Madame Kaekebroeck à Paris/04

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Paul Lacomblez, éditeur (6p. 78-117).


IV


Il était deux heures quand Mmes Kaekebroeck et Mosselman entrèrent dans le Jardin Botanique avec leurs enfants.

Les grands arbres étalaient leur manteau de septembre sous un ciel lumineux et doux. Déjà, les chemins du parc anglais, ainsi que la vaste pelouse qui s’évase autour de l’étang, se jonchaient de feuilles d’or que de sages jardiniers, ennemis de la couleur, s’occupaient à rassembler en tas, d’un balai nonchalant.

Là-haut, le soleil s’épandait librement sur l’esplanade, caressant le dôme des grandes serres, miroitant dans les cloisons vitrées sans blesser le regard.

Une vapeur blonde flottait sur le jardin français, ambrait le cristal du bassin et les perles de son jet d’eau.

C’était le suave après-midi d’automne avec de molles bouffées de parfum.

Adolphine et Thérèse s’assirent non loin de la Gardeuse d’oies, tandis que les enfants poursuivaient vers les « montagnes », sous la garde de Léontine et de Maria.

Les jeunes femmes étaient coquettement habillées ; Thérèse portait une robe de drap vert sombre, qui moulait à ravir ses formes mignonnes et faisait valoir son teint de rose ; un petit chapeau pers, agrafé d’une fleur de chardon en argent, lui donnait un je ne sais quoi de déluré que tempérait cependant la candeur de son regard. Adolphine, grande et plus charnue, avait endossé un long carrick, dont les plis ne dissimulaient à personne un état intéressant de près de cinq mois : car elle portait son « petit Parisien », comme on disait dans la famille.

Les deux amies avaient « tiré leur ouvrage » et parlaient enfants, ménage, en marquant de fines lingeries destinées au bébé d’Hermance, dont les couches étaient attendues pour la fin novembre.

Non loin d’elles, sous le marronnier rouge, l’Aesculus rubicunda, des fillettes dansaient une ronde. Elles se tenaient par la main et tournaient autour de l’arbre en chantant ; leurs voix étaient fausses, leur accent détestable, leurs gestes sans grâce. On percevait en même temps les cris grossiers d’une bande de gamins qui jouaient sur un palier plus élevé.

Adolphine remarquait à présent ces tares de l’enfance. Elle en était affectée, tout en excusant ces petits de ne pas savoir mieux. Et pour la centième fois, elle redisait à Thérèse, avec force anecdotes à l’appui, le charme des enfants de Paris, leurs jolis jeux dans les jardins des Tuileries et du Luxembourg.

Aussi, dès son retour, s’était-elle promis de surveiller attentivement Alberke et Hélène, de leur apprendre les belles manières et « tout ça ». Malheureusement, elle ne pouvait pas toujours être « derrière » et les bonnes défaisaient à chaque instant son bon ouvrage.

Thérèse s’étonnait d’un tel souci et ne trouvait d’ailleurs rien à reprendre au parler non plus qu’aux façons de Léion, de Georgke et de Cécile.

— Pourvu que ces chers bijoux se portent bien, avouait-elle, c’est le principal.

Mais Adolphine, hantée par ses jolis souvenirs, tenait à ses idées de réforme :

— Hélène, ça va encore, disait-elle, mais Alberke est difficile à tenir. Il n’est pas méchant, sais-tu, même qu’il a très bon cœur. Mais on doit faire attention avec lui. Il sait se mettre en colère qu’il en gagnerait quelque chose ! Et puis, il imite les mauvais gamins et répète des vilains mots. Son père est si fâché pour ça !

Thérèse vantait au contraire la douceur de ses garçons quoique, en secret, elle les eût préférés plus dégourdis :

— C’est drôle, ça n’est pas le caractère de Ferdinand ni le mien… Il n’y a que Cécile… Ça c’est Mlle Coquinette, un vrai garçon manqué !

Si Adolphine déplorait la turbulence d’Alberke, au fond elle admirait ce polisson, contait ses bleus, ses bosses, son enfance baignée d’arnica et d’alcool camphré. Il en faisait de toutes les couleurs :

— Franc comme lui, ça je n’ai jamais vu ! Toujours à grimper sur les arbres, à jeter des pierres au-dessus du mur… Dans la rue, il fait des lignes sur les façades ; il court après les charrettes de brasseurs, bon pour attraper un coup de clache !… Et tous les jours c’est quelque chose d’autre. Tiens, avant hier encore, il a été tirer par sa queue un gros chien qui s’est fâché comme de juste et lui a presque enlevé un morceau de son derrière ! Un touche-à-tout comme lui, non, ça est incroyable ! Il n’a peur de rien. Ah, on voit bien que c’est un garçon !

Et elle soupirait en souriant.

Un public nombreux, composé surtout de bonnes et d’enfants, défilait devant les amies. De vieux messieurs s’avançaient avec précaution en s’aidant de leur canne pour gravir l’allée légèrement montueuse.

Des fillettes du peuple poussaient devant elles une marmaille à la chevelure hirsute et suspecte. Adolphine s’apitoya sur une gamine portant dans ses bras « le petit dernier » qu’elle allaitait avec un biberon malpropre.

— Mais, regarde une fois, Thérèse ! Si ça n’est pas une misère ! Et dire que ça pousse tout de même !

Émues de pitié, elles appelèrent la petite nourrice pour lui offrir une grosse « couque » avec un peu de menue monnaie.

C’était l’heure de pleine flânerie. Toutes les chaises, tous les bancs étaient occupés. Autour de la serre tropicale, devisaient grand’mères et mamans, tandis que les bébés pomponnés se poursuivaient entre les parterres concentriques ou s’écrasaient le nez contre les vitres trempées de sueur, pour voir les grandes formes à tarte de la Victoria Regia.

Quelques gouvernantes, absorbées dans un livre, tournaient la corde à leurs petites maîtresses de leur main libre et machinale.

Dans les enclos contigus, des étudiants, recalés sans doute en juillet, se promenaient le cahier à la main, interrogeant les plantes médicinales.

Un peu à l’écart du bruyant quinconce, dans un chemin discret qui avoisine les maisons de la rue Saint-Lazare, des couples amoureux trouvaient une sorte de retraite sous les bosquets de lilas ou les branches retombantes des magnolias.

C’est la place habituelle des idylles, principalement des liaisons nées sur le tard de la jeunesse ; amants d’un certain âge, contrariés par la famille, la dèche, le mariage, on ne sait.

Ils causent à voix basse, mettant à profit ces minutes rares. D’ordinaire, c’est l’aimée qui parle, intarissable. Lui, courbé sur sa chaise, écoute avec une résignation stoïque, pourtant intéressée ; il joue avec le petit sac de la belle, à moins qu’il ne trace sur le sol avec sa canne des figures géométriques, comme un Archimède qui s’ignore. Et il pense qu’il voudrait bien être autre part avec elle, quelque part où elle ne parlerait plus autant et même plus du tout, parce qu’ils seraient seuls…

Au milieu de tout ce public disséminé sous l’ombrage éclairci, l’uniforme d’un gardien apparaissait de temps à autre avec l’à-propos de Croquemitaine venant renforcer l’autorité des bonnes et réduire au silence les mioches trop braillards.

C’était un tableau animé, joyeux, chatoyant, tout parfumé de l’odeur tiède, mélancolique qui émanait du gazon et des feuilles touchées par les brouillards de la nuit. Tout autour, la ville encadrait de sa puissante et harmonieuse rumeur cette oasis élyséenne.

Adolphine déposa sa broderie sur ses genoux :

— C’est tout de même drôle qu’ils ne reviennent pas !

— Ils s’amusent sur la « montagne », dit Thérèse ; avec Léiontine et Maria, on peut être tranquille.

— C’est vrai, se rassura Mme Kaekebroeck.

Et tout de suite elle vanta les mérites de sa bonne : Léiontine soignait si bien les petits ; elle les aimait tant ; avec cela brave, honnête, toujours prête à faire plaisir ; et propre qu’elle était sur elle !

Puis, dans la crainte que cet éloge n’agaçât un peu son amie :

— Toi aussi, dit-elle à Thérèse, tu es bien tombée avec Maria…

— Je tape vite sur du bois ! s’exclama finement Mme Mosselman.

— Oui, repartit Adolphine, on a de la chance, nous deux. Quand je pense que Pauline ne sait pas en avoir une de convenable… Tu sais, sa fameuse Adèle, eh bien elle plantait tout là pour courir avec un grenadier ! Ça, c’était une « galliarde » ! Et commune, et répondeuse ! Pauline en avait réellement peur…

Thérèse reconnut à son tour qu’elle ne pouvait pas se plaindre. Maria était une bonne fille, très dévouée, mais qui avait cependant ses lubies, ses heures de relâchement. Certains jours « on ne savait positivement pas ce qu’elle avait dans sa tête ». Enfin tout le monde avait ses défauts.

Adolphine qui voulait aussi que Léontine ne fût pas parfaite, dit alors en confidence qu’une chose l’inquiétait un peu depuis quelque temps et c’était ce rayonnement que dégageait la belle santé de sa bonne. De fait, celle-ci commençait à exercer une véritable séduction sur les garçons du quartier.

— Oui, oui, je vois bien qu’ils la regardent comme une bête curieuse…

Léontine était entrée à son service à la naissance d’Alberke ; ce n’était alors qu’une gringalette de treize ans, chétive, aux cheveux couleur de chanvre. Aujourd’hui la petite paysanne était devenue une forte fille à l’épaisse toison blonde et dont le visage, avec ses joues rebondies, sa large bouche aux belles dents, respirait un air de joyeuse bonté.

Était-elle consciente de cette heureuse métamorphose ? Certes Léontine était sérieuse, on ne pouvait pas dire le contraire ; elle possédait de bons principes. N’empêche que depuis quelque temps, le petit Moens, le fils du boulanger du Rempart des Moines, tournait autour d’elle plus que de raison. Et il n’était pas le seul. Léontine pouvait se laisser prendre à ses façons. Il était si joli, si coquet dans son costume de pilou vert et ses guêtres jaunes ! Il poussait si gaillardement sa charrette, il était si bon pour son chien ; il savait si bien rossignoler avec son sifflet pour annoncer sa présence aux clients ! Ah c’était un gentil ventje. Toutes les bonnes et les cuisinières du Papenvest en raffolaient, lui faisaient des avances. Mais c’était tout de même à Léontine qu’il apportait son meilleur pain, ses plus croustillants pistolets et ses plus beaux cramiques.

Oui, ce petit Moens était inquiétant. Il fallait prendre garde et veiller discrètement sur la vertu de Léontine.

Quant à Thérèse, cette question d’amoureux ne la préoccupait guère :

— Avec la mienne, il n’y a pas de danger, assurait-elle. Maria a un bon ami dans son village. C’est le fils du sacristain. Il vient la voir tous les mois avec son père et ils se promènent à trois… C’est plus convenable.

Mais il était quatre heures. Les bandes d’enfants interrompaient leurs rondes, devenaient moins bruyantes ; c’était l’accalmie du goûter.

Mme Kaekebroeck s’impatientait :

— Mais où est-ce qu’ils restent, pour l’amour du Ciel ! Ça n’est vraiment pas permis !

Thérèse se leva :

— Allons, moi, je vais une fois aller voir…

Adolphine s’excusa de ne pas y aller à sa place :

— J’irais bien, Chère, mais Hippolyte doit venir et j’ai peur qu’il ne me trouve pas.

— Hippolyte doit venir ! s’écria Thérèse. Tu ne m’avais pas dit…

— Och, s’apitoya Adolphine, il est si triste qu’il doit partir en pension lundi en huit…

— Il va en pension ! Mais ça je ne savais pas !

Et dans l’étonnement que cette nouvelle causait à la jeune femme il y avait comme un brin de contrariété.

— Oui, expliqua Adolphine, il va dans un collège de Paris pour apprendre à bien causer le français. C’est Joseph qui l’a conseillé à papa.

— Mais il parle très bien ! s’écria Thérèse avec conviction. Et c’est un si bon sujet à « l’Athnée ». Non, ça tu sais je ne comprends pas !

Elle ne voyait pas l’utilité de cet exil, elle en restait surprise, un peu chagrine même, car elle aimait ce gentil adolescent dont les attentions et la discrète tendresse lui étaient plus sensibles qu’elle n’osait se l’avouer :

— Pauvre petit ! fit-elle en se parlant à elle-même.

Elle sembla rêver pendant quelques secondes, puis déposant son ouvrage :

— Reste seulement, je reviens de suite…

Alberke ne démentait pas le portrait tracé par sa mère. C’était un solide gamin, haut en couleur, turbulent, indiscipliné, le bonnet toujours de travers, ruban sur le nez, sans égard pour ses « bons paletots » et qui donnait souvent à Léontine bien de la tablature.

— Ça c’est un diable ! disait-elle avec une pointe d’orgueil, car elle l’aimait de tout son cœur.

Il avait tout de suite escaladé la rampe de terre battue qui mène au premier palier de l’esplanade et, prenant à témoin sa sœur Hélène et les trois petits Mosselman assemblés :

— « Regard » une fois, je vais courir en bas…

Avant que sa bonne eût pu le retenir, il s’était élancé sur la pente au bas de laquelle un faux pas l’avait étendu à plat ventre au milieu du chemin.

Déjà la robuste Léontine l’avait remis sur ses pieds. Et Alberke restait là immobile, bras écartés, tellement suffoqué qu’il ne pouvait pleurer.

— Voilà ce que c’est, méchant, méchant garçon !

Elle le fit pirouetter, brossa d’une rude main son paletot à boutons d’or et finit par lui appliquer au bas du dos une tape où il y avait peut-être un peu plus de « clique » que de frottage.

Ce choc rendit la voix au marmouset qui éclata en pleurs. La petite Hélène vint gentiment le consoler, essayant de lui ôter les mains de la figure, se haussant sur les pointes pour l’embrasser.

Cécile Mosselman, qui trouvait sans doute dans sa petite cervelle de trois ans que c’était beaucoup de bruit pour rien, se promenait gravement à quelques pas de là, les mains derrière le dos, attendant qu’on en eût fini.

Mais ses frères, Léon et Georges, très impressionnés, se blottissaient contre leur bonne :

— Vous voyez n’est-ce pas ? disait Maria.

Et dans l’ellipse de sa phrase, il y avait tout un enseignement, bien superflu du reste pour ces deux empotés.

Cependant la petite Hélène avait attendri Léontine. Brusquement la bonne souleva la fillette dans ses bras et la baisa sur ses joues d’api :

— Och erme, dit-elle, ça est tout de même un si bon petit cœur !

Alberke ne pleurait plus. Quand on lui eut frotté le nez avec un peu de salive, il reprit toute son insouciance :

— On va jouer train ! dit-il.

Aussitôt, il bouscula Cécile, Georgke et Léion Mosselman sous prétexte de les mettre en rang :

— Moi, je suis locomotive.

Il assigna à sa sœur la place de queue : elle ferait le fourgon des bagages, ce à quoi Hélène consentit sans répliquer, car elle faisait tout ce qu’il voulait.

Alberke siffla :

— Hou, houuuuuu !

— Oui, mais pas aller trop loin, savez-vous ! s’écria Léontine en barrant la voie.

Et montrant du doigt la fontaine de Rude :

— Jusqu’à là seulement et puis revenir…

Mais Alberke s’impatientait : la chaudière bouillait :

— Tchii, tchii ! faisait-il avec sa bouche allongée en groin. Allo, Léiontine, va-t-en, je dis !

Et il essayait de la repousser avec ses poings qu’il manœuvrait en pistons.

Mais Léontine n’avait pas fini :

— Faites seulement bien attention de ne pas courir tout près de ces sales gamins là-bas…

En effet, au bout de l’allée, jouait une bande de polissons dont les manières débraillées et les cris sauvages ne présageaient rien de bon.

Alberke siffla, lâcha la vapeur :

— Hou, houuuuuu ! Tchi, tchiii !

Le train s’ébranla et partit à une allure raisonnable. Il revint sans encombre à son point de départ, stoppa un moment et repartit de nouveau, mais allégé cette fois de la petite Cécile dont les trois ans demandaient à souffler.

Quant à Léon et Georges Mosselman, ils s’animaient vraiment et se dégourdissaient au contact d’Alberke qui était leur professeur d’énergie.

— Ça n’est pas malheureux, disait Maria. On jurerait que ça est des filles !

Elle avouait que leur mollesse lui donnait parfois de violentes envies de les secouer ; la petite Cécile à la bonne heure, rien de plus vif qu’elle, c’était un garçon manqué, comme disait Madame.

En effet, à peine reposée, la petite fille était partie en courant pour rejoindre le train. Or, depuis quelques minutes, celui-ci ne manœuvrait plus avec autant de liberté : la voie commençait à s’encombrer ; les « sales gamins » justement redoutés de Léontine, y faisaient des incursions de Peaux-Rouges. Dans leur poursuite, ils passaient à travers la rame de wagons dont ils s’emparaient au besoin pour les opposer comme des boucliers aux coups de leurs copains.

Ce manège commençait à déplaire fortement à Alberke froissé dans son amour-propre de locomotive.

Soudain, l’un d’eux renversa la petite Hélène. À cette vue, Alberke devint pâle de colère. Il poussa un cri et se rua sur l’agresseur qu’il bourra de toutes ses forces dans un accès de frénésie furieuse. Puis, avant que l’autre, surpris de cette attaque imprévue eût songer à se défendre, il se replia face à l’ennemi sur sa petite troupe, résolu à la protéger jusqu’à la mort.

Léion et Georgke Mosselman, effarés, tremblaient de tous leurs membres. Mais la petite Cécile, que l’inconscience du danger et une ardeur naturelle rendaient belliqueuse, vola à côté du héros en même temps qu’Hélène se précipitait devant son frère frémissant et muet.

Cependant les « sales gamins », un moment ahuris, se concertaient. Ils étaient six ou sept, âgés de dix à douze ans, apprentis en vagabondage, la mine effrontée, la bouche ordurière ; ils allaient se venger de l’offense de ce morveux d’Alberke. Mais les beaux habits du petit garçon et les jolies robes des fillettes leur imposaient. Au surplus, ils tenaient d’abord à s’assurer de pouvoir faire le coup impunément et jetaient aux alentours des regards investigateurs.

Enfin, le plus grand, s’avança dans le chemin et interpella Alberke :

— Viens une fois, si tu oses…

Sans répondre à cette provocation, Alberke étendit les bras devant sa sœur et ses amis comme sur une couvée.

C’était lui qui les avait entraînés dans cette aventure : à lui de les protéger contre les loups dévorants.

Une petite transe pâlissait ses joues, mais il ne bronchait pas. Et voilà le vrai courage : avoir peur et ne pas reculer.

Le sale gamin répéta :

— Viens une fois, espèce de Ketje…

Alberke restait coi, prêt à foncer. Mais la petite Cécile ne put se retenir de crier de sa voix grêle et comique :

— Venez une fois, chales gamins !

C’en était trop. Cette fois, le jeune bougre se porta résolument en avant. Déjà son bras levé retombait sur Alberke quand une main nerveuse s’abattit sur son cou et le retourna comme un pion.

— Grand lâche va ! Touche seulement à ces petits et tu sauras pourquoi !

Mais, le sauveur providentiel ayant relâché son étreinte, le chenapan et ses compagnons détalèrent comme des lapins.

Déjà les enfants sautaient autour du jeune homme, s’accrochaient à ses habits :

— Oncle Hippolyte, Oncle Hippolyte !

Ils parlaient tous à la fois, voulaient expliquer la bataille. Maria et Léontine, accourues sur ces entrefaites, s’excusaient de s’être attardées. De loin, elles croyaient que les petits étaient en train de jouer.

Hippolyte les rassura :

— Il n’y a pas de mal, dit-il, j’étais derrière cette statue, je veillais…

Il embrassa les enfants :

— Allons, vous êtes tout de même de braves petits ! Mais vous l’avez échappé belle !

Il cajola Cécile plus longuement que les autres :

— Mazette, Mademoiselle, vous êtes une gaillarde, vous !

La fillette faisait une figure terrible, répétant de son gentil fausset :

— Oh, j’allais leur donner un bon coup, chais-tu !

— Tu me fais peur !

Il la regardait avec ravissement, ému d’une tendresse particulière pour cette gamine si vivante, si bravette. Il la voyait d’ailleurs à travers un sentiment qui n’avait fait que croître depuis le fameux soir des fiançailles de sa sœur Hermance.

Et il baisait les boucles blondes de la fillette en fermant les yeux comme pour se donner l’illusion de baiser encore certains bandeaux sombres dont l’odeur subtile grisait son souvenir.

Tout à coup on entendit une voix joyeuse :

— Eh bien, les vilains enfants, et votre « petit quatre heures ! » Qu’est-ce que vous restez faire donc ? On vous attend savez-vous !

C’était Thérèse. Il pensa défaillir et dut s’appuyer au socle d’une statue de bronze.

— Tiens, Hippolyte ! s’écria gaîment la jeune femme tout en rajustant la cravate de ses garçons ; Adolphine demandait justement après toi…

Il avait ôté son chapeau boule. Il s’inclina et dit d’une voix qu’assourdissait l’émotion :

— Bonjour, Madame Thérèse.

Elle se mit à rire :

— Oh que c’est drôle ! Tu fais comme un monsieur !

Aussitôt, elle commanda aux bonnes de rejoindre Adolphine :

— Allez seulement en avant. Moi, j’arrive avec Hippolyte.

Tout de suite, Alberke avait reformé son train. Il siffla et le convoi partit devant Léontine et Maria qui allongeaient le pas en criant :

— Doucement, doucement ! Tout à l’heure vous allez encore une fois tribouler par terre !

— Eh bien, s’exclama Thérèse, qu’est-ce que j’apprends ? Tu vas en pension ! Et pourquoi ça ?

Il était si troublé d’être seul avec elle qu’il répondit à voix basse :

— Je ne sais pas…

— Comment tu ne sais pas ! Est-ce que tu n’as plus eu de bonnes places à « l’Athnée » ?

Il se redressa et avec une modeste fierté :

— Oh si, j’ai été dans les trois premiers dans toutes les compositions…

Et, baissant les yeux, il ajouta :

— Puisque je vous l’avais promis…

Elle demeura un moment interdite. Oui, elle se souvenait de ce soir des fiançailles où, placée à table près de lui, elle s’était avisée de l’interroger sur ses études. Dans son gai caprice, elle l’avait embrassé, parce qu’il avait été premier « en calcul ». Plus tard, animé d’une gentille ivresse, l’écolier s’était enhardi à plonger les yeux dans son corsage et soudain il l’avait baisée derrière l’oreille en murmurant :

— Je vous jure maintenant d’être aussi premier en géographie !

Oui, elle se rappelait, et voilà que la constance, l’énergique volonté de ce bel adolescent, acharné à conquérir les premières places rien que pour mériter un regard de sa dame, la remplissait d’une émotion délicieuse qui avait presque le charme de l’amour.

Elle le regardait, s’étonnant de le trouver tout-à-coup si grandi, si élégant. C’est qu’il avait seize ans aujourd’hui ; un soupçon de moustache ombrait sa lèvre. Sa figure distinguée, d’un ovale un peu long, au teint de chaud hâle, avait une expression à la fois énergique et rêveuse qui captivait dès l’abord. Il était souple, gracieux, réservé dans ses attitudes et ses gestes ; il avait vraiment bonne façon dans son complet de cheviott grise. C’était le garçon soigneux, de mœurs douces, élevé par ses trois grandes sœurs.

Mais le silence devenait gênant ; Thérèse eût bien voulu détourner la conversation. En fin de compte, elle ne trouva que cette phrase qui ne détournait rien :

— Eh bien, est-ce que tu as réussi en géographie ?

Il répondit triomphant :

— J’ai obtenu le premier prix ! Et j’ai eu aussi un prix de calcul et de latin !

Cette fois, elle n’osa plus le regarder et dit simplement :

— Et qu’est-ce que ton père t’a donné pour ça ?

Alors, avec un accent de profonde tristesse :

— Il me fait partir pour le lycée à Paris !

Soudain, des larmes sautèrent à ses yeux. L’explosion de ce chagrin bouleversa la jeune femme :

— Voyons, Cher, s’écria-t-elle d’un ton de reproche, un grand garçon comme toi qui pleure maintenant !

Elle lui prit résolument le bras :

— Viens par ici, nous ferons un petit tour avant de rejoindre Adolphine. Il ne faut pas qu’on voie que tu as pleuré…

Et lentement ils contournèrent les haies qui enclosent les petits parcs d’arbustes du jardin français.

Le soleil baissait, mêlant un peu de rose à son or, mirant sa calme splendeur dans les vitres des grandes serres. L’air était doux, embaumé. Les bandes de moineaux rassemblés dans le feuillage, tapageaient une dernière fois avant de s’endormir. Mamans et bonnes pliaient bagages et remontaient le grand perron avec les bébés ; les promeneurs se faisaient plus rares.

— Voyons, fils, dit-elle finalement, tu n’es pas raisonnable. Pourquoi es-tu si triste ? Parce que tu vas quitter ta maman ?

La sensation de son bras passé sous le sien lui enlevait déjà une partie de sa peine. Mais il ne tenait pas à être consolé si vite de peur qu’elle ne le plaignît plus autant, qu’elle se pressât moins fort contre lui. Elle était si jolie, si mignonne dans son boléro écossais, avec son beau col blanc rabattu qui tranchait sur la chaude coloration de son teint ! Et puis, elle sentait si bon ! Comment rester triste quand elle lui témoignait tant de gentille amitié ! Il sentait son cœur se gonfler d’une tendresse éperdue et c’était une minute adorable.

Il avait essuyé ses larmes. Il répondit enfin à sa question :

— Oui, beaucoup pour ça, mais pas rien que pour ça…

— Et pourquoi donc encore ?

Comme elle le regardait, surprise de ses paroles réticentes ou feignant de l’être, une vive rougeur colora les joues du garçon. Il hésita un instant, puis très bas :

— Non, fit-il, je ne peux pas le dire…

Elle éclata d’un rire perlé :

— C’est un secret ! Oh, rassure-toi, je ne veux pas le savoir…

Cette fois, il répondit avec plus d’assurance :

— Non, je ne peux pas le dire… surtout à vous.

— Surtout à moi !

Il répéta, buté :

— Oui, surtout à vous.

— Ma foi, tu sais, je ne comprends pas !

Et pourtant un émoi singulier s’emparait de son cœur. Quant à lui, son âme, trop neuve encore, ne pouvait démêler les vrais sentiments d’une femme. Il fut navré du ton enjoué de ses paroles : elle était indifférente puisqu’elle ne devinait pas. Toute son amertume lui revint. Il dit :

— Oh, je sais, vous ne pouvez pas comprendre…

Elle retira son bras sous prétexte de consulter sa montre agrafée comme une médaille sur sa poitrine.

— Oh, oh, dit-elle en jouant la surprise, mais il est presque cinq heures ! Dépêchons-nous, Adolphine doit se demander où nous restons !

Elle le devança de quelques pas. Alors, il comprit que, s’il ne parlait pas aujourd’hui, jamais il ne retrouverait une pareille occasion de lui avouer son amour et qu’il s’en voudrait toute sa vie d’une pareille maladresse. Il cessa d’hésiter, se sentit une invincible résolution de tout affronter. Il la rattrapa près d’un oranger en caisse :

— Madame Thérèse, s’écria-t-il, je vais vous dire… Si j’ai tant de chagrin de partir, c’est parce que… parce que je ne vous verrai plus !

Il cacha sa figure dans ses mains tandis qu’elle s’arrêtait émue, bien plus qu’elle ne s’y attendait.

— Mais, mon pauvre Hippolyte, moi aussi je serai bien triste de ne plus te voir…

Il pleurait :

— Oh, vous, ce n’est pas la même chose !

— Mais si, je t’assure…

— Non, non, vous dites ça ! Mais c’est impossible, je sais bien que je ne compte pas pour vous…

Elle voulut protester, mais il ne la laissait plus parler. Ce fut une déclaration ingénue, fiévreuse où il dévoila toutes les joies, toutes les précoces souffrances de son cœur passionné. Il l’aimait depuis l’âge de cinq ans. Est-ce qu’elle se rappelait comme il accourait pour se jeter dans ses bras ? Quand il était assis sur ses genoux, personne ne pouvait approcher ; il devenait plus hargneux qu’un roquet. Comme il aimait ses caresses et ses baisers ! Il gardait mille petits objets qui lui avaient appartenu, qu’elle avait portés ou simplement touchés, des fleurs séchées, des boutons, des rubans… L’affreux jour que celui où il avait appris qu’elle allait se marier avec Ferdinand ! Cette nouvelle lui avait causé un chagrin insupportable. La jalousie s’était allumée dans son cœur avec une violence sans pareille. Il ne l’aimait plus et il l’aimait encore… Dieu qu’il avait été malheureux ! Et puis, peu à peu la raison lui était revenue ; il avait distrait sa douleur par les livres : il avait étudié avec le désir de briller dans les concours et d’être distingué par elle…

Oh, il comprenait bien aujourd’hui qu’il l’aimait mieux et tout autrement que fait un petit garçon. C’est elle qui, la première, lui avait révélé la femme dans la vie. Elle était le rêve de son cœur !

Il parlait avec volubilité, comme par crainte de ne pas oser tout dire et que sa timidité, reprenant le dessus, n’embarrassât ses aveux.

Vainement Thérèse avait tenté de l’interrompre ; puis, elle s’était laissée aller au charme de cette confession en même temps qu’elle ressentait une petite angoisse en écoutant ce langage passionné.

L’offre de ce pur, de ce premier amour, la remuait profondément : une sorte de griserie lui montait au cerveau. Mais ce ne fut qu’un instant : toute l’honnêteté de sa nature protesta contre cette douce langueur qui l’envahissait, contre cette complaisance à savourer le délire d’un enfant.

Elle s’empara de ses mains et laissant toute coquetterie :

— Mais, mon pauvre Hippolyte, tu es fou ! Je suis une vieille maman, moi ! Je t’aime beaucoup, mais je t’aime comme un grand fils !

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! s’écria-t-il avec emportement, j’aime mieux alors que vous me détestiez !

Elle essaya d’être grave :

— Voyons, sois gentil, calme-toi. Tu me fais beaucoup de peine, tu sais ! Retournons auprès d’Adolphine…

Il se taisait, courbé sous son désespoir. Elle l’entraîna :

— Je le vois bien maintenant… Il est bon que tu partes. Le collège changera tes idées. Si, si ! Et quand tu reviendras à la Noël, tu seras comme un petit français. Tu te moqueras de toi et de moi !

Il eut un geste de protestation ; mais elle n’y prit pas garde, continua de le sermonner doucement. Ses paroles tendres et raisonnables étaient comme une pluie fine qui tombait sur les braises de son amour.

Ils étaient arrivés dans un petit chemin désert qui dévale entre une haie et un versant planté d’ifs et de buis. L’odeur funèbre de ces arbustes impressionna le jeune homme :

— Je mourrai là-bas, dit-il sombrement.

— Veux-tu bien te taire, méchant garçon ! D’abord si tu meurs, je ne t’aime plus !

Cette menace ironique parut l’émouvoir :

— Si encore, dit-il, vous me permettiez de vous écrire quand je serai trop triste…

— Eh bien c’est ça, il faut m’écrire…

Et d’un petit doigt malicieux :

— Mais tu sais, prends garde, Ferdinand lit toutes mes lettres…

— Ne vous moquez pas, supplia-t-il.

En même temps, il lui saisit les mains car les minutes étaient rapides et leur tête-à-tête allait brusquement cesser :

— Est-ce que je ne puis pas vous embrasser avant de partir ?

— Mais oui, j’espère bien que tu viendras nous dire au revoir…

— Oui, mais non, je veux tout de suite ! Oh j’aimerais tant tout de suite !

Et avant qu’elle eût pris le temps de parlementer, il l’avait saisie dans ses bras et la baisait passionnément dans le cou sous l’oreille gauche.

— Tu es un méchant garçon ! Allons finis… Qu’est-ce que les gens vont bien penser !

Elle était toute rouge et confuse, mais quand même attendrie par tant de fougue juvénile. Elle s’aperçut tout à coup qu’il lui avait dérobé le petit mouchoir passé dans son corsage :

— Oui, mais ça pas, tu sais ! Rends-le moi…

Mais il se reculait en pressant sur ses lèvres le morceau de batiste parfumé.

— Voyons, finis, rend-le moi !

Il souriait, disait non.

— Eh bien, je suis très fâchée maintenant !

Mais comme elle s’élançait vers lui, une bande d’enfants se jeta dans ses jupes en poussant des cris sauvages. C’était Alberke et son train. Et voilà qu’Adolphine surgit derrière eux :

— Ah ça, où donc est-ce que vous restez vous autres ! On devrait déjà être parti depuis une bonne demi heure…

En effet, le soir allait venir. Une brume rose enveloppait le jardin d’où montait à présent la forte odeur d’automne.

Ils s’en retournèrent. La ville, toute fourmillante, s’illuminait sous le ciel mauve de l’entre-chien-et-loup. Les bonnes allaient devant, chargées de filets, traînant les moutards fatigués. Et Adolphine, exubérante à son ordinaire, bavardait sans rien soupçonner du souci de Thérèse ni de l’émoi d’Hippolyte.

Parfois, elle s’interrompait pour gourmander Alberke :

— Mais fais donc attention ousque tu marches, vilain garçon !

Elle se plaignait à Thérèse :

— Quand il y a une saleté quelque part, ça est sûr que c’est pour ses pieds !

On se sépara rue de Flandre devant la corderie.

Hippolyte était resté un peu en arrière :

— Est-ce que je puis le garder, dit-il d’un ton suppliant, je vous le rendrai à la Noël…

Elle ne voulait plus insister :

— Fais comme tu veux, répondit-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre sévère. Mais c’est fini, tu sais, je ne t’aime plus.

Elle disparut dans la maison, tandis qu’il s’en allait rêveusement, à la fois inquiet et heureux de cette querelle, oppressé par le doute et l’espoir, sans savoir au juste s’il l’avait offensée ou troublée, mais sûr qu’il était un homme à présent par la hardiesse de ses aveux. Son âme, subitement élargie, avait l’intuition précoce des sentiments d’un âge supérieur ; elle allait se repaître avec ivresse des souffrances de l’amour.

Adolphine, qui l’attendait au coin du Rempart des Moines, se chargea de le replonger dans la rude réalité :

— Mais qu’est-ce que vous avez donc tous aujourd’hui à traîner comme ça ? Joseph va encore une fois réclamer. Le gigot sera sûr trop cuit !

Alors, le pauvre Hippolyte la suivit docilement, essayant de prolonger en lui-même cette heure délicieusement romanesque…