Machiavel et le Machiavélisme/01

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Machiavel et le Machiavélisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 521-542).
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MACHIAVEL
ET
LE MACHIAVÉLISME

PREMIÈRE PARTIE


LE MACHIAVÉLISME AVANT MACHIAVEL


I. — COMMENT SE FAIT ET SE MAINTIENT LE PRINCE

Il n’est probablement personne au monde de la part de qui ce ne serait point aujourd’hui de l’outrecuidance d’entreprendre soit une nouvelle histoire de Machiavel et de son temps, soit une nouvelle explication de son œuvre et de son dessein, soit une nouvelle critique ou une nouvelle apologie de sa vie et de ses écrits. Après M. Villari et M. Tommasini, après Macaulay, après les Ranke, les Gervinus et tant d’autres, il ne reste plus là-dessus rien à dire, ou peu de chose, et de très petites choses ; pas de quoi, en tout cas, ajouter utilement un volume à l’énorme bibliothèque que quatre siècles ont remplie de papier de format divers, imprimé à la gloire ou à la confusion, pour l’exaltation sans mesure ou pour la condamnation sans pitié du Secrétaire florentin[1].

Nous nous occuperons, quant à nous, beaucoup moins de Machiavel que du machiavélisme, et de Machiavel seulement par rapport au machiavélisme. Mais prenons garde. Il y a machiavélisme et machiavélisme. Il y a un vrai et un faux machiavélisme : il y a un machiavélisme qui est de Machiavel, et un machiavélisme qui est quelquefois des disciples, plus souvent des ennemis de Machiavel. Cela fait donc deux machiavélismes, et même trois : celui de Machiavel, celui des machiavélistes, et celui des antimachiavélistes. Bien plus, en voici un quatrième : celui des gens qui n’ont jamais lu une ligne de Machiavel et qui se servent à tort et à travers des verbes, substantifs et adjectifs tirés de son nom.

Machiavel ne saurait pourtant être tenu pour responsable de ce que, dans la suite, les uns et les autres, le premier ou le dernier venu, se sont plu à lui faire dire : il n’a dit que ce qu’il a dit ; ce n’est pas chez eux qu’il faut aller chercher le machiavélisme, c’est chez lui ; et si, dans l’usage, dans le langage courant, il y a plusieurs machiavélismes, — ce qui embrouille tout, — en bonne justice il ne peut et il ne doit y en avoir qu’un, qui est le machiavélisme de Machiavel, pris directement à sa source, en Machiavel même.

Mais celui-là, le machiavélisme authentique et original, légitime, né sûrement de ce père, à tel jour et en tel lieu, est-il bien certain qu’il existe ? En d’autres termes, Machiavel a-t-il institué une doctrine et fondé une école ? Ou plutôt ne pourrait-on pas dire du machiavélisme ce qu’il est permis de dire du positivisme, par exemple : qu’à y regarder de près, et quelque prétention qu’il en ait, c’est moins une doctrine qu’une méthode ? Ainsi, — et avec combien plus de raison ! — du machiavélisme, qui est une espèce de positivisme, un réalisme appliqué étroitement et exclusivement à la politique. Machiavel « maximise » volontiers, il a systématise » peu. Jamais auteur ne fut, en dépit des ardeurs de son imagination, plus « objectif, » plus observateur, plus « enregistreur » que l’auteur du Prince et des Discours sur Tite-Live. Il n’a pas plus créé les facteurs de sa politique que le mathématicien ne crée les données du problème qu’il résout, ou le chimiste, les élémens du corps qu’il analyse. Comme le chimiste, lui aussi, il analyse ; comme lui, il note, il formule. Et parce que, là non plus, rien ne se perd, rien ne se crée, parce que, là aussi, il y a des élémens, des facteurs qui demeurent constans dans le changement des circonstances, il y a en conséquence une sorte de « machiavélisme perpétuel », qui, le machiavélisme étant moins une doctrine qu’une méthode, est moins un précepte donné, moins un principe posé par Machiavel qu’une loi dégagée par lui de l’observation de son temps et de l’étude des temps antérieurs ou anciens : loi de tous les temps, valant pour tous les temps, malgré la différence des temps, si les hommes sont les hommes, si les choses sont les choses, si la politique est l’art de plier soit les choses aux hommes, soit les hommes aux choses, et de conformer les moyens au but.

Les princes et les diplomates ont bien pu, avec Frédéric le Grand ou avec Metternich, se mettre généralement d’accord pour blâmer l’immoralité de Machiavel ; mais nous, presque contemporains encore de ce Napoléon que l’on a appelé un Castruccio gigantesque, dont on a voulu faire un commentateur et qui fut tout au moins un lecteur assidu du Prince ; nous devant qui se sont constituées les deux nations les plus jeunes de la jeune Europe, et sous les yeux de qui se sont faites ou achevées l’unité italienne avec Cavour, l’unité allemande avec Bismarck, nous savons que vainement on le couvre d’anathèmes : le machiavélisme, par ce qu’il a saisi, par ce qu’il enferme d’éternellement et universellement humain, d’éternellement et universellement réel, donc d’éternellement et universellement politique, n’a pas cessé de vivre et d’agir. Non seulement nous avons entendu deux fois, par-dessus les Alpes et par-delà le Rhin, jeter le cri qui ressuscite les peuples, mais deux fois, à ce cri, nous avons vu se lever, comme s’il s’éveillait du sommeil de la terre, l’Homme qui devait venir ; et, les deux fois, cet homme a été le Prince, tel que Machiavel l’avait annoncé : grand dissimulateur et grand simulateur, grand connaisseur de l’occasion, collaborateur avisé de la Providence ou corrupteur audacieux de la Fortune, grand amateur de la ruse, grand adorateur de la force, lion et renard, tantôt plus lion que renard, tantôt plus renard que lion. Et non seulement nous avons entendu ainsi le machiavélisme crier, nous l’avons vu vivre et agir dans cet événement extraordinaire qu’est l’enfantement d’une nation ; mais, dans le train ordinaire des jours, dans les menus incidens qui ne sont des événemens que par leur succession, que de fois encore les politiciens qui se croient le plus modernes ne font-ils que mettre en pratique, à peine retouche, à peine rajeuni, le formulaire de Machiavel, resté sur bien des points, après tant de révolutions, comme la règle du jeu de ce monde ! Le Prince, c’est l’Homme qui doit venir, mais c’est aussi celui qui veut arriver ; et pense-t-on qu’il y aurait à transposer beaucoup pour faire de ce bréviaire du tyran un manuel du démagogue ? Du chef de bande d’alors au chef de parti d’aujourd’hui, la distance, en vérité, n’est pas si longue qu’elle paraît, toujours par l’unique et suffisante raison que les hommes sont les hommes, que les choses sont les choses, et que la politique est la politique. Or, puisque Machiavel s’est attaché, avec une volonté inébranlable, à voir les hommes comme ils sont, avoir les choses comme elles sont, et à en déduire la politique comme elle doit être, ou mieux comme elle ne peut pas ne pas être[2], il en résulte que le machiavélisme n’a pas plus vieilli, en son essence et en son fond, que ne vieillit une loi chimique ou une loi mathématique, car son essence et son fond ne sont autres que l’essence des choses et le fond de l’homme, données premières, facteurs permanens de la politique. Sauf les variations du milieu, sauf le changement des circonstances, sauf les accommodemens et les mises au point que ce changement exige, les causes que Machiavel a notées comme produisant tels ou tels effets continuent et continueront de produire les mêmes effets ; les mêmes moyens continuent et continueront de conduire au même but ; ou, si les moyens ne sont pas tout à fait les mêmes, ils seront semblables et équivalens. Il y en a de bons, il y en a de mauvais, il y en a de moraux, il y en a d’immoraux ; mais le machiavélisme l’ignore ou l’oublie ; pour lui, ils ne sont ni bons, ni mauvais, ni moraux, ni immoraux ; ils réussissent ou ils ne réussissent pas ; s’ils ne réussissent pas, ils sont mauvais ; et ils ne sont plus immoraux, ou peu importe qu’ils le soient, s’ils réussissent.

Peu importe au politique, et il ne s’agit ici que du politique et de la politique ; Machiavel marque imperturbablement la séparation entre la politique et la morale. Il sous-entend partout : la morale fait un, et la politique fait deux. Nulle part il ne dit qu’il est bien qu’il en soit ainsi, mais il constate qu’il en est ainsi ; puis, l’ayant constaté, il n’essaye pas de se duper et de nous duper, il s’en garde, au contraire, et il nous en garde. Il déclare d’une voix tranquille : « Cela veut du sang, cela veut du fer, » comme le chimiste, pour pousser la comparaison, déclare, sans s’en réjouir ni s’en affliger : « Ceci est du vitriol, » ou : « Ceci est du sucre. » En Machiavel, aucune hypocrisie ; il n’a de scandaleux, et de presque effrayant parfois, que sa sincérité, laquelle n’est pour une bonne part que de l’indifférence scientifique. Cet œil admirablement net est comme un miroir qui réfléchit tout et ne déforme rien, qui ne défigure, ni ne transfigure ; et cette main est admirablement fine, admirablement souple, admirablement ferme. Si l’axiome ne ment pas, et si l’intelligence parfaite, c’est « l’adéquation de l’objet et de l’esprit, » — adœqualio rei et intellectus, — voilà l’intelligence la plus parfaite qui ait été, l’esprit absolument égal à l’objet. De là, — toute considération étrangère éliminée, la politique étant prise pour ce qu’elle est dans la réalité, au lieu d’être conçue ou rêvée comme elle devrait être, — la haute et durable valeur du machiavélisme ; de là, de ce qu’il est toujours actif, toujours vivant, de ce qu’il est vrai de l’éternelle vérité de la nature et de la science, le profond et puissant intérêt que nous avons à le connaître bien ; mais, pour le bien connaître, il faut l’embrasser tout entier ; et, pour l’embrasser tout entier, il faut d’abord en retrouver les élémens, déterminer, d’après quoi, sur quoi Machiavel a travaillé, dégager les matériaux du machiavélisme ; ensuite, montrer Machiavel au travail, étudier le machiavélisme en lui-même, à l’état pur, le fixer, i. e définir ; examiner-enfin comment et en quel sens il s’est développé ou il a dévié postérieurement, ce qu’il a produit, ce qui est né de lui, quelles ont été, quelles peuvent être encore les œuvres vécues de cette œuvre écrite. — Et de là trois parties distinctes, trois temps en quelque sorte dans le machiavélisme perpétuel : le machiavélisme avant Machiavel ; — le machiavélisme de Machiavel ; — le machiavélisme après Machiavel. L’ordre logique, en l’espèce, est l’ordre chronologique, et le plan est tout fait : il n’y a qu’à commencer par le commencement. Quand Machiavel parut, qu’est-ce que le passé avait accumulé, qu’est-ce que le présent contenait de machiavélisme en suspension ?


I

Prenons le machiavélisme en ses traits significatifs, dans l’image peut-être un peu sommaire qu’on s’en forme communément, et qu’il y aura lieu plus tard d’atténuer ou de renforcer, de corriger et de compléter, mais qui fait relief et qui est celle-ci : celle, après tout, que l’on obtient, résumant en trente lignes les trente chapitres du Prince[3] :

« L’Homme fort selon Machiavel tient le monde pour ce qu’il est et les hommes pour ce qu’ils sont ; il ne s’enquiert pas de ce qui devrait se faire, mais de ce qui se fait. Parmi tant de rivaux qui ne sont pas bons, il a appris à pouvoir n’être pas bon. Il sait que, la misère de notre nature ne permettant à personne d’avoir toutes les qualités, l’homme d’État doit s’arranger pour n’avoir que des défauts qui ne puissent lui faire perdre l’État. Il est lent à croire et à se mouvoir, ne s’effraye pas d’un rien, n’a pas peur de son ombre, ne pousse pas la confiance jusqu’à être imprudent, ni la défiance jusqu’à se rendre insupportable. Dans le fond de son cœur, il s’est demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou mieux être craint qu’aimé ; et il s’est répondu que sans doute il vaudrait mieux être l’un et l’autre ; mais que, comme il est difficile d’être les deux ensemble, le plus sûr est donc d’être craint, s’il faut renoncer à l’un des deux, car les hommes n’aiment qu’à leur gré, mais ils craignent au gré du Prince ; et la sagesse commande de se fonder sur ce qui dépend de soi, plutôt que sur ce qui dépend d’autrui. Il ne méconnaît pas que ce soit pour le Prince un honneur que de garder la foi jurée, mais il n’en a vu que trop qui ne se sont pas fait un scrupule de la violer, et qui, par-là, l’ont emporté sur ceux que leur parole enchaînait. Si les hommes étaient tous bons, une pareille morale ne serait pas bonne ; mais, comme ils sont mauvais et ne se gêneraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à te gêner envers eux ; exerce ton âme, dresse-la à ne point se départir du bien si c’est possible, mais à se résoudre au mal quand tu t’y trouves obligé. Paraître avoir certaines vertus est d’une tout autre importance que de les avoir réellement, puisque de les avoir et de les pratiquer sans y manquer peut nuire, tandis que de paraître simplement les avoir ne peut être qu’avantageux. Le tout est de maintenir et d’augmenter l’État ; pourvu que l’on y arrive, il n’est pas de moyens qui ne soient considérés comme honorables, car le vulgaire ne voit que la surface des choses, et le monde n’est composé que de vulgaire. »

Ainsi, et en quelques mots, — un mot par maxime — : réalisme, égoïsme, calcul, indifférence au bien et au mal, à la vérité et au mensonge, à la parole donnée et au parjure ; virtù, c’est-à-dire énergie, résolution et ressort ; culte et culture de soi, gymnastique de la volonté, discipline de la pensée, du sentiment, des nerfs, de la chair, de tout l’être ; création continuelle par l’homme, dans l’homme même, d’un surhomme artificiel, du héros, du Prince, qui, sans se soucier des moyens, trouve moyen de réussir, et qui n’ait, avec le souci d’être grand, que le seul souci d’être beau. En cette indifférence, en cette insouciance, en cette totale amoralité, peut se cacher le germe de tous les vices, peut-être de tous les crimes : la cupidité, la rapacité, le dol, le vol, le libertinage, la débauche, la fourberie, la perfidie, la trahison, l’assassinat ; et, dès lors que les moyens sont indifférens, le poignard et le poison sont des moyens. Machiavel ne le dit pas, mais il ne le nie pas, et c’est toujours là qu’on en revient : il ne conseille ni ne déconseille, il constate. Avant de tracer et afin de tracer la règle du jeu de ce monde, il regarde comment se joue autour de lui ce monde. Or voici, point par point, ce qu’il voit.

L’enfant qui naît, naît où il peut : tant mieux s’il est de bon lieu, de pareils riches, puissans ou seulement connus, de père certain et de mère avouée ; mais, s’il est bâtard, qu’il n’en rougisse ni ne se désespère : il n’en rejaillit sur lui aucune honte, il n’en résulte pour lui aucune infériorité. Peu s’en faut que la concubine ne soit mise, partout et par tous, sur le même rang que l’épouse, montrée, déclarée, honorée comme elle. Du vivant de Maria di Savoia, femme du dernier des Visconti, et en sa présence, en pleine iglise, le clergé chante des prières publiques pour la maîtresse du duc, Agnese del Maino[4]. La famille elle-même ne distingue pas entre les enfans, légitimes ou illégitimes ; ils sont élevés en commun, instruits avec la même attention, soignés avec le même amour ; Bianca Maria Visconti veille tendrement sur la petite Caterina Sforza, issue du double adultère de son fils Galeazzo et de Lucrezia Landriani, laquelle Lucrèce était loin de mériter son nom, puisqu’elle avait au moins quatre enfans de trois hommes, et d’autres encore, paraît-il, a dont on ne sait pas bien d’où ils lui sont venus[5]. » Caterina Sforza une fois légitimée, à cinq ans, la propre femme de Galeazzo, Bona di Savoia, l’adopte et ne s’en séparera que pour la marier[6]. Borso d’Esté à Ferrare, Sigismondo Malatesta à Rimini, Francesco Sforza à Milan, Ferdinand d’Aragon à Naples, sont des bâtards[7]. Ce serait trop de dire qu’il y ait, au sens où nous l’entendrions maintenant, égalité au point de départ entre tous les hommes, mais il n’est rien vraiment d’impossible à personne. À combien d’hommes de ce temps-là, quelle que fût leur origine, s’appliquerait le jugement de Burckhardt sur Benvenuto Cellini : « Un homme qui peut tout, qui ose tout, et qui ne porte sa mesure qu’en lui-même[8] ! » Le pouvoir de l’individu n’a de limite que dans la force de son mérite, et la force de son mérite n’a de limite que dans la faveur ou dans l’hostilité de la fortune ; mais c’est précisément une grande part de son mérite que de savoir aider la faveur ou réduire l’hostilité de la fortune. L’État italien, ou plutôt (le pluriel seul est juste) les États italiens du XIVe et du XVe siècles étant sans cesse en mouvement, — à la différence des autres États de la même époque, figés dans une immobilité traditionnelle et mystique qui interdit presque toute révolution si ce n’est de palais et empêche presque toute usurpation si ce n’est en famille, — du nord au sud de la péninsule, et de l’est à l’ouest, parmi cette multitude d’États foisonnant, pullulant, pourrissant, se faisant, se défaisant, se refaisant, qui se remue le plus, et qui les remue le plus, est le maître. N’importe quel condottiere devient prince et n’importe qui devient condottiere. Le conteur Sacchetti se moque, dans une de ses nouvelles, de ce cordonnier qui, au lieu de taire des souliers, voulait « enlever la terre à Messer Ridolfo da Camerino[9] ». Mais il a tort de s’en moquer. Le premier des Sforza, l’ancêtre, Muzzo ou Muzio Attendolo, était un paysan de Colignola, noir et velu[10], comme ses vingt frères. « Un soir de l’an 1382, il était en train de piocher tranquillement le champ paternel, quand il entendit le son d’un fifre et d’un tambourin. C’étaient quelques soldats de la compagnie de Boldrino da Panicale qui, envoyés dans ces parages pour faire des recrues, s’ingéniaient à rassembler les gens. Derrière, il vit certains de ses camarades, qui s’étaient déjà enrôlés : « Eh ! Muzzo, lui crièrent-ils, fais-toi soldat, viens avec nous chercher fortune. Courage ! Jette la pioche ! » Et Muzzo lance la pioche sur un chêne, décidé, si elle retombe, à la reprendre pour toujours ; si elle reste en haut, à se faire soldat. La pioche resta, et Muzio, la nuit venue, vola un cheval à son père, s’enfuit de Colignola, et rejoignit le campement[11]. » Là, il commença par être ragazzo, garçon, à demi-page et à demi-valet, d’un homme d’armes de Spolète, nommé le Scorruccio. Il n’en finit pas moins grand connétable du royaume de Naples, et distingué très personnellement par la reine Jeanne, après avoir servi quatre papes et quatre rois. Son fils Francesco, quoique bâtard, doubla l’étape et se fit duc de Milan. Pareillement, Carmagnola avait gardé les vaches, Niccoló Piccinini avait été boucher. Qu’avaient été jadis Broglia de Chieri, seigneur d’Assise, Biordo, seigneur de Pérouse, l’anglais John Hawkood (l’Acuto)[12], et cet Alberigo Balbiano ou da Barbiano, miroir et modèle des capitaines d’aventure ? C’est l’histoire de nos généraux de la Révolution et de l’Empire. Il semble que, dans les momens de crise, avec toutes leurs ambitions, tous leurs appétits, tous leurs besoins, et toutes leurs ressources, tous les Moi soient subitement lâchés, et que le plus fort l’emporte. Comment donc est-on le plus fort, et si le Prince peut être n’importe qui venant de n’importe où, par où en vient-il ?

Le cas de Muzio Attendolo est caractéristique, il est typique et vaut pour beaucoup d’autres. Parti à l’armée sur le cheval pris à son père, au bout de deux ans, il veut revoir Cotignola, mais il ne rêve plus que victoires, richesses et domination. Il est déjà l’espoir de la famille. « Sois donc homme d’armes, lui dit le patriarche aux vingt et un fils, retourne au camp et fais fortune. » Il repart avec quatre chevaux, à lui cette fois, qu’on lui achète en engageant une terre, et toute une maisonnée de parens. Noiraud et poilu au physique, il est, au moral, si violent qu’on ne l’appelle plus que d’un surnom : le Sforza ; il est avide, inquiet, hanté par la gloire et le bonheur des condottieri ses rivaux. Peu d’années après, on le retrouve au palais à Naples ; il est, pour la reine Jeanne, d’abord un très beau soldat, — bellissimo soldato, — puis quelque chose de plus, car « elle s’abandonnait, dans le pire désordre, aux déshonnêtes amours[13], » enfin son conseiller pendant un certain temps seul écoulé, jusqu’à ce qu’il fût remplacé à l’oreille et dans le cœur de sa maîtresse par Pandolfo Alopo, qui le fit jeter en prison. Sa mort, au passage du fleuve Pescara, fut tout ensemble héroïque et tragique. Muzio Sforza avait, remarque un de ses biographes[14], une certaine fourberie paysanne, bien que, « inexpert des ruses et des cours, il tombât facilement dans les traquenards. » Mais, si on lui tend des pièges, lui aussi, il s’ingénie de son mieux à entendre. Dans sa chancellerie, il ne supporte que des frères « parce que, dit-il, ils sont faits tout exprès pour se fourrer (ficcarsi), pour espionner en tout lieu, et, qu’avec l’excuse de la religion, ils s’introduisent partout « con libera e sempre impunita simulatione. » Ce n’est pas qu’il n’ait point de sentimens pieux : il entend la messe tous les jours et il communie tous les ans. Plus souvent, « ce serait une hypocrisie, une maladresse. À quoi bon fatiguer Dieu par de longues cérémonies ? De toute façon je dois mettre les mains dans le sang. Un condottiere de guerre ne peut maintenir une justice sévère. Si j’avais le gouvernement d’une cité, je me comporterais d’une tout autre sorte. » Quand il n’arrive pas à empêcher les excès de la soldatesque, il assure qu’il a en demande pardon à Dieu[15]. » Simulation, résignation au mal, y étant obligé, plus ou moins vrai, plus ou moins faux semblant de dévotion : voilà déjà deux ou trois traits de ce que sera le machiavélisme, et ceci ne nous en écarte pas, mais plutôt nous en rapproche encore, que, sans hésiter, Muzio Sforza mette, comme il le dit, les mains dans le sang, et qu’au besoin il les y mette par trahison. Mais ce n’est pas tout, et quoi de plus véritablement, de plus littéralement machiavélique que les conseils du vieux condottiere à son fils ? Ils sont transcrits à la lettre dans le Prince et dans les Discours. « Avez-vous trois ennemis, disait-il. Faites la paix avec le premier, une trêve avec le deuxième, et puis tombez de toutes vos forces sur le troisième et écrasez-le bien. » Ou, avant d’envoyer Francesco « faire fortune » à son tour : « Ne regardez pas la femme de votre ami ; ne battez personne, ou, si vous avez battu quelqu’un, apaisez-le et éloignez-le. » Machiavel ajoutera, ou à peu près : « Ne le blessez pas, tuez-le, » mais Muzio Sforza le pense et le fait. Il a une main de fer, même avec ses hommes. Quiconque vole des fourrages est traîné à la queue d’un cheval ; les traîtres sont pendus aux arbres de la route et laissés en pâture aux oiseaux. On trouve en lui, près d’un siècle à l’avance, toutes ces traces de machiavélisme, et pourtant ce n’est guère un machiavéliste selon le portrait ou le poncif consacré. Bien que de « figure et visage très terrible et sombre à regarder, » <[16] il n’a pas la mine fermée, les yeux clos et la bouche scellée : il n’égare pas son adversaire dans le dédale de sa pensée, il ne le noie pas dans l’abîme de ses combinaisons. Il fonce dessus tête basse, et ne connaît guère d’autre mouvement. Il est d’action, bien plus que de conseil. Dans la chaleur du combat, il perd la raison. Criblé de coups, ruisselant de sang, il s’obstine à frapper ; et ses soldats, pour le sauver, sont obligés de le tirer en arrière, eux-mêmes maugréant et grognant contre sa « folle bestialité. »

Le fils, Francesco Attendolo, ressemble à son père : « Oh ! Sforza, Sforza, s’écrie la reine de Naples, en sanglotant, dès qu’elle l’aperçoit, oh ! que du moins ton nom demeure ! Tu seras Francesco Sforza : que ce soit le nom de les frères et de tes fils ! » Mais le type s’affine : L’allure rustique, l’aspect à demi-paysan (mezzo contadino) dont Muzio n’avait pu se défaire, disparaît. Et le Prince s’affirme. Il marche environné de prestige, presque de majesté : c’est le parangon de toute virtù militaire. » Plusieurs fois les ennemis eussent pu le faire prisonnier, mais, à sa vue,… spontanément ils avaient jeté les armes, et l’avaient salué, le front découvert, parce que chacun reconnaissait en lui le père commun de tous les soldats[17]. » L’esprit de Francesco Sforza est constamment tendu vers la couronne. Il se fraye la voie par ses mérites et par ses artifices, dont le premier est un mariage princier avec Bianca Maria Visconti, fille de Filippo Maria, duc de Milan, dernier de sa race. La mort de ce duc le surprend en Romagne, chez les Attendoli, sur la terre maternelle, à Cotignola. Il part aussitôt avec quatre mille chevaux et deux mille fantassins, afin de se saisir de Crémone, donnée en dot à sa femme. Bianca Maria a pour mère, non la veuve du duc, Maria di Savoia, mais sa favorite, Agnese del Maino, car elle aussi est illégitime, comme Francesco Sforza, et, bien que princier, c’est un mariage de bâtards. La veuve en appelle à sa famille, la maison de Savoie ; la fille à son mari, l’heureux condottiere. Celui-ci s’avance, annonçant qu’il va rejeter les ducs de Savoie par-delà les Alpes et enrichir ses gens des dépouilles du Piémont. Que des soldats ou des sujets du duc lui tombent aux mains, il refuse de les traiter « suivant l’usage d’Italie » (ad uso d’Italia), mais il les malmène, les rançonne ou les met à mort. Il n’a pour la duchesse veuve que des sarcasmes et des réponses déshonnêtes (beffe e disoneste risposte).[18]. Le maréchal de Piémont écrit au pape Félix V (Amédée VIII de Savoie, père de Maria) qu’on ne peut s’arranger avec lui, que c’est un homme sans foi[19]. Tel se montre Francesco avant la victoire, pendant les trente mois du siège, et jusqu’à ce que la famine lui ouvre les portes de la ville. Dans le succès, il n’est plus le même. Aucune dureté, aucune morgue, aucune hauteur ; « il s’unit à la joie du peuple, il salue par leur nom les amis, les connaissances faites depuis son premier âge ; il ordonne aux soldats de se laisser dévaliser par la foule affamée qui se jette avidement sur leur pain. » Les Milanais ont préparé pour son entrée un char triomphal et un baldaquin de loi le d’or : il n’en veut pas et remercie en disant « qu’il se rend à l’église pour faire hommage au maître de l’univers devant qui tous les hommes sont égaux, et que de pareils honneurs sont des superstitions des rois. » Cela ne l’empêche pas de se laisser, sans descendre de son cheval, tant une multitude enthousiaste le presse en l’acclamant, porter en quelque sorte sur les bras et sur les épaules jusque dans le dôme. Faut-il voir là les faux semblans de la religion et de la modestie ?

Certaines contradictions dans la psychologie de ce second Sforza peuvent le faire croire. Enclin à la colère, il se reprenait tout de suite et se retenait ; si, en paroles ou autrement, il lui semblait avoir offensé quelqu’un, il l’adoucissait promptement et spontanément par un bienfait, — fidèle en cela au conseil de Muzio. Outragé ou injurié, il dédaigna souvent de se venger. Sa pierre tombale eût pu dire de lui qu’il fut bon époux, bon père et même bon gendre, encore qu’il eût dix enfans naturels ; et il passa pour doux, humain, incapable de manquer à la foi jurée, encore que l’on connût de lui des actes rigoureux, violens, et quelques-uns vraiment perfides. Etait-ce la comparaison, à son avantage, de sa personne et de son temps, si dissolu et si cruel ? Etait-ce encore les faux semblans machiavéliques, les autres, ceux de la possession de soi, de la justice, de la loyauté, de la continence, autant d’apparences de vertus machiavéliquement plus nécessaires que ces vertus mêmes ? Au total, il parait bien qu’il n’ait pas eu, qu’il se soit surveillé pour ne pas avoir de vices « susceptibles de lui faire perdre l’État, » et qu’il ait eu, au contraire, des qualités susceptibles de le lui faire acquérir et conserver ; d’abord, cette qualité, — la première de toutes chez un prince, — d’être prince, je veux dire d’être princier. Il le fut, même aux yeux d’un Pape comme Pie II, qui, l’ayant vu au congrès des princes à Mantoue, en 1459, écrit de lui qu’à près de soixante ans, « il chevauchait comme un jeune homme : haute taille, aspect imposant, physionomie sérieuse, parler toujours calme et affable, — véritable maintien de prince. » Bellissimo soldato, lui aussi, et bien plus cultivé, plus délicat que son père ; « invincible à la tête d’une armée, mais, par surcroit, incomparable pour l’organisation d’une fête ; délice de la bonne société, âme des divertissemens si chers aux Milanais[20], » joie des heureux, refuge des malheureux, accessible à tous, attentif à tout ce qui sert sa popularité, sans cesse par les rues en visite d’églises, d’hôpitaux, de bâtisses nouvelles, connu de tous, salué par tous et rendant leur salut à tous, appelant par leur nom, — comme il l’avait fait dès le jour de son entrée solennelle, — tous les passans, citadins ou soldats, et sachant, (quoi de plus flatteur pour un homme d’armes ? ) non seulement le nom de l’homme, mais le nom du cheval. En outre, libéral, généreux, tenant table et maison ouverte ; pendant qu’il dîne, le premier venu peut l’aborder ; courtois, bonhomme, d’une patience inlassable, il écoute les longues histoires de misère et accueille les continuelles demandes de secours. C’est en quoi peut-être il manque au machiavélisme : il se livre trop, se donne trop ou se prête trop, il ne se méfie pas assez. Dans son ascension au trône ducal et dans l’exercice de son principat, il est du reste puissamment aidé par sa femme, Bianca Maria Visconti, qu’il a épousée à quarante ans, elle n’en ayant que dix-sept : « Grande, bien faite, majestueuse, gaie opportunément avec un doux et chaste rire, mais de gravité révérende, » écrit un ancien auteur[21]. Il l’associe à son gouvernement, et elle s’associe à ses travaux guerriers. Si elle ne vit pas au camp, parmi les soldats, c’est pour sa réputation, par peur des mauvaises langues. Mais elle n’a point d’autre peur. Tandis que son mari est occupé ailleurs, elle va seule, en tête des troupes, se faire rendre les châteaux perdus. Quand son mari se décourage, elle le réconforte, elle le conseille, elle lui montre où il doit mettre le canon : « Ma femme, dit-il, vaut toute une armée. » Au besoin, elle prouve la force de son bras, comme à Crémone, où elle tue d’un coup de lance dans la bouche un Vénitien qui du haut d’un pont criait « Marco ! Marco ! » Elle est pour tous « la valorosa donna, » — et il y a, dans l’expression ou dans le rythme de la phrase, on ne sait quoi de poétique, de lyrique ou d’épique, — « a cavallo in fra li armati. » Mais elle sait se faire aimer et donner du cœur aux irrésolus : il lui suffit de se faire voir et de se faire entendre. Jamais elle n’oublie, et elle en tire une part de la confiance qui l’anime et dont elle anime les autres, qu’elle est fille de Visconti. Elle est habile et constante. Au plus dur du siège de Milan, lorsque les habitans se voient réduits à cette extrémité que le blé coûte soixante ducats le muid, Bianca Maria remplit la ville d’émissaires et de lettres secrètes : « Bienheureux, promet-elle aux affamés, si vous nous appelez, moi et mon mari : plus que pour duc, vous l’aurez pour père et pour frère. » Elle est clémente, simple, charitable, généreuse, prodigue de pensions aux vétérans et de dots aux filles pauvres ; sobre et austère comme une nonne, priant, jeûnant, et tourmentant sa chair en habit de pénitence, bien qu’elle fût à l’ordinaire, dans son vêtement et sa parure, la femme la plus élégante de son temps ; allant, pieds nus, la nuit, au mois de novembre, faire ses dévotions à l’église Sainte-Marie de l’hôpital nouveau et à celle de Sainte-Marie de Saint-Celse hors les murs. Mais toujours, même alors, sous le cilice et la bure et sans les riches anneaux qui tantôt chargeaient et demain chargeront ses « belles et blanches mains, » elle reste duchesse et princesse jusqu’au bout des doigts. Les Sforza, et Francesco lui-même quoique moins rude que son père, sont de trop récens parvenus : ils n’ont pas été « élevés, » surtout élevés pour faire des princes ; — mais elle l’a été, elle, et, par elle, ses fils le seront. On lui en a assez appris, dans sa jeunesse, à Abbiategrasso, pour qu’elle les fasse disserter en latin sur cet argument : « En quelle forme, selon quelles règles et par quels moyens (artifici) se font les traités entre les princes ». Dès que le duc, déjà malade d’hydropisie, semble en danger, elle se rappelle qu’il manque à la seigneurie des Sforza la sanction impériale, et elle fait revenir « volando » Galeazzo son fils qui guerroie en Dauphiné. Francesco mort, plus morte que vive, elle aussi, mais sans larmes, elle le garde jusqu’à ce que la putréfaction commencée oblige à transporter le cadavre dans la cour où l’on va faire sa toilette solennelle. Quand on ceint l’épée : « Oh ! épée, s’écrie-t-elle, qui fus si crainte, si heureuse, où laisses-tu maintenant porter ton maître ! » Et quand on attache les éperons : « Oh ! quantes et quantes fois vous avez piqué de puissans chevaux, en paix, * en guerre, dans les fêtes et dans les triomphes ! Maintenant il ne vous emploiera plus. Il doit rester immobile pour l’éternité. Ah ! malheureuse, moi qui, pendant que tu étais encore en vie, t’ai quelquefois contrarié et n’ai pas consenti à tout ce qui t’aurait plu ! Oh ! quelle douleur est à présent la mienne de t’avoir été importune ! Mais non, je ne le faisais pas pour moi, mais seulement parce que je te voulais en bonne santé, toujours, pour toujours !… O femmes, pour l’amour de Dieu, ne contrariez pas vos maris ! Si vous pouviez sentir le déchirement que j’éprouve à cette heure en me souvenant d’avoir parfois contrarié mon seigneur, oh ! certainement aucune de vous ne voudrait être jamais qu’aimable et complaisante en toute chose à son mari !… Pardonne-moi si je t’ai contrarié, je prierai, je ferai prier tant de bonnes âmes, pour que Dieu te pardonne tout, et reçoive ton âme en paix ! »

Si je transcris ici cette longue déploration funèbre, ce n’est pas seulement à cause de son accent et de son éloquence : Bianca Maria y pleure plus amèrement que pour la perte d’un époux même très aimé, même adoré ; et peut-être est-ce le remords qui y pleure. Ce motif qui revient sans cesse : « Pardonne-moi de t’avoir contrarié, » monte à la fois, peut-être, du cœur et de la conscience. En se repentant, avec cette insistance véhémente, de n’avoir pas complu en toute chose à son mari, elle pensait peut-être à la triste aventure de sa jeune suivante Perpétua, séduite par le duc et qui en avait eu un fils. On lui avait d’office trouvé un mari, et la cérémonie était fixée, quand, le jour même des noces, la demoiselle fut enlevée et conduite de vive force dans un château. Nul ne la revit jamais plus. Le bruit courut que la duchesse, ayant tout appris, l’avait fait prendre et tuer par ses sbires. Sur quoi l’un des derniers biographes des Sforza remarque : « Dans les fortes natures de ce siècle, tout contraste était possible. D’admirables, en un instant, toutes pouvaient devenir terribles. » L’épithète de fort et de forte est en effet la seule qui convienne. Ce sont de fortes natures, des hommes forts et des femmes fortes. Voici venir la virago, la femme forte, la femme virile, celle qui a la virtù de l’homme et de l’homme fort, celle dont c’est faire l’éloge, sans y mêler rien de désobligeant, que de l’appeler ainsi, et qui, tout en étant presque un homme, peut être néanmoins très femme, et joindre, en l’occasion, à toute la force de l’homme fort, toutes les faiblesses de la plus faible des femmes. Elle se dessine en Bianca Maria, comme en sa tante par alliance Margherita Attendolo, comme en bien d’autres, Maria di Pozzuoli, Cia degli Ordelaffi, Bartolommea Orsini, en attendant qu’elle s’achève et pour ainsi dire se sculpte, ainsi que dans le marbre ou le bronze, en Caterina Sforza, la petite-fille de Francesco.

Justement, le mari de Caterina est Girolamo Riario, vicomte de Forli et d’Imola. Neveu du pape Sixte IV (Francesco della Rovere de Savone, dit Francesco da Savona), sa naissance est au moins obscure. « Homme de très basse et vile condition, » ainsi parlent du pape lui-même Machiavel et les contemporains, si plus tard des historiens de cour doivent s’ingéniera lui fabriquer une généalogie. Toutes les généalogies du monde ne peuvent faire que le père de Francesco n’ait été un pauvre pêcheur, Leonardo Rovere, et sa mère, une pauvre femme, Lucchesina Mugnone. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, l’étoile de la famille est, avec Sixte IV, en ascension droite. De ses quinze neveux, deux sont cardinaux : Giuliano, évêque de Carpentras (le futur pape Jules II) et un franciscain de vingt-cinq ans, Pietro Riario, qui sera tour à tour ou cumulativement évêque de Trévise, patriarche de Constantinople, archevêque de Florence, Séville et Mende, plus riche à lui seul que tout le Sacré Collège. Or, comme le père du pape était un pauvre pêcheur, le père de l’opulent et fastueux cardinal de Saint-Sixte était un pauvre artisan de Savone, cordonnier ou savetier. Pietro Riario avait un frère, Girolamo, — et tous les deux passaient, — comment indiquer cela sans scandale ? — pour être plus chers au pape que ne le sont les plus chers neveux. Girolamo était le pire. Inculte, violent, « rude et sauvage nature d’homme, » il avait commencé par être, selon les uns, écrivain, gratte-papier au bureau de la gabelle ; selon les autres, épicier. Jamais, quelque honneur qu’on lui en promît, on n’avait pu le décider à entrer dans les ordres. Le pape, le voyant tranchant, impétueux, le crut né pour le commandement, et, ne pouvant en faire du premier coup un prince, en fit « le support, le pivot du principat civil de l’Eglise[22] : » capitaine général de l’armée pontificale et gouverneur du château Saint-Ange, avec toutes facilités pour mettre le Trésor au pillage et Rome en coupe réglée : un petit César Borgia avant Alexandre VI. Girolamo Riario a la main, sinon dans la conjuration des Pazzi, qui allait aboutir à la tragédie de Santa Reparata de Florence le 26 avril 1478, au moins dans les intrigues qui la précèdent et la préparent, parce qu’il craint, tant que vivra Laurent de Médicis, de ne tenir qu’en possession précaire Imola qu’il s’est fait donner malgré celui-ci. La trame s’ourdit au Vatican, et Sixte IV y aide, quoiqu’il ne décide pas tout, et qu’on le consulte moins pour savoir s’il approuve « avant » que pour savoir si, « après », il pardonnera. Il se joue là une scène, que nous connaissons par la « confession » d’un des interlocuteurs, Giovan Ratlista da Monte-secco, décapité le lendemain du jour où il fit ces aveux, et qui respire le machiavélisme le plus authentique. « Sa Sainteté me dit qu’elle voudrait qu’il s’en ensuivît la mutation de l’Etat, mais sans la mort de personne. Et, comme je lui dis, en présence du comte Girolamo et de l’archevêque (Francesco Salviati) : « Saint Père, ces choses pourront peut-être mal se faire sans la mort de Laurent et de Julien, et peut-être des autres ; » Sa Sainteté me dit : « Je ne veux la mort de personne pour rien[23], parce que ce n’est pas notre office de consentir à la mort de personne ; et, bien que Lorenzo soit un vilain, et qu’il se conduise mal envers nous, pourtant je ne voudrais sa mort pour rien, mais la mutation de l’Etat, oui. » Et le comte répondit : « On fera tout ce qui se pourra pour que cela n’arrive pas ; pourtant, si cela arrivait, Votre Sainteté pardonnerait bien a qui l’aurait fait. » Le Pape répondit au comte et lui dit : « Tu es une bête ; je te dis : je ne veux la mort de personne, mais la mutation de l’État, oui. Et ainsi je te dis, Giovanbaptista, je désire beaucoup que l’État de Florence soit changé, et ôté des mains de Lorenzo, qui est un vilain et un mauvais homme, et ne fait pas estime de nous : pourvu qu’il fût hors de Florence, lui, nous ferions de cette République ce que nous voudrions, et ce serait pour nous grandement à propos. » Le comte et l’archevêque qui étaient présens dirent : « Votre Sainteté dit vrai, que, quand vous aurez Florence à votre discrétion et quand vous en pourrez disposer, comme vous le pourrez si elle est aux mains de ceux-ci, Votre Sainteté fera la loi à la moitié de l’Italie, et tout un chacun aura pour cher d’être votre ami ; ainsi donc consentez que toute chose se fasse pour en venir à cet effet ». Sa Sainteté dit : « Je te dis que je ne veux pas : — allez, et faites comme il vous paraît bon, pourvu qu’il n’intervienne pas de mort. » Là-dessus, les trois conspirateurs se retirent dans la chambre de Girolamo, discutent encore, et concluent que la chose, — c’est-à-dire « la mutation de l’État de Florence, » — que le Pape veut plus que tout, ne peut se faire sans la mort de Laurent de Médicis et de son frère, dont il ne veut pour rien. Giovanbaptista a des scrupules, ou, après coup, mis à la question, il prétendra en avoir eu ; mais le comte et l’archevêque « répondirent que les grandes choses ne se pouvaient faire autrement, » et, pour le prouver, alléguèrent toute sorte d’exemples qu’il serait long de rapporter… Trente-cinq ans avant le Prince, c’est, — y compris l’axiome final, — toute la matière d’un chapitre du Prince.

Mais ce chapitre n’est pas le seul, et Girolamo Riario, si médiocre et pauvre sire qu’il soit en somme, pourrait fournir de la matière pour plusieurs. Préoccupé au degré où il l’est, c’est-à-dire obsédé de l’idée de s’assurer définitivement Imola, envers et contre les Médicis qu’il sent hostiles à son établissement en Romagne, il recourt aux grands moyens, à ceux que, dans l’avenir, on qualifiera couramment de machiavéliques. Il imagine toute une histoire, échafaude toute une intrigue. Girolamo expédie à Florence un prêtre d’Imola, stylé et soldé par lui, avec mission de feindre contre lui-même, Girolamo, une haine violente et de se déclarer prêt à l’empoisonner, si seulement Laurent de Médicis l’assiste et lui procure le poison. Puis, dès qu’il le tiendrait, Girolamo se présenterait au Pape en consistoire, exhiberait la fiole, affirmerait que Laurent a voulu le faire mourir, ce que le prêtre jurerait, au prix de la charge de custode d’une des portes d’Imola. La combinaison s’effondra, parce que les Florentins, qui, avec les Vénitiens, étaient bien les hommes du monde le plus sur leurs gardes, toujours aux aguets, toujours aux écoutes, l’éventèrent à temps, et parce qu’à peine arrivé à Florence, ce prêtre vraiment trop complaisant fut arrêté, mis à la torture, et parla plus qu’il n’eût convenu. — Mais le moyen lui-même ne fut pas usé, et n’est-ce point comme un retour des chosas d’ici-bas de voir qu’Alexandre VI s’en servira, à son heure, ou plutôt à l’heure de son fils César, contre la propre femme de Girolamo, Caterina Sforza, et tout justement pour expliquer, par une accusation de tentative d’empoisonnement, l’usurpation sur elle de Forli et de cette Imola que les Riari, — au moins Girolamo, car Catherine était alors très jeune, elle n’avait que seize ans, — n’avaient pas craint d’acheter par une accusation, plus que fausse et calomnieuse, de tentative d’empoisonnement ?

Girolamo pourtant ne se lasse pas : si le poison le trahit, que le poignard lui vienne en aide : à lui, la mutation de l’État de Florence, sans la mort de Lorenzo, ne suffit pas, comme au pape Sixte IV, parce qu’il n’est pas le Pape et qu’il veut être prince temporel, assis en sa principauté. Mais ou il est maladroit ou il y va de malchance ; ou il n’est pas « connaisseur de l’occasion » ou il n’est pas « favori de la Fortune. » Un second coup laborieusement monté est paré comme le premier, échoue comme lui. Il doit se résigner à ne tenir ses deux villes qu’au jour le jour, et, pour s’y maintenir de jour en jour, a les contenir, à les reconquérir ou les réacquérir chaque jour. Perpétuel qui-vive, lutte sans répit où la force et l’astuce se mélangent en proportions variables suivant les momens et les circonstances ; où ce sont deux armes égales ; où, alternativement, le lion fait le renard et le renard lait le lion, s’il n’était d’ailleurs tout à fait excessif de dire de Girolamo Riario ce qu’il sera encore exagéré de dire de César Borgia, et s’il pouvait vraiment faire le lion, dont il n’a ni la dent, ni la griffe, ni le mufle, ni la crinière.

Mais ce n’est pas la volonté qui lui en manque. Il est parfois dans le même acte et presque dans la même minute impitoyable et pieux. Une conjuration éclate à Forli, en octobre 1480. Deux prêtres et deux serviteurs du châtelain décident de s’emparer de la rocca (du donjon, de la forteresse) et de la remettre aux Ordelaffi. Mais un autre prêtre, qui sait tout, prévient le gouverneur, qui prévient le comte. Girolamo exile les deux prêtres dans la Marche, puis il les libère. Les deux autres coupables, qui étaient le père et le fils, sont pendus. Un mois après, seconde conjuration, toujours au bénéfice des Ordelaffi. Cette fois on vit cinq cadavres se balancer aux fenêtres du palais. En outre, trois accusés furent bannis, mais le comte, fidèle à sa politique, ne tarda pas à leur faire grâce. Il ne fit pas grâce, croit-on, à Roberto Malatesta, seigneur de Rimini et capitaine des Vénitiens, dont il enviait la gloire et les talens militaires. Particulièrement jaloux de la victoire de Campo Morto, on l’accusa du moins de bien connaître les causes de la dysenterie suspecte qui, en quelques semaines, emporta Roberto. Quant à Andréa Chelini, dont tout le crime était d’avoir donné un conseil, et un bon conseil, lui aussi mourut prématurément, d’une mort que le chagrin n’explique peut-être pas assez. Magnifique et accoutumé à dépenser à pleines mains, bien qu’il puisât dans les coffres de l’Église, il dut tomber en une fiscalité qui se tourna vite en un système d’exactions effrontées. Biens des couvens et des particuliers, terres laïques et ecclésiastiques, revenus de la cité et de la vicomte, maisons, chapelles, missels, reliques, ornemens, vases sacrés, tout lui fut bon : il fit argent de tout. A Rome, il rançonne impartialement auditeurs de robe, scribes apostoliques, stradiotes : trois mille ducats par ci, mille par là. C’est son prix, prix de faveur, mille ducats, pour les bourses et les emplois modestes, mais il ne souffre pas qu’on ose discuter. « Ah ! vous ne les avez pas ? dit-il aux obligés qui réclament du temps. Eh bien ! que, moi, je les aie demain, ou ce sera douze cents. » A peine son escarcelle est-elle remplie qu’il s’en va jouer aux dés avec son compagnon de fêle, Virginio Orsini, jusque sur les autels de Saint-Jean-de-Latran, ou dans la sacristie, à califourchon sur une châsse. Il abusa tant à la fin, soit à Rome, soit en Romagne, que de bons bourgeois de Forli, parmi les meilleures familles, se mirent d’accord ; « Meglio cite noi le facciamo a lui, che lui a noi, mieux vaut le lui faire, qu’il ne nous le fasse, » et résolurent de s’en débarrasser, ce qu’ils exécutèrent. Il finit mal, et, à en juger selon les règles du machiavélisme, par sa faute : bon machiavéliste, en ce qu’il sut à la fois punir et pardonner, montrer de la sévérité et de la clémence ; mauvais, en ce qu’il commit ses cruautés non seulement au commencement de son règne, mais pendant tout son règne, et qu’il alla en les redoublant ; mauvais encore en ce que, malgré des intermittences, des accès ou des feintes de vertu publique et privée, il eut trop de vices, et de ces vices qui font perdre au prince son État. — Mais « déjà Tacite est né dans l’Empire ; » je veux dire que déjà Machiavel est là qui observe, s’il est permis de comparer à l’historien amer et ému des Césars cet homme qui ne s’émeut jamais, qui ne s’indigne jamais, qui n’en appelle jamais à la conscience humaine, et qui ne retient que pour le mettre en formules ce qu’il voit ou ce qu’on a vu. Il mettra donc en formules les Sforza, les Riario, les Castruccio Castracani, tous les tyrans de Milan, d’Imola et de Lucques ; tous ceux de Vérone, de Padoue, de Sienne, de Rimini, de Cesena ; tous ces rejetons, toutes ces pousses vénéneuses[24], dont les terres d’Italie foisonnent :


Tra ‘l Po, e ‘l monte, e la marina,e ‘l Reno ;


« ces rustres, devenus des Marcellus, en se faisant chefs de partis[25] ; » ce forgeron de Bologne, Lambertaccio, qui faillit s’emparer de la seigneurie ; ce Bernardin di Fosco, de Faenza ; « noble rameau d’un ignoble chiendenl ; » tous ces aventuriers qui arrachent à Messer Guido del Duca da Brettinoro, s’entretenant avec Dante dans le Purgatoire, des larmes et des cris : « Où sont le bon Lizio, et Arrigo Manardi, Pier Traversaro, et Guido di Carpigna ? O Romagnols abâtardis !… Ne t’étonne pas si je pleure, Toscan, quand je me rappelle, avec Guido da Prata, Ugolin d’Azzo qui vécut chez vous, Federigo Tignoso et les siens, la maison des Traversari, les Anastagi,… les dames, les cavaliers, les fatigues, et les aises ; alors on ne rêvait qu’amour et courtoisie, là où les cœurs sont maintenant si mauvais… Bagnacaval fait bien, qui n’a pas de fils, et Castrocaro fait mal, et Conio fait pis qui se mêle d’engendrer de pareils comtes[26]. » Les Varano de Camerino, Gian di Fogliano et Oliverotto da Fermo, Giovanni de la Rovere de Sinigaglia, les Montefeltro d’Urbin et d’Agobbio, les Baglioni de Pérouse, les Vitelli de Città di Castello, Giovanni Sforza de Pesaro, les Malatesta, les da Polenta, les Manfredi, les Bentivogli, les Este, tous sont pour Machiavel des modèles, des sujets pour son objet. De petits modèles, mais il va en avoir de grands, et il va les voir de tout près ; deux surtout, une femme et un homme, ou plutôt une virago et un prince, deux beaux exemplaires de virtù, réduite où il la réduit, où la réduit avant lui, avec lui, après lui, toute l’Italie de la Renaissance : Catherine Sforza, et César Borgia.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez le savant travail de Robert de Mohl : Die Machiavelli Literatur, au tome III de son grand ouvrage : Die Geschichte und Literatur der Staatswissen-schaften ; 3 vol., 1855-1858 ; Erlangen, Enke ; — et les notes du livre, si richement documenté, de M. Oreste Tommasini : Là vita e gli scritli di Niccoló Machiavelli ; 1 vol. gr. in-8o ; 1883 ; Rome, Turin, Florence, Lœscher (le second volume annoncé n’a pas encore paru). L’un de ces répertoires est vieux de plus de cinquante ans, l’autre de plus de vingt ans déjà, et, depuis lors, on n’a pas cessé de publier.
  2. Le Livre du Prince, ch. XV, édition de 1550, dite Testina, p. 45.
  3. Cf. Le Prince de Bismarck, Psychologie de l’Homme fort. Voyez la Revue des 1er et 15 juillet 1899, 1er avril et 1er mai 1900.
  4. Pier Desiderio Pasolini, Caterina Sforza, I, 16. — Nous laisserons autant que possible aux noms propres leur forme italienne, parce qu’il n’y a aucune raison de franciser les uns, de ne pas franciser les autres, qu’il faudrait alors les franciser tous, mais qu’il en est qui, outre ce qu’ils y perdent de couleur, y prennent un air trop étrange.
  5. Pasolini, Caterina Sforza, I, 39-40.
  6. Id., ibid., I, 40.
  7. Pasquale Villari, Niccoló Machiavelli e i suoi tempi, illustrati con nuovi documenti, 3 vol. in-8o, Florence. 1877, Lemonnier, t. I, p. 12.
  8. Jacob Burckhardt, La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, traduction de M. Schmitt sur la secunde édition annotée par L. Geiger ; 2 vol. in-8o, 1885 ; Plon-Nourrit, t. II, p. 65.
  9. Nouvelle XC, édit. Le Monnier, Florence, 1860-1861. Cf. Villari, ouv. cité, I, 12.
  10. Cf. Ricordi di Massimo d’Azeglio. Notes sur une visite à Genzano, II, p. 90.
  11. Pasolini. ouv. cité, I. 6.
  12. Le nom est facile à retrouver sous son travestissement italien. Cf. Sacchetti
  13. V. Simonetta, Vita di Francesco Sforza, I.
  14. Pasolini, ouvr. cité, 1, 9.
  15. Paolo Giovio, La vita di Sforza (tradotta per M. Lodovico Domenichi) ; Venise, 1538, ch., 58, 60, etc..
  16. Pasolini d’après Giovio, ouvr, cité, I, p. 12.
  17. Pasolini, d’après Corio. ouv. cité, I. 15.
  18. D’après une note écrite par Antonio Bolomyer, secrétaire intime du feu duc, le 28 février 1449. — Voyez Antonio Casati, Milano e i principi di Savoia. page 34.
  19. Lettre du 15 avril 1449. — Casati, ouv. et passage cités.
  20. Verri, Storia di Milano, t. II, liv. XVII.
  21. Joanne Sabadino de li Arienti, Gynerera de le clare donne.
  22. Pasolini, ouv. cité, I, 91.
  23. A aucun prix. Mais il importe de ne pas faire disparaître dans la traduction une équivoque qui est peut-Cire intentionnellement dans le texte et qui résulte de la place des mots et de l’affirmation insistante : « mais la mutation de l’État, oui. »
  24. Che dentro a questi termini è ripieno
    Di venenosi sterpi
    ( Purgatorio, XIV.)
  25. Che le terre d’Italia tulle piene
    Son di tiranni ; e un Marcel direnta
    Ogni villan, che parteggiando viene.
    (Purgatorio, VI.)
  26. Ov’ è ‘l buon Lizio, e Arrigo Manardi,
    Pier Traversaro, e Guido di Carpigna
    O Romagnuoli tornati in bastardi !
    Quando in Bologna un fabbro si ralligna
    Quando ‘n Faensa un Bernardin di Fosco
    Verga gentil di picciola gramigna.
    Non li maravigliar, s’io piango, Tosco,
    Quando rimembro con Guido da Prata
    Ugolin d’Azzo, che vivette vosco,
    Federigo Tignoso, e sua brigata,
    La casa Traversara, e gli Anastagi,
    (E l’una gente, e l’altra è diretata) ;
    Le donne, e i cavalier, gli affanni, e gli agi,
    Che ne ‘nvogliava amore e cortesia
    Là dore i cuor son fatti si malvagi.
    Ben fa Bagnacaval, che non rifiglia ;
    E mal fa Castrocaro, e peggio Conio,
    Che di figliar tai Conti più s’impiglia.
    (Purgatorio, XIV.)