Ma ville (Verhaeren)

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Les Flammes hautesMercure de France (p. 117-122).


MA VILLE


J’ai construit dans mon âme une ville torride.

Gares, halles, clochers, voûtes, dômes, beffrois,
Et du verre et de l’or et des feux sur les toits.

Passant, tu n’y trouveras pas
Autour des vieux foyers de quiétude
Les fauteuils lourds, boiteux et las
Où sommeillent et se chauffent en tas

Les habitudes ;
Ni sur les murs des ardentes maisons
Les antiques images,
Ni les bergers, ni les rois mages,
Ni le bœuf, ni l’ânon,
Ni la Vierge Marie,
Ni le Christ calme et doux
Que j’aime encor, mais plus ne prie
À deux genoux ;
Passant, tu n’y trouveras guère
Sous les poussières
Que les débris épars des choses de naguère.

Je sais, je sais
Le charme exquis des souvenirs inapaisés,
Mais mon cœur est trop fier et trop vivace
Pour se stériliser
Dans le regret et le passé.
Souffles et vents illuminant l’espace,
Ma ville est trépidante aux bruits de l’univers
Et l’avenir frappe à ma porte — et je le sers.


Oh ! l’exaltante et brûlante atmosphère
Que l’on respire en ma cité :
Le flux et le reflux des forces de la terre
S’y concentrent en volontés
Qui luttent ;
Rien ne s’y meut torpidement, à reculons ;
Les triomphes soudains y broient sous leurs talons
Les chutes ;
Tout rêve y est porté par un rêve plus haut ;
Tout y devient l’enjeu de l’unanime assaut ;
La fièvre et la fureur et le risque et l’angoisse
Y perforent les blocs des problèmes nouveaux ;
La recherche y nourrit de feu chaque cerveau
Pour que l’ardeur d’y vivre immensément s’accroisse.

Passant,
Si ton cœur d’homme, un seul instant,
Hésite ou se rétracte ou se rebute,
Va-t’en
Loin du tumulte et loin des luttes ;
Mais si ce même cœur se sent comme allégé

Et comme heureux d’être en danger,
Entre d’un pas preste et fébrile
Dans la fournaise qu’est ma ville.


Le sort t’y sera dur
Aux détours sinueux de son dédale obscur,
Et chaque jour sera mise à l’épreuve
Ta force neuve ;
Il te faudra en même temps
Être souple et têtu, fol et prudent,
Avide et réfréné dans ta dure victoire
Et déchaîner tes bonds et mesurer tes sauts
Et délier en toi ou serrer le faisceau
De tes cent dons contradictoires.


Vois-tu,
L’ombre a fermé les yeux des paisibles vertus :
L’ordre qu’imposent au monde et la force et l’audace
A tout à coup changé, pour les peuples, de face.
Et la foule se lève et parle, et crie, et veut.

Dans l’immense filet où l’avenir s’agite
Jamais il n’a fallu délier tant de nœuds
À la fois, ni si vite.

Le rameau des devoirs et la grappe des droits
Se cultivent partout sur des vignes nouvelles.
Dis-moi, sens-tu, passant,
Pour ce travail multiple et grandissant
Surgir les miracles en ta cervelle ?

Ma ville exige et de toi et de tous
La joie et l’héroïsme
De la servir en ses moments de paroxysme,
Fût-ce contre eux et contre nous.
Sois fier d’être vivant, quand tel a peur de vivre ;
Utilise l’orgueil qui te porte et t’enivre,
Et ta pitié, et ta fureur, et ta bonté ;
Laisse agir ton esprit en sa complexité
D’adresse et de vigueur, de fièvre et de sagesse ;
Fais efficacement, et sans compter, largesse

De ton être profond, intense et fort,
Dût-on te renier en des heures sans gloire
Et ne te réserver, comme extrême victoire,
Que d’être fier, devant la mort.

J’ai construit dans mon âme une ville torride.