Madagascar et les Missionnaires anglais
A quelque secte philosophique qu’on appartienne, il faut avoir l’esprit fort étroit ou fort prévenu pour méconnaître les services que les missionnaires de toute confession ont rendus et rendent encore à la science, à la géographie, à l’esprit de découverte aussi bien qu’au commerce et à la politique des nations qui les protègent. « Le missionnaire, sa Bible à la main, a dit un géographe, derrière le missionnaire le trafiquant avec sa quincaillerie et ses étoffes, derrière le marchand le colon, puis le marin et le soldat, telle a été pour beaucoup de pays devenus anglais la marche de l’asservissement et de la conquête. » Ce n’est pas que nos voisins d’outre-Manche aient toujours une grande considération pour ces intrépides convertisseurs qui répandent aux extrémités du monde et l’évangile et l’Angleterre ; ils respectent infiniment les reliques, ils ne respectent pas toujours celui qui les porte. Les missionnaires protestans qui se sont installés dans la capitale des Hovas, et qui sont parvenus par des prodiges d’activité et d’industrie à s’y rendre maîtres du gouvernement comme des consciences, n’appartiennent pas à l’église anglicane ; ils sont les envoyés, les dévoués serviteurs de la Société des missionnaires de Londres et de la Société des amis. Nous avons appris d’un voyageur fort distingué que tel Anglais de la haute église qu’on voit arriver à Tananarive croirait déroger en rendant visite à ces représentans de la démocratie dissidente. Il ne les tient pas pour des gentlemen, ce qui ne l’empêche pas de les tenir pour des subalternes fort utiles dont on ne saurait trop encourager les entreprises, et si quelqu’un s’avisait de leur chercher chicane ou de les déranger dans leur travail, il serait le premier à recommander à la protection du foreign office ces gens de peu, avec qui il ne se soucie pas d’échanger des shake hands. Ce n’est pas ainsi que raisonnent tels de nos députés. Si on les écoutait, nous retirerions dès aujourd’hui notre protection à nos missionnaires catholiques. C’est cependant le propre d’un homme d’état que de savoir tirer parti de tout, même de ce qu’il n’aime pas, et le jour où la France ne saurait plus se servir de ses lazaristes, de ses capucins ; même de ses jésuites, pour faire ses affaires dans le monde, il serait prouvé qu’elle a perdu tout sens politique, que ses intérêts permanens lui sont moins chers que ses opinions d’un jour. Aussi bien que la superstition, la libre pensée a ses fanatiques ; il en pousse partout, dans les laboratoires de physiologie comme dans les sacristies, et tout fanatisme est un abêtissement.
Une nation doit savoir se servir de ses missionnaires, mais elle se doit aussi à elle-même de les surveiller, de les tenir en bride, de réprimer dans l’occasion l’indiscrétion de leur prosélytisme. Ils sont fort utiles, mais ils peuvent devenir dangereux. Avec les meilleures intentions du monde ; ils ont l’esprit contentieux, querelleur et des ambitions envahissantes. Une fois installés, il ne leur suffit plus d’être tolérés, ils deviennent intolérans ; il ne leur suffit plus d’être consultés, ils parlent en maîtres, leurs conseils sont des ordres. Toute résistance qu’ils rencontrent les indigne comme une impiété, et, si on les laissait faire, ils mêleraient leur gouvernement à leurs querelles personnelles, ils l’engageraient dans1 de fâcheuses intrigues. Après avoir prêcher Jésus et la paix, les missionnaires anglais de Madagascar ont soufflé la dispute et la guerre. Ayant eu le bonheur de convertir les Hovas, ils les ont encouragés à réduire leurs voisins en vasselage. Quiconque touche à leurs catéchumènes entreprend contre le Seigneur, et le jour où les Hovas, méconnaissant nos droits, se sont brouillés sans façon avec nous, ils ont passionnément épousé leur cause et leur injustice. Les députations que la société des missions de Londres a envoyées à lord Granville lui ont remontré que le gouvernement britannique manquerait à tous ses devoirs s’il ne protégeait pas contre toute atteinte l’œuvre de Dieu et de ses serviteurs. S’il n’avait tenu qu’à ces orateurs indiscrets et prolixes, l’Angleterre et la France auraient réglé cette question à coups de canon. Heureusement, lord Granville, qui sait se servir des missionnaires, sait aussi résister aux intempérances de leur zèle : Il les a poliment écoutés ; mais, quel que fût son désir de leur être agréable, il les a poliment éconduits.
On ne peut en vouloir aux missionnaires anglais de souhaiter que les Hovas soumettent à leur empire tout Madagascar, qui est la troisième île de l’univers, ne le cédant en étendue qu’à la Nouvelle-Guinée et à Bornéo. On ne peut s’étonner surtout qu’ils les excitent à étendre leur domination sur les habitans de la côte occidentale et sur les Sakalaves, nos protégés. Mais les prétentions ne sont pas des droits. Il est à peu près certain que les Malgaches sont des Malais, originaires de quelque archipel de l’Océan-Pacifique, et que, parmi ces Malais, qui ont envahi Madagascar, les Hovas sont les derniers venus. Il est également certain qu’ils ont mis beaucoup de temps à devenir un peuple. Pendant des siècles, la province centrale d’Imerina, où ils ont leur principal établissement, a été divisée en petites souverainetés indépendantes les unes des autres, et naguère encore ils étaient tributaires des chefs des Sakalaves. Leur grandeur a été l’ouvrage de leurs rois. Entre 1810 et 1828, Radama Ier se procura des armes à feu et des munitions, se créa de toutes pièces une armée qu’il équipa à l’européenne, et, non content de secouer le joug de ses voisins, il fit chez eux plus d’une expédition heureuse, massacrant tout ce qui lui résistait, pillant les villages, réduisant en servitude les femmes et les enfans. De ce jour, il aspira à la souveraineté de l’Ile entière, et ses successeurs en firent autant. Cependant, de l’aveu même des missionnaires, un tiers de l’île, au sud et à l’ouest, a conservé son autonomie, et dans plusieurs districts où les Hovas ont pris pied, leur autorité est toujours contestée.
On s’accorde à reconnaître qu’ils sont supérieurs aux autres races, qu’ils ont le teint plus clair et plus d’ouverture d’esprit, qu’ils sont plus propres au commandement et à la conquête. Cela tient en partie à la nature du pays qu’ils habitent, du sol d’où ils tirent leur subsistance. Le versant de Madagascar qui regarde l’Océan-Indien est assez fertile, grâce aux pluies continuelles qui l’arrosent, mais la côte est fiévreuse. En remontant le cours des rivières, après avoir traversé la région des forêts qui forme comme une ceinture sur tout le pourtour de l’île, on arrive à un grand massif granitique presque entièrement dénudé, coupé de petites vallées où les indigènes cultivent leur riz[1]. C’est là que se trouve la province d’Imerina, dont les Hovas prirent jadis possession. La culture y est moins facile que dans la plaine, mais l’air y est plus pur. L’effort est pour un peuple le meilleur des régimes, et les Hovas doivent leur supériorité aux peines qu’ils se donnent pour se nourrir autant qu’à la salubrité de leur climat. Mais ils la doivent surtout à l’éducation qu’ils ont reçue de leurs souverains, qui par des moyens violons les ont dressés à la discipline, leur ont appris à obéir. Dans la plupart des autres tribus malgaches, l’homme a gardé quelque chose de l’indépendance du sauvage. Quand il est mécontent de son chef, il le quitte ; quand il est mécontent de sa rizière ou de son champ de manioc, il s’en va chercher fortune ailleurs. L’Hova ne se permet jamais d’être mécontent, et jamais il ne se permet de s’en aller. Parmi leurs voisins sont les Baras, qu’on reconnaît facilement à leur collier d’amulettes en bois, ainsi qu’à leurs cheveux, qui, à force de graisse et de cire forment sur le derrière de leur tête un chignon aussi volumineux qu’une balle de cricket. Un missionnaire anglais nous assure qu’il a su lire dans l’âme des Baras, que leurs pensées peuvent se résumer ainsi : « J’entends faire ce qu’il me plaira de mon fusil et de ma poudre, de mon rhum, de mes femmes et de mes bœufs ; j’entends piller ou tuer tout ce qui me tombera sous la main et voler à mon prochain son bétail, ses femmes, ses enfans. Si personne ne m’en empêche, règne qui voudra sur le pays que j’habite ! » Il en va tout autrement des Hovas. Ils ont appris à n’aimer que ce qu’aime leur maître, à ne haïr que ce qu’il déteste ou, du moins, à en faire semblant. Ils n’ont que les opinions qui lui agréent, ils ne discutent jamais ses ordres ni son bon plaisir, car la discussion est le commencement de la désobéissance. Ils admirent tout sans s’étonner de rien, ils bénissent la verge qui les frappe.
Chez les Hovas, le souverain n’est pas seulement la source de toute loi et de tout honneur, il est l’unique propriétaire du sol, dont ses sujets n’ont que l’usufruit. Leur personne est à lui comme leurs biens ; il peut disposer à sa guise de leurs bras et de leurs jambes sans se croire tenu à aucune rémunération. A-t-il une maison à faire bâtir ? il ordonne une conscription ou une presse d’ouvriers, et les gens de tout rang, de toute condition lui sont également bons pour aller couper du bois dans la forêt pour lui amener de la pierre et pour pétrir ses briques. Personne n’oserait se soustraire à ces dures corvées, qui portent le nom de fanompoana, et c’est un principe de droit public qu’un particulier n’est autorisé à travailler pour lui-même que quand son roi ou sa reine n’ont rien à lui donner à faire. C’est encore un principe que personne n’a le droit de rien inventer qu’à la demande du souverain et pour lui être agréable. La reine Ranavalo Ier, qui n’avait pas l’humeur douce, frappa d’amende deux de ses sujets qui s’étaient permis de fabriquer un violon, après quoi, comme elle aimait la musique, elle les autorisa à en fabriquer gratis beaucoup d’autres, dont elle daigna accepter l’hommage. C’était sa façon d’encourager les arts. Il en résulte que Tananarive est un endroit où l’esprit d’invention ne fleurit pas, où il n’est permis d’avoir du génie que par ordre du gouvernement, où les talens se cachent modestement comme la violette sous l’herbe, de crainte qu’on ne les exploite. Mais il en résulte aussi que quand un roi ou une reine veulent faire la guerre aux Sakalaves, ils peuvent compter sur leurs soldats.
Formés à cette école, les Hovas sont devenus le plus respectueux des peuples. « Il n’est pas facile pour un Européen, lisons-nous dans un récent ouvrage de M. James Sibree, de se faire une idée juste d’une autocratie aussi absolue que celle qui règne à Madagascar, où chaque indigène, a quelque rang qu’il appartienne, est considéré comme un serviteur du prince et où personne ne peut faire quoi que ce soit, changer de séjour, bâtir une maison ou un tombeau, se marier, entreprendre un voyage, sans en demander la permission à quelque fonctionnaire ou au souverain lui-même. Un tel régime nous fait penser à la monarchie juive et à l’état social décrit dans les livres sacrés. Aussi des paroles telles que ce verset des Proverbes : — La colère du roi est comme le rugissement d’un lion et sa faveur comme la rosée sur l’herbe, — trouvent-elles facilement un écho dans tous les cœurs malgaches. » Peut-être est-il permis d’en conclure que, dans l’habile système d’éducation imaginé par les missionnaires, l’ancien Testament a fait trouver grâce au nouveau dans l’esprit des rois hovas. Il n’était pas difficile de leur faire admirer ce Salomon qui avait trois cents concubines et qui encaissait chaque année 666 talens d’or, sans compter ce qu’il retirait des rois d’Arabie et du trafic des marchands. Salomon a servi d’amorce, le Dieu crucifié n’est venu qu’après. Il n’est que de savoir s’y prendre pour faire avaler aux enfans une pilule dans une dragée.
Il faut rendre justice aux missionnaires anglais. Ils se sont employés activement à réformer les mœurs à la fois relâchées et brutales des Hovas, à les dégoûter et de leurs vices et de la cruauté de leurs lois. Avant eux, on recourait aux jugemens de Dieu et au discernement des crocodiles pour s’assurer de l’innocence d’un accusé. On le contraignait à boire le suc vénéneux du tangena ou on le jetait dans une rivière abondante en caïmans. Il est vrai qu’au préalable on adressait à ces sauriens une éloquente harangue ; on les engageait à se recueillir, à examiner consciencieusement tous les faits de la cause, à ne point faire acception des personnes. C’était trop leur demander, les crocodiles ont une faiblesse pour l’innocent quand il est gras. Les missionnaires n’ont point perdu leurs peines, ces usages féroces sont tombés en désuétude. Ils se sont appliqués également à combattre l’abus du rhum et la polygamie, à rendre le mariage plus sérieux, moins fragile ; ils travaillent à l’extirpation graduelle de l’esclavage. Ils ont beaucoup fait aussi pour l’instruction. Ils ont donné aux Hovas un alphabet, ils ont fondé des écoles très fréquentées, où l’on apprend à lire, à écrire, à chanter de beaux cantiques anglais traduits en beau malgache.
Leur principale étude a été de dégriser ce peuple de ses idoles ou odis, qui sont moins des idoles que des fétiches ou talismans en qui réside une puissance magique et de qui dépend la santé comme le bonheur des particuliers et de l’état. Nous tenons d’un courageux et très savant explorateur de Madagascar que ce ne sont point les Anglais qui ont appris aux Hovas à croire en Dieu, que depuis longtemps ils avaient donné à l’Être suprême deux noms dont l’un signifie créateur et l’autre le « Seigneur qui sent bon. » Mais ce même explorateur, M. Grandidier, dont l’ouvrage encore inachevé sur Madagascar fera époque dans cet ordre de travaux, déclare qu’il n’existe pas de peuple plus stupidement superstitieux que les Malgaches. Ils n’admettent pas que rien arrive naturellement ; bonheur et malheur, tout est dû aux talismans et aux sorts. « Est sorcier tout individu qui se distingue d’autrui par ses actions et par ses paroles, et un pauvre voyageur qui passe ses journées à recueillir des informations, à écrire, à regarder les astres, à causer avec le bon Dieu, comme ils le disent dans leur idiome pittoresque, ou à manier une foule d’instrumens extraordinaires, à collectionner des peaux d’animaux, à plonger des reptiles dans l’alcool, donne prise aux soupçons ; c’est un monstre contre lequel tout est permis. » Pendant son séjour dans l’état de Fihérénane, M. Grandidier fut traduit plus d’une fois en cour d’assises sous la prévention de sorcellerie. Il ne se tira d’affaire qu’en se conciliant l’amitié du roi, en contractant alliance avec lui par le solennel et redoutable serment du sang. Un missionnaire anglais lui a fait un crime de s’être prêté à cette comédie à laquelle il a dû son salut ; pour notre part, nous l’en remercions. Personne n’aurait pu écrire à sa place le livre qu’il prépare et qui fera honneur à la science française.
Autant les Hovas comme les autres tribus ont de crainte des sorciers, autant ils avaient de foi dans leurs prétendues idoles domestiques ou sampys et dans leurs fétiches nationaux, dont le plus glorieux, Rakelimalaza, qui protégeait ses adorateurs contre les crocodiles, les sorts et le feu, consistait tout simplement en trois petits morceaux de bois enveloppés de soie blanche. Une autre idole non moins vénérée, Manjakatsiroa, dont le nom signifie : N’ayez pas deux maîtres, ne faisait pas grande figure : c’était un petit sac rempli de sable. La première fois. que le souverain se montrait au peuple après son avènement, il tenait dans sa main le petit sac, et grâce à Manjakatsiroa, il n’y avait pas d’émeutes sous son règne. Aujourd’hui ce dieu ou ce saint est bien déchu de ses honneurs ; on ne veut plus en entendre parler à la cour de Tananarive, on l’y considère comme un intrigant qui ne valait pas l’huile de castor dont on l’oignait pour s’insinuer dans ses bonnes grâces. Ceux qui croient encore en lui et qui regrettent ses bienfaits en sont réduits à se cacher et à se taire.
Mais un peuple fétichiste qui change de religion ne fait souvent que changer de fétichisme, et, de l’aveu des missionnaires, c’est un cas qui se produit souvent chez leurs catéchumènes hovas, M. Sibree convient qu’à cet égard ils laissent beaucoup à désirer. Le nom qu’ils ont donné au christianisme veut dire « la religion qui prie, » et il en est plus d’un qui attribue à la prière une influence magique. Tel autre croit que les grâces dites avant le repas rendent la nourriture plus saine, plus profitable, et pour concilier le bienfait et la paresse, il se dispense de les dire en appelant une fois pour toutes la bénédiction du ciel sur sa provision de riz. Tel autre attribue à l’eau du baptême de si miraculeuses vertus qu’il demande à la boire. D’autres encore sont persuadés que le vin et le pain de riz de la communion procurent infailliblement le bonheur dans ce monde encore plus que dans l’autre, et pourvu qu’ils communient le premier dimanche de chaque mois, ils sont en règle, leurs péchés ne les inquiètent pas. Aussi sont-ils très friands des espèces consacrées, l’eau leur en vient à la bouche, et dans les transports de leur gourmandise on a vu des excommuniés, à qui la sainte table était interdite, chercher à la prendre de force ; ils se ruaient sur l’autel, qu’on eut peine à défendre contre leurs assauts. Que le fétiche soit un petit sac de sable ou un morceau de pain consacré, un fétiche est toujours un fétiche. Mais ne soyons pas trop sévères pour les Madécasses. Anglais ou Français, protestans, catholiques ou libres penseurs, beaucoup d’entre nous ont leur Manjakatsiroa et lui sont fort dévots.
Les Hovas ont assurément de grandes obligations aux missionnaires, et de leur côté les commerçans anglais doivent leur savoir beaucoup de gré des profits qu’ils leur procurent par les changemens qu’ils ont introduits dans les mœurs de Madagascar. S’ils s’étaient contentés d’enseigner aux Malgaches que deux amis qui se rencontrent ont meilleure grâce à se toucher dans la main qu’à se frotter le nez l’un contre l’autre, le commerce en eût retire peu de bénéfice. Mais ils leur ont appris à réformer leur costume, c’est là une révolution d’une bien autre conséquence. Les Malgaches s’habillent d’une grande pièce d’étoffe, nommée lamba, dans laquelle ils se drapent comme dans une toge, en laissant retomber un des pans sur leur épaule gauche. Le plus souvent ce lamba était un vêtement sordide, fabriqué en étoffe de chanvre ou de rofia. Partout où se formait une communauté chrétienne, on représenta aux nouveaux convertis que la régénération de l’âme devait se manifester au dehors par une régénération du costume, que les femmes devaient porter une robe de coton, les hommes une chemise et un pantalon, qu’il convenait que leur lamba fût désormais en cotonnade provenant d’une manufacture d’Angleterre. Les missionnaires anglais ont quelquefois une franchise un peu crue, ils ne se cachent pas de mêler aux choses du ciel les intérêts d’ici-bas et l’esprit des affaires à la piété. « Partout où s’implante la religion de Jésus, nous dit M. Sibree, il se produit aussitôt une demande de marchandises étrangères, et le négociant suit de près l’évangéliste. Des données statistiques recueillies par divers consulats il ressort que, depuis l’introduction du christianisme dans les îles de la Polynésie, chaque missionnaire protestant rapporte au commerce européen et américain 10 mille livres sterling par an ; les missionnaires de Madagascar n’en sont pas encore là ; mais ce n’est pas les surfaire que d’affirmer que chacun d’eux représente 2 ou 3 mille, livres d’importation annuelle. » Cela peut être vrai, mais il l’est aussi qu’un évangéliste ferait mieux de ne pas savoir si exactement ce qu’il vaut, de laisser aux fabricans de Manchester et de Sheffield le soin d’estimer en livres sterling son prix courant. C’est à eux de s’assurer qu’en souscrivant à l’Œuvre des missions, ils en auront pour leur argent.
Si, depuis 1820, il y avait à Tananarive des missionnaires protestans, il s’y trouvait aussi des jésuites français aussi actifs, aussi patiens, aussi attentifs aux occasions, aussi dévoués à leur œuvre que leurs rivaux. Rome a été vaincue, le protestantisme et l’Angleterre ont gagné la partie. A quoi faut-il attribuer leur victoire ? Croirons-nous qu’une église démocratique convenait mieux au naturel d’un peuple qui n’avait jamais eu de sacerdoce ? Il se pourrait aussi que les Hovas eussent plus de goût pour des offices où la prière et le sermon sont à peu près tout. Ils aiment beaucoup à discourir. L’étranger s’étonne de les voir passer des heures entières à faire assaut d’éloquence sur des questions de bibus, et dans leurs kabars ou assemblées publiques, leurs orateurs se signalent par leur inépuisable faconde ; la journée s’écoule sans que le fleuve ait tari. Des chapelles où l’on prêchait en malgache leur plaisaient plus que celles où l’on parle latin. Ils se mirent bientôt à prêcher eux-mêmes et ils y faisaient merveilles ; plusieurs d’entre eux se révélèrent en peu de temps comme de véritables virtuoses du cantique, de la prière et du sermon. Quoi qu’il en soit, dans cette lutte acharnée, l’événement dépendait avant tout du savoir-faire des hommes, et le dernier mot devait rester aux plus habiles. Pour qui sait lire entre les lignes, l’admirable livre dans lequel le révérend William Ellis a raconté l’histoire de la mission anglaise à Madagascar fait foi que la principale raison de la victoire de l’Angleterre a été M. Ellis lui-même, que personne n’a été plus consommé que lui dans l’art de s’insinuer et d’évincer un adversaire[2]. C’est ainsi qu’on en jugeait à Tananarive. Si le jésuitisme consiste à mettre tour à tour les croyances au service des intérêts et les calculs d’une politique mondaine au service de l’évangile, les missions protestantes ont leurs jésuites, d’autant plus redoutables qu’il n’y a pas d’enseigne à leur boutique.
Cependant les missionnaires des deux confessions n’avaient pas tardé à reconnaître que la méthode des conversions individuelles ne les mènerait pas bien loin, que, dans une société autocratique comme celle des Hovas, le coup de génie serait de convertir le souverain, qu’en capturant cette seule conscience, ils prendraient la nation tout entière dans la nasse. À la pêche à la ligne qui ne préférerait la pêche au filet ? L’entreprise, après avoir été très difficile, l’était moins. Les souverains hovas avaient commencé par mépriser de tout leur cœur ces étrangers venus on ne sait d’où, qu’ils voyaient arriver dans des maisons flottantes. Ils traitaient ces aquatiques de têtards. Quand ils les connurent mieux, le mépris fit place à la crainte. On essaya de les éconduire ; pour se rendre inaccessible, il fut interdit d’ouvrir des routes entre la montagne et la côte. Mais à la crainte succéda par degrés l’admiration. On reconnut leur supériorité, le profit qu’on pouvait trouver à frayer avec eux. On conclut avec ces têtards des traités de commerce, on tâcha de les imiter, on fut tourmenté du désir de leur dérober leurs secrets, leurs rubriques. On pensa y parvenir d’abord en singeant leur costume, puis en apprenant leur langue. Cela ne suffisait pas, on en vint à se dire que le seul moyen de les égaler en puissance et en adresse était d’adopter leur religion. C’est de ce jour que le petit sac de sable perdit beaucoup de la considération dont il avait joui durant des siècles.
Mais les souverains hovas avaient un choix à faire : il fallait opter entre les deux confessions qui se disputaient leur conscience comme la plus désirable des proies. C’était un point de politique à résoudre. Protestans et jésuites travaillaient de leur mieux ; longtemps, la lutte fut indécise. Que d’intrigues traversées par d’autres intrigues ! Que de mines et de contre-mines ! Dans les premiers jours du règne de Radama II, un bruit avait couru qui contrista toute la Grande-Bretagne : on prétendait que le jeune roi s’était fait catholique romain et qu’il avait choisi un Français pour son premier ministre. Il n’en était rien. Radama avait l’humeur débonnaire, humaine et généreuse, le goût des réformes et de la tolérance. Il encouragea les chrétiens à instruire son peuple et il donnait volontiers patente à quiconque ouvrait une école. Ceux qui le connaissaient bien assuraient qu’il était déiste, qu’un de ses instituteurs avait lu l’Age de la raison de Paine et lui en avait inoculé les principes, qu’il croyait en Dieu, mais ne croyait pas à la bible. Par une de ses premières proclamations, il établit une entière liberté religieuse, déclarant à ses sujets qu’ils étaient libres de rester païens ou de se faire à leur choix mahométans, catholiques ou protestans. Il entendait, comme le grand Frédéric, que dans ses états chacun pût faire son salut à sa façon ; mais, pour sa part, il se réservait. Un jour, le sacristain préposé à la garde d’un fétiche lui envoya dire que l’idole réclamait un bœuf ; il répondit : « Fort bien ; qu’elle vienne elle-même me présenter sa demande et peut-être aura-t-elle son bœuf. » L’abbé Webber lui rendait souvent visite et ne se lassait pas de lui redire qu’il avait les clés du ciel dans sa poche. Pour complaire à l’abbé, Badama. assistait quelquefois à la messe, mais il avait soin de paraître le même jour au prêche. Il avait choisi M. Ellis pour son professeur d’anglais, et, disait-on, pour son chapelain. M. Ellis lui faisait traduire les psaumes et l’évangile ; mais quand ce maître homme devenait trop pressant, Radama se dérobait comme une anguille en répondant avec un sourire agréable : « Dieu seul peut savoir ce qui se passe dans mon cœur. »
En 1862, l’Angleterre et la France s’étaient fait représenter à son couronnement, et il avait dit : « Le général Johnstone et le commodore Dupré aspirent l’un et l’autre à l’honneur de me couronner. Que faire ? Je n’ai pas deux têtes. » Il se tira de cet embarras en se couronnant lui-même dans une cérémonie imposante, à laquelle assistèrent M. Ellis et ses acolytes, les pères jésuites, les sœurs de charité, ainsi que les idoles Rakelimalaza et Manjakatsiroa. Ce jour-là tout le monde était de fête. Les jésuites eurent les honneurs de la journée par un véritable tour de passe-passe. Le matin, de fort bonne heure, le très révérend père Jouen, préfet apostolique de Madagascar, s’était présenté au palais, accompagné du père Finaz. Ils avaient demandé au roi la faveur d’examiner de près la belle couronne d’or dont l’empereur Napoléon lui faisait présent. Après l’avoir tâtée, ils lui proposèrent de l’essayer, de s’assurer qu’elle lui allait bien. Il y consentit innocemment. L’instant d’après elle était aspergée d’eau sainte, et le père Jouen la lui posait sur la tête en s’écriant : « Sire, c’est au nom de Dieu que je vous couronne. » — « Il était près de huit heures, nous dit le très révérend père dans son récit, quand cette cérémonie s’est terminée, n’ayant guère pour témoins que Dieu et ses anges. » — Il ne semble pas que Dieu et ses anges aient vu avec plaisir ce tour d’escamotage, car cette couronne aspergée d’eau bénite n’a pas porté bonheur à Radama. Quelques mois plus tard, ce prince, qui n’avait jamais versé le sang, mourait étranglé, victime d’une conspiration de cour.
Les missionnaires anglais sont moins sujets que les jésuites à se payer de vaines apparences. Ce fut sous le règne qui suivit que s’annonça leur victoire définitive, préparée par des soins infatigables. Elle éclata en 1868, dès l’avènement de la reine actuelle, Ranavalona II. La Bible supplanta les idoles dans la fête de son couronnement. Au mois de février de l’année suivante, elle reçut publiquement le baptême, ainsi que son premier ministre. Du même coup, elle avait dépêché partout ses aides-de-camp, qui se comptent par centaines et par milliers, pour annoncer à son de trompe, de village en village, qu’il n’y a que les bœufs qui n’aient pas de religion, qu’elle avait choisi la sienne, que la sienne était la bonne, qu’elle priait ses sujets de n’en pas douter. On imagine facilement l’effet de cet ukase. Les peuples se précipitèrent au baptême ; fétichiste le matin, toute la province d’Imerina était chrétienne avant le soir. Ce que vaut cette conversion, les missionnaires le savent, et M. Sibree n’en fait pas mystère. Parfois la nouvelle se répand que la reine est sur le point de se raviser, et le vide se fait subitement dans telle chapelle où se pressaient chaque dimanche plus de quatre cents dévots.
Mais jusqu’ici Ranavalona n’a point changé d’avis. Eût-elle des scrupules, des repentirs, on y mettrait bon ordre. Depuis 1828, sauf un intervalle de dix-huit mois, les Hovas n’ont été gouvernés que par des reines, et quand les reines gouvernent, les premiers ministres sont tout-puissans. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Radama II, qui n’avait jamais versé le sang, est mort étranglé. La reine jouit de tous les privilèges, de toutes les pompes de la royauté. Elle ne sort jamais de son palais qu’en grand appareil ; son palanquin et son parasol rouge causent des éblouissemens à son peuple. Dans ses voyages, trente mille hommes lui servent d’escorte, et partout où a passé sa gloire, l’herbe a peine à repousser. Mais Ranavalona est une marionnette dont son Richelieu tient les fils. Le gouvernement des Hovas est aujourd’hui une monarchie absolue tempérée par l’omnipotence d’un premier ministre, qui oblige sa souveraine à ne faire et à ne dire que ce qu’il désire qu’elle fasse et qu’elle dise, et à son tour le premier ministre ne se permet de désirer quelque chose qu’après avoir consulté ceux qui l’ont converti. Sa reine est la prisonnière d’un prisonnier.
Quels que soient leurs mérites et leurs vertus, les missionnaires sont des hommes. Enflés par leurs succès, ils ont abusé de leur fortune. Jusqu’ici les souverains hovas avaient pratiqué une politique de bascule. dont ils se trouvaient bien ; ils avaient recours à l’Angleterre pour résister aux prétentions de la France ; ils recouraient à la France pour se sauver de la domination anglaise. Les missionnaires entendent régner sans partage ; ils ont décidé que l’ennemi, c’était le Français, qu’il fallait renvoyer chez lui cet intrus. Ils ont oublié que, s’ils sont installés depuis 1820 à Tananarive, nous avons, depuis deux siècles au moins, des intérêts à Madagascar, que nous possédons l’Ile de Nossibé sur la côte ; nord-ouest, celle de Sainte-Marie sur la côte orientale, que nous avons toujours stipulé pour nos nationaux et pour nos colons de l’île Bourbon le droit d’établissement dans le pays des Hovas, et que par les traités de 1841 les Sakalaves ont reconnu notre protectorat, qu’ils avaient sollicité.
Mais les missionnaires anglais ont persuadé au premier ministre de la reine Ranavalona que depuis les désastres qu’elle a essuyés, la France n’est plus la France, que comme le lion chargé d’ans, elle en est réduite à pleurer son antique prouesse, que dans son affaiblissement elle ne sent plus les insultes, que s’avisât-elle de se fâcher, l’Angleterre et l’Allemagne prêteraient main-forte à l’insulteur. Au lieu de s’entendre avec nous, la reine a envoyé des ambassadeurs mendier de place en place l’assistance étrangère. Ils ont eu de grandes déconvenues. En Angleterre, on leur a fait comprendre qu’on avait pour eux beaucoup de sympathie, mais que la sympathie n’est pas de l’aide, qu’on tenait à ne pas se brouiller avec nous. A Berlin, M. de Bismarck leur a signifié qu’ils n’avaient rien à espérer de lui, qu’il voyait avec plaisir la France se distraire de ses chagrins, qu’il n’avait garde de lui envier les consolations lointaines qui lui servent à tromper ses regrets. Sur ces entrefaites, le canon français a grondé. Majunka comme Tamatave ont été bombardées et occupées par l’amiral Pierre, et les douanes hovas sont dans nos mains. Dieu nous préserve d’abuser de notre facile victoire ! Personne parmi nous ne se soucie de conquérir Madagascar. Cette grande île, plus étendue que la France, n’a que quatre millions d’habitans et ne pourrait être qu’une colonie de peuplement ; ce ne serait pas nous qui la peuplerions. Nous possédons des gages qui doivent suffire pour nous faire rendre justice, sans que nos marins et nos soldats aient la peine de grimper jusqu’à Tananarive par un pays sans routes, à travers des montagnes dont les rivières ne sont pas navigables. Contentons-nous d’obtenir un bon traité, qui nous garantisse de toute lésion, de tout dol. Notre gouvernement, nous n’en doutons pas, fera aux Hovas des conditions très modérées. Par respect pour le principe que le sol appartient au souverain, nous éviterons de réclamer le droit de propriété ; des baux à très long terme et renouvelables en tiendront lieu. En revanche, nous ferons bien de nous assurer que le droit de réquisition pour la corvée dont jouit la reine Ranavalona n’exposera pas nos planteurs ou nos sucreries à se voir enlever du jour au lendemain tous leurs ouvriers indigènes.
Les Hovas ont leurs qualités que personne ne leur conteste. Ils ne sont point sots, leur esprit est souple comme leurs doigts. Ils s’entendent à forger le fer comme à cultiver le riz et le manioc. Ils sont beaux parleurs, et ce n’est pas sans raison que leur langue harmonieuse et sonore a été surnommée l’italien de l’hémisphère austral. Ils ont l’imagination fleurie, le génie de la métaphore ; ils appellent le soleil « l’œil du jour, » leurs soldats « les cornes du royaume ; » les crocodiles même, à les en croire, sont sensibles aux charmes de leur éloquence. Ces beaux parleurs sont les plus polis des sauvages, mais rien n’est plus dangereux qu’un sauvage poli et verbeux. Quand un Malgache vous parle de sa maison, il dira toujours : notre maison. C’est une manière de vous en faire hommage. Avez-vous envie de l’acheter, il vous en demandera dix fois ce qu’elle vaut. Ils ont eux-mêmes conscience de leur fausse bonhomie. Ils ont baptisé du beau nom de namantsafa. andriana une vertu de leur façon qui consiste à se donner l’air de s’intéresser vivement à beaucoup de choses et de gens qui vous laissent tout à fait indifférent C’est pour pratiquer cette belle vertu qu’à peine des voyageurs débarquent-ils en quelque endroit, on les accable de questions : « Puisque vous voilà arrivés, nos chers amis, leur dit-on, nous vous demanderons d’abord comment se porte la reine Ranavalona, la souveraine du pays ? Nous vous demanderons ensuite comment se porte Raïnilaiarivony, le premier ministre ? De grâce, dites-nous, s’il vous plaît, comment se portent Raïnimaharavo, le plus grand des secrétaires d’état, et Ralaïtsirofo, le juge suprême ? Comment se portent aussi les parens de la reine et les douze femmes ? Comment se porte Tananarive ? Comment se portent les canons, les mousquets et les chrétiens de la belle province d’Imerina ? Et, par forme de conclusion, nous vous demanderons comment vous vous portez, nos chers amis, et comment se porte votre fatigue ? »
Les Hovas ont encore un autre usage dont il faut se défier. Ils dissimulent le plancher d’argile de leurs maisons sous des nattes assez élégantes que leurs femmes tissent avec beaucoup d’art. Quand une de ces nattes tombe en pourriture, ils ne l’enlèvent pas, ils la recouvrent d’une autre natte, et les nattes s’amoncellent sur les nattes. Invitent-ils un étranger à entrer chez eux, ils lui font l’honneur de lui en servir une neuve. Malheur à lui s’il la soulevait ! Il frémirait d’horreur en découvrant ce qu’elle cache. C’est par allusion à cet usage qu’ils appellent la duplicité dont ils se piquent dans leurs marchés d’un nom fort expressif qui signifie : l’art d’employer une natte propre pour cacher les autres.
Nous ferons bien d’être modérés dans nos conditions, mais aussi d’être fort attentifs. Le diplomate qui sera chargé de négocier notre paix avec les Hovas sera tenu d’examiner de très près le texte du traité qu’ils nous proposeront, de scruter le sens de chaque expression, de tourner et de retourner chaque mot, comme on soulève une natte pour s’assurer qu’il n’y a pas de pourriture dessous.
G. VALBERT.