Madame Récamier et ses amis

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Madame Récamier et ses amis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 691-701).
Mme RÉCAMIER

Madame Récamier[1], les amis de sa jeunesse et sa correspondance intime, 1 vol. in-8o, Paris 1873.

Il y a treize ans, à propos des Souvenirs et correspondances tirés des papiers de madame Récamier, et publiés par sa nièce, Mme Lenormant, j’ai parlé dans cette Revue de Mme Récamier, et j’ai essayé de faire comprendre cette personne si belle et si rare, plus rare encore que belle, je crois, — d’une coquetterie sans pareille dans l’histoire de la coquetterie féminine, incessamment préoccupée de plaire, de plaire à tout le monde, et réussissant à plaire à tout le monde, de Lucien Bonaparte à Matthieu de Montmorency, de Matthieu de Montmorency au prince Auguste de Prusse, du prince de Prusse à M. Ballanche, modeste imprimeur lyonnais, de M. Ballanche à M. de Chateaubriand, de M. de Chateaubriand à M. Ampère, vieux et jeunes, grands seigneurs et bourgeois, politiques et lettrés, puissans et proscrits. Charmante pour tous sans appartenir à aucun, et mourant à soixante-douze ans sans qu’on puisse bien savoir si elle a éprouvé pour quelqu’un ce sentiment passionné, exclusif, incomparable, qui s’appelle l’amour, et qu’elle a inspiré à tant de gens.

À ces deux volumes de Souvenirs et correspondances tires des papiers de madame Récamier, Mme Lenormant vient d’en ajouter un troisième sous ce titre : Madame Récamier, les amis de sa jeunesse et sa correspondance intime. Au premier abord, j’ai été un peu inquiet de cette publication ; quel intérêt, me demandais-je, y prendra le temps actuel ? Le succès et la célébrité, tels que les a obtenus, il y a plus d’un demi-siècle, Mme Récamier, appartiennent essentiellement aux contemporains, aux témoins qui les ont vus, qui les ont faits et qui en ont joui. Combien y a-t-il de personnes aujourd’hui qui aient connu Mme Récamier, qui aient admiré sa beauté, goûté le charme de son caractère et trouvé dans sa société l’agrément de leur vie ? Un peuple est une série de générations fugitives, promptes à s’oublier les unes les autres quand aucun monument durable ne leur impose une longue mémoire, et qui cherchent, chacune à son tour, en elles-mêmes, dans les compagnons de leur propre passage, les sources de leur plaisir et les objets de leur admiration. Mme Récamier n’a rien fait, rien laissé qui lui ait survécu, sinon les souvenirs de ceux qui ont vécu avec elle, et qui maintenant sont presque tous morts comme elle. C’est trop peu que les affections de quelques cœurs fidèles et les récits de quelques vieillards pour émouvoir un public nouveau et obtenir de lui son attention même passagère. Qu’y aura-t-il de nouveau dans ces nouveaux souvenirs de Mme Récamier ? Et, quoique je sois encore de ceux qui l’ont assez connue pour avoir du moins entrevu tout ce qu’elle avait de charmant, qu’en pourrai-je dire de nouveau moi-même après avoir dit naguère sur elle tout ce que je me complaisais à en retrouver dans ma mémoire et dans mon sentiment ?

Ce n’était pas là à coup sûr le doute d’un indifférent, c’était la sollicitude d’un ami qui ne demandait pas mieux que de revenir pour son propre compte sur ses propres souvenirs, mais à qui il déplaisait de les exposer à la froideur des nouveaux possesseurs temporaires de notre siècle et de notre société. J’étais si pénétré de ce sentiment que j’étais résolu à ne pas reparler moi-même de Mme Récamier, si je ne trouvais pas, dans la nouvelle publication consacrée à sa mémoire, quelque chose de nouveau et qui méritât de réveiller sur elle l’intérêt d’un public chaque jour plus étranger à son temps et au mien.

Je n’ai pas tardé à rencontrer dans le nouveau volume de quoi dissiper mon inquiétude et satisfaire à mon exigence. Il y a soixante-deux ans, en 1811, Mme Récamier elle-même se croyait déjà oubliée, et elle le disait avec quelque tristesse sans s’en étonner ; la comtesse de Boigne lui écrivit le 9 janvier 1812 : « Je crois votre crainte mal fondée. Vous êtes la personne la moins oubliée, et ce n’est pas parce que vous êtes aimable, jolie, charmante ; c’est parce que vous êtes bonne, douce, facile, que chacun se souvient de vous d’une manière qui lui plaît et flatte son amour-propre, peut-être même son cœur, si par hasard on en a un ; c’est parce que votre douce, naturelle et séduisante bienveillance a trouvé le secret de persuader à chacun que son sort ne vous serait pas indifférent. Vous savez combien j’adore ce charme de bonté que je n’ai trouvé dans aucune autre femme. Je vous l’ai dit cent fois et je l’ai pensé mille : ce qui vous rend si séduisante, c’est votre bonté. Peut-être suis-je la seule qui ait osé vous le dire ; il paraît si bizarre de louer la bonté de la plus jolie femme de l’Europe ! Hé bien, je suis persuadée que, si l’on pouvait définir l’influence que vous exercez, cette même bonté a plus de puissance que tous les autres avantages, plus brillans sans doute, mais auxquels elle ajoute tant de force. Ainsi, madame, c’est parce que vous êtes bonne que vous avez fait tourner tant de têtes et désespéré tant de malheureux ; ils ne s’en doutent pas, mais c’est pourtant vrai. »

Ce qu’il y a de nouveau dans le nouveau volume que vient de publier Mme Lenormant, ce n’est pas seulement la preuve que Mme de Boigne faisait acte de sagacité en attribuant, dès 1812, à la bonté sympathique de Mme Récamier une grande part, même dans le succès de sa coquetterie mondaine ; c’est le développement, le progrès, et enfin la prédominance de ce trait moral de son caractère dans le cours de sa vie. Le volume se divise en deux parties : la première revient sur les relations de Mme Récamier avec les amis de sa jeunesse, et produit de nouveaux fragmens de ses correspondances de cette époque ; la seconde retrace uniquement les relations de Mme Récamier avec la nièce qu’elle avait adoptée comme sa fille, et ses relations, depuis qu’elle s’était fixée dans l’Abbaye-au-Bois, avec Jean-Jacques Ampère, « le jeune ami de son âge mûr et de sa vieillesse, dit Mme Lenormant, celui qu’elle a traité comme un fils ou comme un frère. » C’est dans cette seconde partie que Mme Récamier apparaît sous un aspect nouveau, toujours attrayant et charmant, mais d’une tout autre sorte que dans la première phase de sa vie et de son âme. Ce n’est plus la beauté mondaine, la coquette conquérante ; elle n’a pas oublié qu’elle a été belle et séduisante, elle sait qu’elle l’est encore, mais elle ne s’en contente plus ; elle choisit parmi ses conquêtes celles qui méritent d’être conservées comme des biens vrais et durables, et, sans s’y renfermer absolument, elle s’y attache avec un sentiment sérieux, dévoué, qui prend un caractère presque religieux.

Ce n’est pas une conversion pieuse, il n’y a point de révolution dans son âme ; c’est une face de sa nature qui était restée jusque-là un peu voilée, et qui, par un progrès spontané, se manifeste, s’anime et devient le trait dominant de son état moral et de sa vie : développement si vrai que, bien longtemps avant qu’il s’accomplît, dès le 4 octobre 1807, l’un de ses plus aimables et plus sincères amis, Camille Jordan, lui écrivit : « Je voudrais vous reparler de mon plaisir de vous avoir vue, de mon serrement de cœur à votre départ, de ma tendre affection ; mais je suis un peu découragé de vous exprimer tout cela quand je pense combien vous êtes un enfant gâté d’amour et d’amitié ! Pourtant vous m’avez manifesté des dispositions d’âme qui m’ont bien touché ; je vous sais tant de gré de retrancher tous les jours à la coquetterie pour ajouter aux sérieuses, aux religieuses affections ! C’était mon ancien vœu que votre perfectionnement et votre bonheur, et il m’est bien doux de le voir si proche d’être accompli. » Le plus austère et le plus pieux des hommes épris de Mme Récamier, — celui de qui, trente-trois ans après sa mort, Mme de Boigne disait : « Quel amour délicat ! que de ménagemens dans la jalousie ! c’est bien celui-là qui méritait d’être préféré, et il ne l’a point été, » — le duc Matthieu de Montmorency, écrivait le 3 janvier 1812 à Mme Récamier : « Votre dernière lettre m’a causé un véritable bonheur. Que je suis heureux de m’être trompé dans mes craintes méfiantes, présomptueuses, dans mes véritables jugemens téméraires ! Comme vous me rassurez, comme vous exposez le triomphe de votre raison d’une manière douce et modeste ! J’en jouis du fond de mon cœur, et j’en rends grâces à Dieu. Votre messe de minuit m’a beaucoup intéressé aussi… Quand vous voudrez mettre de la suite dans les pratiques consacrées par notre religion, j’ai l’intime conviction que vous les goûterez beaucoup, et qu’au bout de quelque temps vous vous trouverez davantage de ce sentiment de foi qui vous étonne encore. »

M. de Montmorency avait raison de parler du « triomphe si modeste et doux » de la raison de Mme Récamier, en même temps qu’il se félicitait de son progrès dans les sentimens de la foi et de la piété catholique. Douze ans après la lettre que je viens de citer de lui, le 20 décembre 1825, Mme Récamier écrivait de Rome à son jeune ami M. Ampère : « L’année sainte n’est point ce que j’imaginais. Une trentaine de pèlerins et dix ou douze pèlerines, voilà tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Nous fûmes hier assister au souper des pèlerines ; elles étaient servies par la princesse de Lucques et toutes les grandes dames romaines, et la princesse Doria, belle comme un ange. Toutes ces dames, avec des robes noires et des tabliers blancs, faisaient l’office de servantes ; elles lavaient les pieds aux pauvres pèlerines quand nous sommes arrivés. Le croiriez-vous ? je n’ai point été touchée de ce tableau, moi dont l’imagination se prend si facilement à ces sortes de choses ; ces pauvres pèlerines me semblaient si embarrassées d’être ainsi mises en spectacle, le secours qu’on leur donne, et qui se borne à une hospitalité de trois jours, m’a paru si misérable pour des apprêts si pompeux, que je me suis presque trouvé la philosophie de M. Lemontey, et je n’ai vu dans l’abaissement passager et théâtral de ces grandes dames qu’une manière nouvelle de se donner le sentiment de leur grandeur, un orgueil de plus dont elles ne se rendent pas compte assurément. Malgré ma facilité à entrer dans les sentimens des autres, je n’ai pu me prêter à cette illusion. »

Le bon sens, un bon sens simple, indépendant et ferme, se joignait, dans Mme Récamier, à sa disposition sympathique vive et tendre. Ses amis particuliers disent que, lorsqu’ils lui demandaient un, conseil dans quelque circonstance délicate de leur vie, elle le leur donnait toujours précis, judicieux et prévoyant. Elle n’attendait même pas toujours qu’on lui demandât conseil, et, quand elle avait conçu pour quelqu’un une vraie amitié, elle allait au-devant, sans qu’il lui en parlât, des affaires et des intérêts de sa vie et même de son âme ; sa correspondance avec J.-J. Ampère abonde en témoignages de cette sollicitude spontanée, intelligente et touchante. Il avait dix-neuf ans quand il lui fut présenté à l’Abbaye-au-Bois par M. Ballanche, en juin 1820 ; Mme Récamiere avait alors quarante-trois. Elle prit pour ce jeune homme plein de feu intellectuel et d’élévation morale une « affection de mère ou de sœur, comme vous voudrez vous-même, » lui disait-elle ; elle suivait avec une attention tendre tous les incidens de sa vie, toutes les dispositions de son âme, et elle lui déclarait ce qu’elle en pensait avec une franchise qui, loin de le blesser, ne pouvait que lui plaire et l’attacher. « Votre dernière lettre me fait une vive peine, lui écrivait-elle de Rome le 17 janvier 1825 ; j’ai besoin de me dire qu’elle fut dictée par une impression passagère. Je ne veux point vous ennuyer de votre bonheur en vous récapitulant toutes les raisons que vous avez d’être content de vous et de votre sort ; mais en vérité vous êtes un ingrat, et vous devriez toujours remercier Dieu de ce qu’il vous a donné. Je compte toujours partir au mois de mars. Je rêve l’été en France, puis le retour en Italie ; je passe ma vie à faire des projets ; c’est la maladie de ceux qui ne sont pas contens de leur destinée. Vous êtes dans tous mes projets ; cela ne peut plus être autrement. » Un an plus tard, en décembre 1826, M. Ampère, plein d’une ardeur très variée et inépuisable, faisait un voyage scientifique en Allemagne : « Malgré tous mes regrets de votre absence, lui écrivait Mme Récamier, j’ai fort applaudi à une résolution qui prouvait une volonté forte. Je n’ai jamais douté des facultés de votre esprit ; mais j’ai craint quelquefois que la mobilité de votre caractère ne nuisît à leur emploi. Rassurée sur ce point, je suis tranquille sur tout le reste. » Et presque à la même époque : « Je crois pouvoir, comme votre sœur, vous demander de vous adresser à moi, si vous aviez quelque embarras momentané dans vos finances. J’ai des prétentions à tous les genres de confidence. » En 1827, les études religieuses avaient pris place dans les occupations et les préoccupations de M. Ampère ; il avait suivi, je ne sais pas en quel lieu, un cours d’exégèse biblique qui l’avait fort intéressé. « L’impression qui vous est restée de ce cours, lui écrivit Mme Récamier, me semble un progrès auquel j’attache le plus grand prix. Avec de l’âme et des facultés supérieures, il est impossible de ne pas souffrir de l’absence de croyances ; puisque vous ne pouvez plus croire avec les simples, croyez avec les savans : nous arriverons ainsi, par des chemins différens, aux mêmes résultats. Je suis chaque jour plus convaincue du néant de tout ce qui ne se fait pas dans ce but, ou du moins dans cet espoir. »

Ainsi en toute occasion, sur les questions les plus élevées comme sur les plus humbles et les plus familiers intérêts, Mme Récamier s’associait à la vie de son jeune ami, et exerçait sur lui cette influence un peu vague, mais doucement pénétrante et efficace, qui résulte d’une sympathie sérieuse entre deux personnes qui se sentent l’une et l’autre vraiment distinguées et rares, et qui se complaisent à jouir, avec une confiance tendre, des mérites et des charmes particuliers à chacune d’elles.

Entre tous les hommes éminens qui charmèrent plus ou moins Mme Récamier, et qu’à son tour elle charma et attira autour d’elle, M. de Chateaubriand conquit et garda jusqu’à la fin la première place. Elle avait quarante et un ans et lui cinquante lorsqu’en 1818 il commença à venir assidûment chez elle. Les liens tardifs entre des personnes qui ont déjà connu les séductions diverses et subi les diverses épreuves de la vie ne sont pas les moins puissans, et, quand l’expérience déjà longue des relations humaines n’empêche pas une passion de naître, elle accroît et consolide son empire. L’intimité qui s’établit dès lors entre M. de Chateaubriaud et Mme Récamier ne fut pas exempte de variations ni même de troubles : M. de Chateaubriand était égoïste, exigeant, incomparablement vaniteux, et un attachement, même sérieux, ne le rendait pas inaccessible aux fantaisies ; Mme Récamier était sincèrement dévouée, mais clairvoyante et digne. Lorsqu’en 1823 M. de Chateaubriand fut devenu ministre des affaires étrangères, au milieu de ses ardeurs pour la guerre d’Espagne, « ses visites quotidiennes à l’Abbaye-au-Bois étaient bien souvent dérangées, dit Mme Lenormant dans son premier recueil[2], soit par les réunions du conseil, soit par les séances des chambres, et le trouble n’était pas seulement dans les habitudes ; l’humeur de l’éminent écrivain n’avait pas résisté à la sorte d’enivrement que le succès, le bruit, le monde, amènent facilement pour des imaginations ardentes et mobiles. Son empressement n’était pas moindre, son amitié n’était point attiédie ; mais Mme Récamier n’y sentait plus cette nuance de respectueuse réserve qui appartient aux durables sentimens que seuls elle voulait inspirer : le souffle d’un monde frivole et adulateur avait passagèrement altéré cette pure affection. » Une telle situation ne convenait ni à la fierté ni au repos de Mme Récamier ; elle partit pour l’Italie le 2 novembre 1823, et le premier billet que lui écrivit M. de Chateaubriand en apprenant sa résolution était bien propre à lui prouver qu’elle avait raison. « Non, lui disait-il, vous n’aurez pas dit adieu à toutes les joies de la terre ; si vous partez, vous reviendrez bientôt, et vous me retrouverez tel que j’ai été et que je serai toujours pour vous. Ne m’accusez pas de ce que vous faites vous-même ; » La présomption de M. de Chateaubriand le trompait ; malgré ses prédictions, pendant dix-huit mois, Mme Récamier ne revint pas ; elle ne rentra à Paris qu’en mai 1825, et alors M. de Chateaubriand, mis durement à la porte du cabinet par M. de Villèle, n’était plus ministre ; Louis XVIII était mort ; Charles X venait d’être sacré à Reims. « Dès que M. de Chateaubriand apprit que Mme Récamier était rentrée dans la cellule de l’Abbaye-au-Bois, dit Mme Lenormant, il y accourut le jour même, à son heure accoutumée, comme s’il y fût venu la veille. Pas un mot d’explication ou de reproches ne fut échangé ; mais en voyant avec quelle joie profonde il reprenait les habitudes interrompues, quelle respectueuse tendresse, quelle parfaite confiance il lui témoignait, Mme Récamier comprit que le ciel avait béni le sacrifice qu’elle s’était imposé, et elle eut la douce certitude que désormais l’amitié de M. de Chateaubriand, exempte d’orages, serait ce qu’elle avait voulu, inaltérable. »

Je ne sais si, après qu’ils se furent ainsi retrouvés, Mme Récamier fut bien convaincue, comme le dit sa nièce, que l’amitié de M. de Chateaubriand serait désormais inaltérable ; j’incline à croire qu’il y eut encore entre eux plus d’un trouble et plus d’un mécompte. Ce qui est certain, c’est qu’extérieurement leur intimité renouée ne fut plus interrompue, et que Mme Récamier, indulgente ou silencieuse sur les défauts de M. de Chateaubriand, lui donna, pendant vingt-trois ans, les plus touchantes preuves d’un tendre et fidèle dévoûment. La chute de M. de Villèle et l’avènement du ministère Martignac le firent rentrer un moment, par l’ambassade de Rome, dans la vie publique ; la révolution de 1830 l’en fit sortir pour toujours. Des écrits et des voyages dans l’intérêt de la monarchie légitime et la rédaction de ses Mémoires d’Outre-Tombe, déplorable monument de sa haineuse vanité, suffirent encore pendant quelque temps à remplir sa vie. Quand la vieillesse vint, et avec la vieillesse l’impotence physique et la morosité intellectuelle, il ne resta plus à M. de Chateaubriand que Mme Récamier, son affection comme seule consolation morale, et son salon comme dernier asile à un insurmontable ennui. « Lorsqu’il venait à l’Abbaye-au-Bois, dit Mme Lenormant, son valet de chambre et celui de Mme Récamier le portaient de sa voiture jusqu’au seuil du salon ; on le plaçait alors sur un fauteuil que l’on roulait jusqu’à l’angle de la cheminée. Ceci se passait en présence de la seule Mme Récamier, et les visites qu’on admettait après le thé trouvaient M. de Chateaubriand tout établi ; mais pour le départ il fallait qu’il s’opérât devant les étrangers présens, et c’était toujours un moment cruel, l’imagination de M. de Chateaubriand souffrait-à laisser voir ses infirmités. Par respect, on semblait ne pas s’apercevoir du moment où on l’emportait du salon. »

M. de Chateaubriand passait ainsi presque toutes ses soirées chez Mme Récamier, immobile, taciturne, se mêlant rarement à la conversation par quelques paroles brèves, prenant ses derniers plaisirs dans les soins délicats de la maîtresse de la maison, et dansées respects et l’admiration des visiteurs. Mme de Chateaubriand, personne d’un esprit distingué et d’un noble caractère, mais inégal et fantasque, venait quelquefois le soir chez Mme Récamier, comme pour protester de temps en temps contre le peu de place que tenait le mariage dans le cœur et dans la vie de l’homme éminent qui avait cherché et trouvé, dans le panégyrique des mœurs et des lettres chrétiennes, sa première gloire. Elle mourut en février 1847, et peu de mois après sa mort M. de Chateaubriand demanda à M"10 Récamier de l’épouser. « Il mit dans l’expression de son désir, dit Mme Lenormant, une insistance qui toucha profondément Mme Récamier, mais elle fut inébranlable dans son refus. » — « Un mariage, pourquoi ? à quoi bon ? disait-elle ; à nos âges, quelle convenance peut s’opposer aux soins que je vous rends ? Si la solitude vous est une tristesse, je suis toute prête à m’établir dans la même maison que vous. Le monde, j’en suis certaine, rend justice à la pureté de notre liaison ; on m’approuvera de tout ce qui me rendrait plus facile la lâche d’entourer votre vieillesse de bonheur, de repos, de tendresse. Si nous étions plus jeunes, je n’hésiterais pas, j’accepterais avec joie le droit de vous consacrer ma vie ; ce droit, les années, la cécité[3], me l’ont donné ; ne changeons rien à une affection parfaite. »

Mme Récamier avait raison. Non-seulement il y avait pour elle plus de dignité à conserver le nom modeste sous lequel elle avait vécu qu’à prendre celui de vicomtesse de Chateaubriand ; mais, dans l’intérêt même de son intimité avec M. de Chateaubriand, il lui convenait à elle de garder envers lui l’indépendance de sa position en même temps qu’elle lui témoignait un entier dévoûment. Une personne, peut-être la personne qui a le mieux connu et le mieux compris le caractère et la relation des deux intéressés, la comtesse de Boigne écrivait, il y a treize ans, à Mme Lenormant, qui lui avait donné à lire les lettres de M. de Chateaubrhnd à Mme Récamier : « J’en suis à la correspondance de Londres. Si j’osais vous dire toute ma pensée, c’est que tout bonnement elle m’est odieuse ; cette vanité intolérante, cette ambition effrénée voulant sans cesse exploiter la tendresse de cette pauvre femme au profit d’intrigues auxquelles elle répugnait si visiblement, et qu’il lui soldait en deux petits mots de cajolerie et une aspiration à cette petite cellule si évidemment destinée à servir de passage à des salons dorés, tout cela a réveillé en moi l’indignation que j’avais si souvent sentie. Il fallait que la fascination exercée sur Mme Récamier fût bien profonde pour qu’avec la perspicacité d’un esprit si distingué elle ne fût pas révoltée de ce manège. Elle l’était bien quelquefois, mais cela ne durait pas ; je me souviens qu’un jour où je me permettais de lui exprimer mon étonnement d’un attachement si mal récompensé, elle me dit : — C’est peut-être le piquant de la nouveauté ; les autres se sont occupés de moi ; lui, il exige que je ne m’occupe que de lui. — Il semblait prendre un malin plaisir à la tracasser sur tous les points. Je vais arriver aux lettres de Rome ; c’est le moment où elle a été le plus contente de lui, et je ne l’étais guère. Il prétendait à une grande tendresse ; mais il aspirait toujours à la puissance et à la célébrité, et l’une de ses dernières fantaisies était de détruire l’existence individuelle de Mme Récamier, de l’arracher à toutes ses relations personnelles pour s’en faire un trophée et l’attacher en esclave à son char, où il aurait fini par la trouver à charge. Je le lui ai dit bien des fois ; elle en convenait un peu, mais il reprenait son empire. Elle avait commencé à se cacher de ses vrais amis, et il aurait fini par réussir, si les coups du sort qui ont foudroyé la vie de M. de Chateaubriand ne l’avaient forcé de s’attacher à elle au lieu de l’attacher à lui. Cela valait encore mieux malgré les anxiétés journalières qu’il lui a causées. »

Je ne sais si Mme Récamier se rendit jamais compte de sa situation aussi nettement que le faisait pour elle Mme de Boigne ; mais sa conduite fut parfaitement d’accord avec les vraies et sérieuses convenances de sa dignité personnelle. Son refus d’épouser M. de Chateaubriand lui assura l’indépendance dans le dévoûment ; ce fut M. de Chateaubriand qui, pour me servir d’une expression un peu vulgaire, resta son obligé. Quand elle le perdit le 4 juillet 1848, sa douleur fut profonde, mais sa situation ne fut en rien changée, et, quand elle mourut elle-même du choléra le 11 mai 1849, elle était, au point de vue moral, très perfectionnée ; mais dans l’ordre social elle était restée la même que dans les jours de sa jeunesse. Phénomène rare que ce progrès du sens moral et cet empire permanent du bon sens dans une existence de femme si brillante et si agitée.

En recueillant ces souvenirs de Mme Récamier et en assistant au spectacle de cette vie qui commence par une coquetterie mondaine universelle et qui se termine, dans un petit appartement de l’Abbaye-au-Boûm par un dévoûment entier au plus éminent, mais aussi au plus exigeant et au plus égoïste de ses adorateurs, ma pensée s’est portée vers une autre grande coquette d’un autre siècle à qui un autre homme éminent par le caractère comme par la situation sociale demande aussi de l’épouser. J’ai rouvert Molière, et j’ai relu avec émotion cet admirable dénouaient du Misanthrope :


ALCESTE, à Célimène.


Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et je les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse ;
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains

Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.

CÉLIMÊNE.


Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m’ensevelir !

ALCESTE.


Et s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contens ?

CÉLIMÊNE.


La solitude effraie une âme de vingt ans.
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds,
Et l’hymen…..

ALCESTE.


Non, mon cœur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
De vos indignes fers à jamais me dégage.


Que les deux siècles et les quatre personnages se ressemblent peu ! Je n’ai garde d’en poursuivre la comparaison ; mais certainement, dans ce refus du mariage, au XVIIe siècle c’est à l’homme, à Alceste, au XIXe c’est à la femme, à Mme Récamier, que le rôle digne et vrai appartient.

A côté de tous ces incidens et de tous ces personnages de la vie mondaine se place, dans celle de Mme Récamier, la plus simple et la plus familière de ses relations, celle qu’elle contracta avec la nièce dont elle fit sa fille, et qui publie aujourd’hui ses lettres, Mme Lenormant. Je n’ai que quelques mots à en dire, mais ils seront le résumé le plus significatif du caractère de Mme Récamier et de sa propre pensée sur sa propre vie. Dès qu’elle eut adopté cette enfant à peine âgée de six ans, elle se prit pour elle d’une affection vraiment maternelle, et s’occupa d’elle, à commencer par son éducation, avec la sollicitude la plus attentive. « Je me sens pleine d’admiration et de reconnaissance, dit Mme Lenormant, en me rappelant avec quel soin, dans un salon rempli de monde, au milieu d’une conversation très animée, Mme Récamier entendait et surveillait tout ce qui m’était dit. Elle m’avait autorisée de très bonne heure à rester dans le salon le soir, en me recommandant de ne jamais permettre à un homme, jeune ou vieux, de me parler à voix basse, et pour cela de répondre de façon à être entendue de tous. Droite et sincère en toute circonstance, elle avait la dissimulation en horreur. Je ne saurais dire la peine qu’elle prit pour m’accoutumer aux soins du ménage et pour m’inspirer l’habitude de l’ordre et de l’économie ; très ordonnée dans ses affaires de fortune, Mme Récamier n’avait pas le goût et prétendait n’avoir pas l’intelligence des détails dans les choses matérielles ; la continuelle préoccupation de sa pensée, qu’elle m’exprimait souvent, était celle-ci : « je veux que tu aies tout ce qui m’a manqué et que tu sois plus heureuse que moi. » Dans ces derniers mots se révèlent le sentiment et le jugement de Mme Récamier sur elle-même et sur son passé. Après l’éducation vint pour sa nièce le mariage ; elle remarqua de bonne heure le goût que témoignait la jeune fille pour un jeune homme très distingué et du plus honorable caractère, M. Charles Lenormant, qui devait devenir un savant éminent dans les sciences historiques, philologiques, esthétiques, et l’un des membres considérables de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Dès que Mme Récamier eut reconnu le sentiment mutuel des deux jeunes gens et les chances de rare bonheur qu’offrait leur union, elle ne s’occupa que de le leur assurer, et, quand le mariage fut fait, le jeune ménage devint l’objet de sa plus tendre affection et de sa constante sollicitude ; mais à l’intérêt maternel qu’elle leur portait se mêlait sans cesse un triste retour sur elle-même et sur sa propre destinée. « Je pense beaucoup à toi et avec une vive tendresse, écrivait-elle à sa nièce ; je n’ai pas un chagrin, pas une contrariété, que je ne me dise que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour que tu ne sois pas exposée aux mêmes peines ; je veux que ton bonheur me console. » Et un peu plus tard, à une époque où Mme Lenormant avait le chagrin de voir partir son mari pour un long voyage, sa tante lui écrivait : « Il ne faut pas, ma chère enfant, te parler de bonheur quand ton cœur est déchiré ; mais tes peines seront passagères, et ton sort me semble si doux que je donnerais volontiers les plus beaux jours de ma vie pour tes jours les plus tristes ! » Jamais une destinée extérieurement si brillante n’a laissé dans le cœur d’une femme une plus mélancolique impression et un plus profond regret de ce bonheur simple et incomparable qui s’exprime par ces mots « l’amour dans le mariage. »

Après tous les succès de Mme Récamier dans la vie mondaine et les hommages qu’elle avait reçus de toutes les célébrités de son temps, quand elle finit par apprécier si haut et regretter si vivement les devoirs et les joies de la modeste vie conjugale et de famille, cette destinée d’institution divine, le sentiment qui se révèle en elle fait grand honneur à son jugement comme à son âme, et donne à son caractère une rare et belle originalité.


GUIZOT.

Janvier 1873.

  1. Née a Lyon le 4 décembre 1777, morte à Paris le 11 mai 1849.
  2. Tome II, p. 32.
  3. Elle était devenue à peu près aveugle.