Aller au contenu

Madagascar (RDDM)/03

La bibliothèque libre.
Madagascar (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 683-700).
MADAGASCAR

III[1]
LES ARTS DE LA VIE ET DE LA MORT

Les administrateurs et les colons, les hommes actifs qui se trouvent en rapport d’affaires et de travaux publics avec les Malgaches, les jugent irrémédiablement inférieurs, non sans en donner de valables raisons. Les lettrés, qui étudient les mélodies indigènes et observent le goût inné et subtil jusque dans la populace pour la musique, tiennent pour supérieure la même race. Ce désaccord vient de ce qu’on ne l’a point considérée dans son évolution : sa supériorité est réelle, mais elle est toute dans le passé ; la race merina ou hova, envisagée dans son unité politique, est en dégénérescence ; mais la civilisation merina, — qui s’est propagée parmi les autres peuplades, — a ou son heure de puissance et reste extrêmement intéressante dans ce qui s’en perpétue. On ne le constate point seulement en écoutant sa musique, comme on l’a fait, mais en découvrant les autres arts de la Grande Ile.

Ceux mêmes qui à Madagascar se sont spécialisés dans la recherche des documens artistiques, ayant une éducation européenne plus scolaire de la peinture et de la sculpture, ont jugé insignifians les échantillons de ces arts qu’ils ont rencontrés dans leurs excursions ; et, pressés de leur assigner une valeur ethnographique en en faisant l’objet essentiel de discussions ingénieuses, ils ne les ont point regardés avec la simplicité et ! a fraîcheur d’âme que l’élite française apporte aujourd’hui à la contemplation des arts anciens les plus illustres de l’Europe ou de l’Asie. En dehors de la musique, il y a un art malgache innocent, délicat, parfois précieux, grêle, mais franc, élancé, et qui touche à la grandeur religieuse dans les tombeaux.

Le tempérament sédentaire du Malgache qui lui permet de prendre un plaisir sans lassitude à regarder longtemps une même chose tandis qu’il se repose, son esprit d’observation qui, d’un objet, saisit immédiatement le contour pittoresque et le caractère essentiel, son insinuante faculté d’imitation en firent naturellement un peuple dessinateur. Chez presque toutes les peuplades on a relevé des dessins. Mais, comme les Arabes ont effectué de nombreuses immigrations en terre madécasse, on a été tenté d’attribuer à leur enseignement la présence de ces dessins qui se trouvent être de l’ornementation géométrique, tout en étant obligé de se reconnaître « en présence d’un art arabe primitif ou imité de souvenir d’une façon primitive. » (Jully.) En réalité, presque toutes les peuplades primitives n’ont pratiqué comme dessin que de l’ornementation géométrique : les Maoris comme les Esquimaux, les Australiens comme les Botocudos, sans compter les races de la préhistoire indo-européenne. Loin d’être l’expression particulière du génie arabe, elle représente la façon universellement humaine par laquelle les premiers artistes, — à quelque âge, quelque pays et quelque race qu’ils appartinssent, — inscrivirent en lignes leurs rêveries sur le bois, l’ivoire et la pierre. Ce n’est donc point par l’influence fortuite et artificielle des Sémites qu’il faut l’expliquer à Madagascar, mais par les grandes lois d’imitation de la nature qui, de l’avis unanime des savans, font de l’ornementation géométrique la copie des modèles de mosaïque offerts par la carapace de la tortue, les écailles du caïman, la peau du serpent, les alvéoles des ruches et des nids de guêpes, — et nous ajoutons en ce qui concerne les pays tropicaux : les fruits à configuration cellulaire tels que l’ananas, le jack, l’ale. On est aussi d’accord à voir dans l’ornementation géométrique à ses origines la transcription sur une matière dure des travaux de vannerie, premiers exercices de la main commandés par la nécessité : or, à qui cette théorie s’appliquerait-elle mieux qu’aux Malgaches naturellement si habiles à tresser l’osier ? On n’a pas imaginé d’expliquer par l’influence arabe l’art symétrique des rizières malgaches, ni non plus celui avec lequel les femmes betsileos composent de leur chevelure de véritables mosaïques, et une indéniable parenté existe cependant entre les dessins de la coiffure des femmes et ceux dont leurs époux, patiemment, entaillent les hauts poteaux mortuaires du pays.

Ils commandent l’admiration, représentant assurément ce que l’esthétique madécasse a réalisé de plus grandiose. Du haut en bas, les surfaces de ces pylônes de bois sont divisées en rectangles où s’inscrivent des roues, des treillis de croix, des jeux de cercles et de croix en équilibre, guipure de bois délicate dans une matière rude dont la séduction gracieuse vient de ce qu’elle vous donne en même temps une impression de subtilité et de sauvagerie dans une composante de dessin préhistorique et d’ornementation orientale savante. D’autres fois, dans un quadrillage qui peut figurer un parc, la silhouette captive d’un zébu plie sur des pattes rondes et élève des cornes en lyre. Plus encore que dans l’ingénieuse alternance des motifs purement linéaires et des motifs d’un décoratif animalier, la beauté de ces dentelles de bois tient dans l’art par lequel le travail grossier de l’outil, resté sensible à la rugosité des surfaces, à l’inégalité des traits et aux gaucheries dans la symétrie, se transforme en harmonie pour les yeux. Il est plus naturel, plus vivant, parce qu’il est moins rigoureusement parfait que l’ouvrage arabe, lequel fait trop oublier l’effort de la main afin de faire admirer le calcul de l’esprit. Puis, tandis que la décoration arabe abolit ou défigure la matière qu’elle couvre et surcharge, l’ornementation madécasse laisse ici à la poutre sa beauté de tissu végétal en sorte que les lignes qu’y a tracées l’homme finissent par prendre des analogies naturelles avec les veines du bois ou les taraudages d’insectes.

Ceci achève de rendre inutile et fausse l’hypothèse de l’intervention arabe en laissant percevoir une authentique inspiration malgache, beaucoup plus intéressante, qu’on recueille chez toutes les peuplades des images d’animaux et d’hommes encloses dans les réseaux de. l’ornementation géométrique. L’Antaimoro, afin peut-être de conjurer les sorts, grave sur son bâton de route un caïman épineux et un scorpion griffu. Le Tanala vagabond fait défiler autour de gobelets de bambou, parmi des soldats, des bourjanes, des hommes à cheval et en filanzane, des bœufs en marche ascendante, des oiseaux repliant leur tête sous leurs ailes, volant au faîte de pagodes à étages ou picorant les insectes sur le dos des zébus. Par leur manque d’équilibre, par la langueur de la ligne à cerner l’objet, ces dessins rappellent ingénument ceux des Australiens. Le Betsileo intercale entre ses mosaïques de croix et de carrés des profils de bœufs non moins beaux dans leur raccourci frêle et prime-sautier que ceux que nous avons vus gravés d’un mouvement souple par des mains de bourjanes ou de pâtres sur les falaises rouges de la route d’Antsirabé à Fianarantsoa. « En Imerina, a écrit un spécialiste, jamais la représentation d’une plante et d’un animal. » Nous avons distingué cependant, dans des cases de villages perdus, des cadres de lits sur lesquels les Merinas du temps de Radama avaient creusé, d’un trait incisif, fin, proportionné, aussi militairement campé, d’une allure aussi impérieuse que les dessins assyriens, des frises où des musiciens à tiares, des soldats avec leurs lances paradent devant un souverain à long manteau. Le Merina ne s’est jamais interdit la représentation humaine, seulement plus rare parce qu’elle nécessite plus d’effort. Quant à la décoration végétale, on est au contraire frappé de découvrir que c’est celle qu’il préfère, peut-être par l’éclosion d’atavisme asiatique. Dans le palais de Radama, à Tananarive, on peut admirer les peintures de volubiles lianes à corolles blanches, légères, suspendues et ouvertes à la façon d’orchidées, qui grimpent sur un fond rouge, d’un mouvement oblique, parallèlement. Là une plante qu’on reconnaît pour la stylisation gigantesque de la grenadille, incurve vers le sol des palmes à forme de plumes, se subdivise en deux tiges identiques dont les feuillages symétriques, très puissamment colorés d’ocre et de pourpre, projettent vers le ciel et vers la terre l’abondance des fleurs et des fruits gros bleu et vermillon, puis s’érige, pareille à un pistil, unique. Il semble que ces mêmes motifs végétaux, taillés en relief dans la pierre, encadrent les portes des tombeaux : de chaque côté un stipe s’élève, du niveau même du sol, sur des racines nouées en ruban ; il ouvre, à intervalles de nœuds réguliers, des feuilles épaisses et bombées du cœur desquelles d’autres rameaux naissent pour s’allonger dans le sens horizontal, ramper en reproduisant de nouvelles feuilles, symbolisation peut-être de la Liane de Vie aujourd’hui inconsciemment retracée par une race qui a conservé la tradition des images ancestrales sans avoir gardé la mémoire de leur sens. L’effet de beauté imposante que parvient à produire par l’ornementation géométrique le génie patient et doucement observateur du Betsileo, c’est par l’ornementation végétale que le génie hova, onduleux, fervent de la vie prolifique, nous le donne. La race hova à laquelle on ne pouvait accorder jusqu’ici que des qualités de finesse assez indienne dans l’art, — parce qu’on consultait seulement la technique des lambas nuancés par les femmes, — manifeste, dans la conception originale d’un art décoratif qui s’inspire des végétaux, une faculté de voir grand, prolongé, monumental, qui atteint tout son développement dans les belles proportions architecturales de ses tombeaux.

C’est directement à la nature que les Malgaches empruntent leurs couleurs, si bien qu’ils n’ont souvent, pour les désigner, que des noms d’objets. Ainsi ne disent-ils pas : brun pâle, mais : couleur de sauterelle morte ; brun foncé, mais : couleur de fourmi ; bleu pâle, mais : couleur de brouillard. Les peuplades de la côte tirent des arbres les liqueurs rouges, vertes, jaunes, violettes dont elles teignent les fibres de rafia pour varier la trame des rabanes au ton de paille. Voisines de la forêt où la sève tropicale pigmente puissamment le bois, embrase les corolles, peint vivement les fruits, elles chérissent les éclats intenses dont elles atténuent toutefois la force en les juxtaposant par longues bandes parallèles, — violet, bleu ou grenat bordé de noir, rouge accolé au vert, — obtenant ainsi sur les rabanes versicolores des harmonies aussi joyeuses et jolies que celles des cannes à sucre rayées. Dans le centre au contraire, sur les hauts plateaux où la terre aride et nue étend sa pourpre sombre presque rouilleuse, le Betsileo montre de la prédilection pour les tons unis du lamba couleur de natte roux. Fermé dans son enceinte de montagnes de pierre translucides au soleil, tel l’Ankaratre, dominant des plaines aux lignes douces où les affaiblissemens et les renforcemens de la lumière, estompée puis découverte pas les nuages, multiplient des teintes fuyantes et délicates sur la terre sensible, le Mérina éprouve, plus que l’amour des couleurs, le goût des nuances. Comme l’analyse une curieuse poésie, il se sent attiré par toutes les colorations, mais ne sait à laquelle donner sa préférence et ne veut en choisir aucune ; alors il les aime toutes, mêlées, fondues, ainsi aux couleurs préférant les nuances qui sont comme leur suave fusion voluptueuse :


Le bleu me possède. — Le blanc prétend être le premier. Et si j’embrasse l’horizon, — le rouge exhale des parfums pour m’attirer. — Si je tourne vers le violet, — le vert me fait tourner vers lui. — Si je préfère le jaune, — le gris pleure sur moi.


Dans les lambas, étoffe nationale, l’art de la nuance atteint à une remarquable virtuosité. La somptuosité des tons surtout dans ceux du Palais de la Reine, semble exprimer la prédominance de l’esthétique indienne. Les couleurs, — amarante, bougainvillea, safran, vieux rose, vieux rouge, violet, — et la façon dont elles sont accouplées pour des contrastes, d’abord étranges aux yeux des Européens habitués à n’harmoniser que les nuances et non les couleurs, dénotent aussi fortement le goût indien. Mais il faut observer que parmi ces lambas magnifiques, dont quelques-uns ont été recueillis au Musée de Tananarive, il en est d’assez récens où sont directement insérés, entre des bandes tissées à Madagascar, des morceaux d’étoffes précieuses importées des Bombays. Les plus anciens au contraire ont été tissés eatièrement dans la Grande-Ile et en portent comme le cachet d’atmosphère à la fois vibrante et sourde. On a noté qu’il s’y décelait peu d’imagination, mais un goût de la distinction la plus rare, comme il s’en discerna chez les vieux Andrianes. Ces étoffes qui sont « comme des cachemires non de laine, mais de soie, » ont l’opulence de draperies à reflets métalliques, le charme passé de vieux joyaux, des tons laiteux d’opale sertis dans un brochage de tapis oriental, la richesse polychromique de mosaïques avec la fantaisie guillochée d’ornementations florales. L’harmonie est obtenue non par l’atténuation des teintes, mais par leur juxtaposition, ce qui est commun aux arts des tropiques où, dans une atmosphère chaude et comme cuivrée, c’est le miroitement des tons éclatans qui opère la fusion même dans les contrastes les plus violens. Surtout, dans les lambas de Madagascar, la juxtaposition se fait en un dessin géométrique de lignes longuement tendues, et c’est encore cela qui adoucit décorativement l’harmonie et lui prête en quelque sorte du style, la rend particulière et originalement malgache, par une combinaison qui s’est composée lentement de colorations importées par les Malais et de dessins importés pas les Arabes des immigrations différentes. Pour l’impression d’ensemble, tous les tons se fondent comme les couleurs franches dans le prisme : ce sont de vraies symphonies d’arc-en-ciel ; ainsi s’explique sans doute que leur somptuosité donne la douceur de la simplicité et du naturel.

Le dessin est donc géométrique, superposant les angles aigus par gammes. Mais à un examen minutieux on remarque que des motifs végétaux, — capillaire, fougère d’or, — alternent avec les zébrures et que celles-ci mêmes sont les stylisations extrêmes de motifs végétaux : ainsi les angles emboîtés l’un sur l’autre sont celles des feuilles attachées obliquement deux à deux à la tige, diagramme botanique, indiscutablement, car à regarder les lambas divers, on perçoit les phases successives de cette métamorphose de lignes. Parfois la fantaisie leur donne la beauté d’ailes de papillon. La fantaisie est le prélude de l’originalité, et celle-ci est sensible dans ces lambas qui ne sont arabes, persans, indiens ni malais, mais tout cela ensemble dans une fusion soyeuse et grandiose où les motifs des arts divers de ces peuples s’étagent avec le sens architectural que nous retrouvons dans ces étoffes après en avoir été étonné partout ailleurs.

De peinture malgache, on ne connaît encore que les décorations d’anciennes villas dans la campagne de l’Emyrue, et celles du Palais qu’a élevé Radama et où siège aujourd’hui l’Académie malgache : longues fresques de la guerre et de la paix où défilent des régimens en manœuvre, des esclaves reliés par une chaîne d’argent, des chœurs de musiciens dansans, des théories de danseuses chantantes, et la foule malgache réjouie de ses lambas clairs et rayés. L’artiste y atteste, avec un goût varié du mouvement et des gestes, un sens délié des nuances toujours finement appariées à celles qu’offre la nature sur ses fruits, ses fleurs et ses feuillages, tandis que, par une subtile invention, son dessin donne aux jupes des formes évasées de fleurs de datura, aux lambas des plis de feuilles de bananier, aux écharpes des mouvemens de palmes. C’est la souplesse ondueuse, un sens ingénu des analogies qui dominent dans la peinture malgache.


La sculpture à Madagascar n’a aucune signification religieuse : elle est née du plaisir instinctif de l’homme, pendant sa longue oisiveté, à imiter dans la terre et dans le bois la forme des choses dont son œil embrassait les contours avec une agréable facilité. L’homme sculpte pour s’amuser lui-même : aussi bien ce qu’il réalise dépasse-t-il rarement la proportion et l’intention d’un jouet. Au reste ce peuple, qui adore les enfans, excelle-t-il aux jouets, les plus jolis, ingénieux, amusans et spirituels. Contrairement à ce qui a été écrit par les arabisans, la représentation humaine en sculpture est pratiquée par la plupart des peuplades malgaches. Le Betsimisaraka pétrit dans l’argile des masques d’une intensité de vie impressionnante où la barbe est remplacée par des plumes de volailles enfoncées de telle sorte que les tubes figurent des dents ; le Betsileo taille dans un bois qu’il vernit ensuite des statuettes aux yeux dilatés, aux grosses joues, aux lèvres fortement avancées : vêtues d’un lamba de coutil, coiffées du bonnet de paille à la tanala ou des boules de cheveux à la bara, elles présentent solennellement en mains les insignes des différens métiers, angady du cultivateur, hachette du défricheur, couteau du boucher, fusil.

Précisément, ce qui devrait ruiner entièrement l’hypothèse de l’influence sémitique, c’est la présence de sculptures d’animaux et d’hommes chez les peuplades comme les Sakalaves, qui, de tout Madagascar, ont été le plus profondément pénétrés de civilisation, voire de race arabes. Comme l’islamisme, l’art arabe n’a touché que superficiellement les Malgaches. Race turbulente et guerrière qui ne sait respecter la chasteté que dans ses danses, le Sakalave n’érige dans le bois l’homme et la femme que pour en détailler les caractères sexuels. De ces statuettes où sa sensualité exprime la force de la vie dans ses corps-à-corps amoureux, il orne les angles des tombeaux pour y signifier la fécondité, la postérité, la survie. Ainsi le talent particulier au Sakalave est de savoir adapter la sculpture au monument ; ses statuettes se distinguent toujours par leur élancement et, à les voir, on les imagine aisément soutenant en piliers des frises où seraient taillés en ronde bosse, comme sur les barreaux des enclos mortuaires, des maisons, des bœufs, des chevaux, des oiseaux, des tortues, des caïmans. Le Sakalave n’aime pas la statuette isolée, mais ornant un objet et incorporée à son volume. Tout est orné chez cette race, la plus artiste en plastique de Madagascar peut-être parce qu’elle est la plus richement mélangée d’élémens divers. Sur les rames de bois que les manches triangulaires font ressembler à des épées, les rudes épées à tailler l’eau, sont posés des porcs voûtés et grognons, un homme barrant la route à un bœuf, un paysan qui pousse devant lui son zébu, toutes images rappelant à l’homme de mer les choses de la terre comme pour lui donner le plaisir de la vie intégrale. Le long de ces avirons, qui agitent le monde des couches d’eau, grimpe une faune aquatique : grenouilles, écrevisses ou sauriens. Les moindres objets usuels sont couverts de sculptures, depuis la gargoulette de terre autour de laquelle tournent des caïmans et des bœufs, jusqu’aux cuillères sur les manches desquelles s’allonge un crocodile, symbole de la gloutonnerie, se dresse une porteuse d’eau, image du repas, s’arrondit un bœuf à bosse, représentatif de la viande rouge, du mets noble et national. Et toujours cette imagination si ingénieusement décorative est subordonnée à une observation très pénétrante de la réalité. Cette acuité dans le réalisme va jusqu’à la caricature puissante.

Il faut admettre que les manifestations d’art malgache sont les produits naturels de l’oisiveté méditative de l’homme sauvage devant les contours et les reliefs des choses. Point n’est besoin d’invoquer, pour la déclarer efficace ou négative, l’influence d’immigrations étrangères. La peuplade qui, dans ses mœurs comme dans sa race, décèle le moins d’infiltration arabe, qui, par sa position géographique même, a été le plus à l’écart des invasions sémites, — les Mahafalys du Sud, — est éminemment artiste. Le Mahafaly porte à la perfection plastique le génie animalier propre aux Malgaches et qui caractérise si pittoresquement la plupart de leurs proverbes. Il pétrit dans la terre, pour les tacheter ensuite d’une sorte de lait de chaux, des statuettes de bœufs : autant par la disposition des taches que par la reproduction des douces lignes des fanons tombant très bas, du front plat, des cornes ouvertes finement en croissant large, de la loupe lourde et mobile, il a réussi à donner de l’animal à qui il doit tout, qui fait partie de sa vie, de ses fêtes, de son travail, de ses légendes, des images aussi gracieuses et agréables à voir en leur genre que celles où les hommes de Tanagra ont modelé la beauté des femmes qu’ils aimaient et à qui ils reportaient toute leur joie dilettante de la vie.


De la sensibilité beaucoup plus que de l’imagination, une sensibilité gracieuse et piquante, un sentiment attentivement artiste et amical de la réalité qui se meut autour de lui, voilà ce qui s’atteste dans l’art malgache. Il y a là un respect familier de la vie, une soumission devant elle, qui, en face de la mort, s’approfondissent et se dramatisent.

Ils considèrent la mort avec une sorte de solennité religieuse en même temps qu’avec une fataliste simplicité où s’entremet bientôt une verve réaliste. On ne saurait sans exagération rapprocher leurs cérémonies mortuaires des saturnales antiques, mais ce sont des fêtes turbulentes et tapageuses où les lamentations clamées sur des vers souvent mélancoliques et grandioses sont entrecoupées par des salves de poudre, des cris, dans l’ivresse et les ripailles. La mort, qui tient une si large place dans les poésies, est essentiellement l’occasion d’une grande orgie publique où la famille du défunt doit étaler à la foule sa richesse qui se manifeste pour les plus opulens par des sacrifices magnifiques de bœufs et l’élévation de tombeaux massifs. Les funérailles sont avant tout scéniques chez ces peuples qui n’ont point par ailleurs de théâtre, plus près de la tragédie ou de la farce suivant les tribus et les gens : on peut si bien y voir une manière d’art théâtral qu’il y a non seulement des récitatifs, mais des dialogues et même une mise en scène. Ainsi, tandis qu’un chœur déclame dans la maison de ceux qui restent, sur leur infortune d’avoir perdu leur soutien et leur bouclier, — « mieux eût valu ne jamais être né, » — un homme fait le tour de la case et reprend un autre cantique de deuil ; ceux de la maison se taisent alors, et l’homme du dehors chante avec rapidité :


Oh ! il est parti, oh ! il est parti,
Lui le noble cœur, ô le noble cœur
Adieu oh ! Adieu à sa maison,
Adieu oh ! à ses amis,
Adieu oh ! à sa femme,
Adieu oh ! à ses enfans.


Ceux du dedans répondent : « Haie ! » et l’homme lance alors de l’extérieur quelques questions auxquels ils répliquent :


Quel est ce bruit de pieds sur le sol ? — C’est le troupeau.
Quel est ce tintement qui résonne ? — C’est l’argent.
Qui fait tant de bruit ? — C’est le peuple.


Après des allusions, variant avec l’inspiration, aux propriétés et à la popularité du défunt, le chanteur du dehors conclut :


Oh ! misérables et tristes sont-ils pour la plupart
Oh ! la plantation est remplie de mauvaises herbes.
Oh ! les veaux sont dispersés.
Oh ! les champs sont silencieux.
Oh ! les enfans pleurent. (Traduit par un évangéliste hova.)


La cérémonie mortuaire est représentative, artistique. Les différens auteurs, et en particulier les nombreux missionnaires protestans qui ont écrit sur ce sujet, ne l’ont pas observé, à cause de leurs préoccupations particulières, mais dès l’enfance nous en avons été frappés en assistant aux enterremens des Malgaches où, entre les paillottes boucanées, dans la fumée des fusillades, toute leur vie nationale se condensait en une sorte de représentation titubante et à demi hallucinée. Et les textes mêmes qu’on cite çà et là accusent parfois ce caractère de représentation : ainsi M. Cahuzac, dans ses Institutions et Droit malgache, après avoir signalé que la plus grande préoccupation de l’indigène est la construction d’un tombeau, note qu’en vue de son édification le Hova, si intéressé d’ordinaire, dépense sans compter jusqu’à son dernier sou : Haren kita fasana, dit le vieil adage, un tombeau, c’est la richesse visible, parce que c’est la maison où l’on habitera éternellement, où se rangeront les descendans, où ils accompliront tous les devoirs funéraires. Souvent même, le Hova constitue par testament certains biens inaliénables, afin que le revenu soit consacré, dans la suite des temps, à l’entretien du monument et à l’accomplissement des cérémonies. Il y a là du faste.

Nous ne discernons donc guère le « culte de la mort, » entraînant l’idée de la survie spirituelle, dont on a parlé en s’étonnant justement de la rencontrer chez cette race incrédule et plus encore insouciante de tout ce qui ne tombe pas sous ses sens. Après avoir examiné les articles écrits par les révérends anglais sur la mort, M. Gautier conclut justement que les Malgaches accueillent la mort sans terreur, eux qui pourtant ne la recherchent jamais et qui ne conçoivent pas le suicide ; ils n’ont pas l’horreur du cadavre, ils le traitent avec respect et familiarité tout ensemble. « Le caveau de la famille est au milieu de la cour, les poules, les cochons et les enfans picorent, grognent et jouent pêle-mêle autour des défunts... Les morts ne sont pas seulement un souvenir, ils sont quelque chose de matériel, des ossemens dans un suaire de soie rouge, que le père de famille expose annuellement à la vénération de ses enfans. »

Il ne nous paraît guère qu’on puisse attacher de sens métaphysique aux légendes si matérialistes qui restent comme explication des rites de l’enterrement ou aux poésies qu’on récite devant le corps du défunt. Il n’y a plus là que cérémonie, tous les auteurs ayant au reste déclaré que les Malgaches n’étaient pas susceptibles du moindre spiritualisme. À notre sens, les fêtes mortuaires sont l’occasion de répéter toutes les poésies qui, au cours des siècles, vinrent de toutes parts aux oreilles des gens du village et qu’on a conservées ensemble : elles constituent exactement des répétitions d’anthologie où fatalement revient, sans aucune philosophie, l’idée universelle que la mort est inéluctable et « qu’elle met chacun dans la gueule du crocodile. »

Dans l’horreur de ne pas être enterré en son village, parmi les siens, il n’y a pas une idée religieuse, car les rites funéraires pourraient être accomplis partout avec scrupule, mais une idée sociale que la routine a consacrée jusqu’à la pousser à la superstition, qui autrefois a dû être très forte surtout chez les chefs, car c’était pour eux une déconsidération de voir leurs enfans périr au loin sans que le corps pût être l’objet public de la piété populaire et de la cérémonie annuelle du Retournement.

Tous les ans en effet, l’on ouvre les tombeaux et l’on retourne les morts. Les parens accourent en habits de parade, avec des virtuoses ambulans et diseurs de bonne aventure. Les chanteurs et les danseurs de profession concourent, se démènent. On boit, on massacre des bœufs ; les invités déposent des cadeaux, on leur distribue les viandes. Les lumignons graisseux s’allument dans la nuit fumante. Le lendemain, on ensevelit à nouveau les restes, après les avoir promenés sept fois autour des sépulcres dans la joie hurlante des enfans qui trépignent les danses de l’adieu et des regrets. C’est une sorte de Toussaint que tout le village célèbre en chœur et où il y a fort peu de commémoration spirituelle, mais seulement une fête rituelle. On perçoit, dans ces cérémonies où la foule se réunit et compare les lambas mortuaires et les mausolées, l’importance de l’art des tombeaux.


Les peuples qui, soit parce qu’ils sont guerriers, soit parce qu’ils sont nomades, n’ont pas développé l’industrie de la maison, se bornent à fixer dans leur mémoire de vagabonds par un accident de terrain, par l’érection d’une stèle, ou par des entassemens de cailloux, la place où ils ont enfoui leurs morts. Ainsi font les peuplades du Sud de Madagascar qui emplissent un enclos de grosses pierres et y fichent d’innombrables paires de cornes, si bien que cette masse inégale de roches bosselées et heurtées les unes contre les autres figure de loin d’une façon grandiose un farouche troupeau pressé dans un parc. Ces tombeaux primitifs, sous le ciel austral où les vaquois pointent leurs lames aiguës, sont d’une étrange beauté par la vie que, grâce aux sculptures naturelles, débris du squelette animal, que sont les cornes, prennent les quartiers de pierre, débris eux-mêmes de l’ossature terrestre. Il y a là un art très simple d’utiliser et d’associer les ruines géologiques pour décorer l’emplacement de la mort qui révèle une imagination âprement sensible aux aspects des choses. De même, dans un enclos rectangulaire de poutres, les tombeaux sakalaves contiennent des entassemens de granits aux angles desquels ils érigent des pieux surmontés de statuettes d’hommes accouplés et d’oiseaux accolés bec à bec. Tout autour se poursuit une frise de bois où défilent les images de ce qui a pris place dans la vie de l’homme : la case, les animaux qu’il a chassés, élevés, mangés ; on dirait que sur l’inertie de la mort l’homme belliqueux a l’impulsion de prendre une revanche en entourant le disparu de la représentation de ce qui composait l’existence, en créant à son tour une sorte de vie artificielle. Les tombeaux sakalaves ont une originalité hardie par la bizarre animation décorative de ces statuettes qui, isolées en pleine nature parmi des arbres, offrent comme le musée en réduction de l’existence humaine et touchent l’âme par la proportion de jouets à laquelle la mort a réduit l’ensemble de la vie de l’homme.

D’une façon générale, la conformation du tombeau malgache dépend directement de la conception de l’autre vie que se font les indigènes. Or, selon la tradition madécasse, après le décès, l’être se dédouble : de son corps se détache une ombre qui continue à vivre une existence de gestes en tous points semblables à ceux de la terre. Mais, pour que cette existence d’ombre puisse se développer librement, il faut que le corps soit conservé et entouré des ustensiles familiers. Pour que l’ombre du trépassé puisse, par exemple, dans l’ombre d’une case, allumer l’ombre du bois sur l’ombre d’un foyer, il est indispensable qu’il y ait autour du cadavre, sous un toit véritable, les quatre pierres réelles d’un foyer et de vrais fagots. Primitivement, la demeure mortuaire doit contenir un ameublement complet, les vêtemens du défunt, ses objets de prédilection, des nattes, du riz, un pilon, un mortier. C’est ainsi que les peuples plus industrieux à se bâtir des cases élèvent aux morts de vraies maisons. Les Malgaches du littoral en construisent qu’ils exhaussent sur pilotis, qu’ils entourent de palissades, et où ils laissent jusqu’à des provisions d’alcool. Dans un coin de la forêt qui reste à jamais interdit aux vivans, le Tanala édifie une hutte, y prépare un foyer au milieu duquel il dépose du riz, du bois, un briquet, une pipe, et il y place le défunt dans une attitude de vie. Le Merina qui, de tous les insulaires, abrite son existence dans les logis les plus soigneusement aménagés, couche ses morts dans de belles constructions. Plus grandioses que la maison, elles sont conçues sur son modèle. Comme la maison, le tombeau est orienté du Nord au Sud ; comme la maison, il a ses places d’honneur à l’Est et une poutre portant deux sculptures de seins y signifie la force de la fécondité ; comme dans la maison, il y règne un ordre hiérarchique immuable. « On peut dire, a formulé le Père La Vaissière, que chaque membre de la famille estime sa place au tombeau à l’égal de sa vie, et, pour ne point la perdre, il reste uni de son vivant avec ceux dont il ne veut point se séparer après la mort. » Ce n’est pas pour l’établissement de la chaumière, résidence passagère des générations, qu’il dépensera sans compter, mais pour l’édification du tombeau où tous seront réunis et classés dans l’ordre vénérable de succession chronologique : là les plus lointains petits-fils, après avoir, durant leur vie, rendu les honneurs aux plus lointains ancêtres, viendront se ranger près d’eux. « Un des premiers soins d’un Malgache qui se mariait était autrefois de construire le caveau de famille : il passait avant la maison, avant le nid conjugal. » C’est le musée de la famille rangée pour l’éternité.

Destiné dans l’esprit des Merinas à abriter les couches de générations qui s’élèvent dans le temps, il est beau de voir le tombeau s’élever en gradins dans l’espace ! Trois terrasses de quartiers de pierres que retiennent à larges intervalles de hautes dalles plates, en sorte que ces murs donnent la plus patiente et la plus grandiose impression de mosaïque de pierres, se superposent avec majesté. Sur la dernière terrasse siège, sous un toit de chaume, une maison toute en planches. Mais seul, l’Andriana qui, durant sa vie, se distinguait par la propriété de palais de bois qui dominaient les collines, y a droit après sa mort. Le simple Hova se contente des trois étages de terrasses chers à son goût de l’amphithéâtre : plus rien ne se dresse sur la dernière où l’œil vainement cherche la maison et où l’esprit trouve, seule, l’image de la mort. Ces tombeaux, laissant voir le dessin de leurs stratifications par feuilles de pierre, de leurs soutènemens de dalles se dressent comme des reposoirs sous le ciel. Jamais ils n’accusent cette analogie autant que lorsque, se massant au milieu de vastes champs de bosaka qu’on a incendiés, ils ont été noircis par la flamme comme des autels après un holocauste. C’était à l’endroit où celui qui descend vers le Sud voit, en se retournant, pour la dernière fois, le lac Itasy avec ses montagnes allongées en mufles sur son eau pâle, et où celui qui monte au Nord le découvre pour la première fois : il y avait à cette symbolique position limitrophe un tombeau merina. Comme les indigènes avaient brûlé les collines tout autour pour récolter les sauterelles grillées, ses pierres, sa terre, ses herbes, ses arbustes avaient été carbonisés et comme huilés d’une suie sacrée : le monument de la vie humaine, sous un ciel inépuisablement bleu, devant un paysage roux et opalin, était noir comme un four à charbons et imposait l’image synthétisée de la vie malgache, vie boucanée de fumée dans le moulai des cases, au milieu des étendues de fataques embrasées ou dans les fumées des forêts indépendantes.

Par les champs de l’Emyrne combien on en rencontre, de ces tombeaux dont de grandes graminées fauves et fines escaladent les escaliers de pierre, adoucissant de leur frémissement sous la brise les contours cubiques des terrasses, jardins-suspendus abandonnés ! Tel, le tombeau merina atteint à une beauté peut-être encore plus dramatique avec ses triples soubassemens qui, dénudés de maison, dégagent une forte impression de ruine que précise d’une façon lyrique l’écroulement des schistes autour de la porte funéraire. Une dalle érigée plus haute que les autres et hérissée comme une défense de roche, une stèle travaillée qui s’ouvre en pétales, un hermès fruste consacrent la place où repose la tête de l’ancêtre, « du maître du tombeau. » Pour suppléer peut-être aux enveloppemens d’arbres qui ajoutent au mystère de la tombe chez les peuplades du littoral, ou pour figurer la force flexueuse et prolifique de la vie, l’art hova fait courir des sculptures de lianes généalogiques, de fleurs épanouies, de. fruits ouverts, sur les parois de ces palais de pierre. Ce sont les temples de ce peuple qui n’a pas de Dieu et adore la Vie en honorant la Mort.

Les Betsileos semblent, eux, ne point élever de case destinée à abriter leurs disparus : leur sol ne porte de tombeaux que des poteaux sculptés qui présentent au ciel comme une offrande une petite plate-forme chargée de cornes de bœufs. Mais si l’on examine le double terrassement au milieu duquel se dresse le tronc commémoratif, on découvre qu’il est analogue aux terrasses mortuaires des Marinas, et nous arrivons à constater que cet obélisque de bois n’est autre que la poutre centrale de la maison ; comme elle, il est orné de dessins géométriques, et le plateau tient lieu de toit, car il est souvent surmonté de ce même oiseau aux ailes ouvertes qu’on a vu aux piquets des cases malgaches. Le poteau betsiléo est donc la survivance, ou une stylisation particulière en obélisque, de la demeure mortuaire. À cette origine il doit sa poésie : c’est la maison de la vie réduite par la mort à la poutre principale qui la soutient, squelette expressif de la maison portant le squelette des troupeaux au-dessus de grands paysages nus très doucement mamelonnés.

Toutes les peuplades qui, comme les Merinas, abritent leurs morts dans des cases, se contentent de les envelopper d’in- nombrables lambas : ils les enfoncent, vrais cocons bariolés, dans les cellules de ces tombeaux maçonnés en termitières. Le cercueil est ignoré. Nous le voyons au contraire apparaître chez les Betsimisarakas qui exposent leurs morts en plein air, sur le sable et sous les filaos du littoral, couchés dans des troncs fouillés que recouvre une voûte dièdre en toit. C’est alors qu’on comprend que le cercueil est bien la réduction économique de la demeure mortuaire. A l’origine, — on le vit en Emyrne, — chez les peuples riches, le tombeau est la résidence même du chef qu’on lui laisse après sa mort : les tombeaux, ainsi, perpétuent le type des maisons antiques, si bien qu’ils permettraient de recomposer l’histoire de l’évolution de la case dans une race. Mais les populations pauvres et indolentes se contentent du cercueil : chez les Betsimisarakas comme chez les Tsimihetys, il présente exactement la forme de la maison, et, s’il se rapproche fréquemment de la pirogue, c’est qu’elle fut souvent le seul habitat des émigrés après qu’ils eurent débarqué sur le sable incertain et que leurs premières cabanes furent construites sur le modèle de pirogues couvertes. Aux ornementations de la maison suppléent alors des dessins fouillés dans le bois du cercueil : bœuf commémorant la richesse du chef ou festons de bardeaux. Avec les déformations qui surviennent au cours du temps, à mesure que se perd le sens de son origine, le cercueil affecte la structure d’un crocodile à dos d’écailles près des lagunes, d’un requin long et rond dans les îles comme Nosi-Bé, tous deux d’ailleurs animaux signifiant la force de la mort inévitable ; chez les peuples voisins de la forêt, il prend l’aspect d’une ruche, surtout quand plusieurs sarcophages se groupent en village de bombardes sous l’ombrage opaque des takamakas où il semble que les abeilles doivent composer un miel amer et sombre ; chez les tribus riveraines de la mer, il étend sur le sable où il dort l’apparence d’une barque sans rames, sous les filaos dont le murmure est comme le souvenir, prolongé en harmonie sourde d’éternité, des ronflemens de l’Océan.

Ainsi le mort rentre à la fois dans la nature et, si l’on peut dire, dans les origines de sa race, couché pour le dernier sommeil dans son premier habitat. On en est profondément touché lorsqu’on se promène avec une âme sympathique entre ces cercueils déposés à même le sol, d’autant plus émouvans qu’ils sont rudimentaires de ligne parmi les touffes échevelées de la végétation tropicale. Sur la côte, ce n’est plus tant le tombeau individuel qui manifeste la valeur artistique, que le cimetière, le champ collectif, et de là la différence de l’art qui s’y caractérise. En visitant les cimetières betsimisares, ordonnés en villages de cercueils alignés à ras du sable, on sent le terre-à-terre étreignant de la mort. On ne subit plus la majesté architecturale et sculpturale des mausolées des Hauts-Plateaux, mais une intense poésie d’humilité devant ces cases-cercueils en forme de pirogues comme échouées devant l’immensité de la mer, de cette mer des Indes qui déferla ici les immigrations successives sans jamais vouloir les remporter. Tous sont rangés sur le littoral loin des hameaux, en des lieux d’une austérité prenante. Ils sont tous beaux par leur simplicité et le sentiment musical de la mort, si intense chez ces insulaires, qui s’y communique. Mais il n’en est peut-être point qui laisse une impression aussi symphonique que celui qu’on rencontre avant Matinandro en venant du Sud : après avoir traversé la forêt obsédante, au coucher du soleil, nous arrivâmes soudain sur le bord de l’Océan en présence d’un grand cimetière indigène aplati sous les arbres, et nous fûmes aussitôt envahis d’une monotonie impalpable et souveraine.

La mer ardoisée sous une nue violâtre, les lames pleines de sable et d’argent, la plage ambrée dans une harmonie avec l’occident jauni, sur la d’une les lianes qui répètent immobilement en vert le dessin blanc et mouvant de la lame écumeuse, et, de l’autre, côté, la lagune mauve reflétant avec une pureté inflexible entre ses contours irréguliers des nuages déchiquetés ; puis les crânes de bœuf, l’enclos de pieux grisâtres, l’heure mélancolique, le ciel, comme tout s’accordait avec le filao, arbre de cimetière qui semble fait d’un poudroiement de sable et d’ombre, avec les vaquois portant les cadavres des feuilles pourries sous leurs bouquets de feuilles vertes, avec leurs stipes olivâtres, avec la terre blanchâtre, sous le vent de mer aux sourds bruissemens ! Les troncs des filaos se succédaient, puissans sous la finesse de leur feuillage d’aiguilles. Une émotion vaste aplanissait le cœur. On subissait sans anéantissement la nature, avec la certitude que la fécondité des races indigènes, leur force même de résignation et de soumission, la volonté éducatrice des vainqueurs français, leur avidité d’agir et de construire l’avenir sont elles aussi des fatalités autant que la mort, l’indolence sous un ciel chaud, l’indifférence voluptueuse à l’agitation, et que, du conflit ou de la concorde, suivant l’heure, de ces fatalités se compose un avenir émouvant.

C’est devant les cimetières que nous avons le plus senti le prix de la vie malgache, la poésie et la valeur des tribus diverses. Il y a beaucoup à espérer d’elles, s’il est vrai que, surtout pour des peuplades aussi enfantines la détermination, le calcul, la sagesse du peuple colonisateur, sa politique d’éducation, sont des élémens prépondérans de succès. En leur ensemble, bien plus que des races industrieuses, ce sont des races poétiques, seulement aptes à un travail minutieux et varié, sans grande puissance physique d’action, et les excès d’activité qu’on leur imposerait précocement ne pourraient que les épuiser, enrichir leurs cimetières, détruire dans la Grande Ile l’humanité indigène comme les Anglais ont détruit les Australiens et les Tasmaniens dans leurs vastes îles. Or, notre nation d’intellectuels et de soldats artistes n’est point faite pour une telle besogne, et les Malgaches, de leur côté, ont de bien plus précieuses réserves de qualités que les Océaniens. De leur poésie, de leur génie musical, de la finesse des gens du Centre, de la rudesse des populations du Sud, notre domination peut obtenir une race plus souple qu’énergique, mais appropriée à extraire de cette grande terre pauvre le maximum de richesse, qui n’y peut venir de la quantité des matières les plus précieuses à la civilisation européenne, mais de la diversité incomparable des produits.


MARIUS-ARY LEBLOND.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 15 mars.