Madame Chrysanthème/45

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Calmann Lévy (p. 226-229).
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XLV


Nous sommes allés aujourd’hui chez le photographe en renom, Yves, ma mousmé et moi, afin de poser en groupe.

Nous enverrons cela en France. — Yves sourit déjà en songeant à l’étonnement de sa femme quand elle apercevra ce minois de Chrysanthème entre nous deux, et il se demande ce qu’il pourra bien lui conter en manière d’explication :

— Mon Dieu, je dirai que c’est une de vos connaissances, voilà tout !

Au Japon, il y a des photographes dans le genre des nôtres ; seulement ce sont des Japonais, habitant des maisons japonaises. Celui qui aura l’honneur aujourd’hui, opère au fond de la banlieue, dans ce quartier antique de grands arbres et de pagodes sombres où j’avais rencontré l’autre jour une mousmé si jolie. Son enseigne se lit en plusieurs langues, plaquée sur un mur, au bord de ce petit torrent qui descend de la verte montagne traversé par des ponts courbes en granit séculaire et bordé de bambous légers ou de lauriers-roses en fleurs.

Cela étonne et cela déroute, un photographe niché là, dans tout ce Japon d’autrefois.

Précisément on fait queue à sa porte aujourd’hui ; nous tombons mal. Il y a toute une file de chars à djin qui stationnent, attendant des clients qu’ils ont amenés et qui passeront avant nous. Les coureurs, nus et tatoués, peignés correctement en bandeaux et en chignon, font la causette, fument des petites pipes, ou rafraîchissent dans l’eau du torrent leurs jambes musculeuses.

La cour d’entrée est d’une irréprochable japonerie, avec des lanternes et des arbres nains. Mais l’atelier où l’on pose pourrait être aussi bien à Paris ou à Pontoise : mêmes chaises en « vieux chêne », mêmes poufs défraîchis, colonnes en plâtre et rochers en carton.

Les personnes que l’on opère en ce moment sont deux dames de qualité (la mère et la fille, cela se devine), qui posent ensemble, en carte-album, avec des accessoires Louis XV. Les premières grandes dames de ce pays que j’aie vues de si près, un groupe bien étrange : longues figures de la classe noble, atones, anémiques, bleuâtres à force de poudre de riz, avec la bouche peinte en forme de cœur, au carmin pur. Du reste, une distinction incontestable, qui s’impose même à nous, malgré la différence profonde des races et des notions acquises.

Elles toisent Chrysanthème avec un assez visible dédain, bien que sa toilette soit aussi comme il faut que les leurs. Et moi, je ne puis me rassasier de regarder ces deux créatures ; elles me captivent comme des choses jamais vues et incompréhensibles. Leurs corps frêles, posés avec une grâce exotique, sont noyés dans des étoffes rigides et des ceintures bouffantes dont les bouts retombent comme des ailes fatiguées. Elles me font penser, je ne sais pourquoi, à de grands insectes rares ; sur leurs vêtements, des dessins extraordinaires ont quelque chose de la bigarrure sombre des papillons nocturnes. Surtout, il y a le mystère de leurs tout petits yeux, tirés, bridés, retroussés, pouvant à peine s’ouvrir ; le mystère de leur expression qui semble indiquer des pensées intérieures d’une saugrenuité vague et froide, un monde d’idées absolument fermé pour nous. — Et je songe, en les dévisageant : comme nous sommes loin de ce peuple japonais, comme nous sommes de race dissemblable !…

Il faut laisser passer ensuite plusieurs matelots anglais arrivés avant nous, bien pomponnés dans leurs vêtements de toile blanche, bien frais, bien gras, bien roses comme des bonshommes en sucre, qui posent avec des airs niais sur des fûts de colonnes.

Notre tour vient enfin ; Chrysanthème s’arrange avec lenteur, d’une manière très cherchée, tournant le plus possible les pointes de ses pieds en dedans, à la façon élégante.

Et, sur le cliché qu’on nous montre, nous avons l’air d’une petite famille bien ridicule, alignée devant un photographe de foire.