Madame Chrysanthème/50

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Calmann Lévy (p. 259-267).
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L


16 septembre.

… Sept heures du soir. — Nous ne redescendrons plus en ville aujourd’hui ; comme de bons bourgeois japonais, nous resterons dans notre haut faubourg.

En tenue de quartier, nous irons en voisins, Yves et moi, jusqu’au tir au sabre, — qui est à deux pas, au-dessus de notre maisonnette, confinant presque à notre jardin frais.


Fermé, ce tir, pour le moment ; un petit mousko assis à la porte nous explique, avec des révérences extrêmes, qu’il est trop tard, les amateurs sont partis, il faudra revenir demain.

La soirée est si belle et si douce que nous restons dehors, suivant sans but le sentier qui continue de s’élever et de se perdre dans les régions solitaires de la montagne, vers les cimes.

Une heure durant nous marchons, — promenade imprévue, — et nous voilà très haut, dominant des perspectives infinies aux dernières lueurs du jour ; nous voilà dans un site isolé et triste, au milieu de ces petits cimetières bouddhiques dont la campagne est partout semée.

Nous croisons quelques travailleurs attardés, qui reviennent des champs portant des gerbes de thé sur leur dos. La mine un peu sauvage, ces paysans ; demi-nus, ou bien habillés de robes longues en coton bleu ; ils nous font en passant de grandes révérences.

Pas d’arbres, dans cette région haute. Des champs de thé alternant avec des tombes : vieilles statuettes en granit qui représentent Bouddha dans son lotus, ou vieilles bornes funéraires sur lesquelles brillent des restes d’inscriptions d’or. Surtout il y a des espaces incultes, des rochers autour de nous et des broussailles.

Plus personne ne passe et la lumière baisse. Faisons halte un moment et ensuite il sera temps de redescendre.

Mais, près de l’endroit où nous sommes, une caisse en bois blanc munie de poignées, une sorte de chaise à porteurs est posée sur la terre remuée de frais, avec des lotus en papier d’argent et des petites baguettes de parfum qui brûlent encore ; évidemment quelqu’un a dû être, ce soir même, enterré là-dessous.

Je ne me le représente pas, ce personnage ; les Japonais sont si grotesques pendant la vie, qu’on a peine à se les figurer dans le calme et la majesté d’après… C’est égal, éloignons-nous de ce mort, nous pourrions le réveiller, il est trop frais, il nous impressionne. Allons nous asseoir ailleurs sur quelqu’une de ces tombes si anciennes qu’il n’y a plus rien, en dedans, que poussière. Et là, encore éclairés tous deux à ces hauteurs, tandis que les vallées, les bases de la terre sont déjà perdues dans l’ombre, causons.

Je voudrais parler à Yves de Chrysanthème ; c’est un peu dans ce but que je l’ai fait asseoir, et je ne sais comment m’y prendre, pour ne pas le blesser et pour n’être pas ridicule. Du reste, l’air pur qui passe ici et le paysage grandiose qui est sous mes pieds me rassénèrent déjà beaucoup, me font prendre en dédaigneuse pitié mes soupçons et leur cause…

Nous nous entretenons d’abord de cet ordre de départ, pour la Chine ou pour la France, qui peut nous arriver d’un moment à l’autre. Il va falloir quitter bientôt cette vie facile et presque amusante, ce faubourg nippon où le hasard nous a fait camper, et notre maisonnette au milieu des fleurs. Yves regrettera ces choses plus que moi-même, je le comprends bien : car, pour lui, c’est la première fois que pareil intermède vient couper sa carrière rude. Jadis, dans les grades inférieurs, il n’allait presque jamais à terre, en pays exotique, pas plus que les goélands du large ; tandis que de tout temps j’ai été gâté, moi, par des petits logis autrement charmants que celui-ci, dans toute sorte de contrées dont le souvenir me trouble encore.

Et je me risque à lui dire, pour voir :

— Tu auras peut-être plus de chagrin que moi, de la quitter, cette petite Chrysanthème ?…

Un silence entre nous deux.

Après quoi je vais plus loin, brûlant mes vaisseaux :

— Tu sais, après tout, si elle te faisait tant de plaisir… Je ne l’ai pas épousée, elle n’est pas ma femme, en somme…

Très surpris, il me regarde :

— Pas votre femme, vous dites ? — Si ! par exemple… Voilà justement, c’est qu’elle est votre femme…

Nous n’avons jamais besoin d’en dire bien long, entre nous deux ; je suis absolument fixé maintenant, par son intonation, par son bon sourire de franchise ; je comprends tout ce qu’il y a dans cette petite phrase : « Voilà justement, c’est qu’elle est votre femme… » Si elle ne l’était pas, oh ! il n’oserait répondre de ce qui pourrait arriver, — malgré le remords qu’il en aurait au fond de lui-même, n’étant plus garçon, ni libre de sa personne comme autrefois. — Mais il la considère comme ma femme, et alors c’est sacré. Je crois en sa parole de la manière la plus complète, et j’ai un vrai soulagement, une vraie joie, à retrouver mon brave Yves des anciens jours. Comment donc ai-je pu subir assez l’influence rapetissante des milieux pour le soupçonner et m’en faire un pareil souci mesquin ?…

N’en parlons seulement plus, de cette poupée…


Nous restons là très tard, à causer d’autre chose, tout en regardant, sous nos pieds, des vallées, des montagnes, des profondeurs immenses qui s’assombrissent et s’éteignent. Très haut postés, dans le grand air pur, il nous semble déjà être partis de ce Japon mignard, déjà dégagés des petites impressions qu’il nous avait produites, des petits liens par lesquels il commençait à nous tenir.

Vus de telles hauteurs, tous les pays de la terre arrivent à se ressembler ; ils perdent le cachet imprimé sur eux par les hommes, les peuples ; par les atomes qui grouillent en bas.

Comme jadis dans les landes bretonnes, dans les bois de Toulven, ou comme en mer durant les quarts de nuit, nous parlons des choses auxquelles on est enclin à penser dans l’obscurité : de revenants, d’âmes, d’avenir, d’au delà, de néant…

Cette petite Chrysanthème, nous l’avions tout à fait oubliée !

Quand nous arrivons à Diou-djen-dji, par une nuit d’étoiles, c’est la musique de son chamécen, entendue de loin, qui nous rappelle son existence : elle étudie quelque nocturne à deux voix avec mademoiselle Oyouki, son élève.

Je me sens de très bonne humeur ce soir, délivré de mes soupçons absurdes sur mon pauvre Yves, très disposé à jouir sans arrière-pensée de mes derniers jours de Japon et à m’en amuser le plus possible.

Étendons-nous sur les nattes fraîches et écoutons le duo étrange de ces mousmés : une sorte de mélopée lente et lugubre, qui commence sur deux ou trois notes hautes, — et puis qui descend, qui descend à chaque couplet, d’une manière presque insensible, jusqu’à devenir très grave. Le chant conserve tout le temps sa traînante lenteur ; mais l’accompagnement qui s’enfle peu à peu est comme un bruit de bourrasque lointaine. À la fin, quand ces voix de petites filles, ordinairement douces, donnent des notes basses et rauques, les mains de Chrysanthème, crispées sur les cordes vibrantes, s’agitent frénétiquement. Elles baissent la tête toutes deux, avancent la lèvre inférieure, pour faire sortir avec effort ces étonnantes notes profondes. Et c’est dans ces moments-là que leurs petits yeux bridés s’ouvrent, semblent révéler quelque chose comme une âme, sous ces enveloppes de marionnette.

Mais une âme qui, plus que jamais, me paraît être d’une espèce différente de la mienne ; je sens mes pensées aussi loin des leurs que des conceptions changeantes d’un oiseau ou des rêveries d’un singe ; je sens, entre elles et moi, le gouffre mystérieux, effroyable…

Une autre musique, venue des lointains du dehors, interrompt pour un instant celle que ces mousmés nous faisaient.

C’est en bas, dans Nagasaki, dans les profondeurs au-dessous de nous, un bruit soudain de gongs et de guitares ; — nous courons nous pencher au balcon de la véranda pour mieux l’entendre.

Un matsouri, une fête, un cortège qui passe — « dans le quartier des dames galantes », affirment nos mousmés, avec un plissement dédaigneux des lèvres. — Mais il a l’air très chaste, le quartier de ces dames, ainsi vu à vol d’oiseau, des hauteurs que nous habitons et à la lueur vague des étoiles ; le concert qui s’y donne se purifie en montant jusqu’à nous du fond de cet abîme ; il nous arrive un peu étouffé, confus, magique, charmant…

… Cela s’éloigne et cela se tait…

Alors les deux petites amies retournent s’asseoir sur leurs nattes et reprennent leur duo triste. — Un orchestre discret mais innombrable de grillons et de cigales les accompagne en trémolo, — toujours ce trémolo immense qui se fait doucement et éternellement sur toute la terre japonaise.