Madame Hilaire/Réponse à l’Amour de M. Michelet

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E. Dentu, libraire-éditeur (p. 5-20).


À MONSIEUR J. MICHELET




Eh quoi ! Monsieur, Michelet, et vous aussi ?… et vous aussi, vous nous vouez à l’impuissance, à l’infériorité ; vous, notre chantre ; vous notre poëte ; vous qui avez consacré une partie de votre existence à délivrer la femme des douloureux servages qui pèsent sur elle !… Aussi votre livre m’a-t-il attristée comme la défection d’un ami.

Quoique proudhonnien dans le fond, vous restez, il est vrai, grand seigneur dans la forme. Vous avez, vous, une politesse exquise qui séduit tout d’abord. Votre style est délicieux de grâce, de fraîcheur ; il sème autour de lui tout un bouquet champêtre : la délicate bruyère, le tendre myosotis, l’innocente pâquerette. Il semble qu’on se promène à travers les sentiers embaumés d’une idylle. Mais peu à peu l’illusion cesse, une vague tristesse s’empare de tout l’être, quelque chose de froid, de décevant, serre le cœur et l’on s’écrie : Lui aussi ne nous comprend pas… ne nous comprend plus…

En voulant idéaliser la femme, vous en faites un être tellement nerveux et frêle qu’on ose à peine y toucher. Il en est de votre étude comme des vierges de l’école mystique de Van Eyck ; elles ont quelque chose de si délicat, de si chaste, de si peu terrestre, qu’on souffre en les regardant. Leurs têtes semblent ne pas tenir à leurs corps aériens, et si la grâce reste, la force, qui est la vie, manque complétement.

Non, Monsieur, la femme n’est point une malade comme vous le supposez : ce qui est dans l’ordre de la nature, n’est point une maladie. Ce qui est une condition essentielle du grand mystère de la génération n’est point une maladie ; l’accouchement même, quand il suit son cours habituel, quand il n’est pas entravé par la maladresse du médecin ou par les précautions exagérées de la famille, n’est qu’un trouble passager, l’explosion de la vie qui se dédouble.

Vous voulez que le mariage soit l’union spontanée de deux cœurs qui se cherchent, qui s’aiment, qui se nouent pour toujours ; très-bien : mais vous représentez la femme si jeune, si innocente, si ignorante d’elle-même à l’heure de ce premier amour, qu’il est fort à craindre qu’il ne dure pas toujours. Vous-même, n’en êtes pas bien sûr, non plus ; aussi vous empressez-vous de faire une cage de votre petite maison, cage que vous dorez, il est vrai, que vous couvrez de senneçon fleuri, de fraîches verdures ; et l’onde pure dans la coupe de cristal, et le morceau de sucre fixé entre deux barreaux, et l’ombrage des charmilles ; rien n’y manque. Puis quand vous avez embelli autant que possible la prison…………… du mariage, vous vous écriez : « Chante, mon doux oiseau, chante pour moi seul, n’es-tu pas bien ici ?… Ne t’entouré-je pas des soins les plus tendres, les plus minutieux ? Ne te donné-je pas une nourriture exquise, choisie ? Qu’irais-tu faire dans cette grande forêt qu’on appelle le monde ? Tu y trouverais les filets, les fusils des chasseurs, et ces méchants enfants qu’on appelle des amoureux ou plutôt des séducteurs ; tu y périrais bientôt et de faim et de froid, car tu ne sais ni te suffire à toi-même, ni pourvoir à tes besoins. »

En songeant à tout pour cette femme-oiseau, vous lui avez enlevé son initiative, vous l’avez mise dans votre dépendance. Et si quelquefois vous ouvrez la porte de sa cage à votre cher rossignol, vous vous empressez de lui couper le bout de l’aile pour lui retirer l’envie de voleter au loin ; vous avez peur, vous, grand homme, même en étouffant doucement entre vos mains d’artiste le frêle petit oiseau ; vous craignez toujours pour lui l’amour de la liberté, inné dans tous les êtres, dans le moucheron comme dans le tigre ; vous craignez la fantaisie, le caprice, le grand peut-être ! l’inépuisable que sais-je ?……

Puis, vient l’éducation, c’est-à-dire l’absorption de la femme par l’homme ; le ramollissement de son moi féminin pour recevoir l’empreinte masculine. Tout cela avec de douces paroles, de tendres sourires, mille petits soins charmants et même… faut-il le dire ? ennuyeux. La femme n’est plus elle, mais le pâle reflet de son mari, au moral comme au physique ; il va peut-être, qui sait ? changer la couleur de ses cheveux, et de brune la rendre blonde, s’il est blond. Il la façonne à sa guise, selon ses instincts, ses habitudes, il lui insuffle la dose d’amour qui lui semble nécessaire pour sa consommation particulière, et il en fait, selon son tempérament, un amusant joujou, une gentille serinette, ou bien la première servante de son logis.

Selon vous, la femme, c’est la petite Andromède qui reste enfant toujours, même à l’âge où elle devrait être femme, c’est-à-dire complète.

La séquestration morale me semble aussi horrible que la séquestration physique des Orientaux. L’esprit n’est point, comme le cœur, un terrain primitif ; c’est un produit d’alluvions successives. Pour grandir, il a besoin de se renouveler, il a besoin d’air, d’exercice, de liberté, de communion avec des êtres supérieurs ; et vous avez, Monsieur, les idées trop larges pour ne pas vouloir que la femme soit intelligente. Malgré toutes vos précautions, vous sentez bien que le grand amour que vous rêvez ne peut durer toujours, et vous effleurez la question scabreuse sur laquelle pâliront longtemps encore les physiologistes et les philosophes ; la question du brisement de la ligne de continuité, la question du renouveau du cœur.

L’esprit de votre femme-type s’est agrandi, ses besoins intellectuels ont doublé ; malgré vos efforts pour la séquestrer, le monde s’est emparé d’elle ; votre petite maison n’est plus un ermitage, la cabane du berger ; elle s’est transformée, agrandie, ouverte à des amis du mari qui vont, viennent, apportent avec eux le courant des idées du jour, et vous laissez cette femme précisément se heurter à une quasi-nullité, un petit jeune homme sans conséquence, qui a de la faconde, du brio, rien de plus !… Pourquoi ne rencontrerait-elle pas une intelligence supérieure, qui la compléterait juste par le côté faible, insuffisant du mari ?… Et pourtant, pour sauver l’épouse chancelante de ce demi-péril vous employez une médication héroïque, les voyages, l’émigration dans un monde nouveau, l’Amérique, l’Australie, etc. Combien peu de maris pourraient recourir à ce traitement princier !…

Ah ! monsieur Michelet, vous avez beau enfermer la femme, la transsubstantier dans son mari, vous n’enfermerez pas, vous n’immobiliserez jamais la folle du logis : l’imagination. C’est notre diable bleu, à nous autres femmes : elle court, elle emporte l’esprit, elle emporte les sens, elle emporte le cœur…. surtout lorsqu’on a fait de nous des êtres si nerveux, si débiles, que nous n’avons plus sur nous-mêmes la moindre force réactive…

Enfin, vous le dirai-je ?… oui, puisque nous sommes à l’heure des franchises et des confessions. Il y a un chapitre de votre livre qui m’a douloureusement froissée : c’est celui des Rêveries de l’automne. Vous représentez la femme, qui n’est plus jeune et qui n’est pas vieille encore, toute belle dans sa maturité, ses reflets d’or, son voile de brume argenté par un limpide rayon d’octobre ; elle se promène pensive dans son petit jardin ; les dernières roses sont mordues par une gelée hâtive ; une violette lui envoie ses parfums d’arrière-saison, parfums plus enivrants qu’au printemps, parce qu’au lieu de s’éparpiller sur la pelouse ils se concentrent dans une seule corolle, et les chrysanthèmes qui vont s’épanouir semblent lui dire : Console-toi, nous sommes roses, nous aussi.

La femme rêve du soir d’hier, du matin d’aujourd’hui ; elle trouve que son mari… qui a la cinquantaine peut-être, lui fait beaucoup trop d’honneur en voulant bien l’aimer encore, en la trouvant belle à certaines heures, et des larmes tombent de ses yeux, des larmes que viennent boire les anges. Elle est si reconnaissante de l’immense dévouement de son époux !… Et pour vous résumer, Monsieur, vous ajoutez (mon Dieu ! vous n’y avez pas songé sans doute) : « La femme n’est jamais aussi charmante, aussi aimée, que lorsqu’elle s’annihile complétement ; que lorsqu’après avoir tout donné, il lui semble qu’elle n’a rien donné encore, et qu’elle s’étonne qu’on veuille bien recevoir ce qu’elle offre. » Ah ! songez-y, c’est un effacement complet cela, une passivité entière, une soustraction… coupable ; c’est presque un détournement de mineure, car vous prolongez la minorité de la femme bien au delà de vingt-cinq ans ; vous la faites durer toujours. Vous nous convertissez en zéro qui ne sert qu’à grossir le chiffre de la personnalité masculine.

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Vous avez beau faire, vous avez beau dire, vous avez beau chercher dans vos livres, dans vos cornues, dans vos expériences physiques, médicales et philosophiques, un remède au mal de ce siècle, le mal du cœur ; vous ne trouvez à mettre sur cette plaie rongeante que d’anodins calmants. Le remède ! Il n’est ni dans le lien indissoluble, ni dans la liberté complète, cette liberté malsaine et énervante de quelques-uns… C’est une énigme encore que l’avenir nous dévoilera. L’amour, tel que le comprennent les hommes, qui ne voient en lui que l’échange unique du plaisir ; le mariage, tel qu’il est établi, ne répondent plus aux aspirations de l’époque actuelle : ce sont des religions vieillies comme tant d’autres. Il ne faut pas seulement la liberté, il faut encore l’égalité dans l’amour. L’homme, même à l’heure la plus, intime, la plus délirante, à cette heure ou l’égalité devrait être complète devant le paroxisme de la vie, comme elle l’est devant la mort, l’homme se fait toujours le maître de la femme. À lui la dîme du cœur, la dîme du dévouement ; à lui la dîme de toute chose en ce monde.

C’est lui qui reçoit, c’est la femme qui donne. Il a bien par ci par là quelques scrupules ; et s’il est bon prince il lui vote des remercîments, il trouve qu’elle a bien mérité de lui, et il lui renvoie en échange, ou de plates ardeurs qui ne satisfont nullement les aspirations de son âme, ou bien des égards, de l’estime, de la commisération aux heures tristes ; bref, sa menue monnaie pour tout l’or qu’elle lui a versé. Ah ! Messieurs, la loi ancienne disait : Dent pour dent, œil pour œil, tête pour tête ; la loi nouvelle dira : Cœur pour cœur, amour pour amour, sacrifice pour sacrifice. Égalité en toute chose, voilà la justice.

Effacez du code de l’avenir tout droit de vasselage, toute coutume de servitude ; c’était bon cela au temps où il y avait des esclaves et des serfs, au temps où l’épouse appelait son mari monseigneur et maître

Octroyez à la femme la liberté, mais pour qu’elle n’en abuse pas, agrandissez son sens moral, développez en elle le sentiment de la dignité personnelle, brisez les rets de la crainte. Ils ne la retiennent plus ou la rendent hypocrite. Donnez-lui une nourriture plus substantielle que celle qu’elle reçoit dès ses jeunes années ; ne lui dites pas qu’elle n’est créée que pour le plaisir, la maternité, le rien faire ; il y a en elle de nombreuses facultés qui s’atrophient par l’inaction, ou qu’elle dépense en futilités, en papillotage, en agitation sans but. Apprenez-lui qu’elle doit coopérer, comme l’homme, au mouvement ascensionnel de l’humanité ; débarrassez son front des bandelettes comprimantes d’une éducation étroite, rétrograde, et son front s’élargira à l’égal de celui de l’homme, et elle fera, elle élèvera des êtres qui penseront, parce qu’elle même pensera davantage. Laissez-la se donner par un libre don ; laissez-la, sans vous voiler la face, se retirer plus tard loyalement, noblement, si l’homme de son choix lui a blessé profondément le cœur..... D’ailleurs, la femme étant prise au sérieux par l’homme, il y aura moins de surprise d’un côté, moins de légèreté de l’autre, et l’éclat d’un joyau, le parfum d’un bouquet, le fracas d’une voiture, n’entreront plus, ou entreront rarement dans le consentement de l’esprit et du cœur.

Les sens auront leurs droits, mais ils seront soumis à la loi du dévouement, du sacrifice mutuel. L’amour deviendra un complément moral aussi bien qu’un complément physique, parce que la femme sera au niveau de l’homme. Et la lorette au cœur mort, à l’œil émerillonné de fausses ardeurs, la lorette dévoyée par la paresse, le clinquant du luxe, la perversion du sens moral, ne traînera plus ses robes de moire et de velours sur l’asphalte de nos boulevards. Le frissonnement de la soie, c’est la crécelle de ces belles lépreuses, mais elle attire au lieu de repousser

comme autrefois.

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Oui sans doute, ces temps sont loin encore, mais ils viendront…

Vous, Monsieur, qui avez mesuré les siècles avec votre double compas d’historien et de philosophe, mieux que tout autre, vous pouvez nous les dire les progrès de l’esprit et du cœur

humain.

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Il y a longtemps que ces idées fermentaient dans ma tête et dans mon cœur ; j’en avais jeté quelques-unes dans une photographie de la vie de province, photographie que je tenais enfermée, n’osant la livrer aux hasards de la presse, craignant que cette fille de ma pensée ne fût mal jugée par le public.

Et j’hésitais..... Alors parut votre livre sur l’Amour. Ce mot gros de mystères et d’actualités, ce mot tout frissonnant de la vie qu’il va chercher dans les replis les plus intimes de l’être, ce mot écrit par vous, Monsieur, me causa un sentiment de curiosité fébrile. Il dit tout, sans doute, pensai-je, lui, le philosophe-poëte, lui, Michelet, et je me mis à lire… Peu à peu je m’aperçus que certaines pulsations du cœur féminin vous avaient échappé, et j’osai (voyez l’outrecuidance) formuler ma protestation à côté de la vôtre, tirer mon pauvre petit livre de sa solitude, et dire tout haut quelques-unes de ces souffrances dont tant de femmes se plaignent tout bas..... Elles ne sont pas nouvelles, ces souffrances ; le cœur n’invente pas comme l’esprit, mais elles sont vraies……


Louise M. Vallory.