Madame Inger à Ostraat
s.d. (1903) (p. 9-247).
Madame Inger OTTISDATTER ROMER, veuve du gouverneur Nils GYLDENLOVE.
Eline GYLDENLOVE, sa fille.
Nils LYKKE, conseiller d’Etat, chevalier danois.
Olaf SKAKTAVL, gentilhomme norvégien (proscrit).
Nils STENSSON.
Monsieur Yens BJELKE, commandant suédois.
BJORN, valet de chambre à Ostraat.
FINN, domestique.
Ejnar KUK, maître d’hôtel à Ostraat.
ACTE PREMIER
Scène I
Quel homme était exactement Knut Alfsön ?
Les maîtres disent que ce fut le dernier chevalier Norvégien.
Et les Danois l’ont tué à Oslo-fiord ?
Demande cela à un gamin de cinq ans si tu l’ignores.
Knut Alfsön fut donc notre dernier chevalier ? Et maintenant il est mort !
Ainsi, casque, tu resteras nettoyé et brillant dans la salle des chevaliers, désormais, tu n’es plus qu’une coquille de noix vide ; la noix les vers l’ont mangée depuis des années.
Ecoute, Björn, ne pourrait-on pas, en somme, comparer la Norvège à une coquille de noix vide, comme ce casque brillant au dehors, vermoulu à l’intérieur.
Tais-toi, occupes-toi de ton travail. Le casque est-il nettoyé ?
Il brille comme l’argent au clair de la lune.
Eh bien ! mets-le de côté et, maintenant, dérouille cette épée.
Est-ce nécessaire ?
Que veux-tu dire ?
Elle ne coupe plus, le fil en est ébréché.
Cela ne te regarde pas. Donnes-la moi. — Tiens, prends le bouclier
Il n’a pas de poignée.
Toi, je voudrais te tenir d’une solide poigne.
Qu’y a-t-il ?
Un casque vide, un glaive sans tranchant, un bouclier sans poignée ; voilà toute notre richesse. Je ne crois pas que personne puisse reprocher à Madame Inger de garder de telles armes suspendues au mur de la salle des chevaliers, au lieu de les tremper dans le sang des Danois.
Absurdités, n’avons nous pas la paix ?
Oui, quand le paysan a tiré la dernière flèche, quand le loup lui a volé sa dernière brebis, la paix règne ; mais c’est une étrange paix.
Enfin laissons cela ! Il est naturel que les armures brillantes restent dans la salle ; car tu dois connaître l’ancien proverbe qui dit : Seul le chevalier est homme, comme nous n’avons plus de chevaliers dans le pays, nous n’avons donc plus d’homme, c’est la femme qui gouverne ; voilà donc pourquoi…
Voilà pourquoi je te conseille de cesser tes mauvaises plaisanteries.
Il commence à se faire tard. Tiens, remets le casque et les armes dans la salle des chevaliers.
Non, attendons à demain.
Aurais-tu peur ?
Je ne crains rien le jour ! mais si j’ai peur le soir, je ne suis pas le seul. Eh bien ! oui, tu me regardes ! mais là-bas, à l’office, on conte tant de choses.
On dit que chaque nuit, dans la salle des chevaliers, se promène une grande femme toute habillée de noir.
Sottise !
Tout le monde jure que c’est la vérité.
Je te crois.
Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que Madame Inger est du même avis.
Madame Inger ! de quel avis est-elle ?
De quel avis est Madame Inger ? Je crois qu’ils ne sont pas nombreux ceux qui connaissent sa pensée ; mais il est certain qu’elle ne possède pas la tranquillité. Ne vois-tu donc pas que, de jour en jour, elle devient plus pâle et plus maigre ?
Les gens disent qu’elle ne dort jamais… à cause du spectre…
Scène II
Et tu ajoutes foi à de pareilles bêtises ?
À moitié. Il y a des gens qui expliquent l’affaire d’autre façon. Naturellement, une calomnie. Ecoute, Björn, connais-tu la chanson qu’on chante dans le pays ?
Quelle chanson ?
Oui, tout le peuple la chante. C’est un mensonge, mais cela se chante tout de même beaucoup. Ecoute toi-même.
— « Madame Inger habite le château d’Ostraat,
— « Elle est couverte de riches fourrures,
— « Elle est habillée de velours et de peaux de martre,
— « Dans ses cheveux sont des perles serties d’or rouge,
— « Mais la paix n’habite pas dans son cœur.
— « Madame Inger s’est vendue au roi de Danemark,
— « Son peuple, elle l’a livré à l’étranger.
— « Comme récompense…
(En colère BJÖRN saisit à la poitrine le chanteur ; Eline GILDENLÖVE se retire inaperçue).
Moi, je t’enverrai sans récompense à tous les diables si tu te permets encore une parole déplacée sur le compte de Madame Inger.
(En s’échappant des mains de BJÖRN). Doucement, doucement ! ce n’est pas moi qui ai composé cette chanson.
Silence ! Qu’est-ce cela ?
La trompe raisonne ! nous aurons des hôtes ce soir !
On ouvre la porte, j’entends le pas d’un cheval dans la cour, ce doit être un chevalier.
Un chevalier ? Impossible !
Pourquoi donc ?
Toi-même viens de le dire : notre dernier chevalier est mort.
Le maudit drôle, comme il ouvre l’œil. Ainsi mes efforts pour cacher et dissimuler auront été vains. Le monde parle déjà de Madame Inger, bientôt tout le monde saura que…
Es-tu seul Björn ?
C’est vous, mademoiselle Eline ?
Ecoutes ! dis-moi un conte, une légende, tu en as encore beaucoup à m’apprendre.
Maintenant ? Si tard ?
Qu’importe la nuit ! il fait sombre à Ostraat depuis si longtemps.
{{Personnage|björn|c} Qu’avez-vous donc ? Etes-vous contrariée ? Vous semblez inquiète ?
Peut-être.
Vous souffrez ? Depuis six mois, vous n’êtes plus la même.
Rappelles-toi que depuis six mois ma sœur préférée Lucia dort dans le caveau des morts.
Ce n’est pas à cause de cela, Mademoiselle Eline, ce n’est pas à cause de cela que vous vous promenez pâle, pensive, sombre et inquiète comme ce soir.
Pourquoi donc ? Lucia n’était-elle pas douce, pieuse et belle comme une nuit d’été ? Björn, je te l’affirme, j’aimais ma sœur comme ma propre vie. As-tu donc oublié combien de fois l’hiver enfants, nous restions sur tes genoux. Tu nous chantais tes chansons, tu nous contais…
Hélas ! à cette époque vous étiez joyeuse et insouciante !
Oui, ami, à cette époque,
Délicieuse fut ma vie faite de légendes et de rêves.
Crois-tu qu’alors le rivage était aussi sauvage qu’aujourd’hui ?
Si cela était ainsi, je ne le sentais pas. C’était là que j’aimais surtout me promener, là où je vivais poétiquement toutes ces belles légendes. Mes héros venaient de loin et repartaient de nouveau sur la mer… Et, moi-même, je vivais avec eux et je les suivais quand ils repartaient.
Maintenant, je suis si faible, si lasse. Les légendes ne me suffisent plus… ce ne sont que des rêves !
Björn, sais-tu ce qui m’a rendue malade ? C’est la réalité, la réalité laide, hideuse, qui me tourmente jour et nuit.
Que voulez-vous dire ?
Te souviens-tu que, souvent, tu nous donnais de bons conseils à nous, enfants, pour nous conduire ? Ma sœur Lucia les suivait tes conseils, tandis que moi, hélas !
Eh bien ! Eh bien !
Non, je le sais bien, j’étais fière, orgueilleuse. Quand nous jouions ensemble c’était moi qui voulait toujours être reine, parce que j’étais la plus grande, la plus belle, la plus intelligente ! Oh ! oui, je le sais !
Cela est vrai !
Une fois tu me pris par la main, tu me regardas sévèrement et tu me dis : « Ne soyez pas fière de votre beauté, ni de votre intelligence, mais soyez fière comme l’aigle sur la montagne, chaque fois que vous vous rappellerez que vous êtes la fille de Inger Gildenlöve.
En vérité, il y avait de quoi être fière.
Oui, tu me le disais souvent, Björn. Combien d’aventures, combien ne m’as-tu pas contées alors !
Merci ! Encore une légende, peut-être aurai-je alors l’âme légère comme autrefois.
Vous n’êtes plus une enfant.
Certes ! mais laisses-moi m’imaginer que je le suis encore. Eh bien ! va, parle.
Il y avait une fois un chevalier très noble…
Chut ! Ne cries pas ainsi. Je ne suis pas sourde
Il y avait une fois un chevalier très noble, sur lequel on racontait d’étranges choses.
Qu’avez-vous, Mademoiselle Eline ?
Moi, rien ! Continue seulement.
Quand ce chevalier fixait son regard dans les yeux d’une femme, cette femme ne pouvait plus jamais l’oublier et elle le suivait par la pensée partout où il allait. Enfin de chagrin il lui fallait bientôt mourir.
J’ai entendu dire cela. Du reste, ce n’est pas un conte. Le chevalier dont tu parles se nomme Nils Lykke et il est encore au nombre des conseillers d’Etat danois.
Alors une fois il est arrivé.
Silence !
Quoi donc ! Qu’avez-vous ?
Entends-tu ?
Mais quoi ?
C’est là ! Par la croix du Christ, c’est là !
Où ? Qui ?
Elle-même, elle est là dans la salle des chevaliers !
Comment pouvez-vous croire ? — Mademoiselle Eline, retournez dans votre chambre.
Silence ! Ne te fais pas voir… Attends… voici la lune qui paraît… Peux-tu distinguer cette personne habillée de noir ?
Par tous les saints !
La vois-tu ? Elle retourne le portrait de Knut Alfsön contre le mur. Il paraît qu’il la regardait trop fixement !
Mademoiselle Eline, écoutez-moi ?
Maintenant je sais.
Ainsi c’est donc vrai ?
Mais quelle est cette ombre, Bjôrn… Quelle est donc cette ombre ?
Vous l’avez reconnue comme moi.
Eh bien ! Qui ?
Vous avez reconnu votre mère.
Chaque nuit j’ai entendu ces mêmes pas resonner là bas. Je l’ai entendue se plaindre et gémir comme une âme en peine.
Et la chanson dit… Ah ! je devine !
Je sais maintenant, je sais !
Silence !
Elle est pâle, blanche comme une morte.
Qu’est-ce cela ?
Vas voir.
Scène III
Nous irons tout droit à elle et sans peur.
Qui cherchez-vous ?
Madame Inger elle-même.
Madame Inger cette heure tardive ?
Il est tard, mais à peine assez tôt.
Oui, oui, il faut qu’elle nous entende immédiatement.
Que voulez-vous ?
Noble dame, nous vous cherchions pour…
Eh bien ! pour ?
Enfin, la cause est honnête. Nous venions, en un mot, vous demander une permission et des armes.
Une permission et des armes ? Pourquoi ?
De Suède on annonce que le peuple de Dalarn s’est soulevé et marche contre le roi Gustave.
Le peuple de Dalarn aurait…
On le dit et il paraît que c’est absolument vrai.
C’est possible ; mais qu’avez-vous à faire avec la révolte des garçons de Dalarn ?
Nous voulons leur aider, nous aussi voulons nous libérer.
Le moment serait-il enfin venu !
De toutes les petites villes frontières delà Norvège, les paysans se dirigent vers les pays de Dalarn. Même les bannis qui ont vécu, pendant de longues années, dans les montagnes comme des sauvages descendent vers les fermes, cherchent et appellent les hommes au combat et fourbissent leurs armes rouillées.
Ecoutez ! Dites-moi si vous avez sérieusement réfléchi ?
Avez-vous calculé ce que cela vous coûterait si les soldats du roi Gustave étaient victorieux ?
Pensez aussi à ce que cela coûterait aux Danois si les soldats du roi Gustave étaient battus.
Cela ne me regarde pas.
Vous n’ignorez pas que le roi Gustave peut sûrement compter sur l’aide du Danemark. Le roi Frédéric est son ami et ne l’abandonnera pas.
Mais si tous les paysans norvégiens se soulèvent ; si nous nous soulevons tous, gens de la noblesse et du peuple ! Oh ! Madame Inger Gyldenlöve, je crois que l’occasion que nous attendions est enfin venue. Si la bataille commence sérieusement, il faudra bien que l’étranger quitte notre pays.
Oui, dehors les baillis ! Dehors les châtelains étrangers ! Dehors les traîtres à la solde des conseillers d’état danois.
Ce sont des hommes ! Cependant… Cependant…
Elle est indécise.
Voulez-vous croire, Mademoiselle Eline, que vous avez eu tort de juger mal votre mère ?
Björn ! j’arracherais mes yeux de mon visage s’ils m’avaient trompée.
Voyez-vous, noble dame, il s’agit d’abord du roi Gustave. Une fois sa puissance brisée, les Danois ne pourront pas se maintenir longtemps dans le pays.
Ensuite ?
Ensuite nous serons libres. Nous n’aurons plus de suzerain étranger, et nous pourrons élire un roi nous-mêmes comme les Suédois l’ont fait avant nous.
Elire un roi ! Penses-tu donc à la famille Sture ?
Le roi Christian et après lui d’autres ont su faire le vide dans nos fiers châteaux. Les meilleurs de nos châtelains sont bannis et errent dans les montagnes, si toutefois ils vivent encore ; mais il se pourrait quand même qu’on put trouver un descendant d’une ancienne famille.
Assez Ejnar Kuk ! assez ! (A elle-même.) Oh ! mon espoir le plus cher !
Maintenant, je vous ai avertis de mon mieux ; je vous ai dit combien grand est le danger ; mais si vous êtes vraiment aussi décidés que vous le semblez, j’aurais peut-être tort de vous défendre ce que du reste je ne puis empêcher.
Ainsi vous consentez ?
Vous avez une énergique volonté, écoutez-la.
Si vraiment, comme vous l’affirmez, on vous tracasse, on vous fait souffrir journellement… je ne sais rien moi et je n’en veux rien savoir… Qu’y puis-je faire ?… Une femme seule !
Même, si vous voulez prendre par force la salle des chevaliers… et là se trouvent maintes armes utiles…
N’est-ce pas vous qui, ce soir, êtes les maîtres à Ostraat.
Faites ce que vous voudrez, bonsoir !
Merci ma noble et grande dame. Moi qui vous ai connue depuis l’enfance, je n’ai jamais douté de vous.
Silence Björn ! C’est un jeu dangereux que je joue ce soir.
Pour les autres il ne s’agit que de la vie, pour moi, mille fois plus que la vie. Crois-moi.
Comment ? Vous avez peur de perdre votre pouvoir ?
Mon pouvoir ? Oh ! mon Dieu !
Voici une bonne dent de loup, avec celle-là je me charge de déchirer les gens de l’usurpateur.
Qu’est-ce que tu as trouvé, toi ?
Une armure qu’on dit avoir appartenu à Herlof Hyttefad.
C’est trop pour toi. Moi, j’ai la lance de Sten Sture. Attachons l’armure à cette lance, alors personne n’aura plus noble bannière que nous.
J’ai cherche madame ! dans toutes les pièces du château.
Que me veux-tu ?
Voici un message.
Voyons.
De Trondhjem ? Que peut signifier cela ?
Aide-moi, oh ! Christ ! Lui ! Ici, dans le pays.
Ainsi, il va venir ! Ici, cette nuit. Alors il s’agit de lutter avec l’intelligence et non avec les armes.
Assez, assez mes braves paysans. Je pense que nous voilà bien armés ; maintenant, en route !
Personne ne quittera Ostraat cette nuit !
Mais, noble dame, le vent est favorable pour traverser le fiord et…
Il en sera comme j’ai dit.
Faut-il attendre jusqu’à demain ?
Jusqu’à demain et plus longtemps encore. Aucun homme armé ne quittera Ostraat ces jours-ci.
Nous partirons malgré vous. Madame Inger.
Oui ! Oui, nous partirons malgré vous.
Qui l’oserait ?
Je pense pour vous. Qu’entendez-vous, pauvres gens du peuple, aux affaires de l’Etat ? Comment osez-vous porter jugement sur ce qui se passe ? Il vous faut supporter encore un moment le poids de vos chagrins, Et vous pourrez le faire quand vous réfléchirez que même nous, les nobles, nous devons souffrir comme vous aujourd’hui.
Rapportez donc toutes les armes dans la salle des chevaliers.
Plus tard vous saurez ma volonté. Sortez tous !
Scène IV
Penses-tu toujours que j’ai péché dans mon jugement sur la dame d’Ostraat ?
Fais préparer une chambre pour un hôte !
Bien madame.
Que la porte soit ouverte pour quiconque frappera
Mais…
Que la porte soit ouverte !
La porte sera ouverte.
Scène V
Reste ! Eline, mon enfant ! J’ai quelque chose à te dire à toi seule.
Je vous écoute.
Eline, tu juges mal ta mère !
Vos actes m’obligent à agir ainsi, si douloureux que cela soit pour moi.
Et tu me réponds, comme ton âme ardente te force à me répondre.
Qui donc a rendu mon âme dure et ardente ?
Dès l’enfance je m’étais habituée à vous considérer comme une grande et noble femme. Je m’imaginais que celles dont parlent les légendes et les chansons héroïques vous ressemblaient. Je croyais que notre Seigneur Dieu lui-même avait marqué votre front et vous avait désignée pour guider les faibles et les craintifs.
Dans la salle des chevaliers, les gentilshommes et les dames chantaient vos louanges et même le peuple, de près comme de loin, vous nommait l’espoir et l’appui du pays.
Tous pensaient que par vous reviendraient des temps heureux ; que par vous allait naître un nouveau jour.
Mais il fait nuit encore et je ne sais plus si je dois espérer que l’aube va poindre enfin grâce à vous.
Il est facile de deviner où tu as appris ces paroles venimeuses.
Tu as entendu ce que le peuple ignorant murmure sur des choses qu’il ne saurait comprendre.
La vérité se trouve sur les lèvres du paysan disiez-vous, quand le peuple chantait vos louanges.
Soit ! Si j’ai choisi l’inaction alors que j’aurais pu agir, ne crois-tu pas que ce rôle me pèse assez, sans que tu aies besoin de le faire plus lourd en me jetant des pierres ?
Les pierres que j’ajoute à votre fardeau me sont aussi lourdes qu’à vous. Libre et gaie je recherchais la vie tant qu’il me fut possible d’avoir foi en vous. Car pour vivre il faut que je puisse me sentir fière et j’aurais pu continuer à l’être si vous étiez demeurée ce que vous fûtes autrefois.
Qui te dit que je ne sois plus la même ?
Eline, es-tu sûre que tu ne juges pas injustement ta mère ?
Oh ! si cela était vrai !
Un instant ! Tu n’as pas de comptes à demander à ta mère. D’un seul mot je pourrais… mais il ne serait pas bon pour toi d’entendre ce mot. Plus tard. Le temps… enfin.
Dormez bien ma mère.
Non, reste. Approches-toi. Il faut que tu m’écoutes, Eline.
Je vous écoute !
Bien que tu sois peu communicative je n’ignore point que, souvent, tu as souhaité t’éloigner de moi, Ostraat te paraît trop solitaire.
Et cela vous étonne, ma mère ?
Il dépend de toi qu’il en soit autrement.
Comment ?
Ecoute bien. Cette nuit j’attends un hôte.
Un hôte ?
Un hôte dont le nom et les qualités doivent rester ignorés ?
Personne ne doit savoir d’où il vient et où il va !
Ma mère ! ma mère ! Pardonnez-moi mes torts vis-à-vis de vous s’il vous est possible de me pardonner ?
Que veux-tu dire ? Eline, je ne comprends pas !
Ainsi tous se sont trompes ? Votre cœur est toujours fidèle.
Mais lève toi donc et explique moi…
Croyez-vous que j’ignore quel est l’hôte dont vous parlez ?
Tu le sais et cependant ?
Croyez-vous que les portes d’Ostraat soient si étroitement closes que jamais n’y soit passé l’écho du malheur.
Croyez-vous que j’ignore que certain descendant d’une ancienne famille vit en banni, sans maison sans lit, cependant que les seigneurs danois habitent ses châteaux.
Ensuite ?
Je sais parfaitement que certain noble chevalier, chassé comme le loup dans la forêt, ne possède ni foyer ni pain.
Assez ! j’ai compris.
Voilà donc pourquoi cette nuit vous ouvrirez toutes grandes les portes d’Ostraat !
Voilà pourquoi il faut que l’hôte demeure ignoré, voilà pourquoi personne ne doit savoir d’où il arrive et où il va,
Vous vous révoltez contre nos tyrans qui vous défendent d’hébeger d’aider et de soigner le proscrit
Assez, assez te dis-je !
Tu te trompes Eline. Ce n’est point un banni que j’attends.
Alors je vous ai mal comprise.
Ecoute enfant. Mais écoute avec calme si tu peux maîtriser ton humeur farouche.
Je serai calme jusqu’à ce que vous ayez fini de parler.
Alors écoute bien.
Tant que je le pus je tâchai de te laisser ignorer les misères et les malheurs qui sont tombés sur notre peuple.
À quoi bon verser la tristesse et la haine dans ta jeune âme ? Ce ne sont pas les larmes ou les plaintes des femmes qui nous libéreront. Pour cela il faut le courage et la force des hommes.
Mais qui vous dit que moi je ne posséderais pas le courage et la force d’un homme s’il le fallait ?
Tais-toi mon enfant, tais-toi. Je pourrais te prendre au mot.
Comment cela ma mère ?
Je pourrais te demander à la fois d’avoir ce courage et cette force, je pourrais… mais laisse-moi d’abord finir.
Il faut que tu saches que le moment approche, le moment depuis de longues années préparé par le conseil d’État.
Où l’on va définitivement nous arracher tous nos droits et toutes nos libertés. C’est pourquoi il s’agit…
De frapper ! ma mère ?
Il faut gagner du temps.
Le Conseil d’Etat est actuellement réuni à Copenhague pour décider de quelle façon nous serons plus aisément vaincus. La plupart des conseillers sont d’avis que la lutte ne doit cesser que par l’annexion de la Norvège au Danemark. En effet, s’il nous restait la moindre indépendance, il est présumable qu’à la prochaine élection du roi, entre nous et les Danois il y aurait lutte. Ce que ces Seigneurs de Copenhague veulent empêcher.
Oui c’est bien cela qu’ils veulent empêcher. Mais nous, le supporterons-nous ? devons-nous…
Certainement non ! Mais saisir les armes, livrer bataille.
À quoi bon ? puisque nous sommes désunis entre nous.
Malheureusement, plus que jamais, règnent ici les querelles intestines !
Si nous voulons aboutir il importe d’agir patiemment et secrètement.
Je te le répète il faut gagner du temps. Dans le sud de la Norvège une grande partie de la noblesse est favorable aux Danois ; mais ici, dans le Nord, on est hésitant. C’est pourquoi le roi Frédéric a envoyé un de ses conseillers pour se rendre compte par lui-même de l’état des esprits.
Et alors ?
Alors ce chevalier sera à Ostraat cette nuit.
Ici ? Cette nuit.
Un bateau marchand l’a amené hier à Trondhjem. À l’instant on m’informe qu’il va venir. Dans une heure il sera ici.
Avez-vous pensé, ma mère, à l’état de l’opinion ? Que va-t-on dire quand on saura que vous avez accordé une entrevue à ce diplomate danois ? Le peuple vous regarde déjà avec défiance. Comment pouvez-vous espérer que le peuple se laisse jamais conduire par vous en sachant que…
Ne te préoccupe pas de cela. J’ai tout prévu. Nous ne courons aucun péril. La mission du gentilhomme est secrète. C’est sous un faux nom qu’il a débarqué à Trondhjem. Il viendra à Ostraat sans être connu de personne.
Comment s’appelle ce noble Danois ?
Son nom est fameux, Eline ! La noblesse danoise ne possède guère de meilleur gentilhomme.
Quelles sont donc vos intentions. Je n’ai pas encore compris votre dessein.
Tu vas comprendre. Comme nous ne pouvons pas écraser le serpent il faut nous efforcer de le captiver et de le lier.
Prenez garde que la corde ne se rompe.
Il dépend de toi que la corde soit solide.
De moi ?
Depuis longtemps, j’ai compris que tu te trouvais emprisonnée comme un oiseau en cage dans ce château. Et il ne convient guère à un jeune aigle de vivre derrière des barreaux de fer.
Mon aile est coupée. Alors même que vous m’accorderiez la liberté cela ne me servirait de rien.
Tes ailes ne seront coupées, qu’autant que tu le voudras bien.
Ma volonté est en vos mains. Et si vous restez la femme que vous fûtes autrefois, moi aussi je…
Il suffit… Ecoute. Il te plairait de quitter Ostraat ?
Peut-être ma mère.
Autrefois tu disais que tu n’étais heureuse qu’en lisant les fables et les chroniques héroïques du passé. Eh bien ! cette existence héroïque pourrait encore se réaliser.
Que signifient ces paroles ?
Eline ! S’il arrivait ici un puissant chevalier, qui te mènerai ! ensuite dans son château où tu trouverais suivantes, écuyers, robes soyeuses et salons magnifiques.
Vous dites un chevalier.
Oui.
Et l’envoyé Danois va arriver cette nuit.
Cette nuit ! Oui !
Ah ! j’ai peur de comprendre.
Pourquoi avoir peur ! si tu veux bien me comprendre. Je n’ai pas l’intention d’user de la force. Toi-même décideras ?
Connaissez-vous l’histoire de cette mère qui, la nuit avec ses enfants, voyageait en traîneau par la montagne. Nombre de loups affames suivaient le traîneau. Comme il y allait de la vie, l’un après l’autre elle jeta ses enfants aux bêtes féroces pour gagner du temps et sauver sa propre existence.
Ce sont des mensonges. Une mère s’arracherait plutôt le cœur que de jeter ses enfants aux loups.
Si vous n’étiez pas ma mère, je dirais que cela est vrai. Mais vous ! vous avez agi ainsi. L’une après l’autre vous avez jeté vos filles aux loups ravisseurs.
L’aînée d’abord : Il y a cinq ans, Mérète a quitté Ostraat avec Vincent Lunge dont elle est l’épouse, la croyez-vous heureuse avec son chevalier Danois ?
Vincent Lunge est puissant comme un roi. Mérète a des suivantes, des écuyers, des vêtements de soies, des salles spacieuses ; mais, pour elle, le jour est sans soleil, la nuit sans repos, car elle n’a jamais aimé son mari. Il est venu au château, il a demandé la main de Mérète, parce qu’elle était l’héritière la plus riche de la Norvège et parce qu’il lui était utile de se fixer dans le pays.
Je le sais, allez. Je le sais parfaitement !
Mérète vous a obéi. Elle a suivi docilement l’étranger.
Mais combien cruel est son sort, elle a versé trop de larmes pour qu’une mère puisse en prendre la responsabilité devant Dieu.
Je connais ma responsabilité et elle ne m’effraye pas.
Elle ne se borne pas au malheur de Mérète votre responsabilité,
Où est Lucia votre second enfant ?
Demande-le à Dieu qui me l’a prise.
C’est à vous que je le demanderai, car c’est vous qui êtes responsable de sa mort prématurée. Elle quitta Ostraat, joyeuse comme un oiseau printannier, pour aller visiter Mérète à Bergen. Quand elle revint à Ostraat, ses joues pâlirent et une toue mortelle déchira bientôt sa poitrine.
Vous voici bien étonnée, ma mère ! Vous vous imaginiez que ce secret abominable était enseveli avec la morte, elle m’a tout confié. Un grand seigneur l’aimait et voulait l’épouser, l’honneur de votre fille exigeait cette union, vous le saviez, vous êtes demeurée inflexible et votre enfant est morte.
Je sais tout, vous le voyez.
Tu sais tout. Tu connais donc le nom du chevalier.
Non elle ne me l’a pas dit. Elle tremblait follement à la pensée seule de ce nom. Jamais elle ne l’a prononcé.
Ah ! tu ne sais pas tout alors.
Eline tout ce que tu dis est vrai. Mais ce que tu ignores, c’est que le séducteur de Lucia était Danois.
Non, je le sais.
Son amour était feint, il réussit, par la ruse et des paroles dorées, à abuser de ta sœur.
Elle, l’aimait-elle ? Et si vous aviez eu le cœur d’une mère, l’honneur de votre fille eût passé avant tout.
Non avant son bonheur. Avec l’exemple de Merete sous les yeux, pouvais-je sacrifier mon enfant en la donnant à un homme qui ne l’aimait pas ?
On peut tromper les autres par des paroles dorées, mais non moi. Pensez-vous que j’ignore ce qui se passe ici ? Je connais vos agissements. Je sais bien que vous n’êtes pas l’amie fidèle des Danois. Je crois même que vous les haïssez, mais vous les craignez. Quand vous avez donne Merete à Vincent Lunge, les Danois étaient les plus forts ; mais, trois ans plus tard, la situation était bien modifiée ; c’est alors que vous défendîtes à Lucia d’épouser celui qui l’avait séduite. Les représentants du roi de Danemark avaient commis tant de crimes dans notre pays surexcité qu’il vous semblait peu prudent de vous lier outre mesure avec ces étrangers.
Qu’avez-vous fait pour venger votre enfant qui est mort ? Rien ! Eh bien ! moi, j’agirai à votre place. Le mal qu’a subi notre nation, le malheur de notre famille, je rendrai tout cela à l’ennemi. Je m’en charge.
Toi ? Que comptes-tu faire ?
Je choisis ma route comme vous avez choisi la vôtre. Ce que je compte faire je ne le sais pas moi-même, mais je me sens de force à tout entreprendre pour notre cause sacrée.
Tu auras alors une lutte cruelle à soutenir !
Autrefois je fis le même serment… et mes cheveux ont blanchi avant que soit venue la vengeance.
Bonne nuit !
Votre hôte va venir et ma présence est inutile.
Peut-être en est-il temps encore… Que Dieu vous assiste et vous donne la force. N’oubliez pas que tous les regards sont tournés vers vous. Songez à Merete qui pleure sa jeunesse brisée. Pensez à Lucia qui dort dans le cercueil sombre. Et, surtout, n’oubliez pas que cette nuit vous jouez l’existence de votre dernier enfant.
Scène VI
Mon dernier enfant ! tu ne penses pas avoir dit aussi vrai, cependant, Dieu me pardonne, ce n’est pas seulement de l’enfant qu’il s’agit. Dans cette nuit tragique se joue la destines de mon pays, de la Norvège. Ah !… c’est le pas d’un cheval dans la cour.
Non, c’est le vent ! Il fait froid comme dans une tombe ici !
Dieu pouvait-il me traiter ainsi ? Me faire femme, et charger mes épaules d’une tâche lourde pour un homme ; car c’est moi qui tient en mes mains la destinée de ce pays, je puis soulever tout ce peuple.
C’est de moi qu’il attend le signal de la révolte, et si je ne le donne pas maintenant, jamais il ne retentira.
Comment, j’hésite ? Les sacrifier tous pour un seul.
Ne vaudrait-il pas mieux, s’il était possible…, non, non, je ne le veux et je ne le peux pas.
Ah ! les voici encore ! pâles spectres des ancêtres trépassés, des aïeux tombés dans les combats ; combien vos regards sont terribles.
Ah ! de tous côtés comme ils me guettent.
Sten Sture ! Knut Alfson ! Olaf Skaktavl !
Laissez-moi. Laissez-moi ! Je ne puis pas !
Scène VII
Je vous salue Mme Inger Gyldenlöve.
Dieu ! Seigneur du Ciel !
ACTE II
Scène I
Une dernière fois, Inger Gyldenlove, votre décision est-elle irrévocable ?
Je ne puis agir autrement. Et je vous conseille de faire comme moi. Si le Ciel veut que la Norvège périsse elle périra, alors même que nous nous y opposerions tous les deux.
Et vous vous imaginez que ce fatalisme me convient, et que je demeurerai tranquille lorsque le moment suprême est enfin venu ? Avez-vous donc oublié ce que j’ai à venger, moi ?
Ils m’ont pris mon bien, se le sont partagés entre eux, mon fils, mon enfant unique, le dernier de mon nom ; ils l’ont massacré.
Quant à moi, pendant vingt ans, j’ai vécu en banni par les forêts et les montagnes.
Plus d’une fois on m’a cru mort ; mais je crois pourtant qu’on ne m’enterrera pas avant que je tienne ma vengeance.
Il vous faudra compter de longs jours encore avant cela. Et qu’espérez-vous faire ?
Que sais-je ?
Je ne me suis jamais préoccupe de dresser des plans, j’attends votre aide pour cela. Vous êtes intelligente, vous. Moi, je ne sais me servir que de mes deux bras et de mon épée.
Votre épée est rouillée, Olaf Skaktavl ! elles sont toutes ainsi les épées de Norvège.
Aussi ne lutte-t-on plus que par la parole.
Inger Gyldenlove, vous êtes bien changée, autrefois un cœur viril battait dans votre poitrine de femmes.
Ne me rappelez pas le passé.
Mais je ne suis venu vous voir que dans ce but. Il faut que vous m’écoutiez, je le veux.
Soit ! mais vite ! car vous n’êtes pas en sûreté à Ostraat, sachez-le.
Je sais depuis longtemps qu’un banni n’est plus en sûreté à Ostraat, mais vous oubliez qu’un banni n’est en sûreté nulle part.
Parlez, je vous écoute.
Il y a bientôt trente ans que je vous rencontrai pour la première fois à Abershus, chez Knut. Vous étiez encore une enfant pourtant courageuse comme un jeune faucon. Vous sembliez sauvage et indomptable, et déjà nombreux étaient ceux qui sollicitaient votre main.
Moi aussi je vous aimai, oui, je vous aimai comme depuis ni avant je n’ai aimé aucune autre femme.
Vous, vous n’aviez qu’une préoccupation, vous n’étiez obsédée que d’une unique pensée, le malheur, la misère de notre infortuné pays.
J’avais quinze ans, ne l’oubliez pas. Et à cette époque une fureur terrible nous animait tous.
Comme vous voudrez, moi je sais seulement que les anciens, les hommes expérimentés d’entre nous disaient que Dieu vous avait choisie pour briser nos chaînes et pour nous rendre nos droits.
Et je sais encore qu’à ce moment-là vous partagiez vous-même cette opinion et que vous l’affirmiez.
C’était mal de penser ainsi, Olaf Skaktavl, et c’était l’orgueil et non Dieu qui parlait par ma bouche.
Vous auriez pu devenir l’élue si vous l’aviez voulu. Vous descendiez des plus nobles familles de la Norvège, vous aviez devant vous la richesse et le pouvoir……, votre oreille était ouverte aux plaintes du peuple… air jadis !
Vous souvenez-vous de ce soir où Hendrick Krummedike vint avec la flotte danoise devant Akershus. Les commandants des bateaux offraient la paix. Sur leur parole Knut Alfson se rendit à leur bord pour traiter.
Trois heures plus tard nous portions son corps au château.
Il était mort ! Ce n’était plus qu’un cadavre.
Le plus grand cœur de la Norvège avait été brisé par les stipendiés de Kummedike !
Il me semble encore voir la scène qui suivit le meurtre. La foule entrant dans la salle des chevaliers, deux par deux les hommes s’avançant.
Il était là, étendu sur la civière, pâle comme un nuage du printemps, le front fendu d’un coup de hache.
J’ose dire que les plus nobles seigneurs de la noblesse de Norvège étaient réunis-là cette nuit.
Madame Magrete se penchait sur le visage de son mari mort, et tous, tous nous jurâmes de risquer notre vie et nos biens pour venger ce dernier forfait avec tous les autres crimes.
Inger Gyldenlöve ! qui donc, alors, fendit la foule de ces hommes ? Faut-il vous rappeler cette jeune fille, presque une enfant, l’œil en feu, les larmes dans la voix, et le serment qu’elle fit ? Faut-il que je vous répète vos propres paroles ?
J’ai juré comme vous autres, ni plus, ni moins.
Eh quoi ! vous vous rappelez votre serment et vous avez oublié de le tenir.
Et les autres ? Qu’ont-ils donc fait malgré leur serment ?
Je ne parle pas de vous, Olaf Skaktavl, mais de vos amis, de la noblesse Norvégienne. Pas un d’eux, durant ce long nombre d’années, n’a eu le courage d’être homme. Et ils m’en veulent à moi qui ne suis qu’une femme.
Je sais ce que vous voulez dire.
Pourquoi se sont-ils soumis au lieu de braver la force brutale jusqu’au bout ? C’est vrai ! Pauvre est le sang qui coule dans les veines de nos nobles d’aujourd’hui ; mais si vraiment ils s’étaient unis, qui sait, ce qui serait arrivé ?
Et vous, vous pouviez faire l’union. Devant vous, tous se seraient inclinés.
Il me serait aisé de vous répondre ; mais vous ne me croiriez pas.
Dites-moi plutôt ce qui vous amène à Ostraat. Avez-vous besoin d’un asile ? Soit. Je tâcherai de vous cacher. Vous faut-il autre chose ? Vous me trouverez prête à vous servir.
Pendant vingt ans j’ai vécu comme un proscrit ; c’est en errant sur les montagnes de Joemteland que mes cheveux sont devenus blancs. J’ai dormi dans la caverne de l’ours et dans le repaire du loup.
Vous voyez, Madame Inger, que je n’ai pas besoin de votre secours, c’est la noblesse et le peuple de Norvège qui ont besoin de vous.
Toujours la même chanson !
L’air en résonne mal à votre oreille ! Je le sais.
Il faut cependant que vous m’écoutiez. En un mot, je viens de Suède. Ce pays est en révolte. C’est dans les Dalarn que va commencer l’agitation.
Oui, c’est vrai !
Poder Kanzler est mêlé à l’affaire… mais secrètement, vous comprenez ?
Tiens !
C’est lui qui m’a envoyé à Ostraat.
Vous dites ? Peder Kanzler ?
Lui-même. Peut-être ne vous le rappelez-vous plus ?
Trop bien, hélas !
Dites-moi, je vous prie, quelle nouvelle m’apportez-vous de lui ?
Quand sur les montagnes voisines de la frontière les bruits de la révolte me parvinrent je me rendis immédiatement en Suède. Je pensais bien que Peder Kanzler était mêlé au mouvement.
Donc j’allai le trouver et lui offrit mon aide. Il m’a connu autrefois, vous ne l’ignorez pas. N’est-ce pas ? Il savait qu’il pouvait compter sur moi et m’a envoyé ici.
Eh bien ! eh bien ! il vous a envoyé ici pour…
Madame Inger : Un étranger arrivera à Ostraat cette nuit.
Comment vous savez ?…
Oui, je sais, je sais tout.
C’est pour que je m’abouche avec cet étranger que Peder Kanzler m’a envoyé ici.
Lui ! impossible, Olaf Skaktavl — impossible !
C’est comme je vous le dis. Et s’il n’est pas encore arrivé, il ne tardera pas…
Certainement, mais…
Ainsi, vous l’attendiez ?
Parfaitement. Il m’a prévenu lui-même de sa venue. Et c’est pour cela que vous avez pu entrer ici avec tant de facilité.
Chut ! Quelqu’un à cheval passe sur la route.
C’est un chevalier et son écuyer. Ils descendent de cheval.
Ainsi c’est lui. Son nom.
Vous l’ignorez ?
Peder Kanzler s’est refusé à me l’apprendre. Il m’a dit seulement que je rencontrerais cette homme à Ostraat, la troisième nuit qui suivrait celle de la St-Martin.
C’est bien ce soir.
Il doit me remettre des lettres et aussi, par vous, j’apprendrais qui il est.
Laissez-moi alors vous conduire à votre chambre. Vous avez besoin de repos et de soins. Bientôt vous verrez le seigneur étranger.
Comme vous voudrez.
Scène II
Personne !
Non, seigneur.
Nous pouvons absolument compter sur ton dévouement.
Le commandant à Trondhjem a toujours été satisfait de moi.
Bien, il me l’a dit. Voyons d’abord : Un étranger est-il arrivé à Ostraat ce soir ?
Oui, il est venu voici une heure.
Il est ici ?
Saurais-tu le reconnaître ? L’as-tu aperçu ?
Non, sauf le gardien de la tour, personne ne l’a vu. On l’a conduit à Madame Inger immédiatement et elle…
Eh bien ! et elle… ?
Il n’est pas déjà parti au moins ?
Non, Madame le tient caché dans ses appartements pour…
C’est bien.
Avant tout, que la porte soit bien gardée, il ne peut nous échapper.
Hum !
Dis moi, à Ostraat, se trouve-t-il d’autres issues que la porte ? Ne me regarde pas ainsi stupidement ! j’entends : Peut-on s’évader d’Ostraat quand la grande porte est close ?
Je ne sais. On dit que des passages secrets sont ménagés par les caves ; mais il n’y a personne de renseigné la dessus que Madame Inger et peut-être aussi Mademoiselle Eline.
Tonnerre de Dieu !
C’est bien. Tu peux te retirer.
Si vous aviez encore besoin de moi vous n’auriez qu’à frapper à la seconde porte à droite de la salle des chevaliers, je me mettrais aussitôt à vos ordres.
Entendu !
Savez-vous, mon cher et excellent ami, que ceci s’annonce assez mal pour nous deux.
Mais non, pas pour moi, j’espère.
Ah !
D’abord, il y a, selon moi, peu de gloire à faire la chasse à ce maigre et jeune gamin de Nils Sture.
Est-il fou ou raisonnable, je vous le demande ?
D’abord, il soulève les paysans en leur promettant monts et merveilles ; puis la révolte éclatée, il se sauve et se cache dans les jupes d’une femme.
Du reste, à vrai dire, je regrette d’avoir suivi vos conseils et de ne pas avoir agi selon mon sentiment.
Ce regret est bien tardif, mon ami.
Voyez-vous, aller déterrer un blaireau dans son trou, moi ce n’est pas mon affaire. J’aurais préféré autre chose.
Je viens, depuis Joemteland avec mes cavaliers, muni d’une autorisation du commandant de Tromdhjem, de chercher le conspirateur comme je l’entendrais. Tout faisait supposer qu’il se dirigeait vers Ostraat.
Il est ici ! oui, ici, vous dis-je.
Soit, mais, dans ce cas, il me semble que nous aurions trouvé porte close et bien gardée. Je l’aurais mieux aimé ainsi : dans ce cas, j’aurais eu besoin de mes soldats.
Mais, au contraire, on nous ouvre poliment la porte, et, soyez-en sûr, si Madame Inger est véritablement telle qu’on le dit, nous n’aurons ni soif, ni faim.
Assurément, elle nous recevra fort bien pour nous séduire et nous faire oublier nos affaires.
Comment avez-vous pu avoir l’idée de me faire laisser mes soldats à deux kilomètres d’ici. Ah ! si nous étions venus avec des hommes armés, alors…
Alors elle nous aurait reçus tout aussi aimablement ; mais, remarquez bien que, dans ce cas, notre visite aurait éveillé l’attention. Les paysans n’auraient pas manqué de parler de violences et, de nouveau, Madame Inger serait devenue populaire parmi eux.
Et c’est précisément ce qu’il faut éviter.
Soit ! mais que faire maintenant ?
Vous prétendez que le comte Sture est à Ostraat, cela m’avance bien. Comme le renard, Madame Inger a, certainement, plus d’une tanière et plus d’une issue. Et nous deux nous attendrons vainement ici.
Que le diable emporte toute cette affaire.
Eh bien ! mon cher chevalier, si vous ne trouvez pas à votre goût la tournure qu’a prise l’affaire, cédez-moi la place.
À vous ? Que ferez-vous donc ?
L’intelligence et la ruse seraient plus utiles que la force brutale en ce cas là.
Pour vous parler sincèrement, Jens Bjelke…, depuis que nous nous sommes rencontrés hier à Tromhjen, je pense ainsi.
Et c’est pourquoi vous m’avez persuadé de me séparer de mes cavaliers.
Vos affaires et les miennes s’en trouveront mieux, et puis…
Que le diable vous emporte et moi aussi !
J’aurais dû savoir que vous étiez un diplomate.
Oui, mais ici la ruse est indispensable pour égaliser les armes.
Il faut que je vous le dise, il est pour moi de la dernière importance de m’acquitter bien de cette mission. Vous ne savez peut-être pas que le Roi s’est montré fort peu gracieux pour moi lors de mon départ.
Il croyait pour cela avoir des raisons, bien que dans maintes circonstances difficiles je l’ai bien loyalement servi, je puis le dire.
Oui, vous pouvez l’affirmer et tout le monde sait fort bien qu’il n’existe pas, dans les trois pays, de personnage plus habile que vous.
Grand merci ! Du reste cela ne veut pas dire encore grand’chose ; mais ce que je dois accomplir ici, je le considère comme une œuvre magistrale, car il s’agit de triompher d’une femme.
Ha, ha, ha ! Sur ce chapitre, il y a longtemps, mon camarade, que vous êtes passé maître.
Croyez-vous donc que nous ignorons la chanson Suédoise.
» — Toute demoiselle dit en soupirant :
» — Que Dieu veuille que Nils Lykke m’aime ».
Dans cette chanson il s’agit de femme de vingt ans ou à peu près, et Madame Inger Gyldenlöve approche delà cinquantaine et elle est plus rouée que personne au monde.
Il sera difficile de la vaincre ; mais il le faut ; il le faut, à n’importe quel prix.
Si je réussis à procurer au Roi cette victoire sur elle, victoire qu’il désire depuis longtemps, je peux sûrement compter, qu’au printemps il me chargera d’une mission en France.
Vous n’ignorez peut-être pas que j’ai passé trois années à l’Université de Paris ? Et je désire avec ardeur retourner en France, surtout si je puis y revenir brillamment, comme ambassadeur d’un Roi.
Eh bien ! laissez-moi prendre Madame Inger.
Rappelez-vous qu’à votre dernier voyage à la Cour de Copenhague, je vous ai cédé la place auprès de plus d’une belle dame.
Oh ! cela n’était pas bien généreux de votre part, puisque vous pouviez les avoir toutes.
Du reste, puisque j’ai fait fausse route, je préfère autant vous céder à mon tour la place ; mais jurez-moi que si le jeune comte Sture se trouve à Ostraat, vous me le procurerez mort ou vif.
Vous l’aurez vivant. Dans tous les cas, je ne compte pas le tuer.
Maintenant, retournez vers vos cavaliers. Occupez la route avec vos hommes.
Dès que je verrai quelque chose de louche, je vous préviendrai.
Bien, mais comment sortir d’ici maintenant.
Le valet qui nous accompagnait tout à l’heure, vous aidera. Mais retirez-vous doucement, sans bruit.
Entendu ! Bonne chance !
J’ai toujours eu de la chance avec les femmes.
Hâtez-vous !
Scène III
Me voici donc à Ostraat dans ce vieux château dont une jeune fille me contait, il y a deux ans, les merveilleux souvenirs, et… Lucia ! c’était une enfant il y a deux ans ; maintenant, elle est morte.
« On cueille les fleurs
« et les fleurs se fanent. »
Ostraat ! Mais je connais tout ici, absolument comme si c’était mon propre château. De ce côté c’est la salle des chevaliers et les tombeaux sont là-dessous. C’est ici probablement que dort Lucia.
Si j’étais superstitieux, je pourrais m’imaginer, qu’au moment où je passais le seuil d’Ostraat, Lucia se mouvait dans son cercueil ; qu’elle en soulevait le couvercle, quand je traversais la cour ; qu’elle sortait du tombeau quand je prononçais son nom, et que, maintenant, elle cherche à monter l’escalier, malgré le linceul qui embarrasse sa marche ; elle en gravit les degrés et elle parvient jusqu’à la salle des chevaliers et, de la porte où elle arrive à l’instant, enfin elle m’aperçoit.
Approche donc Lucia, viens me parler. Ta mère me fait attendre ; et moi je n’aime pas à attendre, jadis tu me rendais les heures joyeuses.
Tiens, c’est cela ! Voici la fenêtre profonde avec son rideau. C’est de là que Inger Gyldenlöve a l’habitude de regarder au loin sur la route, comme si elle attendait un messager qui n’arrive jamais.
Là-bas !
Là-bas se trouve la chambre de la sœur de Lucia, Eline !
Dois-je croire qu’elle est vraiment si étrange, si intelligente et si courageuse que me l’a dit Lucia ? Elle aussi doit être belle. Mais il faut épouser… ? Je n’aurais peut-être pas dû écrire comme je l’ai fait ?
Comment me recevra-t-elle Madame Inger ?
Ne brûlera-t-elle pas le château sur son hôte ? Ne me fera-t-elle pas tomber dans une oubliette ? Ne me fera-t-elle pas poignarder par derrière.
Ah !
Scène IV
Je vous salue, Monsieur le Conseiller d’Etat.
Chatelaine d’Ostraat !
Je vous remercie de m’avoir avisée de votre arrivée.
Je n’ai fait que mon devoir !
J’avais des raisons de croire que ma visite vous surprendrait.
En effet, Monsieur le Conseiller d’Etat, vous ne vous êtes pas trompé. Je ne m’attendais pas à recevoir Nils Lykke comme hôte à Ostraat.
Moins encore, vous attendiez-vous à le voir venir à vous en ami.
En ami ? Vous ajoutez la raillerie au malheur et au déshonneur que vous avez porté dans cette maison ? Après avoir tué mon enfant, vous osez encore…
Pardonnez-moi, Madame Inger Gyldenlöve. Il est impossible de nous entendre, car vous ne voulez pas tenir compte de ce que j’ai perdu moi-même dans ce malheur.
J’étais absolument sincère. J’étais las des plaisirs. Je venais de passer la trentaine et j’avais hâte de trouver une bonne et pieuse épouse. Enfin l’honneur de devenir votre gendre…
Prenez garde, Monsieur le Conseiller. Ce qui est arrive à mon enfant, je l’ai caché de mon mieux. Mais ne croyez pas que je l’aie oublié. Un jour viendra peut-être…
Vous me menacez, Madame Inger. Je vous avait tendu une main amie, vous la refusez. Je dois donc penser que nous sommes des ennemis.
Il ne saurait en être autrement.
Pour vous, peut-être, non pour moi. Je n’ai jamais été votre ennemi bien que, comme sujet de S. M. le Roi de Dannemark, j’aurais dû l’être.
Evidemment je ne me suis pas laissée conduire par vous, ni assez facilement entraîner dans votre parti. Cependant il me semble que vous n’avez pas à vous plaindre. Le mari de ma fille Merete est votre compatriote. M’avancer plus loin, je ne le puis. Ma position est difficile, Nils Lykke !
Je le sais bien.
Les nobles et le peuple de Norwège, croient pouvoir compter sur vous, et vous ne leur avez pas donné toute satisfaction.
Assez, Monsieur le Conseiller d’Etat. Je ne dois compte qu’à Dieu et à ma conscience, de mes actes. Maintenant, si vous le voulez bien, vous me ferez savoir le but de votre visite.
Certainement, Madame, bien que vous connaissiez sans doute le but de mon voyage en Norwège.
Je connais les intentions que, généralement, on vous prête :
Il est important pour le Roi d’apprendre quels sont pour lui les sentiments des Norwégiens.
Oui !
Et c’est pour cela que vous venez à Ostraat ?
En partie ; mais je ne viens nullement pour vous demander de m’assurer…
Comment ?
Suivez-moi bien, madame Inger.
Tout à l’heure, vous disiez que votre position était difficile entre deux camps ennemis, dont chacun se méfie de vous.
Vous êtes attachée à nous par votre intérêt. Votre nationalité, par contre, vous donne des attaches avec les mécontents… et, peut-être aussi, avez-vous quelques lien secret.
Lien secret ! Seigneur, saurait-il ?
Vous comprenez fort bien qu’à la longue cette situation est intolérable.
Admettons qu’il soit en mon pouvoir d’arranger tout…
Dans votre pouvoir, vous dites ?
D’abord, madame Inger, me faut-il vous prier de n’ajouter aucune importance aux paroles frivoles que j’ai employées pour parler de ce qui existe entre nous. Veuillez croire que jamais je n’ai oublié les torts que j’ai eus, la dette que j’ai contractée vis-à-vis de vous. Admettez que depuis longtemps cela soit mon désir de réparer ma faute dans la mesure du possible. Admettez, enfin que, pour cela même, je me sois fait donner la mission de venir ici.
Expliquez-vous plus clairement, Monsieur le Conseiller d’Etat, car je ne vous comprends pas.
Je ne me trompe peut-être pas en m’imaginant que vous êtes au courant, aussi bien que moi-même, du mouvement qui menace d’éclater en Suède ?
Vous savez, ou vous le devinez, que cette révolte a un but autrement grand que celui qu’on croit, et voilà pourquoi vous comprendrez que notre Roi ne peut pas avec indifférence laisser passer les événements.
N’est-ce pas vrai ?
Continuez !
Admettons un cas qui mettrait en danger la couronne de Gustave Vasa…
Où veut-il en venir ?
Supposons qu’il se trouve en Suède un homme qui, grâce à sa naissance, aurait le droit de se faire élire gouverneur du pays.
La noblesse de Suède est aussi mutilée que la nôtre, monsieur le Conseiller. Où le trouver cet homme ?
L’homme est déjà trouvé ?
Il est trouvé ?
Et il vous est trop proche pour que vous ne sachiez pas de qui je veux parler.
Le feu comte Sture a laissé un fils.
Seigneur ! Comment savez-vous… ?
Calmez-vous, madame, et laissez-moi achever.
Ce jeune homme a jusqu’à présent vécu tranquillement chez sa mère la veuve de Sten-Sture.
Chez ?… Ah ! oui. C’est vrai !
Maintenant, il se montre ouvertement dans les Dalarne et il s’est proclamé le chef des paysans, le nombre de ses troupes augmente de jour en jour et…, comme vous le savez, ses partisans de ce côté de la frontière ont aussi des amis.
Monsieur le Conseiller d’Etat, vous me parlez de ces événements comme si je les connaissais déjà.
Qu’ai-je fait pour vous donner cette conviction ?
Je ne sais rien, et je ne veux rien savoir. Mon intention est de vivre tranquillement sur mes terres. Je n’offre pas mon aide aux révoltés, mais ne comptez pas davantage sur moi pour les combattre.
Si mon intention était de leur venir en aide, moi-même. — Parleriez-vous ainsi ?
Comment dois-je interpréter vos paroles ?
Vous n’avez donc pas compris où je voulais en venir ? je vais tout vous dire, simplement et clairement.
Sachez d’abord que Sa Majesté et ses conseillers ont parfaitement compris que, même avec le temps, le Danemark ne trouverait pas d’assises suffisantes en Norvège, tant que la noblesse et le peuple continueraient à se croire asservis.
Nous savons fort bien que des alliés de bonne volonté sont préférables à des sujets opprimés et nous désirons rompre des liens qui nous embarrassent nous-mêmes.
Vous conviendrez, toutefois, que les sentiments des Norvégiens sont pour nous tellement hostiles, que nous ne pouvons détruire ces liens que le jour où nous aurons derrière nous un allié sûr.
Et cette alliance ?
C’est en Suède que nous la trouverons le plus aisément, non pas tant que Gustave Vasa régnera, car ses comptes avec le Danemark ne sont pas encore réglés et ne le seront jamais.
Mais si un nouveau roi de Suède populaire tenait sa couronne du Danemark.
……Ah ! vous paraissez voir où je veux en venir !
Nous pourrions vous dire à vous autres Norvégiens : reprenez vos anciens droits, choisissez-vous un roi selon votre désir, et soyez nos alliés comme nous serons les vôtre en cas de péril.
Remarquez bien, madame, que votre générosité ne serait qu’apparente, car, bien loin de nous affaiblir, elle nous rendrait plus forts.
Et maintenant que j’ai parlé sincèrement, avez-vous perdu votre méfiance ?
Ainsi donc le chevalier arrivé de Suède une heure avant moi ?…
Quoi, vous savez déjà ?
Evidemment, c’est lui que je cherche !
C’est étrange ! Ainsi Olaf Skaktavl avait dit vrai.
Veuillez attendre un instant, Monsieur le Conseiller d’Etat, je vais le chercher.
Scène V
Elle va le chercher, oui… vraiment elle va le chercher !
À présent la partie est presque gagnée ! Je n’eusse pas cru que cela eût été aussi facile… elle fait certainement le jeu des révoltés ; elle a tressailli de peur lorsque j’ai nommé le fils de Sten Sture. Enfin ! puisque madame Inger s’est laissée prendre facilement au piège, Nils Sture ne fera pas de difficultés ; il est jeune et irréfléchi.
Avec ma promesse de secours il partira et, en route, Jens Bjelke le fera prisonnier ; alors c’en est fait du complot, et c’est une victoire pour nous.
On dira que le jeune comte Sture s’était réfugié à Ostraat, qu’un envoyé Danois a eu un entretien avec madame Inger à la suite duquel le jeune homme a été capturé par les soldats du roi Gustave, non loin d’Ostraat…
Quelque grande, quelque solide que soit la considération du peuple pour madame Inger, cette considération ne résistera pas à un pareil coup.
Diable ! si madame Inger avait deviné… peut-être en ce moment même le jeune comte nous échappe-t-il.
Vaine inquiétude ! Les voici.
Scène VI
Je vous amène celui que vous attendez !
Diable ! Qu’est-ce à dire ?
J’ai informé ce chevalier de votre nom et des intentions dont vous m’avez fait part.
Ah ! ah ! oui ! Eh bien !
Je ne vous cacherai pas qu’il ne montre pas grande confiance en vos promesses de secours.
Pourquoi donc ?
Cela vous étonne ? Vous connaissez sans doute les sentiments et la douloureuse existence de ce seigneur.
Oh ! oui, parfaitement.
Mais, puisque c’est Peder Kanzler lui-même qui a ménagé notre entrevue.
Peder Kanzler, certainement, Peder Kanzler m’a chargé d’une mission.
Il doit évidemment savoir à qui il peut avoir confiance. Je ne me donnerai donc pas la peine de rechercher comment…
Vous avez bien raison, seigneur, c’est inutile.
Oui, abordons de suite le sujet.
Sans aucune circonlocution, je vous en prie ; telle est mon habitude.
Faites-moi donc connaître l’objet de votre mission.
J’imagine que vous devez bien vous en douter un peu.
Peder Kanzler m’a parlé des papiers que…
Des papiers ? Ah ! oui les papiers…
Les avez-vous sur vous ?
Naturellement, et biens cachés, trop même pour que je puisse vite…
Qui diable peut-être cet homme ? Que faire ? Il y a certainement d’importants secrets à dévoiler ici…
Ah ! Voici que madame Inger ordonne de servir. À table nous parlerons plus à notre aise de nos affaires.
Bien, comme vous voudrez.
Temps gagné, victoire gagnée.
Et en attendant nous pourrions savoir quelle part madame Inger Gyldenlöve compte prendre à nos projets.
Moi ! mais aucune.
Aucune ?
Comment pouvez-vous vous étonner, nobles seigneurs, que je n’aime pas un jeu où l’on risque tant, alors qu’aucun de mes alliés n’a confiance en moi.
Ce reproche ne me touche pas. J’ai une confiance aveugle en vous, soyez en sûre.
Qui aurait confiance en vous si ce n’étaient vos concitoyens,
En vérité vos affirmations me réjouissent.
Diable ! est-ce qu’elle aurait éventé le piège !
Et puisqu’il en est ainsi, je vous offre la bienvenue à Ostraat. Buvez, nobles chevaliers, videz jusqu’au fond cette coupe.
Maintenant sachez-le : une coupe contenait la bienvenue pour mon allié, l’autre la mort pour mon ennemi.
Ah ! je suis empoisonné !
Mort et enfer, vous m’avez tué !
Voilà la confiance des Danois en Inger Gyldenlove.
Et voici maintenant la foi de mes concitoyens en mon patriotisme.
Et moi je devrai me livrer à vous ? doucement mes nobles seigneurs, doucement ! la Dame d’Ostraat n’a pas encore perdu le sens commun.
Scène VII
Quel est ce bruit ! Que se passe-t-il donc ?
Ma fille Eline.
Eline ! Je ne me l’étais pas imaginée ainsi.
Mon enfant, ce chevalier c’est…
Inutile ! c’est Nils Lykke.
Comment, elle me connaît ? Lucia aurait-elle… ? saurait-elle ?
Non, elle ne sait rien.
J’en suis sûre.
Nils Lykke devait-être ainsi.
Eh bien ! Mademoiselle, vous avez deviné, et puisque je vous suis connu et que je suis l’hôte de votre mère, vous ne refuserez pas de m’accorder les fleurs qui ornent votre corsage ; elles sont si fraîches et si parfumées qu’elles me rappelleront votre image.
Pardonnez-moi, chevalier, les fleurs qui sont sur mon sein ne sont pas pour vous.
Alors, vous ne me refuserez pas d’accepter celles-ci. Une noble dame me les a apportées comme je prenais congé d’elle ce matin à Trondhjem. — C’est un hommage, acceptez-les, car si je devais vous offrir un présent digne de votre fière beauté ce ne pourrait être qu’une couronne princière.
Serait-ce même la couronne de Danemark, je la briserais de mes mains et en jeterais les morceaux à vos pieds.
Courageuse, brave, comme le fut Inger Ottisdatter devant le cercueil de Kirsit Alfson !
On pourra apprivoiser le loup si l’on sait forger la chaîne.
Sang de Dieu ! comme elle est fière et belle.
ACTE III
Scène I
…Ensuite il ramassa les morceaux brisés de sa couronne royale de Danemark…, non, les débris des fleurs et : Sang de Dieu ! comme elle est fière et belle !… eût-il murmuré ces paroles dans l’endroit le plus caché d’Ostraat, je les aurais entendues quand-même.
Comme je le hais, comme je l’ai toujours haï, ce Nils Lykke. Aucun homme n’est comme lui, dit-on. Il joue avec les femmes puis les écrase sous ses pieds, et c’est à lui que ma mère songea me donner. Comme je le hais.
On le dit autrement fait que les autres hommes, cela n’est pas vrai, il n’y a rien de singulier en lui, beaucoup sont comme lui. Quand Bjorn me contait les légendes, tous les princes charmants ressemblaient à Nils Lykke. Quand seule ici, je restais dans cette salle à rêver ; quand, dans ma pensée, passaient et repassaient les chevaliers d’autrefois, tous ressemblaient à Nils Lykke.
Comme c’est étrange et bon en même temps de haïr. Jamais, avant ce soir, je n’ai su combien douce était la haine ; non, pour mille ans de vie, je ne donnerais l’instant que j’ai vécu depuis que je l’ai vu…
Sang de Dieu ! comme elle…
Scène II
Dormez bien à Ostraat, seigneur chevalier, me disait Madame Inger en me quittant.
Dormez ! facile à dire ; mais… là, dehors, le ciel et la mer en fureur ; là-dessous, dans le tombeau, la jeune fille, puis entre mes mains, la destinée des deux pays et, enfin, sur mon cœur ces fleurs fanées, qu’une femme à rejetées dédaigneusement. En vérité, je crains que le sommeil ne vienne tard.
La voilà ! son œil fier semble songeur. Ah ! si j’osais.
Mademoiselle Eline.
Que me voulez-vous ? pourquoi me suivez-vous ?
Vous vous trompez. Je ne me permettrais pas, c’est moi qui suis obsédé.
Vous ?
Oui, par toutes sortes de pensées ; c’est pourquoi le sommeil me fuit autant que vous me fuyez.
Approchez-vous donc de la fenêtre, vous y trouverez de la distraction : une mer en fureur.
La colère !
Je pourrais aussi la trouver chez vous.
Chez moi ?
Notre première rencontre me l’a bien fait voir.
C’est une plainte ?
Non ; mais je serais cependant heureux de vous voir, pour moi, des sentiments moins hostiles.
Et croyez-vous parvenir à me les inspirer ?
J’en ai la certitude car je vous apporte une bonne nouvelle.
Laquelle ?
Celle de mon départ.
Votre départ ! vous quittez donc Ostraat ?
Cette nuit même.
Alors Seigneur, recevez mes adieux.
Eline Gyldenlöve, je n’ai aucun droit à vous retenir, mais ce serait peu généreux à vous de refuser de m’entendre.
Je vous écoute, Chevalier.
Je sais que vous me haïssez.
Je constate que vous avez le don de l’observation.
Mais je sais aussi que j’ai mérité votre haine.
Peu convenables, blessants mêmes furent les mots dont je me suis servi pour parler de vous dans une lettre à Madame Inger.
Possible, mais je ne les ai pas lus.
Vous n’ignorez au moins pas le sens de ma lettre à votre mère ; je sais qu’elle vous en a donné connaissance. Du moins vous aura-t-elle dit combien j’estimerais heureux l’homme qui… enfin, vous savez l’espoir que j’avais nourri…
Seigneur Chevalier, si c’est de ce dessein que vous voulez m’entretenir…
Je voulais en parler dans l’unique but d’excuser ma conduite, je vous le jure. Si ma réputation — ce que malheureusement j’ai lieu de croire — est parvenue ici avant moi-même, vous me connaissez assez pour ne pas vous étonner de ma hardiesse.
J’ai rencontré bien des femmes, Eline Gyldenlöve ! Je n’en ai jamais trouvé d’inflexibles ; avec une telle expérience, on devient facilement audacieux, on va droit au but, sans se servir de détours…
C’est possible ! il faudrait encore savoir ce qu’étaient ces femmes. Vous vous trompez du reste en croyant que c’est votre lettre à ma mère qui vous a valu ma haine ; j’avais d’autres et plus anciennes raisons.
De plus anciennes raisons ? Qu’entendez-vous par là ?
Comme vous le supposez, votre réputation est parvenue avant vous, non seulement à Ostraat, mais dans tout le pays.
Si on prononce le nom de Nils Lykke, c’est toujours accompagné de celui d’une femme qu’il a séduite puis abandonnée.
Quelques-uns prononcent votre nom avec indignation, d’autres avec moquerie pour ces faibles créatures que vous avez trompées ; mais à travers l’indignation, à travers le rire et la moquerie rayonne plus fort la chanson qu’on a faite sur vous, et cette chanson est irritante comme le chant de victoire d’un ennemi.
C’est tout cela qui a fait naître ma haine. Toujours vous étiez dans mes pensées et j’ai ardemment souhaité de me trouver un jour en face de vous pour vous apprendre qu’il y avait des femmes sur lesquelles l’effet de vos paroles séductrices était vain.
Vous me jugez injustement, si vous me jugez d’après ma réputation.
Il est possible qu’il y ait du vrai dans tout ce que vous avez entendu dire : mais la cause première vous l’ignorez.
À 17 ans, j’ai commencé à vivre joyeusement, 15 ans se sont écoulés depuis. Des femmes faciles m’ont offert ce que je désirais, même avant que j’eusse le temps d’en formuler la prière et ce que je leur offrais, ces femmes l’acceptèrent toujours.
Vous êtes la première femme qui, avec mépris, ait rejeté mon hommage. Ne croyez pas que je m’en plaigne ; au contraire, je vous en estime davantage, je vous respecte comme jamais je n’ai respecté une femme ; mais ce dont je me plains, ce qui me fait atrocement souffrir, c’est que le destin ne vous ait pas mise en ma présence plus tôt.
Eline Gyldenlöve ! Votre mère me l’a dit : pendant qu’au loin le monde resplendit de luxe, vous vous promenez solitairement ici, à Ostraat, dans les rêves et la poésie. Voilà pourquoi, vous me comprendrez ; sachez donc que jadis, moi aussi, j’ai vécu une existence semblable à la vôtre. Je m’imaginais, quand j’entrerais dans la vie, dans le grand monde, que je rencontrerais une femme superbe et fière, femme qui m’indiquerait un grand et noble but.
Je me suis trompé, Eline Gyldenlöve !
Les femmes venaient à ma rencontre, mais aucune ne fut celle-là ! Avant même d’être homme, j’avais appris à lies mépriser toutes. Est-ce ma faute ? Pourquoi les autres n’étaient-elles pas comme vous.
Je sais que le sort de votre pays vous tourmente cruellement, vous savez aussi ma responsabilité dans ce malheur.
On dit que je suis trompeur comme l’écume de la vague. Peut-être, mais s’il en est ainsi, c’est aux femmes que je le dois.
Si, plus tôt, j’avais trouvé ce que je cherchais et si j’avais trouvé une femme fière, noble, hautaine comme vous l’êtes ; certes, ma vie aurait été toute autre. Peut-être me serais-je trouvé à côté de vous pour défendre les opprimés de La Norwège, car j’ai la certitude que rien au monde n’est plus puissant qu’une femme quand sa main sait montrer à un homme la route que Dieu a marquée.
Serait-ce vrai ?
Non, non ! Le mensonge est dans son regard, la trahison sur ses lèvres.
Et cependant aucune musique n’est douce comme sa parole.
Combien souvent n’êtes-vous pas demeurée solitaire ici à Ostraat avec vos pensées. Vous vous sentiez la poitrine serrée, ce plafond et ces murs étouffaient votre âme, et votre pensée s’envolait loin, bien loin d’ici, vous-même eussiez désiré partir avec elle, là-bas, sans savoir où. Combien de fois ne vous êtes-vous pas promenée solitaire, au bord du fiord ! un vaisseau richement décoré, portant à son bord de nobles chevaliers et de belles dames qui chantaient, passait au large, loin, loin… un vague écho de la grande vie venait mourir près de vous et, alors, dans votre cœur naissait un indomptable besoin de savoir ce qui se passait de l’autre côté de la mer ; mais vous ne compreniez pas ce qui vous manquait.
Vous avez cru que c’était le malheureux sort de votre patrie qui vous agitait, vous vous êtes trompée : une vierge de votre âge a d’autres tourments que ceux-là !
Eline Gyldenlöve ! n’avez-vous jamais cru à des forces secrètes, à une grande et énigmatique attraction qui tend à unir le destin de deux êtres ? et quand vous songiez aux fêtes joyeuses, n’avez-vous, alors, jamais rêvé d’un chevalier qui, au milieu des bruits de la fête, s’avançait vers vous le sourire aux lèvres et le chagrin dans le cœur. Oh ! un chevalier qui, jadis, aurait nourri les mêmes rêves que vous, qui aurait désiré une femme noble et fière et la qui cherchait vainement parmi les femmes qui l’entouraient ?
Qui êtes-vous donc, vous qui avez le pouvoir de donner des paroles à mes pensées les plus secrètes ? comment pourriez-vous donc m’expliquer ce que j’ai caché au plus profond de mon cœur, sans me l’avouer à moi-même ?
Comment savez-vous ?
Ce que je viens de vous dire, je l’ai lu dans vos yeux.
Jamais aucun homme ne m’a parlé ainsi, je vous ai compris à peine, et cependant… tout, tout me semble changé depuis…
Maintenant je sais pourquoi on a dit que Nils Lykke est différent des autres hommes.
Il existe une chose au monde qui peut troubler la raison quand bien on y songe, c’est l’idée, la pensée de ce qui aurait pu être, si le hasard ou les circonstances en avaient disposé autrement. Si je vous avais rencontrée sur ma route, pendant que l’arbre de ma vie… était encore vert et fort, peut-être, en ce moment-même, seriez-vous à moi… mais, pardonnez-moi, cet instant d’entretien m’a presque fait oublier notre position réciproque ; à vrai dire, il m’a semblé qu’avec vous je pouvais parler librement, sans flatterie, et sans faux-fuyants.
Vous le pouvez !
Eh bien ! peut-être ma sincérité nous a-t-elle déjà à moitié réconciliés. Oui ! j’ai un espoir encore plus hardi. Peut-être viendra-t-il un temps où vous vous souviendrez du Chevalier étranger, sans haine et sans amertume.
Bien, bien, — ne vous méprenez pas sur mes paroles, je ne veux pas dire que cela arrivera immédiatement, dès à présent… mais plus tard.
Et pour vous rendre cela moins difficile… et puisque, déjà, j’ai commencé à vous parler en toute sincérité, laissez-moi alors vous dire…
Monsieur le Chevalier !
Ah ! je sens que ma lettre vous effraye encore, rassurez-vous, je donnerais ma fortune pour ne pas l’avoir écrite, car, je le déclare sincèrement, sachant que cela ne vous causera aucune peine : — Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais.
Donc, soyez parfaitement tranquille, jamais je ne tenterai… Mais qu’avez-vous donc ?
Moi ? rien… rien ! un mot seulement : Pourquoi portez-vous encore ces fleurs ? Qu’en voulez-vous faire ?
Ces fleurs ? n’est-ce pas le gant, la provocation, qu’au nom du sexe féminin tout entier vous avez jeté au méchant Nils Lykke ?
Pourquoi ne pas relever ce gant ?
Ce que je compte en faire ?
Quand de nouveau je me trouverai avec les belles dames en Danemarck, quand la harpe aura fini ses chants et que le silence régnera dans la salle des fêtes…
Je sortirai ces fleurs et je raconterai la légende d’une jeune femme qui demeure seule dans un sombre hall, loin, loin dans la Norwège…
Mais je crains de retenir trop longtemps la noble fille de la maîtresse de céans.
Nous ne nous verrons plus ; car, avant l’aube, je serai parti ; j’ai donc l’honneur de vous offrir mes adieux.
Je vous offre aussi les miens, seigneur chevalier.
Vous voici de nouveau pensive, Eline Gyldenlöve !
Est-ce encore le sort de votre Patrie qui vous émeut ?
Ma Patrie ? non, je ne pense pas à elle.
Alors c’est le temps présent avec ses tristesses ?
Je n’y songe plus… ne disiez-vous pas que vous alliez en Danemark ?
Oui ! Je retourne en Danemark ?
De cette salle, puis-je voir de quel côte est le Danemark ?
Oui, de cette fenêtre, là-bas, vers le Sud, c’est là qu’est le Danemark !
C’est loin…, plus de cent lieues ?
Beaucoup plus, la mer vous sépare du Danemarck !
La mer ? la pensée a les ailes du goéland, rien ne saurait l’arrêter.
Si j’avais deux jours à lui consacrer, ou un seulement, elle serait à moi aussi bien que les autres. Du reste elle n’est pas ordinaire cette jeune femme, elle est fière.
Me déciderai-je vraiment à… non ! plutôt l’humilier.
Vraiment, on dirait qu’on a mis mon sang en feu ?
Est-ce donc possible encore aujourd’hui. Diable ! il me faut sortir du labyrinthe où je me suis égaré.
Comment expliquer cela ! Olaf Skakatvl et Inger ne semblent pas se préoccuper de la méfiance qu’ils vont inspirer à leurs compatriotes quand ceux-ci découvriront que je fais partie du complot… Ou bien madame Inger aurait-elle eu vent de mes projets, aurait-elle compris que toutes mes promesses n’avaient d’autre but que de faire sortir Nils Sture de son trou ?
Damnation ! m’aurait on trompé ?
Il est probable que Nils Sture n’est pas du tout à Ostraat ; peut-être les bruits de sa fuite ne sont qu’une ruse de guerre ? Peut-être, en ce moment même, demeure-t-il parfaitement chez ses amis en Suède, tandis que moi…
C’était vraiment imprudent à moi de me montrer aussi sûr de réussir. Maintenant, si je ne réussissais pas, si Madame Inger découvrait mes projets et les divulguait, comme on se rirait de moi ici et en Danemark.
Vouloir prendre Madame Inger au piège et faire avancer sa cause et la rendre plus populaire encore. Ah ! vraiment, je serais tenté de me vendre au diable, s’il voulait me donner le comte Sture !
Scène III
Que se passe-t-il ?
Enfin ! enfin ! me voici !
Que veux dire ceci ?
Je vous souhaite la paix de Dieu, mon Seigneur.
Merci, Seigneur.
Mais c’est une singulière façon d’entrer au château, celle que vous avez choisie là.
Que diable pouvais-je faire ? La porte était fermée.
Il faut que les gens dorment ici comme l’ours à Noël.
Dieu merci ! vous savez qu’une bonne conscience est le meilleur oreiller.
Il faut qu’il en soit ainsi ; car, malgré le bruit infernal que j’ai fait…
On ne vous a pas ouvert ?
Non. Je me suis dit : puisqu’il faut que tu entres à Ostraat à travers le feu ou l’eau, mieux vaut encore y entrer par la fenêtre.
Tiens, si c’était lui !
Ainsi c’était de grande importance pour vous d’arriver à Ostraat ce soir.
Je vous crois ! Mais certainement ! Je vous dirai que je ne fais pas volontiers attendre.
Ah ! ainsi Madame Inger Gyldenlöve vous attend ?
Madame Inger Gyldenlöve ? Ah ! cela je ne pourrais vraiment pas vous le dire.
Mais, peut-être est-il ici une autre personne…
Ah ! oui, peut-être une autre personne…
Dites-moi, appartenez-vous à la maison ?
Moi ? oui, si vous voulez, car je suis pour ce soir l’hôte de Madame Inger
Ah ! Je crois que cette nuit est la troisième après celle de la Saint-Martin.
La troisième nuit après… oui, vous avez raison !
Vous désirez, peut-être, voir immédiatement la maîtresse de la maison ? Si je ne me trompe elle n’est pas encore couchée ; mais, en attendant, asseyez-vous et reposez-vous quelque peu, mon jeune Seigneur. Il reste encore du vin, vous trouverez aussi de quoi manger. Servez-vous, vous devez avoir besoin de reprendre des forces.
En effet, cher Seigneur, cela ne me ferait pas de mal.
Du rôti, des gâteaux ! mais vous vivez comme des princes !
Quand, comme moi, on a couché à la belle étoile, mangé du pain, bu de l’eau pendant quatre, cinq jours…
Oui, cela doit être dur pour quelqu’un qui, d’habitude, est à la meilleure place dans une salle comtale.
Une salle comtale ?
Bien sûr, ne vous reposez-vous pas à Ostraat tant que bon vous semble ?
Ah ! Je puis vraiment faire cela. Il ne me faut donc pas repartir de suite ?
Je n’en sais rien, vous devez être mieux renseigné que moi.
Diable !
Voyez-vous, cela n’est pas encore tout à fait décidé ; quant à moi j’aimerais mieux passer quelque temps ici, mais…
…Mais vous n’êtes pas complètement maître de vos actions, il y a les… les affaires…
Oui, voilà précisément la difficulté. Si cela dépendait de moi, je me reposerais au moins tout l’hiver ici à Ostraat ; la plus longue partie de ma vie, je l’ai passée au camp et dois…
À votre bonne santé, Seigneur !
Au camp ? Hum ?
Non, ce n’est pas précisément cela que j’ai voulu dire !
Depuis longtemps je désirais voir madame Inger Gyldenlöve dont on dit tant de bien. Cela doit être une femme étonnante, n’est-il pas vrai ? La seule chose que je n’aime pas en elle, c’est qu’elle hésite et recule tant pour livrer bataille.
Bataille ?
Vous m’entendez bien. Je veux dire par là qu’elle se refuse de nous aider à faire chasser les châtelains étrangers du pays.
Vous avez parfaitement raison ; mais à vous maintenant d’agir ; après, cela ira tout seul.
Moi ? J’ai de la bonne volonté, mais cela est bien peu de chose, hélas !
Je m’étonne alors que vous veniez à Ostraat, si vous avez si peu d’espoir.
Qu’entendez-vous par là ? Connaissez-vous Madame Inger ?
Certainement, puisque je suis son hôte.
Cela n’est pas une raison, moi aussi, je suis son hôte, et jamais je n’ai vu son ombre.
Mais vous savez…
…Oui, ce que tout le monde raconte. Naturellement ! puis, bien souvent, Peder Kanzler m’a raconté.
Vous voulez dire ?
Moi, oh ! rien.
Pourquoi riez-vous Seigneur ?
C’est un vin délicieux que vous avez là.
Dites-moi ! le moment ne serait-il pas venu de jeter le masque.
Le masque ? Comme bon vous semblera.
Laissons tout déguisement : vous êtes reconnu, comte Sture ?
Comte Sture ! Vous aussi me prenez pour le comte Sture ?
Vous vous trompez, Seigneur ; je ne suis point le comte Sture.
Non ? mais qui êtes-vous donc, alors ?
Mon nom est Nils Stensson.
Hum ! Nils Stensson ? Mais vous n’êtes pas Nils le fils de Sten Sture ? On l’aurait cru d’après le nom.
C’est vrai, Dieu seul sait quel droit j’ai a porter ce nom.
Je n’ai jamais connu mon père. Ma mère était une pauvre paysanne qui a été volée et tuée pendant la guerre. Peder Kanzler se trouvait là, il s’occupait de moi et m’apprenait les armes.
Comme vous le savez, depuis nombre d’années, il a été poursuivi par le roi Gustave, et moi je l’ai fidèlement accompagné partout.
À ce qu’il paraît, Peder Kanzler vous a appris autre chose que les armes. Soit ! Vous n’êtes pas Nils Sture ; mais vous venez quand même de Suède. Peder Kanzler vous a envoyé ici pour trouver un étranger qui…
Qui déjà est trouvé.
Et que vous ne connaissez pas.
Aussi peu que vous me connaissez moi-même ; car, je vous le jure par Dieu le Père : Je ne suis pas le comte Sture.
En vérité, Seigneur ?
Aussi vrai que je vis. Pourquoi le nierais-je si vraiment j’étais le comte Sture ?
Mais où donc est-il le comte Sture ?
C’est là le secret.
Qui vous est connu n’est-ce pas ?
Et que j’ai à vous dire.
À moi ? bien, où est-il le comte ?
Comment, là haut ? Madame Inger le tient caché dans le grenier ?
Non, non, vous ne me comprenez pas.
Nils Sture est au ciel.
Mort ! où donc ?
Au château de sa mère — il y a trois semaines.
Ah ! Vous voulez me tromper ! Il y a cinq ou six jours il a traversé la frontière et il est entré en Norwège.
C’était moi !
Mais, peu de temps avant, le Comte s’est montré dans les Dalarne ; le peuple, déjà mécontent, s’est ouvertement mis en révolte, il a voulu le choisir comme Roi.
Ah ! ah ! ah ! mais c’était toujours moi !
Vous ?
Sachez comment cela s’est passé : Un jour, Peder Kanzler me fait venir et me laisse entendre que de grands événements se préparent, il m’ordonne de me rendre en Norwège, à Ostraat, où, à une heure fixée…
La troisième nuit après celle de la Saint Martin.
Je me rencontrerai avec un étranger.
Juste, et cet étranger c’est moi !
De lui j’apprendrai ce que j’ai à faire ; ensuite je dirai à cet étranger que le comte Sture est mort soudainement, mais que sa mort est ignorée de tous, sauf de sa mère la comtesse, de Peder Kanzler, ainsi que de quelques anciens serviteurs des Sture.
Je comprends. Le comte était le chef des paysans. Si les paysans venaient à apprendre sa mort ils se sépareraient et la révolte n’aboutirait pas.
Peut-être, je ne suis pas au courant de tout cela.
Mais comment avez-vous eu l’idée de vous donner pour le Comte Sture ?
Comment ? le sais-je ! j’ai fait tant de folies dans ma vie ; du reste, l’idée n’était pas mienne, car, partout où je me présentais dans les Dalarne, le peuple s’assemblait et me saluait comme le Comte Sture ; inutiles toutes mes protestations, tous disaient que le comte avait habité là deux ans et les petits enfants même, le reconnaissaient en moi. Alors, me suis-je dit : tu ne seras comte qu’une fois dans ton existence, essaye de voir quel effet cela produit.
Bien, et qu’avez-vous fait ensuite ?
Moi, j’ai mangé, j’ai bu, et j’ai bien vécu.
Dommage seulement qu’il fallut si vite repartir ; mais, passé la frontière je leur ai promis de bientôt revenir avec trois à quatre mille hommes… on verrait alors !
Vous n’avez pas pensé avoir agi avec imprudence ?
Oui, plus tard ; mais trop tard.
Cela me fait peine pour vous, mon jeune ami, bientôt vous sentirez les suites de votre folie. Je puis vous annoncer que vous êtes poursuivi : un certain nombre de cavaliers Suédois sont à vos trousses.
Ah ! ah ! ah ! c’est drôle, et quand ils arriveront, s’imaginant avoir mis la main sur le Comte Sture, ah ! ah ! ah !
Vos jours sont comptés.
Mes jours ? mais vous savez bien que je ne suis pas le comte Sture.
Vous avez appelé le peuple aux armes, vous avez semé la révolte et vous avez troublé la paix du pays.
Pour rire !
Le Roi Gustave verra la chose moins gaîment !
Vous avez peut-être raison.
Comment ai-je pu être si fou.
Enfin, nous en sortirons, vous m’aiderez n’est-ce pas ?
Et puis les cavaliers sont probablement encore loin.
Qu’avez-vous encore à me dire ?
Moi ? rien, quand je vous aurai donné le paquet…
Le paquet ?
Certes, mais vous devez savoir…
Ah ! oui, les papiers de Peder Kanzler.
Les voilà.
Lettres pour le seigneur Olaf Skaktavl.
Le paquet est ouvert, je vois que vous en connaisssez le contenu ?
Non, seigneur, je ne sais pas lire l’écriture.
Ah ! je comprends, vous vous êtes plutôt occupé des armes.
Ah ! plus de renseignements qu’il n’en faut pour apprendre ce qui se prépare. Cette petite lettre, avec le cordon de soie (examinant l’adresse), aussi pour M. Olaf Skaktavl.
De la part de Peder Kanzler, je le pensais.
« Je suis bien en peine car… » oui. c’est bien cela.
« Le jeune comte Sture vient de mourir au moment où doit commencer la révolte…, mais tout peut s’arranger encore… » Quoi donc ? (étonné, il continue la lecture). « Il faut que vous l’appreniez, M. Olaf Skaktavl, le jeune homme qui vous portera cette lettre, est un fils de… » Par le Christ ! c’est écrit !
Il serait le fils de… Ah ! si c’était vrai !
« Je l’ai nourri, depuis l’âge d’un an. Jusqu’à ce jour, je me suis toujours refusé à le rendre, croyant avoir en lui un otage qui nous assurerait de la fidélité d’Inger envers nous et nos amis. Jusqu’à présent, il nous a peu servi. Vous vous étonnerez peut-être que je ne vous aie pas donné cette nouvelle, dernièrement, quand vous étiez chez moi ; j’avoue franchement que je craignais que vous n’eussiez le même dessein que moi sur ce jeune homme.
« Maintenant au contraire, que vous êtes chez Madame Inger, et que, probablement, vous avez eu l’occasion de voir combien peu disposée elle est à s’occuper de nos affaires, vous jugerez avec moi qu’il est prudent de lui rendre au plus vite ce qui est à elle. Peut-être, alors, la joie, la sécurité et la reconnaissance… enfin, ceci est notre dernier espoir. »
Ah ! quelle lettre ! cela vaut de l’or.
Je vois que je vous ai apporté des nouvelles intéressantes, importantes, oui, oui, on dit que Peder Kanzler s’occupe !
Qu’en faire ? mille moyens se présentent devant moi, si je… non, c’est trop risquer ; mais, si au contraire, risquons-le.
Un mot mon jeune ami !
Il paraît que le jeu s’annonce bien.
Je vous crois, vous venez de me donner uniquement des atouts… des dames et des valets.
Mais moi qui vous ai apporté toutes ces bonnes nouvelles ?
Vous, certainement, vous faites partie du jeu : roi et atout à la fois.
Moi ? Ah ! je vous comprends. Vous songez à ma position élevée.
Position élevée ?
Oui, dans le cas où les cavaliers du roi Gustave m’attraperaient, vous m’avez prédit…
C’est vrai, mais n’ayez plus peur.
Il dépend de vous que vous portiez dans un mois, autour du cou, la corde de chanvre, ou la chaîne d’or.
La chaîne d(or ? cela dépend de moi ?
Je serai fou d’hésiter. Dites-moi seulement comment je dois agir.
Je vous le dirai ; mais, d’abord, vous jurerez solennellement qu’aucun être au monde n’apprendra ce que je vais vous dire.
Rien que cela ? mais je jurerai dix fois, si vous le voulez.
Soyons sérieux, mon ami, je ne plaisante pas.
Soit, je suis sérieux.
Dans les Dalarne vous vous donniez comme fils de comte ? N’en est-il pas ainsi.
Ah ? non, assez, puisque sincèrement je vous ai tout avoué.
Vous ne comprenez pas, ce que vous disiez alors était la vérité !
La vérité ! où voulez-vous en venir ? mais parlez-donc.
Jurez d’abord par ce que vous avez de plus sacré, de plus inviolable.
Oui, sur l’image de la Sainte-Vierge.
La Vierge Marie est devenue impuissante ces temps derniers.
Ne savez-vous pas ce que prétend le moine de Wittenberg.
Allons donc ! comment voulez-vous croire le moine de Wittenberg.
C’est un hérétique m’a dit Peder Kanzler.
Ne nous disputons pas, voici un véritable saint sur qui jurer.
Venez ici, jurez moi silence jusqu’à ce que je vous permette de parler ; silence aussi sur ce que vous désirez, et que la félicité du ciel vous soit accordée à vous et à celui dont voici l’image.
Je le jure sur la sainte parole de Dieu…
Mais Dieu ! Seigneur.
Quoi donc ?
Cette image ! mais c’est moi-même !
C’est le vieux Sten Sture à l’époque de sa jeunesse.
Sten Sture !… la ressemblance… ? Et je disais vrai quand je me nommais fils de comte, n’est-ce pas ainsi que vous disiez ?
C’est vrai.
Ah ! j’y suis, j’y suis, j’y suis…
Vous êtes le fils de Sten Sture, seigneur.
Je suis le fils de Sten Sture ?
Et vous… comment êtes-vous mêlé à tout cela !
Comment je reçois les confidences de Peder Kanzler ? C’est ce qui vous étonne ?
En effet, il a toujours parlé de vous comme de notre pire ennemi.
Et c’est pour cela que vous vous méfiez ?
Non… Mais… Oh ! que le diable s’y retrouve !
Vous avez raison. Si vous voulez marcher d’après vos propres idées, la corde est aussi certaine pour vous que la chaîne d’or et le titre de comte si vous vous fiez à moi.
Je me fierai à vous aveuglément. Voici ma main, mon cher seigneur. Aidez-moi de vos conseils quand cela sera nécessaire ; mais quand il s’agira de se battre, je m’arrangerai moi-même.
Aussi votre mère appartenait à la noblesse. Peder Kanzler a menti quand il a prétendu que vous étiez fils d’une pauvre paysanne.
Etrange, étrange ! mais puis-je aussi croire ?
Tout ce que je vous dis, vous pouvez le croire. N’oubliez pas que ceci fera votre malheur, si vous oubliez le serment que vous m’avez fait, oui ! sur la paix de l’âme de votre père.
Oublier ? Soyez sûr que je n’oublierai pas ; mais vous, vous à qui j’ai donné ma parole…, dites-moi, qui êtes-vous ?
Mon nom est Nils Lykke.
Nils Lykke ! Vous, le conseiller d’Etat Danois ?
Lui-même.
C’est bien. Venez maintenant avec moi dans la chambre. Je vous expliquerai l’énigme et je vous donnerai la marche à suivre.
Moi, le fils de Sten Sture !
Quel rêve étrange !
ACTE IV
Scène I
Et tu es sûr que ma fille a eu un entretien particulier, ici même avec le chevalier ?
Absolument sûr. J’entrais dans la salle au moment même où Mademoiselle en sortait.
N’était-elle pas surexcitée ?
Son visage était pâle et son regard troublé. Je lui demandai si elle était souffrante, mais au lieu de me répondre, elle me dit : « Va trouver ma mère et dis-lui que le chevalier doit partir avant l’aube. Si elle a une lettre à lui remettre ou quelque message à lui confier, prie-là d’agir hâtivement, de façon à ne pas retarder son départ. » Puis elle ajouta quelques mots que je distinguai mal.
Tu n’as rien entendu.
Il me semble bien que Mademoiselle a murmuré : « Je crois même qu’il est déjà demeuré trop longtemps à Ostraat ».
Ah ! Et le chevalier ? Où est-il ?
En sa chambre, je pense, dans la tour.
Bien ! La lettre que je dois remettre au chevalier est préparée.
Va le trouver et dis-lui que je l’attends ici.
Hé ! hé ! Madame Inger, bien qu’en ces sortes de choses je sois aveugle comme une taupe, il me semble que…
Quoi ?
Que Nils Lykke aime votre fille.
Alors vous n’êtes pas aveugle du tout, car je me trompe fort ou vous avez raison. N’avez-vous pas remarqué avec quel intérêt, il écoutait pendant le repas, les moindres détails que je donnais sur Eline ?
Il en oubliait le boire et le manger.
Et aussi nos desseins secrets.
Et même l’essentiel ! les papiers de Peder Kanzler.
De tous ces indices, que concluez-vous ?
Je conclus que si vous connaissez Nils Lykke, et sa réputation de Don Juan, alors…
Alors, il m’importerait de le savoir hors de portée ?
Oui et au plus vite.
Eh bien ! c’est tout le contraire, mon cher Olaf.
Comment cela ?
Parce que si Nils Lykke aime Eline, comme nous le croyons tous les deux, il faut à aucun prix qu’il ne quitte aussitôt Ostraat.
Vous vous hasardez de nouveau dans une voie dangereuse ?
Quel est votre dessein maintenant ? Doit-il augmenter votre pouvoir et être nuisible à nous autres ?
Comme votre aveuglement vous rend tous injustes pour moi !
Je devine votre pensée, vous vous imaginez que je veux prendre Nils Lykke pour gendre. Si tel était mon désir, pourquoi me serais-je refusée à participer à la campagne qui se prépare actuellement en Suède et que tous les Danois paraissent disposés à favoriser ?
Si vous n’avez pas le désir de gagner Nils Lykke à vos intérêts, qu’attendez-vous donc de lui ?
Je vais vous l’expliquer hâtivement.
Nils Lykke m’a écrit qu’il considérerait comme un grand bonheur de faire partie de ma famille. Je vous avouerai franchement que, pendant quelques instants, je pensai à accepter cette proposition d’union.
Vous voyez bien ?
Attacher Nils Lykke à ma famille serait un moyen assez sûr pour donner la paix à bon nombre de gens de ce pays.
Le mariage de votre fille Merete avec Vincent Lunge aurait dû vous rappeler, il me semble, le peu d’efficacité de semblables moyens.
À peine ce seigneur eût-il posé le pied chez nous qu’il réclama des droits et des biens.
Je sais cela, Olaf Skaktavl. — Mais j’ai tant de projets dans le cerveau… Je ne puis me confier entièrement, ni à vous ni à personne. Je ne sais pas moi-même, souvent, ce que je dois faire ; du reste, prendre un Danois comme gendre une seconde fois, c’est un moyen dont je n’userai que dans le cas le plus extrême et, Dieu soit loué, nous n’en sommes pas là.
Alors je ne suis pas plus renseigné que tout à l’heure sur la cause qui vous fait vouloir retenir Nils Lykke à Ostraat.
Parce que je le hais profondément.
Nils Lykke m’a outragée de la façon la plus sanglante.
Comment, je ne puis vous le dire. Mais jamais je ne retrouverai le repos qu’après m’être vengée de lui.
Comprenez-moi bien. Admettez que Nils Lykke soit amoureux de ma fille. C’est facile à admettre. Je fais tout pour le retenir afin qu’il connaisse mieux Eline qui est belle et intelligente.
Et si, éperdûment épris, il vient me demander la main de ma fille, je le chasse, alors, comme un chien.
Ah ! pouvoir le chasser avec mépris, avec raillerie et faire savoir à tout le pays que Nils Lykke a essayé vainement de s’allier à notre famille !
Je vous le jure, je donnerais dix ans de ma vie pour cela.
La main sur la conscience. C’est vraiment là votre intention ?
Oui. c’est mon seul dessein ; je vous le jure devant Dieu.
Croyez-moi, Olaf Skakiavl, je forme les vœux les plus sincères pour nos compatriotes ! Mais je m’appartiens si peu. J’ai certains secrets à dissimuler si je ne veux être mortellement atteinte. Ah ! si je n’avais rien à redouter pour ces choses mystérieuses, vous verriez si j’ai oublié mon serment solennellement fait sur le cercueil de Knut Assón.
Merci de vos paroles. Il me serait si douloureux… d’avoir à vous mal juger.
Mais dans vos projets sur le chevalier, il me semble que vous jouez un jeu dangereux. Si, par imprudence, votre fille… On prétend qu’aucune femme ne peut résister à ce démon ténébreux.
Ma fille… Vous pensez que ? Non, soyez sans crainte. Je connais Eline. Toutes ces fameuses victoires de Nils Lykke qu’elle a entendu raconter n’ont fait qu’éveiller sa méfiance contre lui. Vous avez du reste vu de vos propres yeux.
Sans doute. Mais il ne faut pas trop compter sur les femmes. Soyez prudente.
Je le serai. Je les surveillerai de près. Mais, même s’il réussissait à lui plaire, je n’aurais qu’un mot à murmurer à l’oreille d’Eline pour qu’elle…
Pour qu’elle…
Pour quelle le haïsse comme un envoyé du démon lui-même. Silence.
Olaf. Le voici qui vient, soyons calmes.
Scène II
Noble dame, vous avez daigné me faire appeler.
Ma fille m’a fait savoir que vous comptez nous quitter dès cette nuit.
Malheureusement, puisque ma mission à Ostraat est terminée.
Non, pas avant que j’aie reçu de vous les papiers…
Certainement, j’oubliais le principal : mais la faute en est à notre gracieuse hôtesse qui nous a distrait d’une charmante façon…
Qui vous a fait oublier la cause de votre venue. J’en suis heureuse, car je désirais, pour vous rendre mon hospitalité agréable, vous faire oublier…
Quoi donc Madame ?
D’abord votre mission… puis tout ce qui s’est passé avant votre arrivée ici.
Voici les papiers de Peder Kanzler. Vous y trouverez les plus circonstanciés renseignements sur nos partisans en Suède.
Fort bien !
Et maintenant, Madame, je ne vois plus rien qui puisse me retenir à Ostraat.
Si ce sont seulement les affaires diplomatiques qui nous ont réunis, évidemment. Mais j’aime à croire que cela n’est pas.
Que voulez-vous dire ?
Que ce n’est pas seulement le Conseiller d’Etat danois ou l’allié de Peder Kanzler qui m’est venu voir, et je suis tout à fait convaincue que chez vous, en Danemark, vous avez entendu conter sur la châtelaine d’Ostraat tant de choses, que vous avez voulu la voir de près.
Pourquoi nier.
Étrange ! Aucune lettre.
Votre réputation est, en effet, trop étendue, Madame, pour que, depuis longtemps, je n’ai eu le désir de vous connaître.
Vous voyez bien !
Mais qu’est une heure de causerie en soupant ?
Les choses du passé qui existent entre nous, essayons de les effacer. Et il ne serait pas impossible que le Nils Lykke que je connais aujourd’hui ne me fît oublier l’autre Nils Lykke qui me fut inconnu.
Demeurez donc ici quelques jours, M. le Conseiller !
Je n’ose pas insister auprès d’Olaf Skaktalv, qui a ses missions en Suède, pour le faire rester plus longtemps près de nous. Mais, quant à vous, je suis sûre que vous avez déjà organisé là-bas vos affaires de façon si intelligente que votre présence n’y saurait être indispensable.
Croyez-moi, vous ne trouverez pas le temps long au château. Ma fille et moi ferons tout notre possible pour vous être agréables.
Je ne mets pas en doute vos bons sentiments et ceux de Mademoiselle votre fille pour moi. Je les ai déjà appréciés. Mais ma présence loin d’ici est indispensable et il m’est impossible de prolonger mon séjour à Ostraat.
Eh quoi ! Savez-vous bien, M. le Conseiller, que si j’étais malveillante, je pourrais croire que vous n’êtes venu à Ostraat que pour lutter avec moi. Il semble bien que vous avez perdu la bataille et qu’il vous est pénible de demeurer sur le terrain près des témoins de votre défaite.
Certains indices pourraient justifier cette opinion. Bien que je ne tienne pas du tout la bataille pour perdue.
Peut-être ! Mais si vous demeurez quelques jours près de moi, vous pourrez prendre votre revanche.
Voyez combien je suis indécise, puisque je veux obliger mon redoutable adversaire à rester sur le terrain de la lutte.
Du reste, à vous dire vrai, votre alliance avec les mécontents en Suède me paraît… comment dirai-je, étrange, extraordinaire, oui, franchement, M. le Conseiller d’Etat.
Votre plan me paraît fort sage, mais il n’est pas en harmonie avec certains actes accomplis par vos compatriotes ces temps derniers.
Ne vous étonnez donc pas si, avant de placer ma confiance et mes intérêts entre vos mains, ma foi en vos engagements a besoin d’être solidement étayée.
Un plus long séjour à Ostraat ne produirait certainement pas ce résultat, et je ne veux plus rien tenter pour ébranler votre résolution.
Je vous plains alors bien sincèrement. Et croyez-en une faible veuve comme moi ; je vous prédis que de votre voyage à Ostraat vous emporterez des épines qui ensanglanteront toute votre route.
Quelle prédiction, Madame Inger.
Absolument certaine !
De nos jours, voyez-vous, mon cher Seigneur, le monde est si méchant. On va composer des chansons railleuses sur vous. Avant six mois, tout le populaire rira à vos dépens. On s’arrêtera pour vous voir passer et l’on criera : « C’est Nils Likke, celui qui a voulu tromper Inger Gyldenlöve et qui s’est pris à son propre piège. » Patience, chevalier ! je ne vous donne pas mon opinion ; c’est celle du public, qui compte tant d’êtres malveillants.
Cela est regrettable, mais c’est ainsi ; vous serez bafoué parce que vous aurez été joué par une femme. On dira : « Comme un renard rusé, il est bien entré à Ostraat, mais il en est reparti honteux comme un chien battu. Et puis, ne craignez-vous pas que Peder Kanzler et ses partisans ne renoncent à votre aide quand ils sauront que je vous ai refusé mon alliance.
Vos paroles sont fort sages, Madame. Et, pour éviter les raillerie autant que pour ne pas perdre l’amitié de mes chers Suédois, je suis tout prêt à…
…À prolonger votre séjour à Ostraat.
Il se laisse prendre !
Non, ma noble dame. Je suis prêt à m’entendre avec vous.
Et si cela n’était pas possible !
J’y parviendrais quand même.
Vous paraissez sûr de votre fait.
Voulez-vous bien me donner un gage si vous entrez dans nos desseins, à Peder Ganzler et à moi.
Comme gage je vous donne mon château d’Ostraat contre les boucles de vos jarretières.
Olaf Skaktavl, regardez-moi bien. Vous avez en moi le seigneur et maître d’Ostraat.
Monsieur le Conseiller d’état…
Comment cela ?
Je n’accepte pas le gage, car dans un instant vous me donneriez volontiers non seulement Ostraat, mais tout votre avoir pour sortir du piège dans lequel non pas moi mais vous êtes engagée.
Votre plaisanterie commence à devenir tout à fait joyeuse, Seigneur.
Pour moi elle va devenir plus gaie encore.
Vous pensiez m’avoir joué et vous me menaciez de la raillerie et du mépris de tous.
Ah ! n’éveillez pas chez moi l’esprit de représailles, car il me suffirait de deux mots pour vous faire tomber à mes genoux.
Ah ! ah ! ah !
Et ces deux mots, Nils Lykke, ces deux mots quels sont-ils ?
Le nom de l’enfant que Sien Sture vous a donné.
Seigneur Jésus !
Le fils d’Inger Gyldenlöve ? Qu’avez-vous dit ?
Grâce ! Ayez pitié !
Soyez calme ! et causons.
Avez-vous entendu Olaf Skaktavl ? Est-ce un rêve ? Avez-vous entendu ce qu’il a dit ?
Non ce n’est pas un rêve, madame Inger.
Et vous savez cela, vous ! Mais où le tenez-vous caché, mon fils, et que voulez-vous faire de lui ?
Ne le tuez pas Nils Lykke. Rendez-le moi. Non, ne le tuez pas !
Ah ! je commence à comprendre.
Quel effroi terrible m’étouffe. Ce secret que j’ai conservé pendant tant de longues années… Tout est perdu maintenant. Ah ! supporter une pareille douleur. Mon Dieu, est-il donc possible que vous me traitiez si cruellement. Pourquoi donc me l’aviez vous donné cet enfant ?
Nils Lykke, un mot seulement : Comment mon enfant est-il entre vos mains, où le cachez-vous ?
Il est chez son père adoptif.
Cet homme est sans pitié, il m’a toujours refusé de me le laisser voir, cela ne peut durer ainsi. Secourez-moi, Olaf Skaktavl.
Moi. Comment ?
C’est inutile. Veuillez seulement…
Écoutez-moi, M. le Conseiller d’Etat. Il faut que vous sachiez tout.
Vous aussi, mon vieux et fidèle ami !
Vous avez rappelé à ma mémoire le jour funeste ou Knut Asson fut massacré à Oslo. Vous m’avez rappelé le serment que j’ai prononcé près du corps devant les plus braves soldats de la Norvège.
Alors, c’est à peine si j’étais femme, mais en moi je sentais une force divine et je pensais, ce que beaucoup ont cru plus tard, que j’étais l’élue de Dieu qui m’avait choisie pour délivrer la patrie. Était-ce orgueil ou conscience de ma mission, jamais je n’ai pu m’en assurer. Mais malheur à celui qui se donne à une œuvre semblable.
Sept années je fus fidèle à mon serment. Tous les malheurs toutes les douleurs de mes compatriotes, je les ai partagés. Déjà toutes mes amies d’enfance étaient mariées, alors que je n’avais consenti à écouter aucun amant. Vous le savez mieux que personne, Olaf Skaktavl.
C’est alors que je vis Sten Sture, le plus beau gentilhomme que j’eusse rencontré.
En effet ! À cette époque Sten Sture parcourait secrètement la Norvège et l’on voulait nous laisser ignorer en Danemark qu’il avait des intelligences avec vous.
Caché sous l’habit d’un laquais, il a vécu tout un hiver sous mon toit. Cet hiver, je pensais moins à la destinée de la patrie. Jamais je n’avais vu un plus noble Seigneur. Et j’avais vingt-cinq ans.
Sten Sture revint près de moi, l’automne suivant et quand il repartit secrètement il emportait avec lui un enfant qui venait de naître.
Ce n’est pas le scandale que je craignais, mais il eut été préjudiciable à la cause de faire connaître mon intimité avec Sten Sture.
L’enfant fut placé chez Peder Kanzler et, vainement, j’attendis des temps plus propices. Deux ans après, Sten Sture se mariait en Suède, puis mourait en laissant une veuve.
Et un fils, héritier légitime de son nom et de ses droits.
Que de fois j’écrivis à Peder Kanzler pour le supplier de me rendre mon enfant. Toujours il refusa.
« Donnez-nous des gages inviolables d’alliance », répondait-il, et j’enverrai votre fils en Norvège, mais pas avant.
Mais, comment aurais-je osé agir de la sorte ? Nous autres mécontents étions déjà suspects à nombre de timorés de ce pays. Et, s’ils avaient appris mon secret, pour dompter la mère ils n’auraient pas manqué de préparera mon enfant le sort qu’aurait subi le roi Austian, s’il n’avait pu s’y dérober par une fuite opportune.
Puis les Danois me tourmentaient, ils usaient tour à tour de menaces et de promesses pour m’obliger à devenir leur alliée.
Naturellement, tous les yeux allaient vers vous comme à un phare sauveur.
La révolte d’Herluy Hydefad éclatait ensuite !
Vous souvient-il de ce temps, Olaf Skaktavl ?
On eut dit qu’un soleil printanier illuminait tout le pays.
Des voix puissantes m’interpellaient, mais je n’osais me rendre à leur appel, et, dévorée d’inquiétude, je demeurais loin du combat dans mon château solitaire. Parfois, je m’imaginais pourtant que Dieu lui-même m’appelait ; mais, alors, une angoisse pénible m’étreignait et anéantissait mon énergie. Qui l’emportera ? Éternelle question que je me posais sans cesse. Du reste, courtes furent les premières journées lumineuses de la révolte ; Herluy Hydefad et mille autres furent torturés et exécutés le mois suivant. Et moi-même, bien qu’on ne pût rien me reprocher, je reçus de Danemark des menaces déguisées. Dieu ! si on connaissait mon secret ! et voici que je m’imaginais qu’on savait tout.
Ce fut à ces heures difficiles que le chancelier Gyldenlöve demanda ma main. Qu’une mère qui tremble pour la vie de son enfant se mette à ma place : un mois plus tard j’étais l’épouse du chancelier et, désormais, une étrangère pour mes compatriotes.
Alors des années d’une lourde torpeur succédèrent à cette fièvre ; plus de soulèvements, l’ennemi put nous opprimer tout à son gré. À certain moment j’eus honte de moi-même. Annihilée comme je l’étais, accablée par la terreur, méprisée, je n’avais plus qu’à mettre des enfants au monde.
Oh ! mes filles, que Dieu me pardonne, si je n’eus pas pour elles le cœur d’une mère. Ma vie d’épouse était un bagne odieux, comment pouvais-je chérir ces enfants.
Mon fils, au contraire, l’enfant de mon âme, me rappelait seul le temps où j’avais aimé où j’avais été vraiment femme.
Et cet enfant-là on me l’avait pris ! Il grandissait au milieu d’étrangers qui, peut-être, jetaient dans son âme les germes les plus dangereux. O Olaf Skaktavl ! Si comme vous, bannie, j’avais parcouru les montagnes neigeuses pendant les rigueurs de l’hiver, en tenant mon enfant dans mes bras, je n’aurais pas tant pleuré dans le désespoir, comme je l’ai fait depuis sa naissance jusqu’aujourd’hui.
Prenez ma main, Madame Inger, je vous ai mal jugée. Ordonnez, comme jadis, et j’obéirai. Oui, par tous les saints, je connais cette douleur de pleurer sur son enfant.
L’ennemi a tué votre fils. Mais qu’est la mort à côté de cette terreur incessante et qui dure depuis tant d’années.
Eh bien ! il vous appartient de mettre fin à cette longue terreur. Reconciliez les parties adverses, et personne ne songera à prendre en otage votre fils comme gage de votre fidélité.
Voilà la vengeance du ciel.
Dites-moi nettement ce que vous exigez de moi.
Il faut d’abord que vous poussiez à la révolte les Montagnards, afin qu’ils viennent au secours des mécontents Suédois.
Ensuite ?
Que vous vous efforciez de faire réintégrer le jeune comte Sture dans ses droits comme roi de Suède.
Lui, Roi ? Vous exigez que moi…
C’est le désir d’un grand nombre de Suédois. Cela serait utile à nous tous.
Réfléchissez bien, Madame. Vous tremblez pour la vie de votre fils ; comment ne comprenez-vous pas que pour lui ce serait le meilleur gage de sécurité d’avoir son frère sur le trône ?
Oui, en effet.
À moins que d’autres projets…
Vous dites ?
Que vous. Madame Inger Gyldenlöve, pourriez désirer être la mère du roi ?
Non, rendez-moi mon fils et donnez la couronne à qui vous voudrez, mais savez-vous si le Comte Sture est disposé à accepter le trône ?
Il pourra lui-même vous en donner l’assurance.
Lui-même. Et quand cela ?
À l’instant même.
Comment donc ?
Que dites-vous
Je dis que le Comte Sture se trouve en ce moment au château.
À Ostraat ?
On vous a prévenue sans doute, que je n’étais pas seul lorsque j’ai franchi la porte d’Ostraat. Eh bien ! mon compagnon de route était le Comte.
Mon sort est entre ses mains. Je n’ai pas le choix des moyens.
Eh bien ! M. le Conseiller d’Etat, mon concours vous est acquis dans la mise à exécution de vos projets politiques.
Prendriez-vous cet engagement par écrit ?
Enfin ! je la tiens.
Olaf Skaktavl, j’en suis sûre maintenant, Nils Lykke est un traître.
Comment ? Vous croyez.
Il nous tend un piège.
Et vous allez lui donner ce papier qui peut causer notre ruine ?
Chût ! laissez-moi donc faire.
Non, attendez et écoutez-moi…
Bah ! Complotez à votre aise, maintenant ! le danger est écarté.
Avec ce papier signé je la tiens à ma disposition.
Jens Bjelke sera prévenu cette nuit par mon messager.
Je n’ai pas manqué à ma parole en lui disant que le Comte Sture n’était pas à Ostraat… Demain, quand la route sera libre, j’irai à Trondhyem avec le jeune homme, de là je l’embarquerai pour Copenhague. Une fois prisonnier dans la tour, là-bas, et sous les verroux, nous dicterons nos conditions à Madame Inger.
Quant à moi ? Je ne pense pas que le roi confie la mission de France à d’autre qu’à moi, après cela.
M’avez-vous bien comprise ?
Parfaitement. Risquons l’aventure puisque vous le voulez.
Scène III
Chevalier ! Chevalier !
Imprudent ! Que faites-vous ici, ne vous ai-je pas dit de m’attendre jusqu’au moment ou je vous appellerai.
Je n’en ai pas eu la force ! Maintenant que vous m’avez avoué qu’Inger Gyldenlöve est ma mère, je brûle de la voir….
Oh ! c’est elle. Comme elle est grande et fière ! C’est ainsi que je me la suis toujours figurée.
Ne craignez rien, cher Seigneur, je ne vous trahirai point. Depuis que vous m’avez révélé ce secret, je me sens plus sérieux et plus prudent. Je ne veux plus faire de folies et avoir la tenue qui convient à un jeune homme de grande noblesse.
Mais, dites-moi, sait-elle que je suis ici, l’avez-vous prévenue ?
Certainemeni, mais…
Mais quoi ?
Elle ne veut pas vous reconnaître pour son fils.
Elle ne veut pas me reconnaître ? Mais c’est ma mère ! Oh, si ce n’est que cela !
Montrez-lui cette bague, elle ne m’a pas quittée depuis le berceau, elle doit la reconnaître.
Cachez cette bague, jeune homme, cachez-la, vous dis-je.
Vous ne comprenez pas.
Madame Inger ne doute pas que vous soyez son fils. Mais regardez donc autour de vous. Voyez toutes ces richesses, ces ancêtres dont les images couvrent les murs. Considérez aussi cette noble dame accoutumée à commander aux plus nobles du pays. Croyez-vous qu’elle soit heureuse de présenter au monde le garçon pauvre et ignorant que vous êtes en disant : voici mon fils.
C’est bien vrai !
Je suis pauvre et ignorant. Je n’ai rien à offrir et tout à demander.
Jamais, jusqu’à cette heure, je n’avais senti le poids et le malheur de la pauvreté…
Conseillez-moi ? Que faut-il faire pour gagner sa sympathie. Dites-le moi, je vous en prie, mon cher Seigneur, puisque vous le savez.
Il faut vous emparer de la couronne, devenir roi. Mais, avant cela, gardez-vous bien de lui parler de vos liens avec elle. Et elle fera semblant de vous prendre pour le véritable comte Sturne, jusqu’à ce que vous vous soyiez montré digne d’être appelé son fils.
Oui, mais alors…
Taisez-vous !
Voici, chevalier, qui me lie avec vous.
Je vous remercie.
Ah ! c’est ce jeune homme qui est… ?
Oui, Madame, le comte Sture.
Ce sont ses traits ! Oui, Dieu Seigneur, c’est bien le fils de Sten Sture.
Soyez chez moi le bienvenu. Monsieur le Comte, il dépend de vous qu’avant un an nous ayons à nous féliciter de cette rencontre ou à la regretter.
Oh ! si cela ne dépend que de moi ! alors dictez vos ordres, Madame, car, croyez-moi, j’ai du courage et de la ténacité.
Quel est ce bruit, Madame, on essaie de pénétrer ici. Que signifie… ?
Ce sont les esprits qui se réveillent !
Scène IV
Salut à Madame Inger Gyldenlöve.
Vous les avez prévenus ?
Je leur ai dit tout ce qu’ils avaient besoin de savoir.
Oui ; mes paysans, mes domestiques et mes artisans, armez-vous maintenant, je vous y autorise. Ce que je vous aurais refusé tantôt, je vous l’accorde entièrement à présent.
Et je vous présente le jeune comte Sture, le futur roi de Suède… et de Norvège aussi, si Dieu le permet.
Vive, vive le comte Sture !
Les esprits se réveillent, dit-elle.
Par mon mensonge, j’ai réveillé le démon de la révolte, malheur à moi si je ne puis en triompher.
Voici mon premiers secours, trente paysans à cheval qui vous suivront et vous protégeront. Avant d’atteindre la frontière, des milliers de combattants se seront rangés sous votre bannière et la mienne. Partez donc et que Dieu vous assiste.
Merci Inger Gyldenlöve.
Merci et soyez assurée que jamais vous ne rougirez du… comte Sture ; quand vous me reverrez, j’aurai gagné la couronne !
Oui, mais le reverra-t-elle.
Mes braves, les chevaux piaffent, êtes-vous prêts à partir ?
Oui, oui, oui.
Comment, est-ce votre intention, dès cette nuit, de…
À l’instant même, seigneur…
C’est impossible !
Ce sera comme je vous le dis.
Ne lui obéissez pas.
Comment faire autrement ? Je ne le puis.
Mais, malheureux, c’est votre ruine.
Et qu’importe ! Je lui appartiens.
Et moi ?
La parole que je vous ai donnée, je la tiendrai. Le secret ne sortira de ma bouche que lorsqu’il vous plaira.
Mais elle est ma mère !
Et Jens Bjelke qui surveille la route. Maudit soit-il, il va me voler mon gibier.
Attendez jusqu’à demain.
Comte, voulez-vous m’obéir oui ou non ?
À Cheval !
Le malheureux ! il ne sait pas à quoi il s’expose.
Eh bien ! puisque vous le voulez — au revoir.
Non, attendez, monsieur le Chevalier, ne partez pas ainsi !
Que voulez-vous dire ?
Nils Lykke — vous êtes un traître !
Doucement ! que personne ne s’aperçoive que l’harmonie ne règne pas parmi les chefs.
Vous avez gagné la confiance de Peder Kanzler par une ruse diabolique que je n’arrive pas à saisir. Vous m’avez forcée à me meure en rébellion, non pour aider notre cause, mais pour votre propre utilité. Je ne saurais plus reculer, ne croyez pas cependant que la victoire vous appartienne, je saurai vous rendre inoffensif.
Madame !
Soyez tranquille. Monsieur le Conseiller d’Etat, vous ne risquez pas votre vie ; mais vous ne sortirez pas des portes d’Ostraat avant que la victoire nous appartienne.
Mille tonnerres !
Toute résistance est inutile, vous ne vous en irez pas, demeurez donc calme, c’est ce que vous pouvez faire de plus sage.
Ah ! je suis tombe dans un piège, elle a été plus habile que moi.
Ah ! peut-être que…
Suivez le Comte Sture jusqu’à la frontière. Allez ensuite sans retard chez Peder Kanzler et ramenez moi mon enfant, cet homme n’a plus aucune raison pour le retenir.
Attendez ! il vous faut un signe de reconnaissance : celui qui porte la bague aux armes de Sten Sture est mon fils.
Sur tous les saints, je vous le rendrai.
Merci, merci mon ami fidèle.
Tâche donc de partir secrètement, sans que personne te voie. À deux kilomètres les Suédois sont cachés, raconte à leur chef que le comte Sture est mort et qu’il ne faut pas attaquer le jeune homme qui est là. Dis bien cela au chef des Suédois. Dis que la vie de ce jeune homme m’est excessivement précieuse.
Très bien.
Et, maintenant, que Dieu soit avec vous.
Ce noble chevalier ne peut pas encore se décider à quitter ses amis d’Ostraat, il attendra chez moi la nouvelle de la victoire.
Démon !
Croyez-moi, vous n’aurez pas longtemps à attendre.
Bien, bien, je peux gagner encore la partie si mon estafette arrive à temps chez Jens Bjelke…
Et celui-là qu’on le place sous bonne garde dans les souterrains.
Moi !
Finn !
Mon dernier espoir s’éteint !
Oui, dans le souterrain.
Partons, à cheval ! à cheval !
Hommages à Madame Inger Gyldenlove !
Qui sera vainqueur ?
Qui ? malheur sur toi ! la victoire te coûtera cher ; je m’en lave les mains. Ce n’est pas moi qui le tue, mais le gibier m’échappe et la révolte grandit.
C’était un peu audacieux, ce que j’ai tenté là !
Les voilà qui sortent à grand bruit par la porte, on referme le pont-levis derrière eux, me voilà prisonnier !
Aucune possibilité de m’échapper avant une demi-heure. Les Suédois vont le surprendre ; il a trente cavaliers avec lui, la lutte sera dure ; mais si on le capturait vivant ? Si j’étais libre, si je pouvais vite aller trouver les Suédois avant qu’ils aient franchi la frontière, je me le ferais donner.
Sort maudit ! des gardes partout dehors, n’y a-t-il donc vraiment aucun moyen ?
Qu’est-ce cela ? Un chant, de la musique ! cela semble venir de la chambre de Mademoiselle Eline. Oui, c’est elle qui chante, donc elle est encore levée.
Eline ! ah ! si je pouvais ! si je pouvais et pourquoi pas ? Ne suis-je pas toujours celui dont la chanson dit : chaque dame soupire, que Dieu lui donne les faveurs de Nils Lykke.
Et elle ?
Eline Gyldenlöve me sauvera.
ACTE V
Scène I
On considère dans le pays mon intelligence comme la plus forte et la plus active qui soit, je crois qu’on a raison !
La plus intelligente… il n’y a personne qui sache pourquoi je suis la plus intelligente. Pendant plus de vingt ans, j’ai lutté pour sauver mon enfant. Voilà l’explication, cela rend intelligent ; mais qu’est devenue mon intelligence, cette nuit ? qu’est devenue ma réflexion ? Quels bruits étranges dans mes oreilles ! devant mes yeux je vois des spectres et il me semble pouvoir les saisir de mes mains.
Dieu Jésus, qu’est-ce que cela ? perdrais-je ma raison ? deviendrais-je folle ?
Oh ! ce n’est rien, cela passera, il n’y a pas de danger, cela passera. Comme paisible s’écoule cette nuit dans la salle des Chevaliers, ils ne me regardent plus de leurs yeux menaçants les aïeux ; plus n’est besoin de tourner leurs portraits contre le mur.
Enfin il est heureux que je me sois décidée à être courageuse. Nous vaincrons et j’aurai atteint mon but : j’aurai mon enfant.
Atteindre le but ? leur prendre mon fils, rien que cela, rien que cela ?
Ce mot que Nils Lykke a laissé tomber rapidement dans la conversation ! Comment a-t-il pu lire en moi la pensée qui n’était pas encore née.
Mère de Roi ! Mère de Roi, a-t-il dit !… Et pourquoi pas ? Ma famille n’a-t-elle pas jadis régné sans avoir eu le titre Royal, mon fils ne tient-il pas de la famille Sture les mêmes droits que l’autre ? Aux yeux de Dieu certes oui, si la justice existe au Ciel.
Et ce droit, dans un moment de peur, j’y ai renoncé pour lui ! d’une main prodigue je l’ai abandonné comme prix de sa liberté. Mais si je pouvais le lui regagner ce droit ?
Le ciel s’irriterait-il si… le malheur me menacerait-il si… qui sait ? qui sait ? Cela est peut-être plus prudent d’être modeste.
J’aurai mon enfant, cela doit suffire, je veux aller me reposer. Toutes ces pensées ambitieuses s’en iront dans le sommeil.
Mère de Roi !
Scène II
Tout est calme, il me faut partir.
Oh ! laisses-moi encore une fois te regarder dans les yeux avant que tu ne me quittes.
Eline !
Ne reviendras-tu plus jamais à Ostraat !
Comment peux-tu douter de moi ? n’es-tu pas, à partir de ce moment, ma fiancée ? Me seras-tu aussi fidèle, Eline ? Ne m’oublieras-tu pas avant notre première rencontre ?
Si je te serai fidèle ? Ai-je donc encore une volonté ? Pourrais-je être infidèle même si je le voulais ? Tu es venu cette nuit, tu as frappé à ma porte… et je t’ai ouvert. Tu m’as parlé. Que m’as-tu dit ? Tu m’as regardée dans les yeux. Quelle est donc cette puissance mystérieuse qui m’a ensorcelée ?
Oh ! ne me regarde pas Nils Lykke, il ne faut plus me regarder !… Fidèle ? dis-tu ? mais tu me possèdes, je suis à toi. Il le faut, pour l’éternité.
Eh bien ! sur mon honneur de chevalier, avant la fin de l’année tu seras dans le château de mes ancêtres comme ma femme légitime.
Pas de serments, Nils Lykke, ne jure rien.
Mais qu’as-tu ? pourquoi si tristement secouer la tête ?
Parce que, je le sais, les douces paroles qui m’ont rendue si folle, tu les as murmurées à tant d’autres avant moi.
Non, non, ne te fâche pas mon bien-aimé. Je ne te reproche rien, plus rien, comme j’avais le tort de le faire avant de te connaître. Maintenant je comprends combien ton esprit est plus élevé que celui des autres hommes. Comment l’amour serait-il autre chose pour toi qu’un jeu, la femme autre chose qu’un jouet.
Eline, écoute moi.
J’ai grandi en entendant répéter ton nom. J’ai haï ce nom parce qu’il me semblait que toutes les femmes étaient blessées par tes actes et, comme c’est étrange, quand on rêve ! Lorsque j’édifiais ma vie future, sans que je m’en rendisse compte, tu étais toujours mon héros. Je comprends tout maintenant. Qu’avais-je donc si ce n’est un vague désir de toi, de toi seul qui, une fois, devais venir m’apprendre la joie de vivre.
Eh quoi ! Quelle est cette force qui m’attire et me donne le vertige ? Si c’est l’amour, jamais alors je ne l’ai ressenti avant cette heure. Serait-il temps encore… Oh ! ce terrible passé avec Lucia.
Qu’as-tu ? Pourquoi soupirer si profondément.
Oh ! rien, rien. Eline, Eline, sincèrement je veux tout t’avouer : J’ai trompé, par des paroles et par des regards, nombre de femmes à qui j’ai dit ce que cette nuit j’ai dit à toi-même… mais, crois moi…
Assez, ne parlons plus de cela, mon amour n’est pas la récompense de ce que tu me donnes. Non, je t’aime parce que chacun de tes regards est un ordre royal qui me l’ordonne.
Oh ! laisses-moi encore une fois l’imprimer dans mon âme cet ordre royal, quel qu’il soit, je le sens gravé dans mon cœur pour l’éternité, Dieu, comme je fus aveugle ! Encore ce soir, je disais à ma mère : Pour pouvoir vivre, il me faut garder ma fierté.
Quelle est ma fierté ? est-ce de savoir mes compatriotes libres, ma famille honorée dans tous les pays ? Oh ! non, non. Mon amour est ma fierté ! Le petit chien est fier quand il peut demeurer aux pieds de son maître et tenir de sa main un peu de pain. Ainsi je suis fière, moi, de me mettre à tes pieds pendant que tes paroles et tes regards me nourrissent du pain de vie, et voilà : Je te répète ce que tout à l’heure je disais à ma mère, pour pouvoir vivre il me faut conserver mon amour ; il sera désormais ma fierté, et pour toujours !
Non, non, pas à mes pieds, mais à mon côté, ta place sera toujours là, aussi haut que me placera le destin.
Oui, Eline, tu m’as mené sur la bonne route et si jamais par quelque acte glorieux, il m’est donné de payer ce que, dans ma folle jeunesse, j’ai fait de mal, l’honneur t’en reviendra.
Oh ! tu me parles comme si j’étais encore Eline.
Dans mes livres j’ai lu qu’au son de la trompette, le chevalier va dans les forêts le faucon sur le poing ; tel aussi, toi, tu te diriges dans la vie et ton nom retentit partout annonçant ton arrivée. Tout ce que je réclame c’est, comme le faucon, de reposer sur ton bras. Comme le faucon, j’étais aveugle, pour la vie et la lumière, jusqu’au moment où tu enlevas le bandeau de mes yeux et me laissas m’envoler dans les arbres vers le ciel ; mais, crois-moi ! si courageusement je tends mes ailes, toujours je retournerai à ma cage.
Que ce passé soit mort. Prends cette bague et sois à moi devant Dieu et devant les hommes ; à moi, alors même que le repos des morts devrait en être troublé.
Tu m’inquiètes, pourquoi cela ?
Rien ; viens, maintenant, laisses-moi mettre cette bague à ton doigt : là ; voilà, tu es ma fiancée !
Moi, la fiancée de Nils Lykke ! tout ce qui c’est passé cette nuit me paraît un rêve, oh ! un beau rêve.
Je me sens si légère, il n’y a plus de haine ni d’amertume dans mon âme, et je réparerai mes torts. J’ai été dure pour ma mère, demain j’irai chez elle implorer son pardon.
Et lui demander son consentement à notre mariage.
Elle me le donnera, je le crois, sûrement ! ma mère est bonne. Tout le monde est bon, je ne hais plus personne — qu’un seul être au monde.
Qu’un seul ?
Hélas ! c’est une triste histoire, j’avais une sœur…
Lucia ?
Tu as connu Lucia ?
Non, non ; seulement j’ai entendu prononcer son nom.
Elle aussi donna son cœur à un chevalier, il la trompa… maintenant elle est au ciel.
Et toi ?
Je le hais !
Ne le hais pas ! S’il y a de la pitié dans ton âme, pardonnes-lui, crois moi, il porte dans son cœur la peine de son crime.
Lui, je ne lui pardonnerai jamais, je ne le pourrais même pas si je le voulais, car j’ai juré d’une façon si terrible…
Chut, entends-tu ?
Quoi ? où ?
Dehors, au loin, beaucoup de monde à cheval sur la route.
Oh ! ce sont eux ! et moi qui oubliais ! ils viennent par ici. Alors le danger est grand, il me faut partir.
Pourquoi ? que me caches-tu, Nils Lykke ?
Demain, Eline, demain ; car, au nom de Dieu, je reviendrai. Mais, vite, où est la porte secrète dont tu parlais.
Par les tombeaux…… là…… voilà l’ouverture……
À travers le caveau !
Tant pis, il faut que je le sauve.
Les cavaliers arrivent devant le château.
Eh bien ! soit !
Suis le couloir jusqu’au cercueil à la tête de mort et à la croix noire, c’est la tombe de Lucia…
De Lucia ? Horreur !
Tu dis ?
Oh ! rien, c’est l’air empesté qui m’a fait tourner la tête.
Ecoute ! Ils frappent à la porte.
Ah ! trop tard !
Scène III
Qu’y a-t-il Björn ? qu’y a-t-il ?
Un guet-apens. Le comte Sture…
Le comte Sture ? quoi ?
L’ont-ils tué ?
Où est madame votre mère ?
Madame Inger ! Madame Inger !
Scène IV
Je sais tout, descendez dans la cour, tenez la porte ouverte à nos amis, mais close à tous les autres.
C’était-là le piège, monsieur.
Inger Gyldenlove, croyez moi……
Guet-apens qui devait le faire prisonnier, dès que vous auriez le papier qui pouvait me compromettre.
Voilà votre papier, je ne conserve rien qui puisse témoigner contre vous.
Que faites-vous ?
À partir de ce moment, je vous protège ; si j’ai eu des torts vis-à-vis de vous, par le ciel ! je tâcherai de les réparer ; mais il me faut sortir devrais-je tout briser.
Eline ! avoue tout à ta mère.
Et vous, Madame Inger, oubliez le passé, soyez généreuse et… silencieuse. Croyez-moi vous m’en s’aurez gré avant l’aube.
Scène V
Ah ! je comprends tout.
Nils Lykke ? eh bien ?
Il a frappé à ma porte et a passé cet anneau à mon doigt.
Et il t’aime de toute son âme.
Il me l’a juré et je le crois.
Bien, Eline ! Ha, ha, ha, monsieur le chevalier, c’est maintenant à mon tour de rire !
Oh ! ma mère, comme vous êtes étrange. Oh ! oui, je le vois bien, ce sont mes attitudes volontaires qui vous ont irritée.
Du tout, ma chère Eline, tu fus une fille obéissante, tu lui as ouvert la porte, tu as prêté l’oreille à ses beaux discours, et je comprends bien l’effort que cela a dû te coûter, car je connais ta haine…
Mais, ma mère…
Un instant.
Nous nous sommes rencontrées dans nos projets.
Intelligente enfant, comment as-tu fait pour si bien réussir.
Je voyais l’amour briller en ses yeux. Gardes-le bien maintenant que tu tiens le chevalier, serres-le dans tes filets et alors…
Ah ! Eline, si nous pouvions briser dans sa poitrine son cœur abominable de traître.
Malheur à moi ! Que dites-vous là ?
Ne laisse pas échapper ton courage, mais écoutes-moi.
Je connais le mot qui relèvera ta volonté…
Maintenant, ils se battent devant la porte…
Du calme ! Le moment approche.
Apprends donc que ce fut Nils Lykke qui a fait mourir ta sœur.
Lucia !
Oui, c’est lui, aussi sûr qu’il y a un Dieu vengeur.
Que le ciel alors me soit clément.
Eline ?
Je suis sa fiancée devant Dieu.
Malheureuse enfant, qu’as-tu fait ?
La paix de mon cœur est à jamais perdue.
Adieu, ma mère, adieu.
Scène VI
Ha, ha, ha !
Elle tombe en ruine la glorieuse famille d’Inger Gyldenlöve.
Voilà où en est la dernière de mes filles !
Pourquoi ne me suis-je pas tuée ? Elle n’aurait rien su et peut-être aurait-elle été heureuse.
Mais c’était le destin. Il est écrit là-haut, parmi les étoiles, qu’il me faut briser l’une après l’autre les branches de l’arbre, jusqu’à ce que le tronc demeure nu et solitaire.
Qu’importe ! Qu’importe ! J’aurai mon fils ! Je ne penserai pas aux autres, j’oublierai mes filles.
Mes comptes avec Dieu ? Ah ! cela sera seulement au dernier jour de l’orage final… mais il est loin encore.
Ah ! fermez donc la porte.
La voix du comte Sture.
De nouveau, salut à Inger Gyldenlöve !
Qu’avez-vous, tout est-il perdu ?
Oui, mon royaume et ma vie !
Et les paysans ? Mes valets, où sont-ils ?
Leurs cadavres, vous les trouverez semés le long de la route ? quant aux survivants, je ne sais ce qu’ils sont devenus.
Comte Sture ! Où êtes-vous ?
Ici, ici.
Scène VII
Ah ! Olaf Skaktavl, vous aussi !
Impossible de se frayer une route à travers l’ennemi.
Je le vois, vous êtes blessé ?
Oh ! j’ai un doigt de moins, voila tout.
Où sont les Suédois ?
À notre poursuite. Ils vont forcer la porte !
Oh ! Jésus ! Mais non, mais non ! Je ne peux pas… Je ne veux pas mourir.
Une cachette, Madame Inger ! N’y a-t-il pas par ici un coin où l’on puisse cacher le comte.
Mais ils vont chercher partout.
Oui, oui, et ils me trouveront !
Etre entraîné comme prisonnier ou pendu… Oh ! non, non, Inger Gyldenlöve, je suis sûr que vous ne le permettrez pas !
Maintenant on a brisé la serrure.
Une foule nombreuse entre par la grande porte.
Et mourir maintenant, maintenant que tout s’annonçait si bien ! Mourir, maintenant qu’on m’a révélé le prix de la vie.
Non, non, non !
Ne croyez pas que je sois lâche, Inger Gyldenlöve. Si seulement j’avais une vie assez longue pour…
Je les entends déjà en bas.
Il faut le sauver coûte que coûte !
Oh ! je savais bien, que vous étiez généreuse et bonne.
Mais comment ? Puisque nous ne pouvons le cacher.
Il y a un moyen, dévoiler le secret.
Le secret ?
Mais, certes, oui le secret qui nous touche tous les deux.
Seigneur Dieu ! Vous connaissez ce secret ?
Parfaitement ! Et maintenant qu’il s’agit de la vie…
Où est Monsieur Nils Lykke.
Enfin !
Enfin.
Que Dieu me vienne en aide alors, car seul le Chevalier peut me délier la langue.
Mais la vie vaut tout de même plus qu’un serment.
Quand arrivera le chef Suédois ?…
Que comptez-vous faire alors ?
Acheter ma vie et et ma liberté en lui disant tout.
Oh ! non, non ! par pitié !
Il n’y a pas d’autre moyen de me sauver. Quand je lui aurai dit ce que je sais, alors…
Alors vous êtes sauvé !
Oui, oui Nils Lykke plaidera ma cause.
Vous voyez que c’est là le suprême moyen.
Le suprême moyen ! Vous avez raison ; chacun a droit de tenter le suprême moyen.
Voyez, là-bas, vous pouvez vous cacher en attendant.
Croyez-moi, jamais vous n’aurez à vous repentir d’avoir agi ainsi.
Dieu fasse qu’il dise vrai.
Vous avez bien compris ce qu’il a dit.
Le misérable ! Il trahit le secret. Il veut sacrifier votre fils pour se sauver lui-même.
Quand il s’agit de la vie, a-t-il dit, on doit tenter les moyens les plus extrêmes.
Eh bien ! Olaf Skaktavl, qu’il soit fait comme il a dit.
Que voulez-vous dire ?
Il faut donc que l’un des deux périsse.
Ah ! vous voulez…
Si le comte n’est pas muet quand viendra le chef Suédois, mon fils est perdu pour moi. Si, au contraire, il disparaît à temps, je réclamerai pour mon enfant tous ses droits.
Vous verrez, alors, quelle femme je suis encore. Soyez-en convaincu ! Vous n’aurez pas alors besoin d’attendre la vengeance comme vous l’avez fait depuis vingt ans.
Vous entendez ?
Ils montent l’escalier ! Olaf Skaktavl, il dépend de vous que demain je sois une femme sans enfant ou…
Ainsi soit-il. J’ai encore une main en bon état.
Inger Gyldenlöve, comptez sur moi, votre fils ne périra pas.
Mais, en ai-je le droit ?
Non, non, pas cela !
C’est fini, tout est calme, là-bas.
Dieu ! tu l’as vu ? J’avais des scrupules, c’est Olaf Skaktavl qui a agi trop vite.
C’est fait ?
Vous n’avez plus rien à craindre de lui. Il ne trahira plus personne.
Il est muet.
Un long poignard dans la poitrine !
Je l’ai tué de ma main gauche.
Oui, oui, la main droite était trop noble pour cela.
Cela vous regarde. C’est vous qui l’avez exigé.
Et, maintenant, je pars pour la Suède. Que la paix soit avec vous, en attendant ! Quand je reviendrai à Ostraat je ne viendrai plus seul.
Scène VIII
Du sang sur mes mains ! Il en est venu jusque là, c’est horrible.
Excusez-nous, vous êtes la maîtresse de la maison ?
Oui, vous cherchez le comte Sture ?
Oui.
Le comte a cherché refuge chez moi.
Lui donner refuge ? Pardonnez-moi, noble dame, cela est hors de votre pouvoir, car…
Ce que vous me dites-là, le comte lui-même a dû le comprendre, car, oui, regardez vous-même, il s’est tué.
Tué ?
Regardez vous-même, comme je viens de vous le dire, là-bas, vous trouverez son cadavre.
Et comme, maintenant, il se trouve déjà devant le juge suprême, je désire qu’il soit enlevé d’ici avec tous les honneurs dus à sa noble naissance.
Björn, tu le sais, dans la chambre secrète, depuis des années, se trouve le cercueil que j’ai tait faire pour moi.
Je vous prie de rapporter le corps du comte Sture dans ce cercueil, en Suède.
Nous vous obéirons.
Cours apporter cette nouvelle à Monsieur Jens Bjelke. Il se trouve avec les cavaliers sur la route.
Nous autres, nous allons demeurer ici et…
Si le comte Sture n’avait pas aussi vite fait ses adieux à ce monde, avant un mois, il eut été pendu ou fait prisonnier à vie. Aurait-il été plus heureux ?
Ou bien il aurait gagné la liberté en vendant mon enfant à l’ennemi ! Aussi, l’ai-je tué. Le loup ne défend-il pas ses petits ? Qui donc oserait me blâmer parce que j’ai anéanti celui qui voulait m’arracher la chair de ma chair.
C’était la fatalité ? Toute mère aurait agi comme moi.
Mais je n’ai plus de temps pour ces pensées oisives. Il faut agir.
Je veux écrire à tous mes amis dans le pays. Il faut qu’ils se soulèvent pour la grande cause. Un nouveau roi, — d’abord gouverneur, puis roi…
Qui choisira-t-on à la place du mort ?
Mère de roi… Un beau rêve dans ce mot mère de roi. Il n’y a qu’une chose étrange, l’affreuse ressemblance avec l’autre mot : assassin de roi ![1]
Mère de roi, assassin de roi !
Assassin de roi est celui qui prend la vie d’un roi.
Mère de roi est celle qui donne la vie à un roi.
Eh bien ! soit ! Je restituerai ce que j’ai pris. Mon fils sera roi.
C’est toujours lugubre un cadavre dans la maison. C’est pour cela que je me sens si nerveuse.
Non ! Alors, pourquoi me sentirais-je mal à l’aise ?
La différence est-elle vraiment si grande entre tuer un ennemi et assassiner quelqu’un ?
Ah ! de son épée, Knut Alfön avait ouvert nombre de fronts et, pourtant, son propre front était calme comme celui d’un enfant.
Pourquoi vois-je toujours, toujours…
Toujours ce coup dans le cœur et puis, après, le sang rouge qui coule.
Désormais, je ne veux plus avoir de ces horribles visions… Je veux travailler jour et nuit. Et, dans un mois, je reverrai mon fils.
Scène IX
C’est vous qui avez sonné, ma noble dame ?
Il te faut me chercher encore des bougies ; je veux beaucoup, beaucoup de lumière dans la salle.
Scène VII
Non, non, non. Il m’est impossible d’écrire cette nuit. Ma tête brûle et me fait horriblement souffrir.
Qu’est-ce cela ?
Ah ! c’est le couvercle du cercueil qu’on cloue là-bas.
Quand j’étais enfant, on me contait la légende du chevalier Aage qui revenait chaque nuit, portant son cercueil sur le dos…
Ah ! si l’autre, là-bas, cette nuit, avait la fantaisie de revenir avec son cercueil sur le dos pour me remercier de le lui avoir prêté.
Hum ! — Nous autres, grandes personnes, nous n’avons pas à nous occuper de ces histoires d’enfants.
Quand même, ces contes suffisent à troubler le sommeil.
Quand mon fils sera roi, on défendra ces absurdités.
Combien de temps cela dure-t-il habituellement, avant qu’un c&davre commence à pourrir ?
Il faut donner de l’air ici, partout, c’est malsain.
Scène XI
C’est bien, n’oublies pas ce que je t’ai dit ; beaucoup, beaucoup de bougies sur la table.
Que fait-on là-bas ?
Ils sont en train de placer le couvercle sur le cercueil.
On le visse bien solidement ?
Aussi solidement qu’il le faut.
Oui, oui, tu ne peux pas savoir combien solidement il est nécessaire de le fermer. Surveille bien afin qu’on le ferme bien solidement.
Björn ! tu es homme d’expérience. Eh bien ! méfie-toi de tous les hommes, de ceux qui sont morts et de ceux qui doivent mourir.
Va, maintenant, et veille à ce qu’on visse bien solidement le couvercle du cercueil.
Je ne la comprends pas.
Si j’étais lâche, jamais je n’aurais osé faire cela ; si j’étais lâche je me serais crié à moi-même : arrête ! arrête ! pendant que tu as encore un peu d’espoir pour le salut de ton âme.
Ah ! il rit en me regardant, horreur !
Pourquoi as-tu ri ?
Parce que j’ai mal agi avec ton fils ?
Mais l’autre n’est-il pas aussi ton fils… et il est le mien, n’oublie pas cela.
Je ne les ai jamais vus terribles comme cette nuit. Ils ne me quittent pas des yeux !
Mais je ne veux pas de cela ! Je veux avoir la paix dans ma maison.
Oui, fût-ce celui de la Sainte Vierge elle-même… L’heure est venue.
Pourquoi n’as-tu jamais écouté mes prières quand, de toute mon âme, je te priais de me rendre mon enfant ?
Pourquoi ?
Parce que le moine de Wittenberg a raison : il n’y a pas d’intermédiaire entre Dieu et les hommes.
C’est heureux que je sois au courant de ces choses-là.
Personne ne pourra témoigner contre moi.
Mon fils ! Mon enfant adoré ! Viens vers moi !
Ici, je suis ici !
Silence ! Je veux te dire quelque chose.
On me hait là haut, là haut par delà les étoiles, parce que je t’ai mis au monde.
La volonté de Dieu fut que je devais me sacrifier pour la patrie ; mais j’ai choisi moi-même ma route ; c’est pourquoi il m’a fallu souffrir tant et si longtemps.
Madame, je viens vous annoncer…
Christ, Seigneur, qu’est-ce que cela ?
Silence ! silence !
Je suis la mère du Roi.
On a choisi mon fils comme Roi. Cela s’est fait bien difficilement, car c’était contre le Tout-Puissant même que j’avais à lutter
Scène XII
Sauvé ! Il est sauvé !
J’ai la parole de Jens Bjelke. Madame Inger apprenez……
Silence ! dis-je.
Regardez cette foule.
Voici le cortège du couronnement !
Quelle foule ! Tous se courbent devant la mère du Roi.
Oui, oui, elle a tant lutté pour son fils, lutté jusqu’à ensanglanter ses mains.
Où sont mes filles ? je ne les vois pas.
Sang de Dieu ! qu’est-il arrivé ?
Mes filles — mes belles filles ! je n’en ai plus.
Il m’en restait une et celle-là je l’ai perdue au moment où elle allait entrer dans son lit de noce.
Le cadavre de Lucia y était déjà. Il n’y avait pas de place pour deux.
Ah ! quelle horrible aventure. La vengeance de Dieu m’a frappé.
Vous le voyez ? Voyez, regardez ! C’est le Roi !
C’est le fils de Inger Gyldenlöve ! je le reconnais à la couronne et à la bague de Sten Sture.
Ecoutez la joyeuse musique.
Il s’approche, je le tiens entre mes bras.
Ha, ha, ha, qui a vaincu ? Dieu ou moi ?
Le cadavre !
Un vilain rêve.
Scène VII
Mort ! Alors, quand même…
Lui-même s’est tué.
Lui-même ?
Oh !
Oui, oui, — maintenant je me souviens de tout.
Reposez le corps, ce n’est pas celui du Comte Sture.
Excusez, Monsieur le Chevalier, mais cette bague qu’il portait attachée à son cou.
Silence !
La bague !
La bague de Sten Sture.
Oh ! Jésus-Christ ! c’était mon fils !
Son fils ?
Le fils de Inger Gyldenlöve ?
Oui, c’est ainsi.
Mais, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?
Au secours, au secours ! Madame, que vous faut-il ?
Ce qu’il me faut ?
Une place auprès de mon enfant…
Mouvement général chez les autres.
- ↑ En Norvège, mère de roi se dit Kongemoder, assassin de roi Rongemorder, note du vicomte de Colleville et F. de Zepelin.