Madame Kaekebroeck à Paris/01

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Paul Lacomblez, éditeur (6p. 7-20).


I


Jamais il n’avait plu comme pendant cet abominable hiver.

Cela durait depuis cinq mois sans trêve ni miséricorde ; l’influenza, les doubles pneumonies sévissaient tuant beaucoup de monde, mais on mourait peut-être davantage de la privation de soleil.

Ah ! les beaux clairs jours de gel, le sol de stuc qui fait vibrer, retentir les roues, comme on y aspirait ! Mais non, il pleuvait, il pleuvait encore, il pleuvait toujours. La neige refusait de semer ses purs flocons sur l’infâme bourbier de la terre.

Il y eut des orages en février, des averses furieuses qui faisaient cloche sur les flaques.

La ville était pleine d’une rumeur de cataracte ; les ruisseaux torrentiels se ruaient à grand bruit dans les égouts ; les citernes débordaient ; les gouttières, trop étroites, s’épanchaient avec fracas sur les trottoirs.

Et la Senne roulait tumultueusement une purée ocreuse, menaçait de sauter par dessus les ponts.

La Ville Basse commençait à s’alarmer ; l’eau sourdait déjà dans les caves. Et l’anxiété augmentait au récit des anciens contant l’inondation de 1851, quand les rues avaient été changées en canaux où l’on manœuvrait des barques à la godille.

Ces tableaux lacustres épouvantaient les bonnes femmes dont l’imagination débridée se représentait au vif les noyades bibliques du Déluge. Aussi, les ménagères prudentes vérifiaient-elles avec soin leurs seringues à asperger les façades, comptant les faire servir de pompes d’épuisement à l’occasion.

Mais le ciel, pitoyable, démentit ces som-bres pronostics et la capitale, tout au moins, échappa aux cataclysmes.

La pluie, fatiguée, diminua de violence, réintégra sagement les rigoles et les gouttières. Parfois, elle tombait si fine qu’on eût dit de l’eau vaporisée. Elle devint intermittente. Et voilà qu’un matin d’avril, ce fut une pluie de lumière que le soleil vainqueur répandit sur la ville.

Enfin !

Soupir de délivrance, cri de résurrection qui jaillit en même temps de toutes les poitrines.

Nul peut-être ne le poussa avec autant d’allégresse que Joseph Kaekebroeck.

Bien réveillé, ragaillardi par le tub, il avait ouvert une fenêtre de la chambre à coucher et contemplait son petit jardin inondé de soleil ; tout y reprenait vie et gaîté, une bonne odeur montait de la terre. Les grotesques statuettes de plâtre, dont les pluies avaient écaillé l’épiderme et délavé le brutal coloriage, s’harmoniaient à la teinte rousse des massifs de seringa, au feuillage lustré des houx et des aucubas. Au milieu de la pelouse, ravagée et pourrie par les averses, la boule de verre étamé avait subitement retrouvé son éclat ; de nouveau, elle brillait sur sa crinoline de fer, reflétant en miniature, avec les déformations de son miroir convexe, la blanche maison, les chemins rectilignes, les rocailles, les « postures » et la soudaine floraison, l’explosion rose de tout un rang de pêchers palissés contre la muraille.

Dans le ciel d’un azur laiteux, les compagnies de pigeons avaient repris leur volée ; à droite, par dessus les toits moirés de lumière, la girouette de la Maison de l’Armateur faisait étinceler son vaisseau d’or, immobile à présent et comme en panne dans l’espace.

Des fumées s’élevaient molles et gracieuses, lentes à se disperser dans l’atmosphère où la brise passait comme une douce caresse.

Soudain Joseph s’exclama :

— Des hirondelles ! Des hirondelles ! Viens vite voir, Adolphine…

Elle accourut du cabinet de toilette, presque nue, une épaulière de sa chemise glissée sur le bras, ses beaux cheveux fauves ruisselant sur le dos, telle Geneviève de Brabant.

— Où ça donc ?

Il les montra qui tournoyaient d’un vol preste, tantôt planant, tantôt brisé, au-dessus du vieux beffroi de Ste-Catherine.

— Je les vois, je les vois !

Ce furent des exclamations de plaisir et d’attendrissement. Elle avait passé le bras autour du cou de son mari et s’extasiait au spectacle de ce ciel lumineux et magnificent.

Tout de suite, elle pensa à Albert et à Hélène :

— Comme je suis contente de ce soleil ! Les pauvres petits vont enfin pouvoir sortir… Hein, cet après-midi, ils iront au Botanique avec Léiontine ?

Mais sa joie se doublait de celle de Joseph.

Car il avait été fort maussade et difficile à vivre, cet excellent Kaekebroeck, durant ce mortel hiver. Jamais les rigueurs de l’affreuse saison ne l’avaient aigri et tourmenté de la sorte. D’abord c’était une bronchite, compliquée d’un lombago, qui l’avait retenu à la maison ; puis, à la suite d’un heurt contre un meuble, le rhumatisme s’était jeté sur son genou gauche, le condamnant à des semaines de chaise-longue, un vrai supplice pour sa nature remuante.

Dans cet état égrotant qui l’enrageait comme un défi à sa belle santé, les turbulences d’Alberke et d’Hélène, emprisonnés par le mauvais temps, avaient encore exaspéré son humeur.

— Pour l’amour de Dieu, est-ce que ces damnés moutards ont bientôt fini !

Phrase excédée qu’il répétait cent fois par jour sous la galopade effrénée des enfants qui jouaient au premier étage. Et il pestait contre les poëles qui ne chauffaient pas, contre les fenêtres et les portes qui jointaient mal, contre toute cette vieille maison dont les accommodations surannées n’étaient plus à la hauteur du confort moderne.

Même les attentions d’Adolphine, sa mine désolée et compatissante, ses tendres soins n’étaient plus qu’importunités qui le jetaient dans un énervement furieux.

La jeune femme avait tout supporté avec cette admirable patience des cœurs aimants qui savent comprendre et excuser la rudesse des malades. Elle y avait d’autant plus de mérite qu’elle ne s’était jamais sentie aussi bien portante, aussi avide de tendresse et d’amour.

Adolphine venait d’avoir vingt-huit ans. Aux approches de la maturité, sa beauté restait svelte, d’un style élégant et fier. Elle avait la fraîcheur, le velouté, toute la grâce de la jeunesse. Néanmoins, la claustration où l’avait condamnée cet interminable hiver lui avait donné un brin d’embonpoint qui, sans l’épaissir le moins du monde, augmentait la blancheur et la finesse de sa peau.

Elle avait de royales épaules. Jamais non plus ses yeux n’avaient été si brillants, sa bouche plus vivace dans le sourire mouillé de ses admirables dents. Aussi, comme elle avait souffert d’être délaissée quand elle était dans tout le plein de sa force et de sa verdeur de femme !

Mais aujourd’hui, l’épreuve était terminée ; Joseph venait de recouvrer la santé et du même coup sa belle humeur. Elle le devinait aux baisers brûlants qu’il mettait sur sa chair épanouie, aux regards hardis qu’il coulait dans le creux de sa gorge marmoréenne d’un galbe suave, légèrement allongé comme chez ces Génoises qui posèrent les figures de l’Aurore et de la Nuit pour les tombeaux des Médicis.

Il l’avait enlacée à son tour, frissonnant au contact de ce corps souple et voluptueux qui, à bout d’abstinence, s’offrait à ses lèvres et ne demandait qu’à se pâmer sous son désir.

La douce influence de ce matin odorant les enivrait tous deux.

— Prends garde, dit-il tout à coup en fermant la fenêtre, j’ai peur que tu ne gagnes froid sous ce costume plutôt léger…

Elle sourit dans sa langueur et, resserrant son étreinte, elle l’attira tendrement dans la tiède intimité de leur chambre.

Il était plus tard que de coutume quand ils s’attablèrent pour le premier déjeuner.

Les enfants, qui jouaient au jardin, prirent à peine le temps de venir les embrasser et retournèrent gambader dans le soleil.

— J’ai une faim ! s’écriait Adolphine.

Elle était charmante dans sa toilette matinale avec un air alangui, les yeux avivés d’une ombre de bistre. Elle se multipliait en prévenances, tandis que Joseph, plus calme, souriait à ces effusions de gratitude.

— Ce n’est pas tout, dit-il malicieusement. Devine un peu ce que nous allons faire aujourd’hui…

Il y avait donc un complément à ses bienfaits ? Elle le regardait toute amusée, sa tartine contre la bouche :

— Mais je ne sais pas… Allons dis-le seulement…

— Eh bien, nous partons… nous partons ce soir pour Paris !

Elle poussa un cri et fut sur ses genoux. Ah la jolie surprise ! C’était le voyage depuis longtemps rêvé, un projet bien près souvent de s’accomplir, mais que les circonstances les avaient toujours contraints d’ajourner.

Au lendemain de leur mariage, ils avaient visité les bords du Rhin et parcouru la Suisse ; comme ils n’étaient pas revenus par la France, Adolphine ne connaissait encore Paris qu’à travers les récits de ses parents et les descriptions de Joseph. Paris, c’était pour elle la Ville Promise !

Cependant Joseph succombait sous ses embrassades :

— Sacrebleu, dit-il dans une accalmie, c’est que nous n’avons pas de temps à perdre ! Il faut encore prévenir les parents, s’entendre avec eux pour la garde des petits, faire notre valise, etc… Continue tes bêtises et nous manquons le train !

Cet argument parut enfin émouvoir la jeune femme. Elle plaqua sur les joues de Joseph deux gros baisers définitifs et fut debout :

— Eh bien, je bois seulement mon cafais et je monte vite en haut m’habiller !

De fait, un quart d’heure après, elle apparaissait dans son trotteur de marché, courait au jardin donner de rapides instructions à la bonne :

— Pas les laisser trop se salir, savez-vous Léiontine… Il faut les habiller pour quand je reviens. Mettez seulement à Alberke son bon costume et à la petite son « marin »… Car vous allez au Botanique cet après-midi.

Les moutards faisaient des pâtés de Saint-Antoine avec la terre humide et noire qu’ils tassaient dans des seaux. À ce jeu, ils avaient déjà fortement compromis la blancheur de leurs mains et de leur tablier.

Elle les embrassa sans précaution pour sa robe, leur recommanda d’être bien sages. Puis, apercevant Joseph en train de se raser dans sa chambre devant un petit miroir suspendu à l’espagnolette de la fenêtre :

— Je vais vite jusque chez Maman, cria-t-elle ; sois tranquille, je serai de retour pour onze heures.

Elle lui envoya un dernier baiser de la main et toute affairée, elle partit pour la rue des Chartreux afin d’annoncer la grande nouvelle.

Le déjeuner de midi ne traîna pas. Dès qu’elle eut expédié les enfants au Jardin Botanique, Adolphine s’élança dans sa chambre pour faire la valise, opération difficile dont elle s’acquitta avec cette méthode, ce génie de l’emballage que les bonnes ménagères manifestent dès le premier âge.

Joseph avait d’abord déclaré qu’il ne fallait pas s’encombrer de bagages :

— Un peu de linge, une cravate, une paire de souliers de rechange, c’est plus que suffisant.

Oui, mais voilà qu’il montait à toute minute pour recommander qu’elle n’oubliât pas ceci ni cela, si bien qu’à l’écouter, ils eussent emporté tout à l’heure des colis à défoncer l’impériale d’un omnibus d’hôtel.

La jeune femme, sans cesse obligée de bouleverser ses rangements, se désolait :

— Voyons, Cher, mais ça ne sait plus dedans !

N’importe, ils étaient prêts à cinq heures. La voiture fut ponctuelle et les transporta d’abord chez les Platbrood où les enfants logeraient pendant leur absence.

Ils embrassèrent Alberke et Hélène, non sans une petite émotion qu’ils essayaient de se cacher mutuellement ; puis, ayant pris congé de M. et Mme Platbrood et du jeune Hippolyte, ils repartirent cette fois pour la gare où ils eurent la surprise de trouver les Cappellemans, les Mosselman et les Dujardin qui les attendaient sur le quai pour leur souhaiter un bon voyage.

Adolphine en fut attendrie jusqu’aux larmes :

— Och, comme ça est gentil ! Mais voyons, il fallait pas faire ça… On ne part qu’à même que pour cinque jours…

Ce qui ne l’empêcha pas au moment des adieux, de déployer une telle véhémence dans ses embrassades qu’on eût dit qu’elle partait pour quelque contrée inconnue des géographes, aussi lointaine que la lune !