Madame Henriette d’Angleterre
L’aurore d’un nouveau règne, l’espoir illimité, vague, d’autant plus charmant, qui s’attache aux commencemens en toute chose, s’exprima par l’apparition de Mme Henriette, fille de la reine d’Angleterre et sœur de Charles II. Elle épousa Monsieur, frère de Louis XIV, le 30 mars, vingt jours après la mort de Mazarin.
Elle avait été élevée en France, était toute Française, et pourtant à son mariage, à son installation dans sa cour du Palais-Royal, puis à Fontainebleau, elle produisit tous les effets de la plus douce surprise. Dès ce jour, les gens de mérite sentirent qu’ils étaient vus, distingués, bien voulus, et par une personne qui sentait les moindres nuances. « Elle seule sut distinguer les hommes, dit La Fare, et personne après elle. » Molière, qui s’établit alors au théâtre du Palais-Royal, reçut le premier ce regard. Le charme d’Henriette n’est nullement étranger aux caractères de femmes qu’il traça alors et plus tard, surtout à celui de Léonor dans l’École des Maris, d’Henriette des Femmes savantes. Le roi ne fut pas le moins touché. Il l’avait dédaignée enfant ; femme, il la regretta.
Il faut remonter quelque peu pour comprendre la cour.
La famille de Mazarin était un fléau. Le bataillon de ses nièces, fort nombreuses, était né, formé sous l’étoile de la reine de Suède, qui vint à Paris en leur temps. Le cynisme altier de Christine, ses courses errantes et son dévergondage, comme d’un vaisseau sans gouvernail, enfin le coup royal qu’elle frappa sur Monaldeschi, tout cela les avait éblouies, si bien qu’elles prenaient son costume et beaucoup trop ses mœurs. Une autre singularité de ces Mazarines, c’est que leur frère, à l’instar des Condés, admirait, célébrait les charmes de ses sœurs, et vivait avec elles dans une peu édifiante union.
L’aînée, Marie, sombre Italienne aux grands yeux flamboyans, avec un esprit infernal et l’énergie du bas peuple de Rome, enveloppa un moment le froid Louis XIV d’un tourbillon de passion. Elle eût été reine à coup sûr, si son oncle n’avait découvert son ingratitude : déjà elle travaillait à le perdre. Donc il maria le roi à l’infante d’Espagne, « qui était une naine, » replète, le cou court, la taille entassée. La question restait tout entière avec un tel mariage. Marie, que Mazarin voulait marier en Italie, croyait bien, à sa mort, qu’elle resterait en France, reprendrait ascendant ; mais elle eut beau prier, pleurer, se jeter à genoux : le roi confirma son exil.
Restait sa sœur Olympe, plus dangereuse encore, âme et visage noirs, qui n’en avait pas moins un attrait de malice. Elle avait été pour le jeune roi comme une camarade ; elle jouait la comédie avec lui, se prêtait à tout pour le prendre. Mariée, comtesse de Soissons, au moins par l’adultère, les basses complaisances, l’amusement d’un salon où elle attirait les plus belles, elle tenait le roi près d’elle, et il y venait tous les soirs. L’avènement d’Henriette heureusement ôta au roi le faible qu’il pouvait garder pour Olympe. Il chargea le beau Vardes de l’en débarrasser, de s’en faire le galant. L’un semblait né pour l’autre ; on n’eût pas pu trouver un couple plus pervers.
Henriette au contraire, quelles qu’aient été les taches de sa vie, était d’une extrême bonté, qui ne s’est plus retrouvée en ce siècle. La Montespan n’amusa que par la méchanceté, et Mme de Maintenon eut un sobre esprit négatif, toute réserve, blâmant sans blâmer, qui séchait et stérilisait. Henriette n’était que bienveillance. Pour briller, elle n’avait nul besoin de critique ni même de saillies. Elle fut toute douceur et lumière, sympathique pour tous, bonne même pour ses ennemis.
À dix-huit ans, elle annonçait une maturité singulière, et en effet elle avait déjà traversé une longue vie. Elle naquit d’un moment ému, et il y paraissait. En pleine guerre, Charles Ier, le roi errant des cavaliers, rejoint à Exeter sa peu fidèle épouse, qui avait tant contribué à le perdre. N’importe, sans querelle, on s’embrasse pour la dernière fois. De là notre Henriette, qui naît attendrissante d’une larme et du baiser d’adieu. La mère accouche en pleine guerre, sous le canon, dans une place assiégée, fuit avec un amant, se sauve en France. Le berceau reste en gage aux mains des puritains. Les exemples bibliques ne manquaient pas pour les meurtres d’enfans. Cependant elle vit, et à deux ans va rejoindre sa mère. C’était aller d’une révolution à une autre, du long parlement à la fronde, des batailles aux batailles, alterner les misères. La cour de France fuit à son tour, et la reine d’Angleterre est oubliée au Louvre, souvent l’hiver sans pain ni bois. L’enfant restait au lit, faute de feu. Elle avait cinq ans en 1649, quand on décapita là-bas son père. Ici sa mère, avec son bel Anglais (qu’elle épousa, dit-on), vivait fort mal : battue, pillée par lui, dès qu’il venait un peu d’argent. C’est toute la moralité que la petite eut sous les yeux.
Les trois enfans, Charles II, Jacques et Henriette, bien, plus jeune qu’eux, vivaient ensemble très unis. Le premier, qui n’eut jamais ni cœur ni âme, adorait pourtant sa petite sœur. Pour elle, elle n’aima, je crois, jamais rien que ses frères, et ne vit jamais que leur intérêt, qui fut toute sa politique, toute sa morale. Jouet du sort et des événemens, elle flottait, et n’eut guère de foi que le sentiment de famille. Elle faillit mourir un jour de la fausse nouvelle que Jacques était tué. Pour rétablir, affermir Charles II, elle eût voulu épouser le roi et donner à son frère l’appui de la France ; mais elle ne fut jamais la femme matérielle qu’il fallait à Louis XIV. Alors surtout elle était maigre ; il ne sentait pas sa grâce, ou s’il en convenait, c’était pour regarder la charmante enfant, sage et douce, comme une relique, une sainte de chapelle, ce qu’il exprimait par un mot assez sec : « J’ai peu d’appétit pour les petits os des Saints-Innocens. »
Henriette était élevée aux Visitandines de Chaillot, fondées par sa mère et dirigées par Mme de La Fayette, la divinité de Louis XIII, laquelle avait esquivé le trône de France. Cette dame, canonisée vivante, couvrait de sa sainteté un couvent très mondain, un parloir très galant, et qui de plus était un centre politique, le foyer souterrain de la révolution catholique d’Angleterre : belle expiation pour la veuve non irréprochable de Charles Ier ! L’instrument naturel de ce grand événement pouvait être la jeune Henriette, si elle épousait au moins Monsieur, frère de Louis XIV, et si elle gardait son jeune ascendant sur Charles II, qui l’avait tant aimée.
Charles II avait fait comme son grand-père maternel Henri IV. Pour régner, il fit « le saut périlleux. » Il jura tout haut la foi protestante, assurant tout bas la France et l’Espagne qu’il se referait catholique, autrement dit roi absolu. Sous le prétexte du mariage projeté de sa sœur avec Monsieur, la reine d’Angleterre alla le voir, le sommer de sa parole et le tenter par l’argent de Louis XIV. Sa mère venait le prier de rentrer dans les voies de Charles Ier, dans le chemin de l’échafaud ; mais on n’espéra le corrompre qu’en lui menant son bijou, la délicieuse Henriette : innocente Marie Stuart, dont on abusait pour la trahison !
La cour de France tentait le roi et tentait la nation. Au roi, on proposait un mariage de Portugal, énorme d’argent comptant ; à la nation, l’avantage de voler l’Espagne sur toutes les mers. Louis XIV soldait une armée anglaise, auxiliaire du Portugal, contre son beau-père, le roi d’Espagne, dont la veille il venait de presser la main.
Henriette émut fort la cour d’Angleterre. Elle avait l’attrait singulier de ceux qui ne doivent pas vivre ; elle ressemblait plus au décapité qu’à sa pétulante mère[1]. C’était l’ombre d’une ombre, comme une fleur sortie du tombeau. Sur le vaisseau même qui la ramena, de violentes passions éclatèrent. La traversée fut longue, elle fut très malade, et dangereusement, presque à mourir. L’ambassadeur Buckingham et l’amiral qui la menait se disputaient cette mourante, étaient près de tirer l’épée. Elle se remit un peu enfin, aborda, et on put la marier.
Pour cette personne si frêle, c’était un bonheur d’avoir un mari comme Monsieur, qui n’était guère un homme, qui n’aimait pas les femmes, et qui, selon toute apparence, sauverait à la sienne les fatigues de la maternité. Jusqu’à douze ou treize ans, on l’avait élevé en jupe de fille, et il avait l’air en effet d’une jolie petite Italienne. Il avait beaucoup vécu chez la Choisy, femme d’un officier de sa maison, dont le fils passa de même sa jeunesse habillé en fille, et comme telle accepté des dames, qui couchaient parfois avec elles cette poupée, sans danger pour leur sexe. Monsieur était le plastron de son frère ; le roi s’en moquait tout le jour. La reine-mère, dans leurs disputes, ne manquait pas de juger pour l’aîné et de faire fouetter l’autre. Il eut le fouet jusqu’à quinze ans. Il faut voir dans Cosnac les efforts inutiles de ce bon domestique pour en faire un homme. Il n’y réussit pas. Madame se trouva avoir une fille pour mari.
Monsieur avait vingt ans, Madame dix-sept ; mais il était resté enfant. Il passait tout le temps à se parer, à parer les filles de la reine ou ses jeunes favoris. Il reçut bien Madame, mais comme un camarade qui l’amuserait, sur qui il essaierait les modes. Il n’imaginait pas avoir à lui dire autre chose. Il la montrait, voulait qu’on la trouvât jolie, et pourtant par momens il craignait qu’elle ne le fût trop et plus que lui, qu’elle ne lui enlevât ses petits amis, Guiche, Marsillac et autres. C’était là sa seule jalousie. Quand il la vit admirée, entourée, il fut ravi, pensant que sa cour deviendrait la vraie cour royale ; mais il le fut encore plus quand il vit le roi amoureux d’elle, pensant qu’elle le protégerait, que par elle il aurait ce que ses favoris voulaient et ce que refusait son frère, un apanage, comme avait eu Gaston, la royauté du Languedoc.
La joie de Monsieur fut au comble lorsqu’à Fontainebleau il vit le roi ne pouvoir plus se passer de Madame, arranger tout pour elle, chasses, bals et parties. Il pensa qu’il gouvernerait. Madame aussi n’en était pas fâchée, et laissa faire. Elle fut la déesse, l’idole du lieu. Quelle que fût la légèreté de son âge, elle réfléchissait ; sa puissance sur le roi était justement ce que sa famille avait le plus désiré, ce qui assurait Charles II sur ce trône branlant, sanglant, tout chaud de Cromwell. Elle servait son frère, le sauvait peut-être dans l’avenir. Sa mère, au couvent de Chaillot, pensait que Dieu se sert de tous moyens, et que cet entraînement du roi pourrait avoir de grandes conséquences pour la conversion de l’Angleterre et le triomphe de la religion.
Madame essaya plus tard de faire rompre son mariage ; mais je crois que du premier jour elle le trouva fort ridicule et conçut d’autres pensées. La jeune reine pouvait mourir ; quoique son gros visage d’enfant bouffi ne fût pas sans éclat, elle venait d’une race malsaine, d’un père usé (qui eut trente ou quarante bâtards), et les enfans qu’elle eut généralement ne vécurent guère. Sa survivance revenait à Madame incontestablement. Monsieur n’aurait fait nul obstacle ; il l’aurait quittée avec joie pour épouser le Languedoc et trôner là avec ses favoris.
La reine, quoique enceinte à ce moment, fut oubliée tout à fait de Louis XIV à Fontainebleau. Il s’occupa uniquement de sa belle-sœur. Cette grande forêt mystérieuse et coupée de rochers isole, permet peu l’étiquette. Leurs promenades solitaires duraient fort tard la nuit, et jusqu’au jour (en juin). Madame, obéissante, n’objectait rien, ni l’opinion, ni sa santé. Le roi n’y pensait pas. Il eut toute sa vie l’insensibilité de l’homme bien portant qui ne ménage en rien les faibles. Le bon portrait du Louvre nous le donne comme il était, jeune homme à cheveux bruns, à petites moustaches, l’air sec et positif. Il a de sa mère une délicatesse de teint très noble et peu commune, mais la lèvre autrichienne du grand mangeur, une bouche déplaisante, sensuelle et lourde, et qui accuse aussi le mépris de l’espèce humaine.
Ce que Madame avait le plus à craindre, maladive et mal mariée, c’était une grossesse qui la tuerait peut-être ou confirmerait son mariage. Tous tournaient autour d’elle, Buckingham surtout, l’ambassadeur, fils de l’amant d’Anne d’Autriche, et le jeune comte de Guiche, qui professait un culte pour elle, culte éthéré pour un esprit. Le roi était jaloux de Guiche, qui était exactement de son âge, mais bien plus agréable, et que Madame ne semblait pas haïr. Cela plus qu’aucune autre chose dut le piquer, jaloux et absolu comme il était. Sa vanité en jeu eût tout brisé pour un caprice et pour être le maître. Madame dès l’enfance voyait en lui le roi, celui de qui pouvait dépendre le sort de sa famille. Elle le dit elle-même, elle lui fut toujours soumise, et « serait morte plutôt que de lui désobéir en aucune chose. »
Le 23 juin, Charles II, payé, marié de la main de Louis XIV, conformément à leur traité secret, consomma son mariage avec la Portugaise, et le 27, le jour où la cour de Fontainebleau eut la joie de cette nouvelle, la sœur de Charles II devint enceinte. L’intime union des deux rois, si dangereuse à l’Angleterre, et qui rendit la France si terrible à l’Europe, se resserra ainsi de deux manières, mais bien aux dépens de Madame, qui redevint très languissante. Elle ne dormait pas dans sa grossesse, sinon à force d’opium. Elle était toujours sur son lit. Mlle de Montpensier, qui l’y vit, lui trouva bien mauvaise mine, et fut frappée de sa maigreur. Mme de Motteville et Cosnac disent qu’à la naissance des enfans de Madame, c’était le roi qui s’en réjouissait, et qu’à leur mort, si Monsieur n’en riait, tout au moins il n’en pleurait pas. Cela se vit surtout à une couche où elle faillit périr ; Monsieur s’en alla s’amuser.
Madame par trois fois eut prise sur le roi, les premières fois par l’amour, en dernier lieu par les affaires et par le besoin qu’il eut d’elle pour influer sur Charles II.
Monsieur avait d’abord été ravi de l’importance nouvelle que lui donnait sa femme ; mais on ne lui permit pas d’être si froid : on le força d’être jaloux. La reine-mère, qui était fort jalouse aussi de Louis XIV, fit crier Monsieur, cria elle-même. Elle lui avait passé sa vieille femme de chambre, une négresse et d’autres ; elle ne lui passa pas Madame, dont l’ascendant eût annulé le sien. De toutes parts on travailla. On rappela doucement au roi que la reine en serait chagrinée, et pourrait manquer son dauphin. On lui rappela qu’il venait d’établir un conseil de conscience pour mieux régler l’église ; un tel amour allait-il bien avec ces prétentions d’austérité ? Enfin, ce qui agit mieux, on exalta le génie de Madame : on fit entendre au roi qu’une personne supérieure à ce point voudrait le gouverner, ou que du moins on le croirait mené par elle. Cela le rendit bien pensif. Et d’autre part Madame eut peur du bruit. Il fut convenu entre eux que le roi, pour aller chez elle, ferait semblant d’être épris d’une petite fille, La Vallière, que la Choisy venait de donner à cette princesse. Il y eut un grand accord pour cette affaire. Les complaisans habituels des plaisirs du roi travaillèrent dans le même sens que la reine-mère et les dévots pour le séparer de Madame. On poussa La Vallière, qui était très naïve ; on agit sur son cœur, on lui fit découvrir qu’elle aimait le roi. Puis le bouffon Roquelaure brutalement chez Madame la mène au roi tout droit, la dénonce, lui dit qu’elle est folle de lui. Le trait porte : le roi la voit rougissante, éperdue, abîmée dans sa honte ; il devient lui-même amoureux.
Ce premier règne de Madame avait duré trois mois (mai-juin-juillet). En août, La Vallière succéda. Personne n’eût deviné les conséquences de cette passion : 1° il fut deux ans fidèle ; 2° pour expiation, il laissa les dévots faire ce qui leur plaisait, jusqu’à faire brûler dans Paris un pauvre fou, Simon Morin, qui se croyait messie, et qu’on accusa très faussement d’en vouloir à la vie du roi.
Le roi était judicieux : il eût empêché cet acte hideux, s’il eût eu près de lui quelqu’un qui l’avertît et lui fît voir la chose ; mais ses ministres, en ce qui semblait toucher sa personne, n’eussent jamais desserré les dents ; sa mère, bien moins : elle était au fond de la cabale. Les femmes pouvaient beaucoup sur le roi, quelque dur qu’il fût pour celles qu’il aimait. Elles seules eussent pu, à tels momens, glisser un mot d’humanité. C’est alors qu’on put voir combien la cabale gagnait à ce que le roi n’eût de maîtresse qu’une jeune sotte, timide à l’excès, perdue dans son amour et ne sachant rien autre, ne voulant rien savoir, ne se mêlant de rien. Si le roi fût resté sous l’influence de Madame, celle-ci aurait pu lui donner un conseil, lui parler au moins pour sa gloire. Légère en galanterie, elle ne l’était point en affaires. Elle y était sensée, loyale. Par deux fois elle avait conseillé très bien les deux rois. Dans l’affaire de Fouquet, elle dit à Louis XIV qu’il s’abaissait en faisant à Fouquet l’honneur de le craindre, en allant à cent lieues arrêter un homme qu’on pouvait arrêter ici. Et dans une autre affaire plus délicate, quand Louis XIV racheta Dunkerque aux Anglais, Madame écrivit à son frère que cela le perdrait dans l’opinion. Ce rachat, utile à la France sans doute, lui était cependant funeste dans l’avenir. Il recommençait la ruine, la démolition des Stuarts, nos vrais agens en Angleterre et nos instrumens naturels. Ainsi Madame conseilla loyalement pour l’un et pour l’autre ; mais, au moment où nous sommes ici, on avait habilement séparé le roi et Madame, séparé et brouillé, occupant l’un de La Vallière et l’autre du comte de Guiche.
Le roi craignait et détestait l’esprit. Si La Vallière le retint, le reprit, c’est que c’était une pauvre fille, toute nature, toute passion, toute orage, un jouet vivant dans ses mains. La chaleur du sang plébéien (elle n’était guère noble par sa mère) fondit la glace royale. Il vit avec surprise tant d’amour, tant d’honnêteté, de remords. Cela le charmait. Il prit goût à ses larmes, et il les renouvelait sans cesse. Tantôt c’étaient des jalousies, feintes ou vraies, tantôt des tyrannies. Plus elle était pudique, plus elle souffrait de blesser la reine ou Madame, sa maîtresse, plus le roi la trouvait touchante et jolie de sa honte. Il avait avec elle des rendez-vous furtifs ; mais en même temps il la forçait de paraître avec une parure royale. Il l’entretenait des heures entières chez Madame, dans un cabinet tout ouvert, prolongeant à dessein cette situation cruelle, et le déplaisir de Madame, et le supplice de La Vallière, qui n’osait pas pleurer.
La situation de Madame était fort triste. Nous la connaissons tout entière par elle-même. Elle a fait tout écrire sous ses yeux par Mme de La Fayette, ses fautes même, autant que la décence le permet. Ce sont celles qu’on peut attendre d’une princesse de dix-huit ans, née en pleine corruption, en pleine intrigue, n’ayant jamais eu d’autre exemple, ni de culture que les romans, mais avec cela d’un cœur doux et charmant, et qui ne sut jamais haïr. Dans ce très beau récit, modeste, mais bien transparent, on voit les chutes de Madame, mais en même temps le noir complot qui se fit pour la faire tomber. Le grand parti dévot, le tartufe de religion, lui avait fait perdre crédit. Un tartufe d’amour l’humilia, faillit la faire mourir, un moment l’annula, au moment même où sa douceur eût pu balancer près du roi la fureur du parti dévot.
Le triste et honteux mariage de Madame avec cette fille fardée, minaudière et coquette qu’on appelait Monsieur, constituait une lutte bizarre, étrangement immorale. Cela faisait deux petites cours jalouses. Les jolis jeunes gens qu’aimait Monsieur devaient se décider. Son premier favori, Guiche, laissa Monsieur pour Madame. Plus tard, un autre, le chevalier de Lorraine, opta contre Madame, prit Monsieur, la honte et l’argent.
Quand le roi la quitta pour La Vallière, Madame, enceinte et triste, se laissa consoler par une autre délaissée, Olympe Mancini, celle que le roi avait cédée à Vardes. Ce don Juan espion, qui n’était pas fort jeune, éclipsait tous les jeunes par l’agrément, l’adresse, les tours de chat, les petites noirceurs. Olympe l’accepta, espérant par leur ligue faire sauter La Vallière, abaisser, avilir Madame, et la rendre impossible dans l’avenir. Si on pouvait d’abord obtenir de la princesse qu’elle chassât La Vallière, celle-ci, comme un lièvre éperdu qui se réfugie dans les jambes des chasseurs, se fût laissé mener droit chez Olympe, qui l’aurait achevée, égarée, effarée, et, de gré ou de force, jetée dans quelque affreux faux pas.
Madame était bien autrement fine, d’ailleurs si maladive, et (malgré ses yeux pleins d’amour) peu amoureuse. Elle ne donnait guère prise, mais elle s’ennuyait, aimait à rire, et surtout de Monsieur. On savait tout cela par une certaine Montalais, une de ses filles, qui l’amusait quand elle était au lit, et qui était en même temps confidente de La Vallière. La Montalais divertissait Madame, surtout en lui parlant des folies du duc de Guiche. Ce qui l’amusait dans l’affaire, c’est que Monsieur y perdait Guiche et s’en désespérait.
Guiche avait vu dans Mlle de Scudéry et ailleurs qu’un héros de roman ne peut écrire à la dame de ses pensées moins de quatre lettres par jour. La Montalais en lisait quelque chose à Madame, qui en avait bientôt assez, et s’endormait, de sorte que, pour se faire lire, Guiche assaisonna ses soupirs de ce qu’elle aimait bien mieux, de plaisanteries sur Monsieur, enfin de traits hardis qui allaient au ciel même, au dieu d’alors, au roi, jusqu’à dire que c’était un fanfaron et un dieu de théâtre. Madame était un libre esprit, et cette impiété l’amusait. Mais dans des romans de l’époque les héros n’écrivent pas toujours : ils parlent, trouvent moyen de pénétrer chez leur princesse sous mille déguisemens. Donc un matin la Montalais amène chez Madame une diseuse de bonne aventure fort embéguinée : c’était Guiche.
Mme de La Fayette assure qu’il n’y avait amour ni d’un côté ni de l’autre ; mais la chose était à la mode. Lauzun allait partout, suivant la sœur de Guiche déguisé en vieille, en valet. Ici surtout on ne pouvait guère penser à mal, car Madame était au plus bas, ses médecins disaient qu’elle n’avait pas beaucoup à vivre. Pour Guiche, il n’y voulait que le péril, la vanité d’avoir aimé si haut. Jamais en toute sa vie il ne fut amoureux que de lui-même. Molière l’a pris tout vif dans ce fat du Misanthrope, l’homme si content de lui et si futile, qui perd le temps à se mirer et cracher dans un puits.
Cette folie n’eut pas moins un effet sérieux. La Montalais la conte à La Vallière sous le secret ; mais celle-ci avait promis au roi de n’avoir pas de secret. Elle est embarrassée. Comment trahir Madame ? comment cacher quelque chose au roi ? Il vit qu’elle cachait quelque chose. Elle refuse de le dire, il est dans une colère épouvantable. La Vallière désespérée veut mourir, s’enterrer au couvent de Chaillot. Elle y court, mais on n’ose la recevoir. Elle reste au parloir couchée par terre, hors d’elle-même. Le roi vient, en tire ce qu’il veut. Il court en accabler Madame, toute malade qu’elle est, lui reproche l’aventure de Guiche, et l’on fait partir celui-ci.
Restaient ses lettres dangereuses, ses moqueries du roi. Madame craignait plus que la mort qu’il n’en eut connaissance. Vardes trouva moyen de les avoir, et dès lors Madame est à la discrétion de Vardes et d’Olympe. Ils peuvent la perdre ou s’en servir. Ils la font d’abord leur complice. Sous ses yeux, ils écrivent une lettre anonyme à la reine, où on lui conte les amours du roi. Le hasard voulut que la lettre parvînt au roi même. Il la montra à Vardes, qui accusa d’autres personnes, que le roi chassa de la cour. Le roi avait confiance en lui. Vardes lui disait chaque jour que le cœur de Madame était tout à son frère, qu’elle le conseillait contre nous ; mais il ne disait pas que lui, Vardes, avait persuadé à Madame que le roi ne l’aimait pas, et qu’elle devait d’autant plus s’appuyer de Charles II.
Chacun voyait la disgrâce où Madame tombait, le froid mortel du roi. Vardes, par d’ingénieuses calomnies, trouva moyen de l’isoler, de faire partir tous ses amis. Alors on put oser davantage contre elle. On la tenait par ses lettres, qu’elle eût voulu ravoir. Vardes les promet ; mais si Madame les veut, c’est chez Olympe, dans cette maison suspecte et ennemie, qu’il pourra les lui rendre. L’historien de Madame n’en dit pas plus, ne donne pas les conditions du traité, Ce qui prouve qu’elles furent dures et étranges, c’est l’insolence que Vardes montra dès ce jour-là. La vanité de Vardes fut impitoyable et féroce autant qu’Olympe pouvait le désirer. Pour lui, le succès en amour était d’humilier et de désespérer. Toute sa vie se passait à cela. Naguère il avait désolé, perdu, mis pour jamais en deuil la belle Mme de Roquelaure, qui ne s’en put relever. Plus tard, à cinquante ans, il séduisit une demoiselle de vingt. Ce fut pour la briser de même. Elle mourut de désespoir. On en fit une pièce qui eût dû le rendre exécrable. Ce fut tout le contraire. Mme de Sévigné y pleura, mais en rit. Elle cache mal son admiration pour un si charmant scélérat.
Ici vraiment la chose était honteuse et douloureuse. C’était la perfidie, la méchanceté calculée qui insultaient, je ne dis pas la princesse, mais la première femme de France par la grâce et l’esprit, une personne si bonne et si douce. D’autant plus glorieux, Vardes illustra la chose, fit voir qu’il disposait de Madame, la faisait aller comme il voulait. Il lui donna rendez-vous au lieu le plus public, au parloir de Chaillot, l’y fit attendre et ne daigna y venir.
Le roi pendant ce temps, de plus en plus brouillé avec Madame, las par instans de La Vallière, était revenu à une demoiselle de La Mothe qu’Olympe voulait lui donner. C’était sa préoccupation pendant le procès de Morin et la querelle de Rome ; mais il en eut encore une autre. Au printemps de 1663, il prit la rougeole et fut un moment très malade : grand avertissement du ciel, blessé sans doute de cette guerre impie et des amours du roi. Lui-même se crut près de mourir, prit peur, fut brusquement dévot, à ce point qu’au lieu de créer un conseil de régence dans la ferme main de Colbert, il lâchait tout, et donnait le dauphin au dévot prince de Conti, radoteur avant l’âge.
Le roi se rétablit heureusement. Autrement la cruelle victoire gagnée par le parti dévot ne se fût pas arrêtée à la mort de Morin. L’homme le plus en péril certainement était Molière, qui, dans une comédie récente, l’École des Femmes, s’était moqué de l’enfer. Cette pièce avait été jouée le 26 décembre 1662, six jours après la première condamnation de Morin ; elle eut un succès immense, et le plus grand que l’on eût vu depuis le Cid. Le public ne s’en lassait pas, la demandait et redemandait avec fureur. Molière ne pouvait l’arrêter sans paraître avoir peur et s’accuser lui-même. On la joua des mois entiers, on la joua en mars pendant l’exécution. Chaque soir, cette terrible comédie qui blessait, disait-on, tout ce qui doit être respecté, famille, morale, décence, religion, revenait irriter les haines, donner prétexte aux cabales qui poursuivaient Molière, dévots, précieuses et savantasses, la fade littérature du temps.
La maladie du roi eut l’effet singulier que les beaux de la cour, les jeunes et les brillans qui servaient et imitaient ses galanteries, se portèrent où le vent soufflait, glissèrent à la dévotion. Ils n’avaient pas l’audace de se faire brusquement dévots ; mais comme transition ils aidèrent les dévots, et se mirent à déblatérer contre la pièce impie. Ils n’en attaquaient pas encore l’impiété, mais la grossièreté, l’indécence. L’élégance de cour affectait le dégoût de cette langue forte et hardie, de cette franche plaisanterie, bourgeoise, si l’on veut, mais le vrai génie de Paris, qui prenait sa revanche et emportait Versailles. Les marquis s’indignèrent. L’esclave La Feuillade, ce chien qui voulut être enterré comme un chien, aux pieds du maître, brilla par sa colère. Il crut flatter le roi, et sans doute aussi les dévots.
Grande surprise : le roi un matin est guéri, et se lève. Il se retrouve mieux portant que jamais, le même, jeune et fort, gaillard, galant. Il le prouve à l’instant. Le triomphe de la cabale, l’affreuse exécution, avait eu lieu le 14 mars, et le 19 La Vallière est enceinte. Elle l’avait craint extrêmement ; mais dans ce retour à la vie le roi mit de côté les ménagemens et pour elle et pour l’opinion, brava tout, se moqua de tout.
Il trouva fort mauvais qu’on osât critiquer une pièce écrite par un homme de sa maison. Molière avait l’honneur d’être valet de chambre tapissier du roi. Il lui permit de se défendre. De là la Critique de l’École des Femmes, où les marquis figurent de façon ridicule. Cela plut fort au roi, qui justement alors était excédé des étourdis qui L’entouraient, allaient sur ses brisées, à ce point qu’une nuit, allant chez une dame, il trouva que Lauzun l’avait prévenu et lui fermait la porte au nez.
Donc cette année 1663 il fit une Saint-Barthélémy des marquis, non sanglante bien entendu. Il mit Lauzun à la Bastille avec ce mot : « Pour avoir plu aux dames. » Guiche s’était sauvé en Pologne. La Feuillade, comme on va voir, partit aussi. Vardes, peu à peu démasqué, commençait à être connu du maître, et il eût fait une fin tragique, si Madame n’eût été la clémence même. Elle reprenait peu à peu près du roi, et, quoique les femmes maladives eussent peu d’attrait pour lui, il l’avait fort admirée, comme tout le monde, aux bals de l’hiver. Sa danse était une chose surprenante, dit Cosnac ; elle n’était qu’esprit, « et jusqu’aux pieds. » La grossesse de La Vallière fit de plus en plus ménager Madame, chez qui elle était, et qui (sans le paraître) eut soin de sa rivale. Madame lui donna pour la crise un pavillon solitaire et commode qui se trouvait dans le jardin, vaste alors, du Palais-Royal. Les portes mystérieuses de ce jardin permettaient les secours, les visites de médecin, celles du roi peut-être. Cet état touchant de La Vallière et ses souffrances le reportaient cependant vers d’autres distractions. La nullité de sa maîtresse lui faisait apprécier Madame, et il l’admirait de plus en plus.
Elle fit une chose bien habile. Ce fut de se remettre au roi de tout, de se fier à lui, de le prendre pour confident, j’allais dire confesseur ; elle lui mit en main ses relations. Le roi fut fort touché ; il haït d’autant plus ces audacieux, ces étourdis, ces traîtres. Il ne faut pas s’étonner des attaques de Molière contre les marquis.
Un hasard singulier se trouvait avoir uni les destinées de Molière et de Madame. Les triomphes de l’une furent les libertés de l’autre. Des dédicaces de Molière, qui sont souvent des plaisanteries, une est fort sérieuse, attendrie, et elle est en tête de la pièce bouffonne et douloureuse où il dit son cœur même, la torture de sa jalousie, l’École des Femmes, dédiée à Madame. C’est son cœur qu’il met à ses pieds.
La Critique, plutôt la défense, qu’il en fit avec l’aveu du roi (juin 1663), exaspéra les marquis. La Feuillade, rencontrant Molière, court à lui et l’embrasse, mais en lui frottant le visage contre ses boutons de diamant, et répétant le mot attaqué de la pièce : « Tarte à la crème, Molière ! tarte à la crème ! » Faire cet affront à un homme du roi dans le palais du roi, c’était risquer beaucoup. La Feuillade fit comme les autres ; il partit comme volontaire dans les armées de l’empereur.
Les dévots aussi bien que les marquis étaient en pleine déroute. Le roi frappa le pape (juillet), il saisit Avignon, et il fit au clergé une douleur plus amère encore. Il défendit les enlèvemens des enfans protestans. Il ordonna de rendre à leurs familles ceux qu’on tenait dans les couvens (septembre 1663). Tout le parti, jésuites et jansénistes indifféremment, pleura et jeûna, prit le deuil et cria à la persécution. Il se crut au temps de Dioclétien. Les évêques allèrent trouver le chancelier, lui dirent que c’était une barbarie, qu’à cet horrible édit de tolérance, ils ne se soumettraient jamais. Mais d’où venait le mal ? De ce que le roi certainement n’écoutait plus ses confesseurs. Et d’où venait cela ? De ce que son retour à Madame le brouillait avec eux. Tout le mal était là. Comment l’en avertir, lui inspirer du moins la crainte de l’opinion ? Au temps du roi Robert, on eût procédé hardiment par voie d’excommunication, et le roi, interdit, exclu du monde et délaissé des hommes, eût mangé seul avec ses chiens. On fit ce qu’on pouvait ; on frappa, non le roi, mais à côté du roi, sur son Molière. Le petit monde du service, gens de la bouche, etc., déclarèrent que leur conscience ne leur permettait pas de manger avec ce valet de chambre comédien, cela dit haut (et sans doute bas l’inceste dont on l’accusait). Le roi fut étonné, irrité. En présence de la conscience, il s’arrêta pourtant ; mais Molière fut vengé. Le roi, par une pension, l’adopta comme un homme à lui, et il le fit manger chez lui dans sa propre chambre à coucher. Il y avait toujours une volaille qu’on y mettait le soir, en cas qu’il eût faim, et qu’on appelait son en cas.
Il était bien loin de quitter Madame. Elle avait rompu avec Guiche, et elle avait hardiment chargé le roi de la rupture. Il fut ravi, se crut sûr d’elle, et elle eut tout son cœur ; mais il était sujet aux jalousies rétrospectives. Il avait fort tourmenté La Vallière pour une vieille affaire d’un premier amour. De plus en plus il haït Vardes pour Madame. C’est, je crois, pour ce marquis de Vardes, pour Guiche, pour Marsillac, pour tous ceux qui avaient aimé, courtisé, admiré Madame, qu’il prit par devant elle une vengeance, la joie d’une pièce où ils furent bâtonnés de la forte main de Molière.
Molière, s’il n’eût agi pour la vengeance de son maître, n’eût pas hasardé le prologue où le marquis dans l’antichambre fait le pied de grue avec les valets, puis la formule dure qui est restée : « Le marquis est aujourd’hui le plaisant de la comédie. Et comme dans les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire, de même maintenant il nous faut un marquis. »
Jamais la cour ne fut plus bas, le roi plus haut, plus libre, plus hardi, méprisant plus l’opinion. Cinq ou six jours après cette flagellation de ses anciens amans, Madame devint enceinte (16 octobre 1663). Elle était reine alors, et serait restée telle si sa misérable santé ne l’eût anéantie presque l’année suivante.
La Vallière, avancée alors dans sa grossesse, était pourtant en baisse. Elle accoucha (19 décembre 1663) ; mais, bien loin que le roi reconnût l’enfant, Colbert le fit prendre secrètement au pavillon mystérieux du jardin, et le fit baptiser sous un faux nom à une petite église de la rue Saint-Denis. Fait très inaperçu : on ne voyait que Madame et la guerre au pape. Le roi réellement préparait une armée ; il avertit le pape qu’on marcherait sur Rome si le 15 février il n’avait pas cédé. Il devait, comme amende, rendre Castro à notre allié le duc de Parme. Il devait envoyer ses deux frères et deux cardinaux. Il avait fait pendre des Corses ; il dut de plus casser la garde corse, déclarer ce peuple incapable de servir l’église, enfin éterniser le souvenir de l’événement par une pyramide qui rappellerait moins le crime des Corses que l’humiliation du saint-siège.
Le 12 février, le pape s’humilia. Le 28, le roi et Madame, pour faire pièce au parti dévot, firent à Molière l’honneur d’être parrain et marraine de son premier enfant. Solennelle justification de Molière ! le roi eût-il voulu tenir sur les fonts le fruit de l’inceste ? Siluit terra.
Molière préparait autre chose. Il ne s’endormait pas. Dès que le nonce et l’ambassade du pape furent à Paris, il eut audience du nonce, et mit à ses pieds humblement l’ébauche d’une pièce qui s’appelait Tartufe. Molière avait observé que certaines gens, laïques sans caractère et sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction, chose impie et contraire à tout droit ecclésiastique. Ces intrus, intrigans, hypocrites, usurpaient le spirituel pour s’emparer du temporel, autrement dit du bien des dupes. Rien ne pouvait servir la religion plus que de démasquer ces directeurs laïques. Le légat fut édifié, et vit bien qu’on l’avait trompé en disant que les gens du roi étaient ennemis de l’église. Muni de son approbation, Molière eut sans difficulté celle des prélats ultramontains, qui se réglaient sur le légat. La pièce ne pouvait plus avoir pour ennemis que de mauvais sujets suspects d’illuminisme, ou des gallicans endurcis, des cuistres jansénistes. Molière expressément a fait Tartufe illuminé. Il dit à son valet Laurent : « Priez Dieu que toujours le ciel vous illumine. » C’est dire que, dans les trois degrés de la vie mystique (l’ascétisme, l’illumination et l’union), le valet est encore au second degré illuminatif, mais son maître est monté à la vie unitive, il est uni à Dieu, perdu en Dieu, ainsi que Desmarets de Saint-Sorlin, le pieux personnage qui fit brûler Morin.
Pour se réconcilier les courtisans et faire passer Tartufe, Molière avait fait (ou fait faire) la Princesse d’Elide. La princesse, fille des rois, dans son intention, était évidemment Madame. Par un coup désespéré de la cabale, qui sans doute connaissait d’avance Tartufe et en craignait l’effet, il y eut un revirement. Deux complots furent tramés, l’un pour relever La Vallière, l’autre pour perdre Madame. En haine de Madame, la simple fille, acceptée de la cour, même des gens de la reine-mère, est comme intronisée aux fêtes de Versailles. Pour elle, on joue la Princesse d’Elide (8 mai 1664), et les premiers actes du Tartufe (12 mai). Là, on obtient du roi ce qu’on voulait ; il ne trouve rien à dire à la pièce, mais la défend pour le public, jusqu’à ce qu’elle soit achevée. Le président Lamoignon, dit-on, travailla fort à cela. Il y avait intérêt, comme juge de Morin et allié du dénonciateur (Desmarets-Tartufe).
L’autre complot pour perdre Madame eut pour agent le scélérat de Vardes. Il voyait sur sa tête planer la foudre. Il agit en cadence avec la grande cabale. Il trompa Guiche encore, et le fit écrire à Madame, mais écrire chez lui, Vardes, qui remettrait la lettre. Il la porta tout droit au roi, la lui montra, lui dit que Madame le trahissait. Puis, se chargeant du rôle du tentateur Satan, il porta la lettre à Madame. Elle vit heureusement le piège et refusa la lettre. Alors il se mit à pleurer, se roula à ses pieds, fit des sermens terribles de sa sincérité, pleurant à chaudes larmes de ce qu’elle refusait de se mettre la corde au cou.
Sa rage fut telle qu’il ne put la contenir. Un mignon de Monsieur, le chevalier de Lorraine, faisait la cour à une fille de Madame ; Vardes lui dit ce mot cynique : « Pourquoi tant courir la servante ? Allez plus haut, à la maîtresse ; cela sera bien plus aisé. » Un tel mot, d’un tel homme, avait grande portée. L’affront, enduré de Madame, l’eût avili, et auprès du roi même. Le maître, qui se croyait si maître, dépendait fort pourtant du ridicule, s’éloignait des moqués. Si Madame cette fois n’agissait, ils prenaient un ascendant définitif ; « ils allaient être sur le trône. »
Mais voudrait-elle agir ? Elle avait jusque-là épargné ses ennemis, souffert et abrité La Vallière, leur pauvre instrument. Elle avait si peu de fiel, qu’on pouvait croire que, comme son grand-père Henri IV, elle ne sentait ni le bien ni le mal. Elle agit cependant : elle obtint que le roi vînt chez elle à Villers-Cotterets. Elle y fit venir Molière, qui pour la seconde fois joua Tartufe.
La cabale de la cour, qui était chez Madame avec le roi, forcée de subir son triomphe, avertit l’autre, la cabale dévote, qui fit une chose désespérée. On employa la reine-mère, fort malade à Paris : on écrivit au roi qu’elle s’était trouvée très mal. Il accourut. La malade lui fit la grâce inattendue de vouloir bien recevoir La Vallière. Cela coûta beaucoup à la reine-mère : elle en eut honte et remords, en rougit devant ses domestiques ; mais les dames de haute piété et de grande vertu, telles que Mme de Montausier, déclarèrent qu’elle avait bien fait, et, ce qui est plus fort, on vint à bout de faire tout approuver de la jeune reine elle-même.
Le roi ne resta pas près de sa mère ni près de La Vallière. L’attrait de Madame était grand dans les fêtes d’automne, la saison harmonique des grâces maladives. Elle était devenue enceinte l’autre année 1663 au milieu d’octobre, et elle avait accouché récemment, en juillet 1664. Cette fois encore, au même moment, presque à l’anniversaire, au milieu du même mois d’octobre, elle eut le malheur d’être enceinte, sans être remise encore, et au grand péril de sa vie. Grossesse fâcheuse en tout sens : elle allait de nouveau être souvent alitée, maigrir, pâlir et baisser près du roi. Un beau champ pour ses ennemis, pour l’intrigue de Vardes et pour l’entremetteuse Olympe ! L’année nouvelle arrivait menaçante, incertaine, et la cour doutait. Molière ne douta pas. Si prudent, il fut intrépide, se déclara, et lança Don Juan (15 février 1665).
Un portrait est au Louvre, un vigoureux tableau sans nom d’auteur. Il illumine la petite salle où il est comme une flamme. L’artiste, un peintre secondaire peut-être, mais ce jour-là en face d’un tel original, s’est trouvé transformé. Ce visage est celui d’un grand révélateur, et non pas moins celui d’un créateur, dont tout regard était un jet de vie.
La vigueur mâle y est incomparable, avec un grand fonds de bonté, de loyauté, d’honneur. Rien de plus franc ni de plus net. La lèvre est sensuelle et le nez un peu gros, trait bourgeois que le peintre a cru devoir ennoblir avec quelque peu de dentelle. À quoi bon ? On n’y songe pas. L’intensité de vie qui est dans cet œil noir absorbe, et l’on ne voit rien autre. On en sent la chaleur, elle brûle à dix pas.
Ce portrait de Molière est placé à merveille, tout près de celui du Puget. Ce sont les deux momens du siècle. Dans le premier (l’homme de quarante ans), c’est l’élan, le combat, mais c’est l’espoir encore. Dans le second, hélas ! bien vieux, une longue habitude de souffrir et de voir souffrir, un attendrissement maladif, ont plissé et ridé une figure trop endolorie. Est-ce un contraste avec Molière ? En celui-ci, volcan qui se dévore, la souffrance, pour être au dedans, n’est pas moins transparente. Un feu âpre en ressort qui rougit la peau, même au front. Tout médecin dirait : « Voilà un homme d’énergie redoutable, mais qui touche à la maladie. » C’est la force, la force tendue de celui qui saisit un objet très mobile, qui voit, surprend la vive occasion, ailée, légère et sans retour. On dit parfois fixer pour regarder. Ici, c’est très bien dit : en regardant, il fixe. On sent que ses œuvres profondes ont apparu pourtant dans l’incident d’un jour. Telles, impossibles avant, furent impossibles après : exemple, Tartufe.
Comparer Molière à Shakspeare, c’est insensé. Shakspeare n’a pas vécu dans la chambre d’Elisabeth. Ce sublime rêveur vivait dans son propre théâtre ; quoique si occupé, il eut les loisirs de la fantaisie. Molière fut partagé, tiraillé entre ses deux rôles, mais avant tout valet de chambre du roi, faisant le lit du roi, toujours sur ce terrain de cour qui était un champ de bataille, attrapant le présent de minute en minute et devinant le lendemain. Ce grand effort dura sept ou huit ans, et Molière y périt. Avant les Précieuses, improvisateur ambulant, il fait des canevas pour sa troupe. Après le Misanthrope) c’est toujours un très grand artiste ou un puissant bouffon ; mais ce n’est plus notre Molière, j’allais dire le Molière de la révolution, l’exécuteur des hypocrites.
Revenons au Festin de pierre, à Don Juan, au tartufe d’amour, Ce qui saisit dans cette fresque, brusquée sur l’heure et pour l’heure même, c’est l’audace de l’à-propos. Les Italiens venaient de jouer dans leur langue cette vieille pièce espagnole. Molière se fit demander par sa troupe de faire un Don Juan français. Hardi de ce prétexte, il intervint dans l’intrigue de cour, et porta aux marquis le coup décisif et terrible. Molière y risquait tout ; on ne pouvait savoir comment la crise finirait. Madame, languissante de sa nouvelle grossesse, qui faillit l’emporter, avait baissé, pâli. Olympe remontait. Vardes, pour l’insulte à Madame, n’avait eu de punition qu’une petite promenade à la Bastille, où toute la cour, marquis et belles dames, alla le visiter.
La pièce ne fut pas bien reçue. Le public fut de glace. Molière persévéra, la joua quinze fois, quinze fois de suite la fit subir aux courtisans. On regardait le roi, on s’étonnait ; mais Molière, mieux qu’eux tous, vit la pensée du maître. Le 15 février, il joua ce qui dut se faire au 30 mars. Que Vardes tînt cour à la Bastille, cela ne plaisait pas au roi. Qu’il triomphât de sa disgrâce et d’avoir outragé deux trônes, c’était exorbitant. Le roi tira de sa complice l’aveu de leur lettre anonyme et de leurs calomnies, qui allaient jusqu’à nous brouiller avec l’Angleterre, vrai cas de lèse-majesté.
Colbert, dès l’année précédente, avait annoncé une grande enquête juridique qui se ferait par toute la France. Il eût voulu que le roi, imitant ses ancêtres, montât à cheval, prît l’épée de justice, fît en personne sa royale chevauchée contre les petits rois de province. Quoi de meilleur, pour ouvrir cette grande scène de jugement, que de frapper d’abord dans son palais, chez lui, sur ses amis, sur cette cour flatteuse et moqueuse, sur le brouillon perfide qui s’était joué du roi même ?
La cour, contre Molière, admira don Juan, le trouva parfait gentilhomme. Il ment, il trompe, désespère celles qui l’aiment : à merveille ; les larmes, c’est l’aveu du succès. Il bat celui qui lui sauve la vie… Mais c’est un paysan, on rit. Il est brave, c’est l’essentiel, cela rachète tout, brave contre l’enfer même, et l’enfer a beau l’engloutir, il n’est pas humilié. Donc nul effet moral. Molière semblait manquer son coup. Il n’avait pas osé dégrader don Juan. Le roi même ne l’eût pas goûté. Il avait au fond du faible pour la noblesse ; malgré Colbert, il fit toute sa maison d’officiers nobles. Le don Juan escroc (du Bourgeois gentilhomme), le don Juan espion comme avait été Vardes, auraient indisposé le roi contre la pièce. Molière, frappant moins fort, alla bien mieux au but. L’intérêt que la cour montra pour don Juan ne pouvait qu’irriter le roi, et sa justice n’en fut que plus sévère.
Le 30 mars, la main du commandeur, cette main de pierre qui avait muré, scellé Fouquet dans le tombeau, serra Vardes, l’enleva à deux cents lieues, le plongea au plus bas cachot d’une citadelle. Olympe fut chassée de Paris ; on ferma son salon d’intrigante et d’entremetteuse. Vardes resta là dix-huit mois, et n’en sortit que pour pourrir vingt ans à Aigues-Mortes, vieux petit port fiévreux. Il ne s’en tira pas tant que vécut Colbert. Pour en sortir, il fit d’incroyables efforts et les dernières lâchetés. Ce qui le peint au vif, c’est qu’ayant enfin obtenu sa grâce, pour être souffert à Versailles, il eut le tact de se faire mépriser. Il vint sous les habits du temps où il avait quitté la cour. On rit, le roi aussi, et il fut désarmé. « Sire, dit le vieux bouffon, quand on déplaît à votre majesté, on n’est pas malheureux seulement, mais ridicule, » Voilà ce qui manque au don Juan de Molière pour être vrai et historique, la bassesse, la lâcheté. Les instructions de Colbert sur les poursuites à faire contre les tyrans de province, ses enquêtes, nous en apprennent bien plus. Là, don Juan, c’est le mangeur universel du bien public, voleur hardi sur ses vassaux, apparenté aux juges et spéculant sur les procès.
Vers cette époque, chacun voyait venir la guerre, et la cour s’en réjouissait. Deux hommes seuls à ce moment, les plus grands à coup sûr, Colbert, Molière, s’attristent. Colbert adresse au roi ses premières plaintes sur l’excès des dépenses. Il s’effraie de l’extension des couvens. Il donne des primes à la population, une pension à qui a dix enfans : triste aveu de l’état du pays sous une prospérité factice. Le grand esprit du siècle, celui qui jour par jour en écrit la formule, Molière, comme s’il lisait la France au sourcil froncé de Colbert, donne cette année le Misanthrope, une pièce infiniment hardie (plus que Tartufe peut-être et plus que Don Juan), car, si Alceste gronde, c’est sur la cour plus que sur Célimène ; mais qu’est-ce que la cour, sinon le monde du roi, arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais choix pour les emplois publics qui révoltent Alceste, qui donc les fait, sinon le roi ?
Le Misanthrope fut joué chez Madame d’abord, et, je crois, fait pour elle. Depuis un an, son influence avait pâli encore. On avait cru qu’elle mourrait presque avec la reine-mère. La cabale avait imprimé en Hollande les Amours de Madame et du comte de Guiche, On stimulait Monsieur : tantôt il la persécutait pour qu’elle le protégeât auprès du roi et qu’elle lui obtînt le Languedoc ; tantôt il faisait le jaloux à froid, et lui faisait affront, pour qu’elle en crevât de dépit. Enceinte après sa couche de 1664, elle était fort souffrante, et l’enfant mourut dans son sein (juillet 1665). Le pis, c’est qu’elle ne pouvait plus accoucher de ce cadavre, qui ne vint que par lambeaux. Monsieur le même jour partit avec son monde, gaiement et à grand bruit, tenant à constater que la chose ne le touchait guère. Le roi fut convenable, mais il n’aimait pas les malades. Il était très flottant en cette année (1666). Cependant La Vallière, acceptée de sa mère et du parti dévot, le reprenait toujours ; elle redevint enceinte.
Madame, éclipsée, un peu seule, languissait au Palais-Royal, lorsque Molière osa lui donner cette fête, une pièce d’opposition hardie, où il a mis son cœur autant que dans l’École des Femmes. Il y mêle la cour, son ménage et sa jalousie, ses amours et ses haines. La prude Arsinoé (la vraie sœur de Tartufe) est évidemment de la pieuse cabale. La sensible Éliante, qui triomphe à la fin, a la douceur d’Henriette. Tous les visages étaient reconnaissables. C’est ce qui amusa le roi et lui fit supporter la pièce. Il aimait à humilier ses amis même. Lauzun fort en faveur, Guiche encore en disgrâce, y étaient et firent rire. « Le grand flandrin, » qui perd le temps, fut reconnu pour Guiche, le chevalier de Madame. Elle demanda grâce pour lui ; Molière n’y voulut rien changer. Le roi probablement tenait à ce passage, Molière aussi ; au fond, le trait était favorable à Madame ; il répondait au libelle de Hollande, montrait le néant du héros de ce tout romanesque amour.
Madame avait beaucoup de l’esprit des Valois, le charme des deux Marguerites. Cette fleur de l’ancienne France devait-elle refleurir par elle ? Verrait-on de nouveaux Valois briller près de la forte (quelque peu lourde) branche de Bourbon ? C’était un espoir de Louis XIV. On croyait bien que l’unique enfant mâle qu’ait eu Madame, le petit duc de Valois, pourrait être un François Ier. Il mourut au berceau, irréparable perte dont elle ne releva jamais bien. Les quatre années qu’elle vécut depuis furent une suite de maladies. Elle fut deux fois encore enceinte, non sans danger ; sa taille était un peu tournée ; ce défaut de conformation devait marquer de plus en plus.
Dans l’été de 1667, elle fit une fausse couche et reçut en même temps deux très sensibles coups. Le roi, qui vint de Flandre la voir, la consoler, avait pris justement à ce moment une maîtresse, et la plus odieuse, la méchante, la moqueuse, la Montespan. Dès l’hiver, elle remplit tout de sa grosse personnalité. En même temps Monsieur, subjugué et décidément femme, eut un ami en titre, le chevalier de Lorraine, son cavalier, qui lui donnait le bras et le menait au bal, en jupe, minaudant et fardé. Désormais c’est une autre cour, et nous sommes tombés d’un degré. La médiocrité du roi, sa matérialité pesante apparaissent sans remède dans l’objet de son choix. Le scandale du double adultère s’affiche hardiment, effacé par la honte d’un frère avili.
Avec ces mœurs grossières, le charme doux et fin de Madame n’avait plus guère chance d’agir. À vingt-deux ans déjà, elle dut chercher l’influence par des moyens plus sérieux. Elle avait confiance dans un certain Gascon, Cosnac, son aumônier, évêque de Valence, qui brûlait d’avoir le chapeau, et pour cela travaillait de son mieux à la rendre ambitieuse. C’était un homme laid, à mine basse, de beaucoup d’esprit, de vigueur peu commune. Il lui fit entendre que peut-être il y avait encore moyen de relever Monsieur, de le tirer du bourbier. Les deux époux, se rapprochant et s’appuyant de Charles II, auraient plus de poids près du roi. Pour cela, il fallait affermir Monsieur et le rendre un peu homme, le produire et le faire valoir. Madame entra dans cette idée. À l’entrée de la guerre de Flandre, elle écrivit à Charles II pour qu’il obtînt du roi que Monsieur commandât l’armée.
Je n’ai rien vu de plus comique que ce tableau de Monsieur allant en guerre à la remorque du prêtre qui le traîne. Cosnac ne se ménage pas : il va à la tranchée pour que Monsieur y aille ; mais Monsieur dit qu’il n’est pas confessé… A cela ne tienne ! on l’absout, on le pousse en avant. Vaines espérances des hommes ! Un matin descend chez Monsieur son chevalier de Lorraine. Monsieur redevient femme. Cosnac n’en peut plus tirer rien. Il reste dans sa tente à se parer, farder, entre quatre miroirs. Trois fois par jour il va admirer le bel ami à la tête des troupes. Pour comble, celui-ci est blessé. C’est une égratignure, n’importe. Monsieur en perd l’esprit. De retour à Villers-Cotterets, ne pouvant parler d’autre chose, il se confie, à qui ? à Madame, lui explique les qualités du chevalier, la fait juge d’un si grand mérite.
Il n’y eut jamais chose plus étrange. Sans honte ni respect humain, le chevalier s’établit au Palais-Royal, ordonna, régla tout. Il transforma Monsieur, et le rendit très violent. Lui-même, depuis trois ou quatre ans, il était quasi marié avec une fille d’honneur de Madame ; mais il rompit avec éclat et la fit chasser par Monsieur, qui ne daigna pas même en parler à sa femme. Monsieur lui enleva encore son aumônier Cosnac, et le fit exiler. Ces coups d’état montrèrent ce que pouvait le chevalier, terrifièrent le palais, et Madame fut abandonnée, même de ses serviteurs personnels. Son écuyer, son capitaine des gardes, son maître d’hôtel, devinrent les agens dévoués du favori, et elle n’eut plus en eux que des espions.
Cette histoire d’Héliogabale en plein christianisme et dans ce siècle lumineux, comment s’arrangeait-elle avec le confessionnal ? Le roi communiait aux grandes fêtes devant la foule, et aurait trouvé fort mauvais que Monsieur s’abstînt, ou Madame. Son confesseur, à elle, était un moine, un rustre, un capucin, qui ne la gênait guère, et dont la belle barbe figurait bien dans son carrosse pour imposer au peuple. Monsieur en avait un bien plus commode encore, le doux père Zoccoli, basse et plate punaise italienne, qui devint le complaisant, l’agent, le valet du favori. Cela révéla le progrès qu’on avait fait en douze ans depuis les Provinciales. Ce qui eût gêné Escobar n’embarrassa plus Zoccoli.
Quand on chassa la fille d’honneur (mai 1668), Madame craignit que le chevalier, à qui Monsieur disait tout, n’eût écrit à sa maîtresse les dangereux secrets que leur confiait Charles II. Elle arrêta, ouvrit la cassette de cette fille, en tira quelques lettres. La cabale prit peur. Madame vit venir le bon jésuite, qui, les larmes aux yeux, prêchait la paix, vantait la paix. Il eût voulu escamoter les lettres ; mais Madame ne les avait plus : elle les avait mises en lieu de sûreté, dans la poche de Cosnac, qui partait pour son diocèse. Madame voyait bien une chose, c’est que le chevalier au fond n’avait rien à craindre du roi. Le roi avait toujours trouvé très bon que Monsieur fût ridicule. Elle sentit qu’en cette lutte elle ne reprendrait le roi que par les affaires d’Angleterre, par son frère Charles II.
Celui-ci lui écrit (c’est-à-dire lui répond) le 8 juillet 1668 que, « dans toute négociation, elle aura toujours une part qui fera voir combien il l’aime. » En août, il dit à notre ambassadeur : « Madame souhaite passionnément une alliance entre moi et la France, et, comme je l’aime tendrement, je serai aise de faire voir tout ce que ses prières peuvent sur moi. » Il avait même avant, encore en pleine guerre, puis en entrant dans la triple alliance, écrit au roi qu’il était entraîné, agissait malgré lui. En réalité, tout le menait vers la France, et son besoin d’argent, et l’ennui de son parlement, son caractère même, son enfance et ses souvenirs. Sa mère (et Saint-Alban, qu’elle avait épousé) voulait le refaire catholique, et de bonne heure on y employa la petite sœur. Celle-ci était poussée encore de ce côté par Cosnac, son vaillant évêque, qui se voyait déjà, botté, le chapeau rouge en tête, descendre en Angleterre à la tête d’une armée française.
La facilité singulière avec laquelle ce peuple qu’on croit si obstiné avait changé au XVIe siècle trompait au XVIIe. Madame ne croyait pas trahir. Elle croyait faire la grandeur de son frère et celle du pays où elle était née : à l’Angleterre la mer, à la France la terre. La première, amie de Louis XIV, remplaçant à la fois l’Espagne et la Hollande, eût été la reine du monde, si la France l’était de l’Europe. Louis XIV disait expressément, contre les idées de Colbert, « qu’il laisserait le commerce aux Anglais, au moins pour les trois quarts, qu’il ne voulait que des conquêtes (26 décembre 1668). » Mais il aurait fallu que la première conquête fût l’Angleterre elle-même. Il en eût coûté des torrens de sang. Voilà ce que Madame, avec sa douceur, sa bonté, ne voyait pas sans doute quand elle s’engagea si loin dans les funestes voies de sa grand’mère Marie Stuart. Elle n’en avait nullement la violence, mais quelque peu l’esprit d’intrigue romanesque, et ce plaisir de femme d’avoir en main un écheveau brouillé pour en tirer le fil. On sentait cependant si bien qu’il y faudrait une guerre, que d’avance Louvois disputait l’affaire à Madame. Turenne n’aurait pu, en restant protestant, mener la nouvelle armada. Il ne perdit pas un moment pour se faire catholique, il s’instruisit, lut le livre écrit à propos par Bossuet, l’Exposition de la Foi, ouvrage peu agréable à Rome, mais, sous sa forme hautaine, bien combiné pour baisser la barrière, jeter un pont d’où passerait Turenne sur le rivage britannique.
Donc ce bonhomme étudie à Paris, et son ancien lieutenant, le duc d’York, étudie de son côté à Londres. Heureux coup de la grâce ! tous deux sont éclairés, convertis. L’effet fut immense. Turenne était si froid, si sage, si pesamment judicieux, que sa conversion sembla un arrêt du bon sens. En France, on dit partout que personne n’oserait rester protestant sans se couvrir de ridicule. En Angleterre, York et ses jésuites convertisseurs centralisent le parti papiste, et Charles II est entraîné si vite, que, devant ses ministres, il pleure de ne pas être encore catholique. Le seul dans ce conseil qui résistât encore, quoique secrètement papiste, Arlington, dut céder, et il écrivit à Madame qu’il lui appartenait, et ne lutterait plus contre elle. Il fut décidé qu’on demanderait l’appui du roi de France (6 juin 1669).
Le vrai roi du moment était le commis de la guerre, cette rouge figure de Louvois, qui, occupant le roi de choses à sa portée, des détails du matériel, le menait comme il voulait. Il ne ménageait rien, ni Condé, ni Turenne. Il ne tenait pas compte de Madame, si nécessaire ! Il avait adopté le chevalier de Lorraine, de sorte que ce petit garçon, autre Louvois dans son Palais-Royal, tête haute, ne voyait plus personne, ne saluait plus, ne connaissait plus la maîtresse de la maison.
Madame avait pourtant ses lettres chez Cosnac, qui, quoique fort malade, secrètement revient, les lui rend. Louvois le sait, l’arrête, ne lui trouve plus rien, et il en est si furieux qu’en le renvoyant à Valence, il lui fit faire cent lieues sans respirer pour qu’il en mourût en chemin. Le roi aussi était fort irrité de ce retour de l’exilé. Madame agit finement. Sans agir elle-même ni se servir des lettres, elle fit savoir ici (par Charles II sans doute) que l’étourdi avait le secret de l’état, jasait et bavardait. Louvois l’abandonna et le roi le fit arrêter. À ce moment, il était dans la chambre même de Monsieur. On ne respecta pas ce sanctuaire. Tiré des bras de son maître éploré, on le mena au château d’If, prison très dure des criminels d’état. Monsieur donna la comédie à tout le monde. Pleurant et sanglotant comme Orphée pour son Eurydice aux forêts de la Thrace, il s’en alla en plein hiver dans les bois de Villers-Cotterets. Madame en eut pitié. Elle n’attendait pas un châtiment si rigoureux. Elle le fit alléger, obtint qu’il pût envoyer de l’argent au cher ami, adoucir et ouater sa cage.
Cependant le traité était fait entre les deux rois. Louis XIV avait subi des conditions exorbitantes d’argent, et une autre bien grave : c’est que Charles II, converti, partagerait avec lui la conquête de la Hollande, y enverrait un corps considérable, garderait pour lui les îles hollandaises, le vis-à-vis de l’Angleterre, avantage si énorme pour celle-ci qu’il eût rendu nationale l’odieuse alliance et glorifié la trahison. Deux points seuls restaient à traiter : 1° le décider à commencer la guerre avant la conversion, chose facile à obtenir, cette conversion l’effrayait au moment de l’exécuter ; 2° ce qui était plus difficile, c’était de gagner sur lui qu’il envoyât très peu de troupes, trop peu pour prendre et garder la part qu’on lui promettait. Louis XIV y mit cent vingt mille hommes ; Charles II en promit six mille, que sa sœur fit réduire à quatre.
C’est la triste, honteuse, déplorable négociation que le roi imposa à Madame. Elle lui avait toujours obéi (comme elle dit elle-même), et elle lui obéit encore en ce point, rendant son frère deux fois traître par l’abandon de la condition dernière qui atténuait sa trahison.
Tellement pesant, fatal, fut sur elle l’ascendant de Louis XIV, Elle avait bien besoin de lui. Monsieur avait tant pleuré, crié près du roi, qu’il lui avait cédé. Il le voyait comme fou, craignait quelque esclandre de jalousie vraie ou fausse. Il lui donna la liberté du bien-aimé, qui s’en alla en Italie ; mais Monsieur criant de plus belle pour qu’on le lui rendît, le roi se repentit, jura qu’il ne reviendrait de dix ans : fatal serment, qui jeta la cabale dans le désespoir. Ils l’attribuèrent à Madame, et dès lors désirèrent sa mort. Elle ne vit plus autour d’elle que des visages sinistres, et s’effraya tellement qu’elle eut l’idée de se réfugier en Angleterre et de n’en jamais revenir.
Dès longtemps, son frère l’avait demandée. En mai 1670, le roi arrangea ce voyage. Sous prétexte de visiter ses conquêtes de Flandre, il emmena la cour à Lille. Madame dit qu’elle voulait passer à Douvres et voir son frère. Monsieur, qui eût voulu être de la partie, fut retenu, en accusa Madame. Un jour, en ce voyage, la voyant alitée, il s’échappa, dit un mot menaçant : « On lui avait toujours prédit qu’il serait remarié. »
Tout le monde envia ce voyage à Madame. On n’en connut guère l’amertume. Le roi se fiait à elle, et ne s’y liait pas. Montrant grossièrement qu’il doutait de son ascendant, il lui donna une étrange acolyte qui salit l’ambassade. C’était un don de roi à roi, une Basse-Brette hardie et jolie, enfantine poupée à petits traits, qu’il envoyait à Charles II. Madame devait la mener, la chaperonner. Pour cet acte de prostitution, le roi avait acheté la petite, l’avait payée à sa famille, lui constituant une terre, et tant par chaque bâtard qu’elle aurait de Charles II. Madame endura tout. Elle espérait que son frère lui obtiendrait du pape la cassation de son mariage. Elle serait restée près de lui, vraie reine d’Angleterre, et le gouvernant par les femmes. On se ligua contre elle ; il lui fallut revenir ici.
Elle y trouva deux choses, non-seulement Monsieur exaspéré, envenimé, mais, ce qu’elle n’eût pas attendu, le roi très froid. Il avait d’elle ce qu’il voulait avoir. Il n’alla pas au-devant d’elle, comme on l’avait pensé. La cabale en fut enhardie. Elle pleura beaucoup, se voyant si peu appuyée. Monsieur l’emmena de la cour, de son autorité d’époux, et ne la laissa pas aller à Versailles. Le roi aurait pu insister, mais il ne le fit point. Elle pleura encore plus, se laissa conduire à Saint-Cloud. Elle était seule, et tout contre elle, sa fille même, enfant de neuf ans : on avait réussi à lui faire détester sa mère.
Il faisait chaud. Elle prit un bain qui lui fit mal, mais elle s’en remit très bien, et fut passablement pendant deux jours, mangea, dormit. Le 28 juin, elle demanda une tasse de chicorée, la but, et au moment même rougit, pâlit, cria. Elle, toujours si patiente, elle céda à l’excès de la douleur ; ses yeux se remplirent de larmes, elle dit qu’elle allait mourir. On s’informa de l’eau qu’elle avait bue, et sa femme de chambre dit, non pas l’avoir préparée, mais bien l’avoir fait faire. Elle en demanda, en but elle-même ; mais cette eau n’avait-elle pas été changée dans le trajet ?
Était-ce un choléra, comme on l’a dit ? Les signes indiqués ne se rapportent nullement à ce genre de maladie. Elle était fort usée, pouvait mourir sans doute ; mais très visiblement la chose fut accélérée (comme dans l’affaire de don Carlos), on aida la nature. Les valets de Monsieur, qui étaient bien plus ceux du chevalier de Lorraine, comprirent que, dans l’union croissante des deux rois et le besoin qu’ils auraient l’un de l’autre, Madame retrouverait près de Louis XIV un moment de tendresse et d’absolue puissance où le roi ferait maison nette chez son frère et les chasserait. Ils connaissaient la cour, et devinèrent que, si elle mourait, on voudrait cependant maintenir l’alliance et qu’on étoufferait la chose, qu’elle serait pleurée, non vengée, qu’on respecterait les faits accomplis. Ils s’étaient bien gardés de confier le secret à Monsieur, même ils avaient cru pouvoir l’éloigner, l’envoyer à Paris ; un hasard le retint. Il fut étonné, dit qu’on lui donnât du contre-poison ; mais on perdit du temps à lui faire prendre de la poudre de vipère. Elle ne demandait que l’émétique, et les médecins le lui refusèrent obstinément. Chose étrange, le roi, qui vint et qui raisonna avec eux, ne réussit pas davantage à lui obtenir ce qu’elle voulait. Ils tinrent à leur opinion. Ils avaient dit colique, choléra, n’en voulurent démordre. Étaient-ils du complot ? Non ; mais, outre l’orgueil qui les empêcha de se démentir, ils eurent peur d’en voir plus qu’ils n’auraient voulu, de faire très mal leur cour, de trouver des preuves trop claires de l’empoisonnement. L’alliance eût été brisée peut-être, les projets du roi, du clergé, pour la croisade hollandaise et anglaise, eussent été à vau-l’eau. On ne l’aurait jamais pardonné aux médecins. Ils furent prudens et politiques.
On vit là une chose cruelle, c’est que cette femme aimée de tous n’était pas fortement aimée. Chacun s’intéressait, allait, venait ; mais personne ne se hasarda, personne n’obéit à sa dernière prière. Elle voulait vomir, rejeter le poison, demandait l’émétique. Personne n’osa lui en donner.
Mademoiselle, qui arriva avec toute la cour, ne trouva personne affligé, Monsieur un peu étonné seulement. Elle la vit sur un petit lit, échevelée, la chemise dénouée, avec la figure d’une morte. Elle sentait, voyait, jugeait tout, le progrès surtout de la mort. « Voyez, dit-elle, je n’ai plus de nez, il s’est retiré. » On vit qu’en effet il était déjà comme celui d’un corps mort de huit jours. Avec tout cela, on se tenait au mot des médecins : « Ce n’est rien. » On était tranquille, et quelques-uns rirent même. Mademoiselle en fut indignée, et seule eut le courage de dire qu’au moins il fallait sauver l’âme et lui chercher un confesseur.
Les gens de la maison tenaient à point l’homme du lieu, le curé de Saint-Cloud, sûrs qu’à cet inconnu Madame ne dirait pas grand’-chose ; une minute en effet suffit. Mademoiselle insista. « Prenez Bossuet, dit-elle, et en attendant M. le chanoine Feuillet. » Feuillet fut très habile, prudent comme les médecins. Il obtint de Madame qu’elle offrirait sa mort à Dieu, sans accuser personne. Elle dit en effet au maréchal de Grammont : « On m’a empoisonnée,… mais par mégarde. » Elle montra une discrétion admirable et une parfaite douceur. Elle embrassa Monsieur, et lui dit (par allusion à l’arrestation outrageuse du chevalier) « qu’elle ne lui avait jamais manqué. »
L’ambassadeur d’Angleterre étant venu, elle lui parla en anglais, lui dit de cacher à son frère qu’elle fût empoisonnée. L’abbé Feuillet, qui ne la quitta point, surprit le mot poison, l’arrêta et lui dit : « Madame, ne songez plus qu’à Dieu. » Bossuet, qui arriva, continua Feuillet, la confirma dans ces pensées d’abnégation et de discrétion. De longue date, elle avait songé à Bossuet pour ce grand jour. Elle dit en anglais qu’on lui donnât après sa mort une bague d’émeraude qu’elle avait préparée pour lui.
Cependant peu à peu elle resta presque seule. Le roi était parti, fort ému, et Monsieur aussi en pleurant. Toute la cour s’était écoulée. Mademoiselle, trop touchée, n’osa lui dire adieu. Elle baissait très vite, sentit une envie de dormir, s’éveilla brusquement, appela Bossuet, qui lui donna le crucifix, qu’elle embrassa en expirant. Il était trois heures du matin et la première lueur de l’aube (29 juin 1670). Le roi, fort affligé, mais craignant que cette affliction n’altérât sa santé, le jour même prit médecine. Il dit à Mademoiselle, qui vint le voir : « Voici une place vacante, ma cousine. La voulez-vous remplir ? » Plaisanterie fort déplacée : Mademoiselle eût pu être la mère de Monsieur. Elle ne comprit pas et dit : « Vous êtes le maître. » Il avait bien d’autres pensées : le soir même, il parla à son frère de la princesse de Bavière.
L’ambassadeur d’Angleterre voulut assistera l’ouverture du corps, et les médecins ne manquèrent pas de trouver qu’elle était morte du choléra-morbus (c’est le mot de Mademoiselle), qu’elle était de longue date gangrenée, etc. Il n’en fut pas la dupe, ni Charles II, qui, d’abord indigné, ne voulut pas recevoir la lettre que lui écrivit Monsieur ; mais c’eût été se brouiller et refuser l’argent de la France : il s’adoucit et fit semblant de croire les explications qu’on donna.
Saint-Simon nous assure que le roi, avant de remarier son frère, voulut savoir au vrai s’il était un empoisonneur, qu’il fit venir Furnon, le maître d’hôtel de Madame, et apprit de lui que le poison avait été envoyé d’Italie par le chevalier de Lorraine à Beauveau, écuyer de Madame, et à d’Effiat, son capitaine des gardes, mais que Monsieur n’en savait rien. « C’est ce maître d’hôtel qui l’a conté lui-même, dit Saint-Simon, à M. Joly de Fleury, de qui je le tiens. » Récit trop vraisemblable ; mais ce qui ne l’est pas, ce qu’on ne voudrait pas croire, et qui cependant est certain, c’est que les empoisonneurs eurent un succès complet, que, peu après le crime, le roi permit au chevalier de Lorraine de servir à l’armée, le nomma maréchal de camp, le fit revenir à la cour. Comment expliquer cette chose énorme et outrageuse à la nature ?
Le souvenir de Gaston, les embarras qu’un frère cadet pouvait donner, l’utilité de le tenir très bas, avaient dirigé jusque-là Louis XIV (aussi bien que sa mère). Personne mieux que le chevalier n’aurait pu avilir Monsieur, le tenir à l’état de femme ridicule et déshonorée. Il était revenu ici, et il devait être près de Monsieur dans ce grand auditoire, le jour de l’oraison funèbre, quand Bossuet, pour la première fois, trouva de vrais mots d’homme, celui de la lugubre nuit : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » — Et encore : « L’eût-elle cru il y a six mois ? » — Mais que de larmes et de sanglots, quand il dit ce mot, trop compris : « Madame fut douce envers la mort, comme elle l’était pour tout le monde ! »
MICHELET.
- ↑ Voyez le petit portrait, si pâle, de Charles Ier qui est au Louvre.