Madame Louise Ackermann intime
Madame Louise Ackermann
intime
S’il est difficile de donner une juste idée des contemporains illustres dans l’intimité desquels on n’a pas pénétré, il l’est aussi d’en parler lorsqu’on les a approchés de très près, quand on a pu les apprécier et les admirer dans leur vie de chaque jour, quand on en a été aimé tendrement. On voudrait réussir à faire comprendre la noblesse, la droiture, la belle simplicité des rares êtres dont le grand talent n’était pas plus grand que leur bonté et la loyauté de leur caractère.
Chez Mme Louise Ackermann, une véhémente franchise s’alliait aux sentiments d’instinctive et naïve bienveillance de sa nature si en dehors. Ne le conçoit-on pas, d’ailleurs, en la lisant, et des accents aussi vibrants que les siens, exprimant la plus saisissante et désespérée pitié pour la destinée humaine qu’aucune littérature ait jamais réalisée, pouvaient-ils naître d’une âme faible et sans hardiesse ?
Contrairement à la généralité des poètes, ses vers ne sont pas des vers de jeunesse. Ils sont une tardive manifestation intellectuelle, le fruit d’une véritable douleur profondément ressentie.
Toute jeune pourtant elle s’était essayée à la versification, et, vers treize ou quatorze ans, fit une tragédie de la triste histoire de Marie Stuart, sujet de composition donné par son professeur. Elle se plaisait à en citer un vers, dans lequel sa pensée de plus tard se pressent déjà :
Plusieurs de ses essais se sont trouvés conservés. L’un d’eux, intitulé Renoncement, est daté de Port-Royal-des-Champs, — où, dans son précoce enthousiasme pour Pascal, elle avait entraîné sa mère et ses sœurs et habité quelques mois, — et se termine ainsi :
Sacrifice… eh bien, soit ! tu seras consommé.
Après tout, si l’amour n’est qu’erreur et souffrance,
Un cœur peut être fier de n’avoir point aimé.
Il est curieux de voir Mme Ackermann qualifier ainsi de sacrifice le renoncement à l’amour, au mariage ; car, peu d’années ensuite, s’étant exclusivement consacrée, après la mort de sa mère, à l’étude des poètes, ses « amis uniques[1] », ne travaillant les langues étrangères que pour les « comprendre et s’en pénétrer », elle ne se maria, pour ainsi dire, que malgré elle.
Une autre pièce, adressée Aux Femmes, mérite d’être citée, comme témoignage des hautes préoccupations de la jeune fille :
S’il arrivait un jour, en quelque lieu sur terre,
Qu’une entre vous vraiment comprît sa tâche austère ;
Si, dans le sentier rude avançant lentement,
Cette âme s’arrêtait à quelque dévoûment ;
Si c’était la bonté sous les cieux descendue,
Vers les infortunés la main toujours tendue ;
Si l’époux et l’enfant à ce cœur ont puisé ;
Si l’espoir de plusieurs sur elle est déposé,
Femmes, enviez-la ! Tandis que dans la foule
Votre vie inutile en vains plaisirs s’écoule
Et que votre cœur flotte, au hasard entraîné,
Elle a sa foi, son but et son labeur donné.
Enviez-la ! Qu’il souffre ou combatte, c’est Elle
Que l’homme à son secours incessamment appelle,
Sa joie et son espoir, son rayon sous les cieux,
Qu’il pressentait de l’âme et qu’il cherchait des yeux,
La colombe au cou blanc qu’un vent du ciel ramène
Vers cette arche en danger de la famille humaine,
Qui, des saintes hauteurs en ce morne séjour,
Pour branche d’olivier a rapporté l’amour.
Mme Ackermann est née à Paris le 30 novembre 1813. Dans une courte autobiographie, chef-d’œuvre de simplicité et de précision, elle raconte son enfance sauvage et concentrée, puis comment, alors que le génie de Lamartine et de Hugo provoquait l’attention universelle, sa vocation pour la lecture et l’étude se détermina.
Cette autobiographie, ainsi que les Pensées d’une Solitaire, parues en 1883 et presque aussitôt épuisées, la font connaître tout entière.
Ce n’est plus la révolte passionnée de ses poésies, inspirée par le sombre drame de l’existence, mais la gravité d’une raison en possession d’elle-même et qui s’exprime, sur son expérience, son observation et sa propre vie, avec une élévation et une modération remarquables.
Mme Ackermann applique à sa prose ce qu’elle souhaiterait pour la poésie en général : « Quand le poète chante ses propres douleurs, il doit avoir la note sobre. Les cris personnels déchirants ne sont pas faits pour la poésie[2]. » Et elle ne dit que quelques mots seulement de la perte de son mari : « Ma douleur fut immense[3]… »
Dans ses Pensées, elle en laisse pourtant échapper davantage :
« La musique me remue jusqu’en mes dernières profondeurs. Les regrets, les douleurs, les tristesses, qui s’y étaient déposés en couches tranquilles par le simple effet de la raison et du temps, s’agitent et remontent à la surface. Cette vase précieuse une fois remuée, je vois reparaître au jour tous les débris de mon cœur. »
C’est à Berlin qu’elle rencontra Paul Ackermann. Déjà elle y avait fait un séjour prolongé, ayant obtenu de sa mère de la laisser s’y perfectionner dans l’allemand, — afin, disait-elle plaisamment, de couper court aux leçons trop envahissantes de « l’excellent Stanislas Jullien ».
Car elle avait voulu savoir jusqu’au chinois. Mais le chinois, ajoutait-elle, jamais on n’a fini de le savoir.
« Le Berlin d’alors était bien la ville de mes rêves. À peu d’exceptions près, ses habitants ne vivaient que pour apprendre ou pour enseigner. Les questions philosophiques et littéraires y passionnaient seules les esprits[4]. »
C’était encore l’Allemagne de Mme de Staël.
Aussi, à quelques années de là, ayant perdu sa mère et marié ses sœurs, Louise Ackermann n’hésita-t-elle pas à y aller attendre chez de bons amis que « son âge lui permît de vivre seule[5] ».
Paul Ackermann, fixé à Berlin depuis peu, y collaborait à la publication de la correspondance du grand Frédéric. Touchée par les sentiments qu’il lui témoignait et malgré son éloignement du mariage, elle consentit à l’épouser en 1844. La parfaite conformité de leurs goûts lui promettait le genre de bonheur qu’elle préférait :
« C’est un fort aimable garçon, plein de vues neuves en philosophie et en poésie ; c’est un esprit fin et très observateur et dont j’ai beaucoup appris, car nous avons le temps de causer cinq heures par jour, terme moyen, » écrit-elle, en 1843, à sa sœur, Mme Girard.
Ce bonheur dura peu. Quelques mois à peine. Paul Ackermann tomba malade. Il lui dit tristement : « Tu n’avais qu’un défaut, c’était ta petite fortune. Sans elle, que ferions-nous maintenant ? »
Il fallait entendre Mme Ackermann répéter ces paroles…
Elle a écrit : « Il en est de certains points culminants de notre vie comme des hautes montagnes : quelle que soit la distance qui nous en sépare, ils nous paraissent toujours proches[6]. »
Espérant pour son mari de l’air natal, elle le ramène à Montbéliard. Il y meurt en 1846 :
« Nous mourons presque tous de mort violente ; car comment nommer autrement cette rupture douloureuse des liens de la vie ?…[7] »
Cette pensée, ainsi que les plus saillantes des poésies de Mme Ackermann, est marquée de son déchirement, et ce déchirement n’est-il pas la grandeur et la force de son inspiration ?
Fuyant les pays où elle avait été heureuse, elle vint se fixer à Nice, attirée par une sœur de beaucoup sa cadette et très aimée :
… qu’à jamais le vent bien loin des bords m’emporte
Où j’ai, dans d’autres temps, suivi des pas chéris,
Et qu’aujourd’hui déjà ma félicité morte
Jonche de ses débris !
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Comment pourrais-je encor, désolée et pieuse,
Par les mêmes sentiers traîner ce cœur meurtri,
Seule où nous étions deux, triste où j’étais joyeuse,
Pleurante où j’ai souri[8] ?
Ces strophes sont datées de 1850. En mai 1851, à Nice, elle s’écrie :
Ciel pur dont la douceur et l’éclat sont les charmes,
Monts blanchis, golfe calme aux contours gracieux,
Votre splendeur m’attriste, et souvent à mes yeux
Votre divin sourire a fait monter les larmes.
Du compagnon chéri que m’a pris le tombeau
Le souvenir lointain me suit sur ce rivage.
Souvent je me reproche, ô soleil sans nuage !
Lorsqu’il ne te voit plus, de t’y trouver si beau[9].
À Paris, dans les dernières années de sa vie, le portrait de ce « compagnon chéri » surmontait le bureau sur lequel elle écrivait, dans le petit salon si modeste et si recueilli de la rue des Feuillantines où, chaque samedi, un groupe d’amis choisis se réunissait. Les regards allaient de lui à elle avec émotion. Ce charmant et distingué jeune homme, depuis tant d’années parti, et la jeune femme d’alors devenue, par son deuil et par sa souffrance, le grand poète au front superbe, aux somptueux cheveux blancs, aux yeux pénétrants, de qui Léon Ostrowski a laissé un si énergique et si beau portrait.
Ceux qui avaient déjà souffert aussi savent combien son influence était fortifiante et reposante et quel courage ils puisaient près d’elle, non qu’elle s’efforçât de leur donner de vagues consolations, mais sondant avec eux les abîmes de la souffrance même, la généralisant, l’ennoblissant. Là est sa suprême puissance. Et ce n’était pas de la littérature.
C’est bien à tort que l’on traite sa poésie de désespérante. Le sublime touche à l’héroïsme, et l’héroïsme est contagieux. Mme Ackermann a celui de la résignation, de la soumission aux lois universelles. Acceptation grandiose quand, par exemple, dans sa hautaine conception de l’amour, elle s’écrie, substituant superbement l’intensité à la durée :
S’il se sent infini !
Bien entendu, les Poésies philosophiques sont seules en cause. In Memoriam, par l’émotion subjective pénétrante, ne pouvait manquer de charme, mais la vraie Mme Ackermann date seulement des Malheureux.
Dans sa solitude des environs de Nice, — « un petit domaine, ancienne propriété des Dominicains, dans une situation admirable[10] », — elle se laissa entraîner à « rimer », pour des amis, quelques poèmes orientaux qu’elle venait de lire dans le texte.
Le vieux français de ses travaux avec son mari fut à son tour mis à contribution. En 1863 parurent les Contes. Il eût été difficile, impossible même, d’y voir poindre le grand poète futur. Mme Ackermann ne se faisait aucune illusion sur leur valeur, gardant uniquement une juste reconnaissance à ces contes fort médiocres, mais qui lui avaient été d’excellents exercices de rhythme et de rime.
Ce premier recueil contenait pourtant la pièce des Malheureux, dans laquelle frémissent les désespoirs de l’humanité, et où l’angoisse souvenue des maux subis leur fait vouloir le sommeil éternel :
demandent-ils à Dieu. Ils lui crient encore, réclamant sa justice :
Ce vers, si chrétiennement magnifique, Mme Ackermann n’y songeait pas sans une sorte de frisson. Un soir, un homme qu’elle connaissait à peine s’était précipité chez elle, hors de lui, éperdu. Cet homme venait de lire les Malheureux. Il répétait : « Madame, oui ! n’est-ce pas ? nous avons souffert ! nous avons tant souffert ! Dieu nous en tiendra compte, n’est-ce pas ? »
Les années s’écoulaient paisibles dans la solitude que Mme Ackermann s’était choisie. Le calme lui venait doucement, — cette sorte d’atténuation qu’apporte le temps aux grandes douleurs, estompant un peu la poignante cruauté des souvenirs, et faite surtout de la sensation constante et de la certitude que chaque jour écoulé, chaque heure, nous rapproche du terme.
Lentement, rarement, quelque pièce s’ajoutait à celle des Malheureux. La brièveté et la fragilité de l’existence, l’âme et ses destinées, l’insensibilité de la nature environnante, la préoccupaient presque exclusivement.
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Et ces vers d’anxieuse interrogation à Pascal :
Tu nous en fais l’aveu : si quelque chose au monde
T’a jamais irrité, Pascal, et confondu,
C’est que l’on pût dormir en une paix profonde,
Lorsque sur un abîme on se sait suspendu ;
C’est un monstre pour toi que cette indifférence.
Quoi ! ne point s’enquérir du suprême secret
Qui doit remplir nos cœurs d’horreur ou d’espérance ;
Rester dans l’insouci du suprême intérêt ;
Aux choses d’ici-bas restreindre notre envie ;
Sur des spectacles vains tenant fixés nos yeux,
Passer sans demander autre chose à la vie
Que son voile d’un jour pour nous cacher les cieux !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Entre une pièce et l’autre, il y avait souvent des années de silence. C’est seulement lorsque j’étais trop fortement saisie par une idée que je me décidais à l’exprimer[11]… » Et l’expression la rend à son tour si impressionnante, que si quelques vers cités au hasard surprennent tout à coup, dans un journal ou une revue, il les semble lire pour la première fois, tant ils frappent.
Mme Ackermann descendait parfois de « sa montagne » à Nice. On montait la voir. Sa retraite devenait un lieu de pèlerinage.
C’est alors que se nouèrent ses relations avec le docteur Seeligmann, qui, vingt-cinq ans plus tard, à Paris, où comme elle il avait émigré après la guerre, lui prodigua ses encouragements et ses soins pendant les mois cruels de maladies successives des printemps de 1887, 1888, 1889.
Elle s’étendait volontiers sur cette époque, donnant gaiement la recette des pâtés qu’elle confectionnait en l’honneur de ses visiteurs, les préservant du thym et du laurier traditionnels. Le résultat obtenu remportait tous les suffrages : « Mes pâtés étaient meilleurs que mes vers, » concluait-elle. Dans combien de détails elle aimait à entrer ainsi ! Son individualité primesautière s’y montrait dans toute sa spontanéité.
Quelques-unes de ses Pensées donnent très exactement la physionomie et l’atmosphère de son existence d’alors, — qu’elle recommençait chaque jour par une visite à ses orangers, dont les fruits étaient pour elle le repas matinal :
« Mon premier soin, lorsque je me lève, est d’aller voir comment mes arbres ont passé la nuit, mes arbres fruitiers surtout. Quelle vivante image de la bonté que ces êtres muets qui tendent vers nous leurs bras chargés de présents !
« L’âge mûr semble être mon âge naturel. Ce calme encore accompagné de force, ces opinions rassises, ces vues claires en littérature et en philosophie, voilà ce que je goûte et dont je jouis avec délices. J’aurais dû naître à quarante ans.
« Les occupations agricoles ont une vertu particulière : elles calment, elles émoussent. Elles sont surtout bonnes après de grandes douleurs ou de grands mécomptes. Il semble que la terre communique dès lors à l’homme un avant-goût de ce repos définitif qu’elle lui donnera quelque jour.
« Ce soir, du haut de ma tour, je regardais la lune qui se dégageait des dernières lueurs du jour. Le crépuscule venu, elle apparut sur un fond obscur. Elle ne se leva point ; elle était toute levée au milieu du ciel. Il en est ainsi de quelques-uns de nos sentiments : ils sont montés à l’horizon de notre âme sans que nous nous en soyons aperçus, mais, à un moment donné, nous sommes tout surpris de les trouver épanouis et rayonnants dans notre ciel intérieur. »
Cependant l’année terrible arriva. Mme Ackermann ne put se résigner à rester à l’abri de l’invasion et vint s’enfermer dans Paris assiégé, avec l’utopique et candide espoir qu’avoir connu à Berlin la princesse Augusta, devenue la reine actuelle, et savoir l’allemand, la pourraient rendre peut-être de quelque utilité à son pays l’heure venue.
La guerre lui dicta des vers cornéliens :
Ô guerre, guerre impie, assassin qu’on encense !
Je resterai navrée, et dans mon impuissance,
Bouche pour te maudire, et cœur pour t’exécrer !
Le Cri, cité depuis tout au long par Barbey d’Aurevilly, qui le juge plus beau que le défi d’Ajax aux dieux : « J’en échapperai malgré vous ! » date également de cette époque bouleversée :
Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre,
Entend autour de lui les vagues retentir,
Qu’à perte de regard la mer immense et sombre
Se soulève pour l’engloutir,
Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre,
Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri,
Il redresse son front hors du flot qui le couvre,
Et pousse au large un dernier cri.
Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passe
Au delà du nuage a frissonné d’horreur,
Et les vents déchaînés hésitent dans l’espace
À l’étouffer sous leur clameur.
Comme ce voyageur, en des mers inconnues,
J’erre et vais disparaître au sein des flots hurlants ;
Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nues
S’amoncellent, la foudre aux flancs.
Les ondes et les cieux autour de leur victime
Luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ;
En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l’abîme
Court sans boussole et démâté.
Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage
Qui livre des combats dans les airs ténébreux ;
La mer est plus profonde et surtout le naufrage
Plus complet et plus désastreux.
Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène,
Encombré de trésors et d’agrès submergés,
Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine,
Et nous sommes les naufragés.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie ;
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien, ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,
Je l’ai jeté ; je puis sombrer !
Vers la fin de 1871, Mme Ackermann fait imprimer à Nice ses Poésies philosophiques. Le Cri en clôt la très peu élégante plaquette, tirée à cent exemplaires. Elle l’adressa en 1873 seulement à Caro, avec ces simples mots : À l’auteur de la Philosophie de Gœthe. Une lettre émue répond à l’envoi, et, en mai 1874, Caro publie dans la Revue des Deux-Mondes l’article retentissant qui décida de la réputation du poète qu’il présentait au public.
Sur les instances de M. Louis de Ronchaud, la plaquette se transforma bientôt en volume. C’est lui qui le porta chez Lemerre, ainsi que le fit M. Ledrain depuis pour les Pensées d’une Solitaire et l’Autobiographie.
Le plus cher ami de Mme Ackermann, son confident de longue date, et à qui le Pascal est dédié, M. Ernest Havet, prenait sa part d’un triomphe qu’il prédisait depuis longtemps :
« J’ai eu hier une charmante surprise en ouvrant la Revue des Deux-Mondes et en y trouvant d’abord le bel article de Caro. Voilà le signal attendu qui mettra, j’espère, le livre à sa place. L’article est un acte qui fait honneur à Caro, et dont je lui sais le plus grand gré. C’est un commentaire bien senti et très éloquent de vers magnifiques, il doit avoir un grand effet. Je vous disais encore dernièrement que je ne savais au juste quand le jour se lèverait sur votre œuvre, mais qu’il se lèverait. Cela est fait. Caro en a l’honneur. Je l’en félicite et le remercie. »
Avant Caro, Barbey d’Aurevilly avait déjà parlé de l’œuvre, qui le choquait, lui, dans sa foi de catholique soumis à la volonté de Dieu et confiant en la nécessité providentielle de nos épreuves. Tout en ne marchandant pas ses éloges, il appelle « tout à la fois un monstre et un prodige : un prodige par le talent et un monstre par la pensée », la femme — « aux muscles de gladiateur tendus jusqu’à se rompre contre la Fatalité invincible, contre cet effroyable train des choses qui va passer tout à l’heure et tout anéantir », — qui a écrit de tels vers.
Elle le remercia en lui offrant ses Poésies avec cette dédicace, dont elle était très fière :
Un monstre reconnaissant.
Il écrivit d’elle encore : « La femme, qui se retrouve toujours quand elle veut le plus cesser d’être, se retrouvait dans les vers inouïs de Mme Ackermann. Les larmes immortelles de la Pitié, chez cette Révoltée généreuse des douleurs du monde, n’ont jamais séché sur son athéisme attendri… »
Appréciation très sensible à Mme Ackermann. Quoique l’auteur de poésies si viriles, elle tenait avant tout à rester femme.
Ces poésies d’arrière-saison furent non seulement l’intérêt des quelques années de production de sa maturité, mais la douceur de sa vieillesse, comblée d’hommages à l’heure où l’on est le plus souvent en oubli, même quand la jeunesse a été favorisée par la consécration d’un talent réel.
« Qu’on partage ou non les opinions de Mme Ackermann, on est obligé d’admettre son immense talent et d’admirer la grande dignité de sa vie… Parmi ces gens qui n’ont plus qu’un souci : jouir à n’importe quel prix, elle nous donnait là-bas, dans son petit appartement de la rue des Feuillantines, un bel exemple de tenue rigide… C’était en réalité, par les mœurs, une femme de Port-Royal, une mère Agnès ou une mère Catherine Arnauld. Son vêtement noir, l’enveloppement de sa tête, la rapprochaient encore de ces religieuses femmes. Elle leur ressemblait à la fois par l’austérité de l’âme et par le costume[12]. »
Ayant abandonné Nice définitivement pour Paris, elle y fut entourée de solides amitiés. Non pas seulement des admirateurs éminents, mais nombre de femmes distinguées : Mmes Ernest Havet, Caro, d’Agoult, Adam, le poète autrichien Joséphine de Knorr, Mme Coignet.
Une des anecdotes que Mme Ackermann, grande conteuse d’anecdotes, répétait le plus volontiers, était la piquante erreur dans laquelle Mme Coignet avait fait tomber M. Caro. Elle publiait, dans la Morale indépendante, des articles hebdomadaires auxquels il répondait chaque semaine publiquement dans son cours, les attribuant à une plume masculine. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant que C. Coignet était une femme, et une femme très femme, malgré le talent d’exposition philosophique qui l’avait trompé.
Mme Ackermann jouissait des assiduités de son entourage comme de sa tardive renommée. Des savants, des médecins : le docteur Charles Letourneau, le docteur Pozzi ; de jeunes normaliens : M. Aulard, M. Louis Fochier, qu’elle initiait aux secrets de la langue allemande ; des poètes : Édouard Grenier, Sully Prudhomme, Coppée, Jean Lahor, Émile Chevé, Maurice Rollinat. L’intimité des samedis de la rue des Feuillantines était précieuse à ceux qui avaient le privilège d’y être admis. L’accueil chaud et vivant de la chère vieille amie, si joyeuse à l’arrivée de ses préférés, reste inoubliable.
De nombreuses sympathies lui parvenaient de loin aussi : de Roumanie, de Hongrie, de Russie notamment, d’où on lui signalait l’admiration de Tolstoï pour ses poésies. On se faisait présenter, on avait la curiosité d’approcher du poète pessimiste. Sa rude simplicité, son absence totale de pose, déroutaient parfois les nouveaux venus, et l’ardeur avec laquelle se traduisaient ses antipathies n’était pas faite pour les rassurer. Elle avait l’exécration de tout mensonge, quel qu’il fût, et exécutait sommairement, malgré son extrême indulgence, quiconque lui paraissait transiger avec l’absolue vérité.
Mais rien ne dure sur ce triste globe. Tout finit ; tout finit mal. Le pénible moment vint du départ, de la séparation. Mme Ackermann dut quitter ses amitiés de Paris et retourner à Nice, ayant au moins la consolation d’y retrouver la sœur qui l’avait reçue aux premières années de son veuvage. Elle y vécut quelques mois encore, puis s’éteignit, le 2 août 1890, dans ce pays où elle était venue porter son affliction quarante-quatre ans auparavant.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur.
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un cœur…
avait-elle dit un jour.
Et voici ses derniers vers, qui sont gravés sur son tombeau :
J’ignore ! — Un mot, le seul par lequel je réponde
Aux questions sans fin de mon esprit déçu ;
Aussi quand je me plains, en partant de ce monde,
C’est moins d’avoir souffert que de n’avoir rien su.
Le très grand regret de la fin de vie de Mme Ackermann a été de laisser inachevées trois pièces qui lui tenaient au cœur.
Après sa pièce à Pascal, elle en voulait adresser une aussi à Voltaire, dont voici, dans son premier état, le début :
Il ne voltige plus, ce sourire, Voltaire,
Que l’on t’a reproché, dans la tombe où tu dors !
Mais si jamais pourtant les choses de la terre
Ont encor le pouvoir de réveiller les morts,
C’est un frisson d’horreur et de douleur profonde
Qui secouerait plutôt ton squelette indigné
Au spectacle honteux que t’offrirait un monde
Où pendant cinquante ans ton génie a régné.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si jamais homme au monde a pu quitter la terre
Joyeux et fier de soi, certes ! c’est toi, Voltaire !
Tu venais de livrer le plus beau des combats,
Celui de la raison contre la foi stupide.
La victoire restait à ta plume intrépide
Et du fond du tombeau tu régnais ici-bas.
Le siècle était à toi. Jusque dans ses moelles
De ton souffle puissant il était pénétré ;
Les vieux voiles tombaient : tu l’avais éclairé.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et le Christ, chancelant comme une vieille idole,
Sentait déjà sous lui la croix se dérober.
Il allait donc enfin pouvoir sur sa poitrine
Croiser ses bras lassés ; il allait respirer.
Le Christ délivré devait développer ces deux derniers vers. Tout en lui reprochant d’avoir dit : « Je n’apporte pas la paix, mais la guerre, » elle le comprenait déchiré de remords à la vue de tant de crimes commis en son nom :
Ô Christ ! depuis le jour où sur un bois infâme
De sacrilèges mains ont attaché ton corps,
Que d’horribles pensers t’ont dû traverser l’âme,
Que de regrets amers, surtout que de remords !
Oui ! vraiment, des remords ! Jusque sur ta croix même
Ils t’auront poursuivi, sans trêve ni merci.
Qu’importe la puissance et la grandeur suprême :
Tout Dieu qu’on est, l’on a sa conscience aussi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce n’était point la paix, non pas, mais bien la guerre
Que tu t’es proposé d’apporter ici-bas…
S’il est vrai qu’un tel mot soit sorti de ta bouche,
Ô noble Christ ! combien tu dois le regretter !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . les premiers héros
Tes martyrs, étaient prêts à devenir bourreaux !
Mme Ackermann terminait en s’écriant qu’il fallait enfin
Proclamer à la fois toutes les délivrances,
Celle du genre humain comme celle du Christ :
. . . . . . . . Quel espoir et quel rêve !
Comment, du même coup, délivrer l’homme et Dieu !
La dernière des trois pièces, et la moins dégagée de la pensée initiale : le Chêne, devait symboliser le Christianisme.
Au hasard, humblement, un gland avait germé.
D’autres arbres déjà couvraient le sol antique.
Lentement, à l’écart…
… Pas de pousse énergique
Qui trahit ses desseins d’envahisseur futur.
L’obsession du péché alors ne troublait pas encore les âmes, n’avait pas transformé la notion de l’être :
… Le péché !
Ah ! maudite à jamais soit la première lèvre,
Mot fatal et cruel, qui t’osa prononcer !
Le Christianisme prenait naissance dans une antiquité sereine, à l’ombre de la philosophie des Grecs à laquelle il empruntait tant et qu’il détrônait, interrompant le progrès philosophique, déterminant un temps d’arrêt dans l’effort de la pensée humaine :
Nous ne te verrons pas mûrir, ô grain superbe !
Lorsque l’esprit humain viendra te récolter,
Nous serons enfouis depuis longtemps sous l’herbe,
Dans ces mêmes sillons qui doivent te porter.
Mais, du moins, nous aurons…
Défiant le vieux chêne et ses rameaux vainqueurs,
Apporté chaude encore à la plaine future
Comme un engrais sacré la cendre de nos cœurs.
Ces quelques fragments, conçus avec tant d’intensité, n’eût-il pas été regrettable de les passer sous silence ?