi-même…

J’étais très content de ce qu’elle ne ressemblait à personne, mais je regrettais qu’elle parlât si peu ; si je ne la questionnais pas, elle ne me disait plus rien.

Bientôt, elle s’assit de nouveau à côté de moi sur le canapé et nous restâmes silencieux, serrés l’un contre l’autre jusqu’à l’heure où mes grands-parents revinrent de l’office, imprégnés de l’odeur de la cire et de l’encens, solennels, apaisés et affectueux.

Le souper fut cérémonieux, comme il convenait à la veille d’une fête ; on parla peu et avec discrétion ; il semblait qu’on eût peur de réveiller quelqu’un dont le sommeil aurait été léger.

Quelques jours plus tard, ma mère se mit en devoir de m’inculquer vigoureusement les notions d’écriture et de lecture profanes. Elle acheta des livres et ce fut dans l’un d’eux, la Parole maternelle, que je surmontai en quelques jours les difficultés de l’alphabet. Ma mère me proposa d’apprendre des poésies par cœur ; et ce fut de ce jour-là que datèrent nos réciproques afflictions.

L’une de ces poésies était ainsi conçue :

Route longue, route droite,
Que d’espace Dieu t’a donné !
La hache ni la pelle ne t’ont égalisée,
Tu es douce au sabot et riche de poussière

J’articulais d’une manière défectueuse et ma mère me reprenait, mais je persistais dans mes errements.

Elle s’irritait, me traitant de benêt et de têtu, et ces paroles étaient dures à entendre. J’essayais très consciencieusement de me rappeler les vers maudits ; mentalement je les récitais sans faute, mais dès que je voulais les dire à haute voix, je me trompais. Je me mis à haïr ces insaisissables phrases et, de rage, je les mutilai de propos délibéré, en disposant à la file l’un de l’autre des mots stupides qui avaient à peu près le même son ; j’étais enchanté quand ces vers ensorcelés ne présentaient plus aucun sens.

Mais ce plaisir me coûta cher : un jour, après une leçon qui avait satisfait ma mère, elle me demanda si je pouvais enfin lui réciter les vers ; et sans le vouloir, je me mis à murmurer :

Route, voûte, droite, roide,
Sabot, rabot, radeau.

Je me repris, mais trop tard ; ma mère, les mains appuyées à la table, se leva et scanda :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne sais pas, avouai-je.

— Dis-moi ce que cela signifie !

— Je dis ça comme ça…

— Pourquoi ?

— C’est amusant !

— File dans le coin !

— Pourquoi ?

Elle répéta tout bas mais d’un ton menaçant :

— Au coin !

— Dans lequel ?

Sans me répondre, elle me dévisagea de telle sorte que je perdis totalement la tête, ne comprenant pas du tout ce qu’elle voulait. Dans l’angle des icônes, il y avait une petite table ronde qui supportait un vase garni d’herbes et de fleurs sèches ; l’autre coin était occupé par le lit ; le troisième, par une malle recouverte d’un tapis ; le quatrième coin, occupé par la porte, n’existait pas.

— Je ne sais pas ce que tu veux ! – déclarai-je, désespérant de la comprendre.

Elle se rassit, garda le silence et s’essuya le front et les joues ; puis elle demanda :

— Grand-père t’a-t-il déjà mis au piquet dans un coin ?

— Quand ?

— Mais, peu importe : un jour ou un autre ! – cria-t-elle, en frappant à deux reprises sur la table.

— Non, je ne me rappelle pas.

— Sais-tu que c’est une punition que d’être relégué dans un coin ?

— Non. Pourquoi est-ce une punition ?

Elle poussa un soupir.

— Hou ! Viens ici !

Je m’approchai d’elle et demandai :

— Pourquoi te fâches-tu contre moi ?

— Et pourquoi estropies-tu volontairement les vers que je te donne à apprendre ?

Tant bien que mal, je lui expliquai que, lorsque je fermais les yeux, je me rappelais les vers tels qu’ils étaient imprimés, mais dès que je récitais, d’autres mots me venaient à l’esprit.

— Ne jouerais-tu pas la comédie ?

Je répondis négativement, mais aussitôt, je me demandai si, en effet, il n’y avait pas là quelque hypocrisie de ma part. Et soudainement, sans me hâter, je récitai les vers d’une façon si correcte que j’en restai étonné et anéanti.

Sentant que mon visage s’empourprait, que mes oreilles s’alourdissaient et s’injectaient de sang et qu’un bourdonnement désagréable résonnait dans mon cerveau, je demeurai debout devant ma mère, écrasé de honte ; à travers mes larmes, je vis que sa figure s’était assombrie et attristée, que ses sourcils se fronçaient et qu’elle pinçait les lèvres.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-elle d’une voix changée. Tu le faisais donc bien exprès…

— Je ne sais pas. C’est sans le vouloir…

— Que tu es pénible ! conclut-elle en baissant la tête. Va-t’en !

Elle exigea que j’apprisse tous les jours de nouvelles poésies, et ma mémoire se faisait de plus en plus rebelle en même temps que l’invincible désir de mutiler ces lignes égales en y ajoutant d’autres mots s’intensifiait en mon esprit. J’y parvenais sans difficulté ; les vocables inutiles venaient à mes lèvres par essaims, embrouillant très vite ce qui était écrit dans le livre. Souvent, il arrivait qu’une ligne tout entière m’était invisible, et quelques efforts que je fisse pour la saisir, elle se dérobait tout à fait à ma mémoire. Une plaintive élégie du prince Viazemsky, je crois, me causa beaucoup d’ennuis :

À l’heure matinale et à l’heure vespérale,
Beaucoup de vieillards, de veuves et d’orphelins…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Demandent la charité au nom du Christ.

J’oubliais régulièrement le troisième vers :

Passent sous les fenêtres avec leur besace.

Fort mécontente, ma mère racontait mes exploits à mon aïeul, qui disait d’un ton menaçant :

— C’est de l’espièglerie ! Il sait les prières mieux que moi ! Il ruse, il a une mémoire extraordinaire ; quand quelque chose s’est gravé en lui, c’est indéracinable. Tu devrais le fouetter !

Grand’mère me confondait aussi :

— Il se rappelle les contes, il se rappelle les chansons, et les chansons, n’est-ce pas aussi de la poésie ?

Tout cela était exact et je me sentais coupable ; mais dès que je me mettais à apprendre des vers, d’autres mots surgis on ne sait d’où rampaient comme des blattes et venaient s’assembler d’eux-mêmes en lignes plus ou moins rythmées :

À notre portail, beaucoup de vieillards et d’orphelins
Viennent, pleurnichent, demandent du pain,
Ils le prennent et le portent à Petrovna.
Ils le lui vendent pour ses vaches
Et s’en vont boire de l’eau-de-vie dans le ravin !

La nuit, couché dans la soupente avec grand’mère, je la fatiguais en lui répétant ce que je me rappelais de mes leçons et aussi tout ce que j’avais composé moi-même. Parfois, elle riait de bon cœur, mais la plupart du temps, elle me grondait :

— Tu vois, tu sais tes poésies, tu peux donc les apprendre par cœur quand tu veux ! Mais il ne faut pas te moquer des mendiants ! Que Dieu soit avec eux ! Jésus était pauvre et les saints aussi…

Je murmurai :

Je n’aime pas les pauvres, ni grand-père non plus !
Que faire ? Dieu me pardonne,
Grand-père cherche toujours des prétextes pour me battre !

— Que chantes-tu là ? Que ta langue se dessèche ! se fâchait alors l’aïeule. Si ton grand-père t’entendait parler ainsi !

— Tant pis !

— Tu as tort de faire le polisson et de chagriner ta mère ! Elle a bien assez de soucis sans cela ! m’exhortait la bonne vieille, d’une voix affectueuse et mélancolique.

— Quels soucis a-t-elle ?

— Tu ne peux pas comprendre… Tais-toi !

— Je sais ! C’est grand-père qui la…

— Tais-toi, te dis-je !

J’étais malheureux ; j’éprouvais un sentiment proche du désespoir ; mais, comme pour une raison inconnue, je voulais le dissimuler, j’accumulais équipées sur insolences. Les leçons de ma mère devenaient de plus en plus fréquentes et de plus en plus incompréhensibles ; si j’apprenais sans peine l’arithmétique, je détestais la dictée et ne saisissais rien à la grammaire. Mais ce qui m’accablait surtout, c’était que ma mère souffrait de vivre chez grand-père ; je le voyais et je le sentais ; elle devenait sombre, ses yeux se faisaient lointains ; pendant de longs moments, elle restait assise, silencieuse, à la fenêtre qui donnait sur le jardin. Elle semblait s’être fanée. À son arrivée, elle était fraîche et alerte ; maintenant, des cernes entouraient ses yeux ; durant des journées entières, elle restait dépeignée, vêtue d’une robe chiffonnée, au corsage mal boutonné. Tout cela me contristait et me vexait : elle aurait dû être toujours belle, sévère, bien habillée, mieux que tout le monde !

À l’heure des leçons, elle fixait sur le mur un regard vague, m’interrogeait d’une voix lassée, oubliait mes réponses, et s’emportait pour des riens. Cela aussi m’offensait : ma mère devait être juste, plus juste que tout le monde, comme dans les contes de fée.

Parfois, je lui demandais :

— Tu n’es pas heureuse avec nous ?

Elle me répondait d’un ton rageur :

— Occupe-toi de tes affaires !

Je voyais aussi que grand-père préparait quelque chose qui effrayait ma mère. Il s’enfermait avec elle assez souvent dans la chambre qu’avait occupée Bonne-Affaire et je l’entendais geindre et piailler comme l’insupportable chalumeau du berger bossu Nicanor. Au cours d’une de ces conférences, ma mère cria si fort que toute la maison l’entendit :

— Non ! Cela ne sera pas !

Elle claqua la porte et grand-père se mit à vociférer.

C’était le soir ; grand’mère, assise près de la table, à la cuisine, fabriquait une blouse pour son mari, murmurant entre ses dents des mots inintelligibles. Lorsque la porte se fut refermée avec fracas, elle s’écria, l’oreille aux écoutes :

— Elle est allée chez les locataires ! Ah ! Seigneur !

Soudain, grand-père se précipita dans la cuisine, courut à grand’mère à qui il asséna un grand coup sur la tête et se mit à siffler en secouant sa main meurtrie :

— Sorcière, tu bavardes toujours et tu racontes tout ce que tu ne devrais pas dire !

— Et toi, tu n’es qu’un vieil imbécile ! déclara paisiblement grand’mère en rajustant sa coiffe qui avait glissé. Non, je ne me tairai pas ! Et chaque fois que j’aurai vent de tes projets, je ne manquerai pas de la prévenir régulièrement.

Il se jeta sur elle et se mit à cogner à coups redoublés sur la grosse tête de sa femme qui, sans se défendre ni le repousser, lui disait :

— Bats-moi ! Bats-moi, imbécile ! Eh bien, oui, bats-moi !

Du haut de la soupente, je lançai sur mes grands-parents les oreillers, les couvertures et même les souliers qui séchaient sur le poêle ; mais mon aïeul, aveuglé par la colère, ne s’en apercevait pas ; grand’mère était tombée par terre et il lui donnait sans répit des coups de pied à la tête ; enfin, il trébucha et tomba en renversant un seau rempli d’eau. S’étant relevé brusquement, crachant et reniflant, il s’enfuit au grenier dans sa chambre. Grand’mère, avec des gémissements, se redressa à son tour, se hissa sur le banc et se mit à épingler ses cheveux en désordre. Je sautai à bas de la soupente.

— Ramasse les oreillers et remets tout en place, commanda-t-elle, d’une voix fâchée. En voilà une idée, de nous lancer la literie ! Est-ce que cela te regarde ? Et l’autre, le vieux démon, était-il sorti de ses gonds… l’imbécile !

Soudain, elle poussa un cri et son visage se rida ; penchant la tête elle m’appela :

— Regarde donc, qu’est-ce que j’ai là qui me fait si mal ?

Je fouillai dans son épaisse toison : une épingle à cheveux était profondément enfoncée sous la peau ; je la tirai et j’en trouvai une autre que je voulus arracher également, mais mes doigts s’engourdissaient :

— J’aime mieux appeler mère, cela me fait peur !

Elle fit un geste :

— Non, non ! Je ne veux pas que tu l’appelles ! C’est un vrai bonheur qu’elle n’ait rien vu ni entendu ! Va-t’en !

Et de ses agiles doigts de dentellière, elle se palpa la tête sous sa luxuriante chevelure noire. M’étant un peu remis, je l’aidai à sortir de la chair deux grosses épingles courbées.

— Cela te fait mal ?

— Ça n’a pas d’importance, demain, je prendrai un bain, je me laverai la tête et il n’y paraîtra plus.

Et elle implora d’une voix caressante :

— Tu ne raconteras pas à ta mère qu’il m’a battue, n’est-ce pas ? Ils sont déjà assez irrités l’un contre l’autre sans cela. Tu ne diras rien, n’est-ce pas, mon petit ?

— Non !

— Bien ; rappelle-toi ta promesse ! Viens, nous allons tout ranger ensemble ! Est-ce que j’ai des marques sur le visage ? Non ? C’est parfait ; comme cela, personne ne s’apercevra de rien !

Elle se mit à nettoyer le plancher et je lui dis avec conviction :

— Tu es une vraie sainte : on te tourmente, on te persécute, et cela ne te fait rien !

— Quelles bêtises tu dis là ! Moi, une sainte ?… Ah ! tu en as des trouvailles !

Longtemps elle grommela en se traînant sur les genoux, tandis qu’assis sur le marchepied du poêle je me creusais la tête pour savoir comment je pourrais bien punir grand-père de sa conduite et la venger du même coup !

C’était la première fois qu’il avait battu sa femme d’une façon aussi infâme et aussi atroce, en ma présence tout au moins. Dans la pénombre je revoyais son visage écarlate et fulminant et ses cheveux qui flottaient en désordre. L’outrage brûlait mon cœur et je souffrais de ne pas imaginer des représailles dignes de l’injure.

Mais deux ou trois jours plus tard, étant entré je ne sais pourquoi dans la chambre qu’il occupait au grenier, je le vis assis sur le plancher devant un coffre ouvert où il rangeait des documents. J’aperçus sur une chaise le calendrier ecclésiastique qu’il aimait tant : c’étaient douze feuilles d’un papier gris assez épais et divisées en autant de carrés qu’il y avait de jours dans le mois ; dans chaque carré, on avait dessiné la silhouette du saint du jour. Grand-père faisait grand cas de son calendrier et ne m’autorisait à le regarder que dans de très rares occasions où il avait été tout particulièrement satisfait de mon travail ou de ma conduite. J’examinais toujours avec un sentiment singulier ces jolies petites images, grises et serrées les unes contre les autres. Je connaissais la vie de quelques-uns des personnages représentés, celle de Kirike d’Oulita, de Varvara la grande martyre, de Pantéléimone et d’autres encore. J’aimais surtout la mélancolique histoire d’Alexis, le saint homme de Dieu, et les beaux vers qui la racontaient. Grand’mère me les récitait souvent et d’un accent qui me touchait. Je regardais parfois ces martyrs, qui se comptaient par centaines et je me consolais un peu en pensant qu’il y a toujours eu des gens persécutés pour leur foi…

Je tenais ma vengeance. Je résolus de couper ce calendrier en mille morceaux, et lorsque grand’père s’en alla vers la lucarne pour déchiffrer un papier, je m’emparai de quelques feuilles. Ceci fait, je descendis vivement, sortis les ciseaux de la table de grand’mère et grimpai dans la soupente où je me mis à taillader la tête des saints. Après avoir décapité une rangée de martyrs, je jugeai dommage d’abîmer le calendrier, et je divisai la feuille en suivant la ligne qui séparait les carrés. Je n’avais pas encore détaché la seconde rangée que grand-père, pénétrant dans la cuisine, montait sur le marchepied et demandait :

— Qui est-ce qui t’a permis de prendre le calendrier ?

En apercevant les petits fragments de papier éparpillés sur les planches, il les ramassa et les porta à son visage, puis les jeta et les ramassa de nouveau. Son menton tremblait, sa barbe avait des frémissements et il respirait avec une telle force que les débris des saints s’envolèrent sur le plancher.

— Qu’as-tu fait, misérable ? s’écria-t-il enfin, et il me tira par le pied ; je fis le saut périlleux en l’air : grand’mère, juste à temps, me reçut dans ses bras et le vieux nous donna une volée de coups de poing en glapissant :

— Je vais l’assommer.

Ma mère parut ; je me retrouvai dans le coin près du poêle ; elle se tenait devant moi, barrant le passage à grand-père, dont elle s’efforçait d’emprisonner les mains menaçantes. Elle s’exclama :

— Quelle abomination ! À quoi pensez-vous ?

Grand-père s’effondra sur le banc près de la fenêtre et se mit à geindre :

— Vous m’avez tué ! Tout le monde est contre moi, tout le monde !

— N’avez-vous pas honte ? reprit la voix sourde de ma mère. Vous jouez constamment la comédie !

Mon aïeul criait, tapait des pieds. Sa barbe se hérissait drôlement et ses paupières étaient baissées. Il me sembla qu’il avait réellement honte, qu’il jouait la comédie et qu’il ne fermait les yeux que pour ne pas se trahir.

— Je vous collerai ces morceaux sur de la toile ; ce sera plus solide qu’avant, promit ma mère, en examinant feuilles et fragments. Vous voyez, c’est déjà tout chiffonné et usé ; il tombait en poussière, ce calendrier…

Elle lui parlait sur le ton sévère qu’elle employait avec moi lorsque je ne comprenais pas les explications au cours des leçons. Tout à coup, grand-père se leva et, après avoir craché, commanda :

— Tu colleras cela aujourd’hui même ! Je vais tout de suite t’apporter les autres feuillets !

Il se dirigea vers la porte ; mais, arrivé sur le seuil, il se retourna et me désignant de son doigt tordu :

— Quant à lui, il faut le fouetter !

— Oui, certes ! acquiesça ma mère en se penchant vers moi. Pourquoi as-tu agi de la sorte ?

— Parce qu’il a battu grand’mère et cela je ne le veux pas, ou bien je lui couperai la barbe !…

Grand’mère, qui enlevait son corsage déchiré, hocha la tête et me blâma.

— Tu ferais mieux de te taire, ainsi que tu me l’avais promis !

Ma mère la regarda, traversa la cuisine et revint vers moi :

— Quand l’a-t-il battue ?

— Toi, Varioucha, tu devrais avoir honte d’interroger cet enfant, et d’abord cela ne te regarde pas, intervint grand’mère, irritée.

Ma mère l’enlaça :

— Ah ! maman, ma chère petite maman…

— Laisse-moi ! Laisse-moi !

Elles se regardèrent et se turent, puis se séparèrent : on entendait grand-père qui piétinait dans le corridor.

Dès son retour, ma mère s’était liée avec la joyeuse petite femme du militaire et, presque tous les soirs, elle se rendait chez cette dernière, qui recevait aussi les belles dames et les officiers de la maison Betleng. Grand-père était mécontent de ces visites : plus d’une fois, pendant le souper, il brandissait sa cuiller en maugréant :

— Les maudits ! Les voilà encore réunis ! Ils m’empêcheront jusqu’au matin de fermer l’œil !

Bientôt, il donna congé au militaire et, dès que l’appartement fut vide, ramena on ne sait d’où deux voitures de meubles dont il garnit les pièces qui donnaient sur la rue. Il les ferma ensuite avec un grand calme et déclara :

— Nous n’avons pas besoin de locataires. C’est moi dorénavant qui recevrai les visites !

Et ce fut ainsi que le dimanche nous eûmes des hôtes ; c’était Matriona Serguiéva, la sœur de grand’mère, une blanchisseuse qui avait un grand nez, une voix criarde et qui portait une robe de soie et une coiffe couleur d’or. Elle était accompagnée de ses fils Vassily et Victor ; le premier, tout en gris, était un bon et joyeux gaillard, qui exerçait la profession de dessinateur ; son frère exhibait un costume plus fantaisiste et son visage étroit était parsemé de taches de rousseur ; sa tête avait la même forme que celle d’un cheval. Dès le corridor, quand il arrivait, on l’entendait fredonner :

— André-papa, André-papa…

L’oncle Jacob avec sa guitare venait aussi et amenait avec lui un horloger chauve et borgne, personnage fort réservé que son long vêtement noir faisait ressembler à un moine. Il s’asseyait toujours dans un coin, penchait la tête de côté et souriait. Il n’avait rien de particulièrement brillant, mais son œil unique se posait sur les gens avec une insistance bizarre. Je ne l’ai guère entendu répéter que ces paroles, toujours les mêmes :

— Ne vous donnez pas la peine, cela n’a pas d’importance…

Lorsque je l’aperçus pour la première fois, je me rappelai tout à coup une chose vue bien longtemps auparavant, à l’époque où nous habitions encore la rue Neuve : au roulement lugubre et sonore des tambours, une haute télègue noire, entourée de soldats et de curieux, avait passé devant notre maison. Elle venait de la prison et se dirigeait vers la place ; à l’intérieur était assis un petit homme coiffé d’une casquette de drap de forme ronde et chargé de chaînes. Une planche noire qui portait une inscription en grosses lettres était pendue sur sa poitrine. L’homme baissait la tête comme pour lire sa pancarte ; ses jambes tremblaient et les chaînes dont il était chargé cliquetaient.

Aussi, lorsque ma mère dit à l’horloger : « Voici mon fils ! » je reculai précipitamment et me cachai les mains derrière le dos.

— Ne vous donnez pas la peine ! fit-il, et sa bouche se tordit en une affreuse grimace ; il me saisit à la ceinture, m’attira à lui, me fit pirouetter sur moi-même avec rapidité et sans aucun effort, me relâcha en me complimentant :

— Il n’y a pas à dire, c’est un robuste gaillard !

Installé dans un fauteuil de cuir, si vaste qu’on pouvait s’y coucher, je pus me rendre compte de quelle façon ennuyeuse les grandes personnes s’amusaient. Le visage de l’horloger se transformait sans cesse et je trouvais la chose à la fois suspecte et bizarre ; on aurait dit que cette physionomie adipeuse fondait ; quand l’homme souriait, ses grosses lèvres s’en allaient sur la joue droite et le nez aussi voyageait, comme un petit pâté sur une assiette. Les grandes oreilles écarquillées remuaient drôlement ; tantôt elles se soulevaient en même temps que le sourcil de l’œil sain, tantôt elles se rabattaient vers les pommettes ; il me semblait que si l’horloger avait voulu, il aurait pu en couvrir son nez. Parfois, après avoir poussé un profond soupir, il sortait une langue aussi ronde qu’un pilon, et lui faisait décrire un cercle régulier en léchant ses épaisses lèvres huileuses. Tout cela, sans me divertir beaucoup, m’intéressait cependant et m’incitait à le guetter sans cesse.

On prenait du thé additionné de rhum, on buvait les liqueurs de grand’mère, des ratafias verts ou jaunes comme de l’or. On mangeait de succulents beignets à la crème et des galettes au miel saupoudrées de graines de pavot. On avait chaud, on transpirait, on soufflait pour s’éventer et on faisait des compliments à mon aïeule. Lorsque les convives étaient rassasiés, ils allaient gravement s’asseoir sur d’autres chaises et, sans trop insister, on demandait à l’oncle Jacob de faire un peu de musique.

Il s’exécutait : penché sur sa guitare, et pinçant les cordes, il chantonnait d’une voix désagréable et obsédante :

Eh ! nous avons vécu comme nous avons pu, en criant par la ville.
On a tout raconté en détail à la dame de Kazan.

Je trouvais cette mélodie très triste ; grand’mère aussi, sans doute, car elle disait :

— Jacob, si tu nous jouais autre chose, une véritable chanson ! Te rappelles-tu, Matriona, les belles chansons qu’on savait dans le temps ?

La blanchisseuse tapotait sa robe et répondait d’un ton sentencieux :

— La mode a changé, ma chère…

Mon oncle, pour regarder grand’mère, plissait les paupières comme si elle avait été très loin de lui, et s’obstinait à émettre des sons lugubres.

Grand-père, énumérant quelque chose sur ses doigts, conversait mystérieusement avec l’horloger ; l’autre, le sourcil haussé, regardait du côté de ma mère et hochait la tête, tandis que son visage huileux tremblotait.

Ma mère, elle, s’asseyait toujours entre les deux Serguiéf : à voix basse et d’un air grave elle s’adressait à Vassily qui soupirait et répondait :

— Oui, il faut réfléchir à cela…

Victor souriait, repu et satisfait, traînant les pieds sur le plancher jusqu’à ce qu’il reprît sa rengaine :

— André-papa, André-papa…

Tout le monde se taisait, on le regardait avec étonnement et sa mère expliquait d’un ton important :

— C’est du théâtre qu’il a rapporté cela ; on chante cet air au théâtre…

Il y eut deux ou trois de ces soirées, et j’en ai conservé le souvenir le plus mortellement ennuyeux qu’il soit possible d’imaginer. L’horloger ensuite vint chez nous de jour.

C’était un dimanche, immédiatement après la dernière messe. Installé dans la chambre de ma mère, je l’aidais à retirer les perles d’une broderie déchirée, lorsque la porte s’entre-bâilla et le visage effrayé de grand’mère apparut :

— Varioucha, il est là ! chuchota-t-elle.

Ma mère ne remua pas, et n’eut pas même un tressaillement ; la porte s’ouvrit de nouveau et grand-père, s’arrêtant sur le seuil, s’écria d’une voix solennelle :

— Varioucha, habille-toi et viens !

Sans se lever ni le regarder, ma mère demanda :

— Où dois-je aller ?

— Viens, te dis-je ! Trêve de discussion ! C’est un homme tranquille, qui connaît bien son métier : ce sera un bon père pour Alexis…

Grand-père parlait d’un ton grave et inusité.

Mère l’interrompit tranquillement :

— Je vous préviens que cela ne se fera pas…

Mon aïeul fit un pas vers sa fille et allongea les bras ; on eût dit qu’il venait de perdre brusquement la vue. Le dos voûté, il râla, tout hérissé de colère :

— Viens ! Sinon, je te traînerai… par les cheveux…

— Vous me traînerez ? répéta ma mère en se levant ; elle avait blêmi et ses yeux s’étaient durcis.

Rapidement, elle enleva jupes et corsage, puis, lorsqu’elle fut en chemise, elle s’approcha de grand-père :

— Eh bien, traînez-moi !

Les dents découvertes, il la menaça du poing :

— Varioucha, habille-toi !

L’écartant d’un geste, ma mère saisit la poignée de la porte :

— Allons, viens donc !

— Je te maudirai ! chuchota grand-père.

— Cela m’est égal. Venez-vous ?

Elle ouvrit la porte ; mais mon aïeul, la retenant par le pan de sa chemise, tomba à genoux, haletant :

— Varioucha, coquine, tu vas me couvrir de honte ! Et tu seras perdue…

Il geignit encore d’une voix plaintive :

— Mère… mère…

Grand’mère, en agitant le bras, comme pour chasser une poule, barrait déjà le passage à ma mère ; elle la fit rentrer dans la pièce et grommela entre ses dents :

— Varioucha, à quoi penses-tu ? Veux-tu bien rester ici, effrontée !

Elle la poussa encore, puis, après avoir mis le verrou, elle se pencha vers grand-père, qu’elle releva d’une main, tout en le menaçant de l’autre :

— Hou, hou ! Vieux démon, vieux nigaud !

L’ayant assis sur le canapé où il s’effondra comme une loque, la bouche ouverte, grand’mère s’adressa à sa fille :

— Et toi, rhabille-toi !

Ramassant ses vêtements épars sur le plancher, ma mère déclara :

— Je n’irai pas vers lui, vous entendez ?

Grand’mère me poussa à bas du canapé :

— Va vite chercher une cruche d’eau !

Elle parlait bas, presque en chuchotant, mais d’un ton calme et autoritaire. Je filai par le corridor ; dans une des pièces sur le devant de la maison, des pas lourds et cadencés résonnaient tandis que, dans la chambre de ma mère, sa voix sonore s’élevait :

— Je partirai demain !

J’entrai dans la cuisine et je m’assis à la fenêtre ; il me semblait que je rêvais.

Grand-père gémissait et sanglotait, grand’mère bougonnait, une porte claqua, puis un silence angoissant plana sur la maison. Je me souvins de ce qu’on m’avait commandé et partis puiser de l’eau avec une jarre de cuivre : en traversant le corridor, je rencontrai l’horloger. La tête baissée, il toussotait et de la main lissait sa casquette de fourrure. Grand’mère, les doigts croisés sur le ventre, le saluait, lui faisait des révérences qu’il ne voyait pas et disait à mi-voix :

— Vous le savez vous-même, l’amour est une chose qui ne se commande pas…

L’horloger trébucha sur le seuil du perron et se précipita dans la cour. Toute tremblante, grand’mère se signa ; je ne savais pas si c’était les sanglots ou le rire qui la secouaient ainsi.

— Qu’as-tu ? m’informai-je en courant à elle.

Elle m’arracha la jarre des mains, si brusquement, qu’elle répandit de l’eau sur mes chaussures et m’apostropha :

— Où donc as-tu été la chercher cette eau ? Ferme la porte !

Elle se rendit dans la chambre de ma mère et, de la cuisine où j’étais rentré, je les écoutai gémir.

La journée était claire ; par les deux fenêtres, à travers les vitres givrées, le soleil hivernal lançait ses rayons obliques ; sur la table dressée pour le dîner, la vaisselle d’étain étincelait, ainsi que les carafes remplies, l’une, de kvass roux, l’autre, d’une infusion d’eau-de-vie, de bétoine et de millepertuis, destinée à grand-père. Par places, les vitres débarrassées du givre laissaient voir sur les toits la neige scintillante ainsi que les petits bonnets d’argent qui coiffaient les pieux de la clôture. Aux montants des fenêtres, dans les cages inondées de soleil, mes oiseaux jasaient : les joyeux serins apprivoisés gazouillaient, les bouvreuils sifflaient, le chardonneret exécutait des roulades. Mais cette gaie et sonore journée ne me réjouissait pas, l’ennui m’envahissait et j’eus envie de donner la liberté à mes oiseaux. J’étais en train de descendre les cages, lorsque grand’mère fit irruption dans la pièce et courut au fourneau en ronchonnant.

— Ah ! les maudits ! Que la peste les emporte tous ! Vieille bête que je suis !

Elle sortit du four une pâte dont elle tapota la croûte avec le doigt ; puis elle cracha à terre avec irritation :

— Le voilà tout sec ! Et moi qui voulais seulement le réchauffer ! Ah ! démons, puissiez-vous donc tous être réduits en miettes ! Et toi, chouette, quand tu auras fini d’ouvrir des yeux grands comme des portes. Ah ! comme j’aimerais à vous casser en morceaux, les uns et les autres !

Retournant le pâté de tous les côtés, pour en tâter la croûte, elle se mit soudain à pleurer à chaudes larmes.

Mon grand-père et ma mère survinrent et elle lança le plat sur la table si brusquement que les assiettes sautèrent :

— Regardez : voilà de quoi vous êtes la cause ! Puissiez-vous n’avoir ni fond ni couvercle !

Tranquille et joyeuse, ma mère l’enlaça et la consola, tandis que grand-père, fatigué et ratatiné, s’asseyait à table, nouait sa serviette autour de son cou et maugréait, tout en fronçant les sourcils pour préserver ses yeux du soleil :

— Qu’importe ! Nous avons déjà mangé de bons pâtés ! Le Seigneur est parcimonieux : il vous fait payer les minutes de bonheur par des années de souffrance et ne prête pas à intérêts fixes… Assieds-toi, Varioucha… C’est fini… n’en parlons plus…

On aurait dit qu’il avait perdu la raison ; durant tout le dîner, il parla de Dieu, de l’impie Achab, du sort pénible réservé aux parents ; grand’mère l’interrompait avec brusquerie :

— Mange donc, entends-tu ?

Ma mère plaisantait et ses yeux clairs étincelaient :

— Tu as eu peur, tout à l’heure, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle en me poussant.

Non, je n’avais pas eu bien peur à ce moment-là. C’était maintenant que je ne me sentais pas à l’aise, que je ne comprenais pas.

Comme d’habitude, le dimanche et les jours de fête, ils mangèrent tant et si longtemps que j’en étais lassé. Il me semblait que je n’avais pas en face de moi ces mêmes personnes qui, une demi-heure auparavant, s’invectivaient, prêtes à se battre. Non, je ne pouvais déjà plus croire qu’ils avaient agi alors pour de bon et qu’ils avaient pleuré. Leurs cris et leurs larmes, les tourments qu’ils s’infligeaient mutuellement, les scènes qui éclataient pour s’éteindre aussitôt, m’étaient devenus si familiers que tout cela ne parvenait plus à me toucher que très faiblement.

Bien longtemps après, j’ai compris que les Russes, obligés de mener une vie indigente, arrivent à chercher dans le chagrin une distraction. Ils s’en amusent comme des enfants, ils s’y complaisent et il est rare qu’ils aient honte d’être malheureux.

Durant les interminables journées de travail, la douleur elle-même est une fête, et l’incendie un divertissement, comme sur un visage insignifiant toute égratignure est un ornement.