Madame Chrysanthème/32

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Calmann Lévy (p. 149-153).
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XXXII


24 août.

Cinq jours bientôt que j’ai abandonné ma maisonnette et Chrysanthème.

Depuis hier, grand vent et pluie torrentielle. (Un typhon qui va passer ou qui passe.) Nous avons fait branle-bas au milieu de la nuit pour caler les mâts de hune, amener les basses vergues, prendre toutes les dispositions de gros temps. Les papillons ne viennent plus, mais tout s’agite et se tord au-dessus de nos têtes ; sur les parois des montagnes surplombantes, les arbres se froissent, les herbes se couchent, ont un air de souffrir ; des rafales terribles les tourmentent avec des bruits sifflants ; il nous tombe, en pluie, des branches, des feuilles de bambou, de la terre.

Et, en ce pays de gentilles petites choses, cette tempête détonne ; il semble que son effort soit exagéré et sa musique trop grande.


Vers le soir, les grosses nuées sombres roulent si vite que les averses sont courtes, tout de suite égouttées, tout de suite finies. — Alors je tente d’aller me promener dans la montagne au-dessus de nous, parmi les verdures mouillées : — il y a des petits sentiers qui y mènent, entre des buissons de camélias et de bambous.

… Pour laisser passer une ondée, je me réfugie dans la cour d’un très vieux temple, qui est à mi-côte, abandonné au milieu d’un bois d’arbres séculaires aux ramures gigantesques ; on y monte par des escaliers de granit, en passant sous de très étranges portiques, aussi rongés que les Grandes Pierres des Celtes. Les arbres ont envahi aussi cette cour ; la lumière y est voilée, verdâtre ; il y tombe une pluie torrentielle, mêlée de feuilles et de mousses arrachées. Des vieux monstres en granit, de tournures inconnues, sont assis dans les coins et font des grimaces d’une férocité souriante ; leurs figures expriment des mystères sans nom, qui font frissonner, au milieu de cette musique gémissante du vent, sous cette obscurité des nuages et des branches.

Ils ne devaient pas ressembler aux Japonais d’aujourd’hui, les hommes qui ont conçu tous ces temples d’autrefois, qui en ont construit partout, qui en ont rempli ce pays jusque dans ses derniers recoins solitaires.


Une heure plus tard, au crépuscule de cette journée de typhon, toujours dans cette même montagne, le hasard me conduit sous des arbres ressemblant à des chênes ; ils sont tordus toujours par ce vent, et les touffes d’herbes sous leurs pieds ondulent, couchées, rebroussées en tous sens… Là, je retrouve très nettement tout d’un coup ma première impression de grand vent dans les bois — dans les bois de la Limoise, en Saintonge, il y a quelque vingt-huit ans, à l’un des mois de mars de ma petite enfance.

Il soufflait sur l’autre face du monde, ce premier coup de vent que mes yeux ont vu dans la campagne, — et les années rapides ont passé sur ce souvenir — et depuis, le plus beau temps de ma vie s’est consumé…

J’y reviens beaucoup trop souvent à mon enfance ; j’en rabâche en vérité. Mais il me semble que je n’ai eu des impressions, des sensations qu’en ce temps-là ; les moindres choses que je voyais ou que j’entendais avaient alors des dessous d’une profondeur insondable et infinie ; c’étaient comme des images réveillées, des rappels d’existences antérieures ; ou bien c’étaient comme des pressentiments d’existences à venir, d’incarnations futures dans des pays de rêve ; et puis des attentes de merveilles de toute sorte — que le monde et la vie me réservaient sans doute pour plus tard — pour quand je grandirais. Eh bien, j’ai grandi et n’ai rien trouvé sur ma route, de toutes ces choses vaguement entrevues ; au contraire, tout s’est rétréci et obscurci peu à peu autour de moi ; les ressouvenirs se sont effacés, les horizons d’en avant se sont lentement refermés et remplis de ténèbres grises. Il sera bientôt l’heure de m’en retourner dans l’éternelle poussière, et je m’en irai sans avoir compris le pourquoi mystérieux de tous ces mirages de mon enfance ; j’emporterai avec moi le regret de je ne sais quelles patries jamais retrouvées, de je ne sais quels êtres désirés ardemment et jamais embrassés…