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Madame Rose/02

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Mme ROSE





DERNIÈRE PARTIE.[1]

V


Quand M. de Francalin arriva à Paris, une fantaisie nouvelle s’était emparée de Valentin. Il le trouva dans son entre-sol de la rue de la Victoire, en train d’essayer un uniforme tout battant neuf de capitaine de la garde nationale.

— Quel est ce déguisement ? dit Georges.

— Que parles-tu de déguisement ? s’écria Valentin ; ne sais-tu pas que la société est en péril ? Il est temps que les hommes de cœur s’arment pour défendre l’ordre et la famille.

Un domestique, qui cogna timidement à la porte, interrompit la philippique de Valentin ; il apportait une lettre dont un cachet de cire parfumée fermait l’enveloppe couverte d’azur.

— Ah ! de Juliette !… s’écria le défenseur de la famille. Il lut rapidement la lettre. — C’est bien, j’irai, dit-il… — Tu vois, reprit-il après que le domestique se fut retiré, je ne m’appartiens plus… Dans une heure inspection, ce soir prise d’armes, et il y a une première représentation aux Variétés, où j’ai promis d’aller. Toi, tu ne me quittes pas ; si tu veux, je te fais nommer lieutenant.

Comme beaucoup d’hommes préoccupés de choses qui leur sont personnelles, Valentin s’enquérait fort peu de celles qui son ami ; il entraîna Georges aux Champs-Élysées, où sa compagnie paradait, le contraignit à le suivre à l’hôtel de ville, où il était de garde le soir, et le mena souper au café Anglais. Au bout de trois jours, M. de Francalin fut las de cette existence tapageuse et partit pour Beauvais.

Mme la baronne Alice-Augustine de Bois-Fleury était bien telle que Georges l’avait représentée : elle occupait un vaste hôtel dans une des plus belles rues de la ville, et y recevait avec de grands airs le monde le plus distingué du chef-lieu. Quand son neveu arriva, elle était à sa toilette. « Priez M. le comte, mon neveu, dit-elle, de m’attendre dans le boudoir. »

Ce titre de comte qu’elle donnait à M. de Francalin était de son invention, mais elle le tenait pour authentique. Si, l’Armorial de France à la main, on avait voulu lui prouver que Georges n’y avait aucun droit, elle aurait déclaré tout net que l’Armorial de France était un sot et ne s’y connaissait pas. À bout d’arguments, Georges la laissait dire.

Mme de Bois-Fleury parut bientôt un éventail à la main, et dans l’attitude qu’elle aurait prise pour une présentation à la cour. Elle tendit sa main à M. de Francalin, qui la baisa.

« Je vous remercie de votre empressement, mon beau neveu, dit-elle ; il me prouve que vous êtes tout prêt à faire ce que j’attends de vous. »

Georges sourit.

« Je ne crois pas, belle tante, dit-il ; bien plus même, j’ai grand’peur que la race des Francalin n’expire avec moi. »

Mme de Bois-Fleury agita son éventail comme Mme la duchesse de Châteauroux aurait pu le faire quand un ministre du roi hésitait à lui accorder ce qu’elle demandait.

« Mlle de Valpierre dîne ce soir à l’hôtel, vous la verrez, » reprit-elle.

Mlle de Valpierre s’assit en effet à la table de la baronne et passa la soirée à l’hôtel, où quelques personnes firent un peu de musique et jouèrent au whist jusqu’à minuit. C’était une grande jeune fille blonde, qui avait l’air très-doux. Georges causa pendant quelques minutes avec elle. Quand il n’y eut plus personne au salon, la baronne montra à son neveu un fauteuil voisin de celui qu’elle occupait.

« Eh bien ! dit-elle, comment la trouvez-vous ?

— Suffisamment jolie et parfaitement bien élevée.

— Éléonore de Valpierre a dix-neuf ans et tient aux familles les plus considérables de la Picardie ; elle a, de plus, une fortune personnelle qui dépasse quatre cent mille francs.

— C’est fort beau.

— Si tel est votre avis, je n’ai plus qu’à demander sa main en votre nom ; elle ne me sera pas refusée. Embrassez-moi, mon neveu, et dormez bien. »

M. de Francalin embrassa Mme de Bois-Fleury et ne remua point.

« Ma chère tante, reprit-il, vous ne voudriez pas me conseiller de commettre une vilaine action ; eh bien ! celle d’épouser Mlle de Valpierre serait fort laide. Mlle de Valpierre est faite pour être aimée, et je sens que je n’ai pas le cœur au mariage.

Que signifie ce langage ? Voyons, parlez clairement. »

Georges prit entre ses mains les deux mains de sa tante : « Vous souvient-il d’un temps où un écolier, qui pouvait bien avoir seize ans, vint passer les vacances dans un beau château tout au bord de l’Oise, à quelques lieues d’ici ? »

Mme de Bois-Fleury rougit très-fort.

« Quel rapport voyez-vous entre ce château et ce qui se passe en ce moment ? Dit-elle.

— À cette époque-là, poursuivit Georges sans répondre directement à l’observation de la baronne, il y avait dans le château une femme qui était dans tout l’éclat de sa beauté : c’était moins une mortelle qu’une déesse. L’écolier qui vivait auprès d’elle était à peu près dans l’âge de Chérubin ; il en avait toutes les agitations. La personne qu’il voyait à toute heure fondait en un seul amour tous ces amours divers que le page de la comédie éprouvait pour la comtesse, pour Suzanne, pour Fanchette. Il avait des tressaillements subits quand il rencontrait sa main ; il ne pouvait la voir et l’entendre sans pâlir ou rougir. Quels trésors n’avait-il pas amassés de bouts de rubans, de fleurs un instant caressées par elle, de gants perdus ! Comme il les embrassait quand personne ne pouvait le surprendre ! Un soir, soir lumineux et d’impérissable mémoire, il la rencontra seule dans un jardin ; elle avait une robe blanche et les bras nus, elle venait de perdre une rose qu’on voyait flotter à la surface d’un ruisseau. Quels doux mouvements pour l’atteindre, et quels légers cris ! Elle fit signe à l’écolier, qui d’un bond saisit la fleur et la lui présenta ; mais à la vue de tant de grâce, animée et comme embellie par la course, il eut comme un éblouissement. « Ah ! je vous aime, je vous aime ! » s’écria-t-il en couvrant ses mains et ses bras de baisers brûlants. « Georges ! » dit-elle. À ce mot, la fièvre de l’écolier tomba ; il devint pâle et s’échappa en courant. Le lendemain, il n’osait regarder celle qu’il avait offensée. Cependant il rencontra ses yeux : il y avait dans leur douce clarté plus d’intelligence que de colère ; et puis il tremblait tant ! Ah ! si pour elle il eût fallu se jeter sous la roue d’un moulin, il s’y serait précipité tête baissée ! Eh bien ! ce qu’il éprouvait alors, cet écolier, à présent qu’il a âge d’homme il l’éprouve encore ; mais un autre sentiment a remplacé le sentiment qu’il ne pouvait ni combattre ni avouer. »

Georges raconta alors à Mme de Bois-Fleury toute son histoire, sans rien omettre et sans rien cacher, avec cette chaleur et cet entraînement qui imposent l’attention. Tout son cœur débordait. Peu de femmes restent insensibles à l’expression d’un amour jeune et sincère, même lorsqu’elles n’y sont pas engagées. Georges était assuré de la sympathie de celle qui l’écoutait ; son émotion eut comme un retentissement dans le cœur de Mme de Bois-Fleury.

« Pourquoi êtes-vous venu ? demanda la baronne.

— J’étais si malheureux !… »

Toute bouleversée, Mme de Bois-Fleury prit la tête de Georges entre ses mains et l’embrassa sur le front avec un élan où une nuance de tendresse indéfinissable se mêlait à l’expression de l’amour maternel.

« Eh bien ! dit-elle, qu’il ne soit plus question de Mlle de Valpierre ni d’une autre ! Si vous épousez Mme Rose, vous me la conduirez, et je l’aimerai ; si vous êtes malheureux, vous pleurerez près de moi. »

Mme de Bois-Fleury n’avait jamais oublié l’épisode auquel M. de Francalin avait fait allusion. Cette fougue, ce transport, ce cri qu’il venait de rappeler, l’avaient remuée jusqu’au fond des entrailles. Sincèrement attachée à ses devoirs, elle n’avait jamais rien laissé paraître de cette émotion qu’elle avait combattue et dominée ; mais sa rigidité en avait été amollie, et c’était comme un point lumineux de sa vie vers lequel sa pensée la reportait souvent. De ce jour-là, elle était devenue la meilleure amie de Georges et la plus dévouée ; elle avait en quelque sorte remplacé la mère qu’il n’avait plus, mais de loin et secrètement, pour ne pas s’exposer à une nouvelle secousse. Elle avait même enveloppé sa vive et profonde affection de formes graves et méthodiques et d’une sorte de solennité qui la préservait du danger des épanchements. C’était elle qui, à l’insu de Georges, prenait soin de sa fortune, la réparait quand elle était compromise, et veillait à ce que rien ne menaçât le repos d’une existence qu’elle voulait rendre heureuse. Veuve depuis trois ou quatre ans et plus âgée que Georges de huit ou dix, Mme de Bois-Fleury avait eu la pensée de le rapprocher de Beauvais par un mariage qu’elle-même aurait préparé. À son insu peut-être, et tout en songeant au bonheur de Georges, elle avait fait choix d’une femme que sa beauté ou sa supériorité intellectuelle ne pouvait pas rendre redoutable ; non pas qu’elle désirât revenir en rien sur le passé, mais parce qu’elle voulait rester la première dans le cœur de Georges. Un mot avait renversé tout cet échafaudage et ces longs projets. Certes Mme de Bois-Fleury n’avait pas entendu l’aveu de cet amour si violent sans un déchirement secret qui avait rajeuni son cœur en le faisant saigner ; mais elle avait noyé cette émotion jalouse sous un flot de tendresse épurée, et la femme s’effaça devant la mère quand elle embrassa Georges sur le front.

Georges demeura chez sa tante quelque temps, s’efforçant de ne plus penser à Mme Rose et y revenant sans cesse ; mais cet éloignement dans lequel il avait cherché un soulagement irrita bientôt sa blessure au lieu de la guérir. Beauvais était pour lui comme le bout du monde. Au moins à Paris avait-il la chance de rencontrer Mme Rose. Elle n’avait plus rien à lui demander, à présent qu’il avait cédé à son désir et bien compris que tout mariage lui était impossible. Il lutta quelques jours ; mais, son angoisse devenant de plus en plus vive, il prit prétexte d’une lettre d’affaires pour retourner à Paris, où son premier soin fut de s’informer de Tambour, qu’il y avait laissé sous la surveillance de Jacob. Tambour n’était plus au logis ; dès le premier jour, il avait pris la fuite. Jacob l’avait fait afficher sans succès. À bout de recherches, l’idée lui était venue de courir à Maisons. Tambour s’y promenait, tout le monde l’y rencontrait du matin au soir, il avait les mœurs errantes d’un outlaw. Une nuit il dormait chez Mme Rose, et le lendemain chez Canada. Il rendait visite aussi à Pétronille, qui gardait la Maison-Blanche. Jacob désespérait de le ramener à Paris. Il voyait bien, disait-il, que Tambour avait des intelligences dans le pays.

« Heureux Tambour ! » murmura Georges, et il donna ordre qu’on le laissât tranquille.

Valentin avait été prévenu du retour de Georges. Il se hâta de l’introduire dans les boudoirs où il avait ses libres entrées. À cette époque, la fièvre révolutionnaire, communiquée par les événements de février et qui avait fait explosion aux journées de juin, n’était point calmée encore : on sentait dans la ville comme le frisson du vent sur la mer. Le lendemain n’était jamais sûr, on vivait au jour le jour ; mais cette agitation n’empêchait pas qu’on ne cherchât les plaisirs avec la même ardeur qu’au temps de la plus grande sécurité. Il y avait même une certaine excitation produite par l’imprévu, qui donnait à ces plaisirs une saveur plus vive et plus séduisante. Georges se laissa faire, mais la lassitude et l’ennui s’asseyaient partout à côté de lui. Son seul bonheur était de se promener la nuit seul sur les boulevards, et de revoir en esprit la maison d’Herblay, la grande prairie où l’ombre des peupliers se jouait, la forêt de Saint-Germain, les canots sous les saules, et, dans cette campagne si souvent parcourue, l’image d’une femme svelte et souriante qui lui tendait la main. Le tumulte des événements et le cri des passions déchaînées faisaient moins de bruit à son oreille que le doux murmure d’une voix mystérieuse qui parlait tout bas dans son cœur. Il n’entendait qu’elle dans Paris, au milieu de ce tumulte et de ce choc quotidien des hommes, il était seul. Quelquefois il s’étonnait du long silence que gardait Mme Rose : était-elle toujours à Herblay, et se pouvait-il qu’elle l’oubliât à ce point ? Il rentrait précipitamment chez lui, et cherchait une lettre ; la lettre n’arrivait jamais. Alors aussi l’idée de l’inconnu qui deux ou trois fois avait rendu visite à Herblay revenait le poursuivre. Si dans ces moments-là tout à coup la générale eût battu, Georges se fût élancé avec joie pour mourir à l’assaut d’une barricade. Pouvait-il douter en effet qu’un mystère n’existât dans la vie de Mme Rose, et ce mystère ne se rattachait-il pas à cet étranger qu’il n’avait jamais vu ?

Valentin, qui aimait sincèrement Georges, ne comprenait pas que les amusements de toute sorte auxquels il le conviait n’eussent aucune action sur sa tristesse. Un soir, las de lui verser du vin de Champagne, Valentin prit Georges à part.

« Écoute, lui dit-il, il faut que cela finisse. Casse-moi la tête si tu veux, tu ne m’empêcheras pas de te parler de Mme Rose.

— Parle, répondit Georges.

— Un jour que tu étais plus triste qu’un tombeau, l’idée me vint d’aller à Herblay. Je me souvenais parfaitement de Mme Rose pour l’avoir vue au temps où nous portions des feuilles à nos chapeaux. Je ne savais pas bien ce que je voulais lui dire ; mais tu me faisais pitié. »

Georges serra la main de Valentin.

« Attends, reprit celui-ci, tu me remercieras tout à l’heure. J’arrive donc à Herblay, et je monte la côte fort en peine de mon discours. « Si elle a un petit brin de cœur dans la poitrine, pensais-je, elle va me dire de lui amener Georges. » Une voix de femme me fait lever la tête. Je regarde, c’était Mme Rose ; elle marchait au bras d’un grand jeune homme qui avait des moustaches noires et qui fumait.

— Ah ! fit Georges.

— Je n’en voulus pas voir davantage, et redescendis la côte sans plus songer à mon discours. Voilà ce que j’avais à te dire. À présent mange et bois, et n’y pense plus.

— Tu dis un grand jeune homme ?

— Oui, avec des moustaches noires et un cigare.

— Merci. »

Georges était d’une pâleur de mort. Il remplit son verre de vin de Champagne et le vida d’un trait. Il riait beaucoup ; mais Valentin, malgré son étourderie, ne fut pas la dupe de cette gaieté.

« Es-tu bête ! lui dit-il ; tu as la fièvre, va te coucher…. J’ai peut-être eu tort de te conter cette histoire !

— Non, dit Georges, cela m’a fait du bien. »

Pendant deux heures, Georges resta étendu sur son lit les yeux ouverts ; il pleurait comme un enfant. Au petit jour, il n’y tint plus, et courut au chemin de fer de la rue Saint-Lazare. Un convoi partait pour Rouen ; il s’y jeta et s’arrêta à Maisons. Cinq minutes après, il avait traversé le pont et cherchait Herblay des yeux. À mi-côte, un chien courut à sa rencontre, et faillit le jeter par terre en sautant sur lui. C’était Tambour qui aboyait de toutes ses forces. Il faisait mille bonds en tournant autour de son maître. Ils arrivèrent ainsi à la petite maison d’Herblay. La porte était entr’ouverte ; Tambour la poussa, et Georges le suivit jusque dans le petit salon où Mme Rose l’avait reçu une première fois. Un jeune homme était assis dans un fauteuil auprès de la fenêtre. Il lisait un journal. À la vue de Georges, il se leva et salua. Georges remarqua qu’il avait des moustaches noires.

« C’est donc vrai ! » pensa-t-il.

Tambour, qui ne se tenait pas de joie, allait et venait par la chambre ; après chaque tour, il frottait son museau contre la main pendante de Georges. Les deux jeunes gens se regardaient. Un demi-sourire passa sur les lèvres de l’inconnu.

« À la pantomime de ce chien, je vois bien que vous êtes son maître ; veuillez vous asseoir, monsieur, je vous prie, » dit-il avec la plus grande politesse.

Comme Georges appuyait sa main sur le dos d’un fauteuil sans répondre, la porte du salon s’ouvrit de nouveau, et Mme Rose parut. Elle était un peu plus pâle qu’au temps où Georges l’avait quittée. À son aspect, elle eut comme un léger tressaillement ; mais, se remettant presque aussitôt :

« M. Georges de Francalin, dont je vous ai parlé quelquefois, » dit-elle en se tournant vers le jeune homme aux moustaches noires.

Et désignant celui-ci à Georges :

« M. le comte Olivier de Réthel, mon mari, » ajouta-t-elle.

VI

La présence de M. Olivier de Réthel, ce mari qui mettait à néant toutes les espérances de M. de Francalin, lui fit cependant éprouver comme un sentiment de joie. Mme Rose ne perdait rien de cette auréole dont il l’avait entourée, et restait telle qu’il l’avait aimée. Georges ne pensa pas une minute à repartir pour Paris. Si douloureuse que lui fût la vue d’un étranger qui avait tous les droits d’un maître dans cette maison où si longtemps il avait été seul, qu’était-ce en comparaison de ce qu’il avait craint ? Tout cédait devant cette pensée rafraîchissante qu’il pouvait aimer Mme Rose sans rougir. Chez certaines âmes délicatement douées ou élevées à un niveau supérieur par de grandes passions, la connaissance d’un malheur irréparable cause moins de souffrances que la perte d’une de ces croyances dont les racines sont au cœur. Georges, que M. Olivier de Réthel retint à déjeuner avec une parfaite aisance, rentra chez lui, sinon heureux, du moins calme. Une barrière infranchissable existait entre Mme Rose et lui ; mais l’image adorée avait la même pureté et le même rayonnement.

Georges n’hésita pas à retourner chez Mme Rose dans la journée. Elle lui fut reconnaissante de cet empressement, qui donnait à leurs relations le caractère d’une intimité honnête et franche. M. de Réthel, qui avait beaucoup à écrire, les laissa seuls ; mais il ne le fit pas avant d’avoir causé quelques instants avec M. de Francalin. Il avait en toutes choses une rare élégance et les manières simples du meilleur monde, avec une certaine brusquerie qui n’était pas sans originalité. Quand Mme Rose se trouva seule avec Georges, ils se promenèrent autour de la maison, et descendirent dans le pays pour voir la Thibaude et Jeanne, sur qui Mme Rose veillait toujours. La petite fille avait le visage vermeil comme une pomme ; elle se jeta dans les bras de Mme Rose avec cette familiarité qui succède si vite chez les enfants de la campagne à une timidité farouche. Tout allait bien dans ce ménage, dont la vue rappela à M. de Francalin les premières paroles échangées avec Mme Rose auprès d’un berceau. La Thibaude remercia Georges des secours qu’il avait envoyés à Jeanne malgré son absence. C’était encore une attention de Mme Rose qui l’associait à sa vie. Il n’était donc pas un étranger pour elle ! Il ne voulut pas détromper la Thibaude, pour rester l’obligé de Mme Rose. Quand ils sortirent, la jeune femme prit le bras de Georges comme au temps passé.

« Se peut-il que je sois si tranquille auprès de vous après ce que j’ai vu ? dit M. de Francalin, tandis qu’ils côtoyaient la rivière.

— Pourquoi ne le seriez-vous pas ? Ce que j’étais hier pour vous, ne le suis-je pas aujourd’hui ? répondit Mme Rose. Qu’y a-t-il de changé entre nous ? »

Georges lui pressa doucement le bras.

« Mais, reprit-il, pourquoi m’avez-vous laissé partir sans me dire la vérité ?

— Le pouvais-je sans vous dire le nom de mon mari ! répondit Mme Rose ; il y avait dans cet aveu inévitable comme un blâme dont j’avais l’instinct, et que je ne me croyais pas en droit de faire subir à celui dont je porte le nom. Je ne m’explique peut-être pas bien…. Essayez de me comprendre.

— Mais, reprit Georges, quel motif a donc ramené M. de Réthel auprès de vous ? Quand et comment est-il arrivé ? A-t-il le projet de vivre dans la retraite ou l’intention de vous conduire à Paris ?… Pardonnez-moi toutes ces questions, et n’y voyez pas autre chose que le sentiment profond que m’inspire une personne en qui je ne verrai jamais que Mme Rose, quel que soit le nom qu’elle porte. Me le permettez-vous ?

— Ah ! je fais mieux, je vous en prie !… Il me semble que j’aurai moins à craindre auprès de vous, à présent que vous connaissez la vérité.

— Eh bien ! parlez-moi de M. de Réthel.

— Vous savez quel rôle il a joué pendant la dernière révolution, et quelle place il tient dans le parti qui s’agite toujours. Le repos est insupportable à un tempérament aussi terrible. Toutes les agitations dans lesquelles il m’a fait vivre chez lui ont été la cause de notre séparation, il s’y replongea fatalement ; son passé engage son avenir. Il était à Paris dans ces derniers temps ; souvent il m’écrivait, et vous n’avez certainement pas oublié l’état dans lequel me mettaient ces lettres, dont l’origine vous était inconnue. Pouvais-je m’éloigner, quand tous les jours il était en péril de mort ?… Je suis sa femme, et je n’ai pas à le juger. Vous savez cependant comment j’oubliais tout…. Quelquefois je me berçais de l’illusion que cette vie, dont j’avais contracté la douce habitude à Herblay, pourrait durer. Tout à coup une lettre nouvelle m’arriva au moment où je venais de trouver sur ma fenêtre un bouquet laissé par vous après un jour passé sans vous voir. M. de Réthel m’appelait à Paris pour me prévenir que peut-être il serait contraint de me demander asile au premier moment. « Si vous êtes menacé, venez, » lui dis-je. Je compris alors qu’il fallait cesser de vous voir, c’est pourquoi je vous pressai de partir. Je n’avais rien à me reprocher, mais j’avais peur de votre désespoir. Un soir, il y a de cela huit jours, M. de Réthel a frappé à ma porte. Il ne m’a plus quittée depuis ce moment. Deux ou trois personnes sont venues le trouver. Il reçoit beaucoup de lettres, et il a l’air très-préoccupé. Quelque chose se prépare que je ne connais pas. Il m’a déjà prévenue qu’il me quitterait un de ces jours, tout à coup…. Ce qu’il projette me fait peur. Olivier s’agite dans un enfer ! Il y a des heures où je le plains amèrement. »

Mme Rose détourna la tête pour essuyer ses yeux. Son émotion était visible et Georges la comprenait. Le nom de M. Olivier de Réthel avait suffi pour expliquer à Georges la situation de Mme Rose. Le comte était l’un des chefs reconnus d’une des fractions militantes de la démocratie. Issu d’une famille d’ancienne noblesse, Olivier avait rompu avec son passé et brisé, un à un, tous les liens de la tradition, de l’habitude, de l’éducation. Patricien, il combattait avec la plèbe ; fils d’un pair de France, il était l’un des instruments les plus actifs des sociétés secrètes. Il avait d’incontestables qualités qui mettaient sa personnalité en relief, un certain talent de parole, une grande bravoure, de l’audace ; le prestige de son nom lui donnait en outre un éclat et une autorité qu’à mérite égal ses amis n’avaient pas. Seulement le tribun était resté gentilhomme, et, s’il touchait la main des pamphlétaires les plus fougueux, il mettait des bottes vernies pour aller au club.

« Comprenez-vous à présent, continua Mme Rose, pourquoi j’avais une telle hâte de vous voir loin de moi ? Quel pouvait être le résultat de votre présence à Herblay ? N’eussé-je pas mérité la confiance que mon mari mettait en moi, que la liberté où il me laissait m’aurait imposé le devoir de la justifier.

— Qu’allez-vous faire à présent, dit Georges.

— Et le sais-je ? C’est un événement inconnu qui en décidera. Si j’en crois certains indices, cet événement ne tardera pas à éclater ; il peut se faire alors que j’aille à Beauvais.

— À Beauvais ! répéta Georges d’un air tout surpris.

— Vous ne savez donc pas qu’une de vos parentes est venue me voir il y a près d’un mois ? elle m’a mise au fait du motif de sa visite en quatre mots. La conversation n’était pas finie, que Mme la baronne de Bois-Fleury et moi nous nous entendions à merveille. Elle est restée trois jours et m’a embrassée en partant. Elle m’a dit de me souvenir dans l’occasion que j’avais une amie à Beauvais, et je m’en souviendrai. Il m’a semblé qu’elle m’aimait beaucoup à cause de vous, et un peu parce qu’elle a su que j’étais comtesse. »

Georges sourit à ce mot, qui lui fit voir que Mme Rose avait pénétré Mme de Bois-Fleury d’un regard.

« Je devrais peut-être vous dire de partir, reprit-elle en regagnant sa maison, et cependant je désire que vous restiez.

— Eh bien ! dit-il, je resterai jusqu’à ce que vous alliez à Beauvais. »

À ces mots Mme Rose, qui était sur le pas de sa porte, retint Georges par la main.

« Il ne faut pas que vous vous mépreniez au sens de mes paroles, reprit-elle ; tout ce qu’une honnête femme peut tenter, je le tenterai pour ramener M. de Réthel ; il est auprès de moi, il est menacé, je porte son nom : c’est plus qu’il n’en faut pour m’indiquer un devoir auquel j’ai la volonté de ne pas faillir. Ne soyez donc pas surpris si quelque jour vous apprenez que je pars pour l’Amérique et pour toujours.

— Le ferez-vous sans m’en prévenir ?

— Oh ! vous ne le croyez pas ! » dit-elle avec vivacité.

L’accent de cette voix chérie fit tressaillir Georges : il vit bien que le cœur n’était pas du côté de la volonté, bien que celle-ci restât maîtresse ; il ne prolongea pas l’entretien, et se retira à la fois triste et charmé. Comme M. de Francalin suivait la rivière, cherchant un bateau qui pût le conduire à la Maison-Blanche, il rencontra Canada qui achevait d’assujettir la porte d’une cabane dont il avait pêché tous les matériaux pièce à pièce dans la Seine. Canada jeta son marteau et accueillit Georges par une vigoureuse poignée de main ; puis il jeta un coup d’œil du côté d’Herblay et le reporta vers M. de Francalin.

« Je vois à votre air que vous savez ce qui se passe là-bas. Ça m’a surpris tout de même le jour où cet autre est revenu…. Dès que je l’ai vu, je me suis dit que vous ne tarderiez pas à paraître. À présent que vous avez fait votre visite, vous allez filer, j’imagine ?

— Non, je reste, répondit Georges.

— Comme ça vous tient ! On voit bien que vous avez des rentes ! S’il vous fallait comme moi chercher dans l’eau votre dîner de tous les jours, vous auriez bien vite noyé l’amour ! »

Canada acheva d’assujettir la porte sur ses gonds.

« Je la reconnais, cette porte, reprit-il : elle provient d’un gros bateau qui allait à Rouen et qui a donné contre une pile du pont ici près. Je l’ai pêchée. »

Il fit un signe à Georges tout en cherchant des clous dans une caisse.

« Approchez-vous donc, qu’on vous parle, ajouta-t-il. Tout marin d’eau douce que je suis, comme ils disent, j’y vois clair. Il y a une bourrasque dans le temps. Le monsieur de Paris qui est chez Mme Rose le sait bien, lui. Toutes sortes de gens vont et viennent par ici. Moi qui suis pour ceux d’en bas contre ceux d’en haut depuis l’affaire des lapins, vous savez, je leur rends de petits services dans l’occasion. S’il y a un bon avis à donner, c’est moi qui le fais passer. Tenez, vous allez voir. »

Canada siffla, et Tambour entra dans la cabane. Le pêcheur tira de sa poche un papier, l’attacha au collier du chien et le lâcha. Tambour partit comme un trait.

« Ce n’est pas plus difficile que ça, continua-t-il ; dans un quart d’heure, on saura chez Mme Rose que des gens à mine suspecte rôdent dans le pays depuis ce matin. Ce que j’en fais, c’est autant pour elle que pour lui ; à part le profit que j’en tire, je ne voudrais pas qu’elle fût inquiétée. On ne se gêne guère aujourd’hui pour vous mettre la main sur le collet pendant la nuit.

— Sérieusement craignez-vous quelque chose ? » dit Georges, que les confidences de Canada étonnaient un peu.

Canada regarda autour de lui en jouant du marteau et fit un mouvement de tête affirmatif.

« Dame ! dit-il, tout est possible ; s’il plaît aux hommes de se faire casser la tête, vous comprenez, ça les regarde ; mais il ne faut pas que Mme Rose en souffre.

— S’il arrivait quelque chose, me préviendriez-vous ? demanda M. de Francalin.

— Sur-le-champ, et sans penser au dérangement qui pourrait en résulter pour moi. »

Georges rentra chez lui, l’esprit tout plein de ce que Canada lui avait dit. Ce qu’il avait pu voir de l’état de Paris pendant le séjour qu’il y avait fait ne lui laissait aucun doute sur la possibilité d’un mouvement. Il prévoyait bien que M. Olivier de Réthel en serait l’un des principaux instigateurs, et il tremblait que Mme Rose ne ressentît le contre-coup de ces nouvelles perturbations.

Vers le soir, et poussé par un sentiment plus fort que la réflexion, il retourna à Herblay. Mme Rose était assise dans ce même salon où si souvent il l’avait trouvée ; elle brodait près de la fenêtre. M. de Réthel lisait une brochure. Tambour leur dit bonjour à tous deux à sa manière, c’est-à-dire en promenant son museau sous leurs mains, et disparut par une porte.

« Faites comme Tambour, dit le comte en se levant, et chez moi agissez comme si vous étiez chez vous. »

Georges prit une chaise et s’approcha de la fenêtre. Il faisait un temps clair et doux ; un vent léger agitait le feuillage comme un frisson ; mille cris d’oiseaux s’échappaient de la campagne, dont le crépuscule estompait les derniers plans. Olivier posa la brochure qu’il tenait à la main et regarda du côté de la rivière, où l’on entendait le chant de quelques mariniers. Mme Rose, qui s’était levée, appuya un doigt sur son épaule :

« Me trompé-je, dit-elle, en pensant que cela vaut bien une discussion politique ? »

Le comte sourit.

« C’est autre chose, répondit-il ; ici c’est le repos, ailleurs c’est l’agitation, mais c’est aussi la vie….

— Eh bien ! marchons, reprit-elle en passant son bras sous celui du comte avec un geste mignon.

Ils descendirent tous trois vers les bords de la Seine. Tambour allait et venait autour d’eux, cherchant querelle aux bestiaux qui regagnaient le village et se mêlant aux jeux des enfants. Le bruit de quelques coups de marteau qui retentissaient dans le silence les attira du côté de la cabane de Canada. Le pêcheur remplaçait de vieilles planches par des ais tout neufs.

« Ils s’en allaient à la dérive, dit-il en ôtant son bonnet ; je n’ai pas voulu qu’ils fussent perdus.

— Canada, mon ami, vous sauvez trop de choses ; prenez garde, dit Mme Rose.

— Bah ! on a bon pied et bon œil ! » répondit le bohémien.

Il était tout au haut d’une échelle et enfonçait les clous à tour de bras ; mais, du coin de l’oeil il regardait alternativement Georges et M. de Réthel ; sa femme raccommodait de vieux filets aux dernières lueurs du soleil couchant.

« Dites donc, mon brave, dit M. de Réthel, si l’on vous amenait à la ville avec la promesse d’une bonne condition où vous ne manqueriez de rien, y viendriez-vous ?

— Quelle condition ? demanda Canada. Faudrait voir.

— Oh ! vous auriez la pièce blanche tous les matins, la soupe à midi, et point de nuits à passer sur l’eau.

— Ah ! vous m’en direz tant !… Je pourrais bien accepter…. Mais tout de même la rivière me manquerait, et il ne faudrait pas être surpris si un beau matin j’y retournais. Quand on en a l’habitude, la pluie qui vous mouille, ça ne fait pas de mal. »

Le comte regarda sa femme.

« Vous l’entendez, dit-il à demi-voix, le pli est fait. »

En ce moment, une voix grêle appela Canada, et on aperçut sur le chemin de halage un enfant qui traînait une pièce de bois attachée au bout d’une corde.

« Eh ! c’est le petit Jacques ! » dit le pêcheur.

Il courut vers l’enfant et l’aida à tirer la pièce de bois jusqu’à la cabane. Le front du petit était baigné de sueur ; il portait un paquet sur la tête et s’était passé la corde autour du corps pour marcher plus commodément. Il s’essuya le visage du revers de la main et s’assit un instant sur la pièce de bois.

« C’est un accord que nous avons fait entre nous, dit Canada ; toutes les fois qu’il trouve quelque épave au bord de l’eau, il me l’apporte, et à mon tour je lui raccommode ses lignes et lui arrange ses petits filets. Ce sera un homme, allez ! »

Jacques repoussa la crinière de cheveux tout mêlés dont les boucles tombaient sur son front, et se leva pour partir.

« Mais, mon petit, ce paquet est plus gros que toi ! dit Mme Rose.

— Oh ! je le porterai bien tout de même…. C’est une commission qu’on m’a donnée pour maman, et elle ne badine pas, vous savez…. avec ça que je suis en retard déjà à cause de ce morceau de bois qui était dans la vase, là-bas. »

Le petit Jacques avait un air fort et résolu qui charmait M. de Réthel. Il tira de sa poche une pièce de monnaie pour la lui donner.

« Faites mieux, lui dit Mme Rose, accompagnez-le chez la Thibaude ; vous le soulagerez chemin faisant, et sa mère, le voyant avec vous, ne le grondera pas. »

M. de Réthel prit l’enfant par la main et partit.

« Au pied de la côte, tu me donneras le paquet, » dit-il.

Georges et Mme Rose les suivirent de loin.

« Vous le voyez, dit-elle lorsqu’elle fut hors de portée d’être entendue par Canada, voilà que mon travail commence. Je m’efforce de rattacher M. de Réthel à cette solitude où il a peur du repos…. Ah ! si je pouvais créer autour de lui des liens d’affection et d’habitudes !

— Vous êtes ici bien près de Paris, dit Georges, un peu surpris de la simplicité et de la franchise que Mme Rose mettait dans l’aveu de ses projets.

— J’y ai bien pensé, reprit-elle ; parfois même j’ai eu quelque envie de profiter d’un jour d’abattement pour lui proposer d’aller dans ce far-west solitaire, où la vie agricole a des allures guerrières et le travail un côté aventureux qui séduiraient peut-être M. de Réthel ; mais ces jours de découragement et de lassitude ne durent chez lui qu’une heure. »

Elle réfléchit quelques minutes : « Que faire cependant pour le tirer de ce milieu où il périra s’il y reste ? » reprit-elle.

Cette confiance absolue qui faisait que Mme Rose lui parlait comme à un frère toucha Georges. Il voulut s’élever à la hauteur de cette âme si fière et si chaste, si compatissante aussi. « C’est une œuvre difficile, dit-il ; mais si je puis vous y aider, comptez sur moi. »

Il souffrait bien en parlant ainsi ; mais cette souffrance lui était chère, quand il la comparait à l’abandon et à l’inquiétude où il avait vécu à Paris.

Quand ils arrivèrent à la maison de la Thibaude, ils trouvèrent M. de Réthel en grande amitié avec le petit Jacques, pour lequel il raccommodait une petite charrette de bois avec un petit couteau.

« Je ne m’étonne plus si ce bonhomme s’entend si bien avec Canada, dit-il. Ah ! le gaillard ! Il a gagné cette charrette en se battant à coups de poing contre un enfant deux fois plus âgé que lui !… »

Il prit l’enfant sur ses genoux et l’embrassa. « Tu viendras me voir tous les matins, » dit-il. Et se tournant vers Mme Rose : « Je vous laisse la petite fille, reprit-il ; moi, je prends le garçon. Cela vous va-t-il, la Thibaude ? »

La Thibaude, qui ravaudait des hardes, leva la tête. « Oui, pourvu que je les garde tous les deux, » répondit-elle.

Cette première journée se termina par une tasse de thé que M. de Réthel obligea Georges à prendre chez lui. On aurait dit qu’il voulait l’étudier. Une lampe avait été allumée, et la bouilloire chantait sur son réchaud. Mme Rose lut quelques pages d’un livre nouveau à haute voix. Pas un mot de politique ne se glissa dans l’entretien. Georges, qui regardait M. de Réthel, ne pouvait pas croire que ce fût là cet homme dont la réputation avait un tel retentissement. Un paysan d’Herblay cogna à la porte et pria Mme Rose, qui rendait de petits services à tout le monde, de répondre pour lui à une lettre qu’il tenait à la main. Mme Rose poussa la plume et le papier sur la table, devant M. de Réthel, et le contraignit doucement à écrire.

« Mais je n’y entends rien, dit le comte qui mordillait le bout de sa plume.

— Lisez d’abord, puis écrivez ; si vous êtes embarrassé, eh bien ! je dicterai. »

Vers onze heures Georges se retira. En le reconduisant jusqu’à la porte extérieure du jardin, Mme Rose lui serra la main : « Il s’y fera peut-être ! Dit-elle.

— Se peut-il que de si grands efforts soient nécessaires pour contraindre un homme à être heureux ! » disait Georges.

Il ne put pas dormir ; mais sa nuit fut paisible. Quelque chose de la sérénité de Mme Rose était descendu en lui. C’était bien encore la même femme, mais il ne la voyait pas sous le même aspect ; un sentiment plus profond de respect se mêlait à son amour. La pensée seulement qu’elle pourrait disparaître un jour lui faisait mal ; c’était presque le seul côté douloureux de son cœur. Durant les deux ou trois jours qui suivirent cette première rencontre, il vit à peine M. de Réthel. Le tribun ne quittait presque pas un cabinet voisin de la pièce où se tenait Mme Rose ; il y était occupé à écrire ou à discuter avec les quelques personnes qui venaient le visiter. Mme Rose recevait Georges avec la même prévenance ; peut-être même pouvait-il remarquer qu’elle mettait plus d’affabilité dans son accueil, comme si elle eût voulu tempérer par sa bonne grâce le mal dont il souffrait. La crainte et l’espérance se partageaient le cœur de Mme Rose, crainte violente, espérance amère, qui la déchiraient presque également. Un peu de pâleur était le seul indice qu’on découvrît de ces combats. On entendait quelquefois la voix du comte qui s’élevait dans d’orageuses discussions. Un jour que M. de Francalin était auprès de Mme Rose, ils saisirent au vol ces paroles : « Que tout le monde soit prêt comme moi !… Je ne vous demande rien de plus. »

Mme Rose, qui avait reconnu la voix de son mari, regarda Georges : « La crise approche, dit-elle ; mais n’importe, je lutterai jusqu’au bout. »

L’expression qu’il voyait alors sur le visage de Mme Rose la lui rendait plus chère et plus sacrée : c’était l’expression du sacrifice dans toute sa plénitude et sa foi. Georges se sentait meilleur et plus grand auprès d’elle. Bien loin de visiter moins souvent ceux qui s’étaient accoutumés à l’aimer, Mme Rose se montrait fréquemment dans les plus pauvres maisons du village, et attirait chez elle tous ceux qui lui devaient des secours ou des consolations. Elle avait mille ruses charmantes pour dérober à M. de Réthel le plus de temps qu’elle pouvait et l’amener à prendre sa part de ces occupations familières. Elle se faisait suivre par lui chez la Thibaude, où elle savait que le babil et l’audace du petit Jacques, qui était toujours en train de guerroyer contre ses camarades, plaisaient au comte, et elle l’y retenait longtemps. Un soir que Jacques se balançait au plus haut d’un peuplier où il cherchait à dénicher des pies, Olivier le montra du doigt à sa femme : « Il aurait cet âge ! » dit-il.

Deux grosses larmes vinrent aux yeux de Mme Rose. Le comte s’éloigna. « Ah ! dit Mme Rose en répondant au regard de Georges, c’est le plus amer souvenir de ma vie. Moi aussi j’ai eu un fils…, il est mort tout petit ; j’étais malade déjà…. cette mort faillit me mettre au tombeau. C’est alors que d’autres ont pris sur M. de Réthel cet empire contre lequel je lutte en vain ! » Elle cacha sa tête entre ses mains et se mit à sangloter. « Vous ne savez pas ce qu’il me faut de courage pour n’y plus penser ! reprit-elle. Dès qu’on y touche, la blessure saigne. »

M. de Réthel était au pied de l’arbre et recevait Jacques dans ses bras.

« S’il eût vécu ! qui sait ? » murmura Mme Rose.

Georges la quitta remué jusqu’au fond du cœur. Ce soir-là, il se promena longtemps dans la prairie déserte, cherchant dans son esprit à comprendre comment le mari d’une telle femme avait pu jouer son bonheur domestique, le repos de son foyer, pour le mince plaisir de faire un peu de bruit. Un vent chaud s’éleva, et les étoiles disparurent sous un noir manteau de nuées épaisses ; bientôt la tempête se déchaîna, et la pluie tomba à flots accompagnée de coups de tonnerre. On entendait dans la nuit le craquement des arbres secoués par l’orage. Georges courut vers la Maison-Blanche et s’y enferma. Il n’y était pas depuis deux heures, lisant dans la bibliothèque et regardant par la fenêtre le feu des éclairs, lorsque deux ou trois coups, frappés rapidement à la porte, le tirèrent de sa rêverie.

« Eh ! là-haut ! ouvrez ! ouvrez donc ! » criait la voix bien connue de Canada. Georges descendit rapidement l’escalier, et le pêcheur parut en compagnie d’un étranger dont les vêtements étaient tout ruisselants d’eau.

« Pardon, monsieur Georges, si je vous dérange, dit Canada ; c’est monsieur qui l’a voulu, et, entre nous, il n’a fait que me prévenir dans mon idée…. Ah ! quel temps ! Ce n’est pas de la pluie, c’est la rivière qui tombe ! »

L’étranger se découvrit.

« Je viens, monsieur, dit-il, vous demander l’hospitalité pour un jour ou deux. Me l’accorderez-vous ? »

Georges salua le comte de Réthel et le pria d’entrer.

« La maison est à vous, dit-il.

— À présent que la promenade est faite, on s’en va, reprit Canada. Si l’on se doutait que je cours par un temps pareil, merci ! les coquins qui sont à vos trousses seraient bientôt chez moi. »

Un quart d’heure après Georges de Francalin et Olivier de Réthel étaient ensemble dans la bibliothèque. Lecomte s’était assis auprès du feu, dans le même grand fauteuil que Mme Rose avait occupé. Il regardait la flamme et battait la mesure sur la table d’un air distrait. Ce silence permit à Georges de l’observer. M. de Réthel, qui paraissait avoir trente-cinq ans, et qui était grand et sec, avec des yeux très-beaux, noirs comme de l’encre, mais fatigués, avait alors la physionomie contractée et comme éclairée par un sourire amer. Son front, qui commençait à se dégarnir vers les tempes, et son visage, coupé de profondes rides, exprimaient mille sentiments divers que la colère et le dédain dominaient tous. Il était d’une pâleur extrême : mais cette pâleur était animée et vivante, et indiquait moins la maladie que l’inquiétude et les accès d’une passion réveillée en sursaut. Le comte avait un grand air et des manières pleines d’aisance, où se mêlait par intervalles quelque chose de débraillé et de violent qui trahissait le gentilhomme déchu. Ce n’était déjà plus l’homme que M. de Francalin avait rencontré chez Mme Rose ; c’était un chef de parti en proie à toutes les agitations. Il releva tout à coup la tête.

« J’ai des excuses à vous faire, dit-il, pour le sans-façon avec lequel je me suis introduit chez vous. Il n’y avait pas à hésiter : un mandat d’arrêt a été lancé contre moi : demain on voudra le mettre à exécution, mais il sera trop tard. Tandis qu’on surveille la route et la station du chemin de fer à Maisons, je suis ici, et certes ce n’est pas chez M. de Francalin qu’on viendra chercher le mari de Mme Rose. »

Georges fit un mouvement.

« Cela vous étonne, ce que je dis là ? reprit Olivier ; mais c’est précisément parce que je sais, avec tout le monde, que vous aimez Mme Rose, que je me suis réfugié à la Maison-Blanche. Là seulement je n’ai rien à craindre.

— Mais, monsieur, s’écria Georges, parler de sentiments dont je ne vous dois pas l’aveu, c’est offenser celle de qui vous venez de prononcer le nom. Sachez que, si je les éprouve, mon respect les égale tout au moins.

— Qu’est-ce ? répliqua M. de Réthel avec un air de hauteur. Me feriez-vous gratuitement cette insulte de supposer que je serais dans cette maison, si j’avais eu la sottise ou la lâcheté de soupçonner Mme de Réthel un instant ? Ah ! monsieur, vous ne le pensiez pas !… Je vous estime parce que Mme de Réthel vous aime. »

Ce dernier mot laissa M. de Francalin sans réponse.

« Oui, monsieur, poursuivit Olivier, cela m’a donné de votre caractère une opinion que vous méritez certainement. Si vous pouviez apprécier comme moi ce que vaut Mme de Réthel, vous me comprendriez. »

Un coup de vent ébranla les volets, et la pluie frappa les vitres à flots. M. de Réthel se mit à rire.

« Je plains les pauvres diables qui sont à m’attendre sur la route, dit-il. Les mais ont cru que le coup était pour demain. Ils ne savent pas leur métier. Quand ils verront que rien ne bouge, ils se tiendront tranquilles, et l’émeute fera explosion. Priez Dieu seulement que nous ne réussissions pas ! »

Georges regarda M. de Réthel avec étonnement.

« C’est vous qui parlez ? vous ! Dit-il.

— Eh ! oui, c’est moi, et je parle ainsi, parce que je les connais mieux que vous, ces gens avec qui je marche ! Ah ! quelle race ! Les imbéciles même sont mauvais, jugez des autres !

— Mais alors, puisque vous les connaissez si bien, pourquoi rester avec eux ?

— Pourquoi ? Ah ! voilà la grande question, s’écria le comte en frappant du pied. On est dans un courant, on suit le flot. Le pas qu’on a fait la veille est la cause du pas qu’on fait le lendemain, et on va jusqu’au bout. Si je m’arrêtais à présent, on dirait que j’ai peur ou que je me suis vendu, que sais-je ? Et je marche. La queue pousse la tête !

— Si j’osais, je vous adresserais bien une question, monsieur le comte, dit Georges avec une certaine hésitation.

— Une question ? Je la lis dans vos yeux. Cela vous surprend que moi, de race noble, un privilégié de la naissance, comme ils disent, un aristocrate enfin, j’aie pu descendre jusqu’à cet enfer. Si je vous disais quel misérable motif m’y a poussé, vous ne me croiriez pas. Moi aussi, j’ai voulu faire un peu de bruit. Vous vous souvenez de M. de Mirabeau, marchand drapier, élu député par le tiers état ; j’ai marché sur ces vieilles brisées. Un auditoire de quelques centaines de mais m’a applaudi, cela m’a grisé. Je m’étais endormi membre de l’opposition, je me suis réveillé démocrate, révolutionnaire, que sais-je ? La pente est si rapide, et la vanité a le pied si complaisant pour glisser ! »

Un amer dédain crispait les lèvres de M. de Réthel.

« Ah ! reprit-il, le mieux est de n’y plus penser.

— Non, répondit Georges avec force, le mieux serait d’y penser pour en finir…. Je ne comprends pas pourquoi, ayant l’énergie que je vous suppose, vous ne rompriez pas brutalement avec votre entourage.

— Et le puis-je ? s’écria le comte. Tenez, je m’étais réfugié à Herblay le cœur plein de dégoût…. Chose étrange ! je m’obstinais à ne pas entrer dans l’exécution des projets qu’on me présentait…. C’est alors qu’on se souvient de moi pour me traquer. À présent, mon acceptation est partie avec Canada, et je ne le regrette pas. J’en veux à tout le monde de mon insuccès et de ma sottise. Il y a des bouillonnements de colère et de haine dans mon cœur quand je vois ce que je suis. Ah ! ce prestige d’un rôle à jouer, vous ne savez pas ce que c’est !

— Monsieur le comte, reprit Georges, en me répondant tout à l’heure, vous n’avez vu qu’un côté de la question. Il en est un plus délicat que j’aborderai hardiment ; vous aviez une femme…. »

Le front d’Olivier se voilà tout à coup.

« Ses observations, ses conseils, ses prières, ne m’ont pas manqué, dit-il. Elle a vu plus juste et plus loin que moi ; mais alors j’étais aveugle. J’ai repoussé ses avis avec hauteur au commencement. Est-ce que je ne me croyais pas un grand homme ! Elle a persisté ; j’y ai répondu avec violence…. Ce n’est pas que je ne l’aimasse beaucoup ; mais en l’épousant il me semblait, étrange contradiction, que je lui avais fait un grand honneur. Elle était fille d’un manufacturier, et partant de race plébéienne. Explique qui pourra cette logique d’un ami de l’égalité, d’un tribun du peuple ! Ma maison fut bientôt pleine d’un monde bizarre, où ce n’étaient pas les vanités froissées et les ambitions impatientes qui manquaient. Pour plaire à ces hommes dont j’étais le chef, je contractai quelques-unes de leurs habitudes. Rose s’en aperçut et me le fit sentir…. Je voulais bien que cela fût, mais je ne voulais pas qu’on le vît. Irrité contre moi, je le fus contre elle. Une femme qui prêchait l’indépendance et qui la pratiquait se trouva sur mon passage…. Elle était jeune et séduisante…. Le temps que la révolution, alors dans toute sa fièvre, ne me prenait pas, lui appartint bientôt. Un jour Rose me demanda la permission de se retirer ; je crus voir dans ces paroles un reproche sur le fol emploi que j’avais fait de sa fortune…. J’ai bien pu voir depuis qu’elle n’y avait pas songé. L’orgueil dicta ma réponse, et elle partit pour Herblay…. Ce fut ma perte ; mais, si elle avait pu s’inspirer de ma conduite et m’imiter, je l’aurais tuée.

— Après ce que vous aviez fait, vous l’auriez tuée ! s’écria Georges.

— Oui, sans hésiter…. Cela vous paraît monstrueux ! Je puis bien me l’avouer à moi-même ; mais je n’entends pas qu’on me le dise.

— Vous permettez tout au moins qu’on le pense…. »

M. de Réthel regarda M. de Francalin ; il était fort pâle.

« Ne m’obligez pas à me souvenir qu’il y a eu des heures où je vous ai haï autant que je vous estimais !

— S’il vous plaît de vous en souvenir, faites-le, » dit Georges froidement.

Le comte fit un pas, puis, frappant du pied :

« Ah ! je suis fou ! reprit-il presque aussitôt ; j’avais donné mon nom à Mme de Réthel, elle ne pouvait pas faillir ! »

Olivier tendit la main à Georges avec un mouvement plein de noblesse.

« Oubliez ce que je vous ai dit, poursuivit-il ; ce qui m’irrite, c’est que je vois qu’avec vous elle aurait été heureuse. »

M. de Réthel passa la main sur son front. « Croyez-vous à la destinée ? » dit-il brusquement. Et, sans attendre la réponse de M. de Francalin : « Moi j’y crois, reprit-il. Autrefois, j’aurais été _condottiere_ ou capitaine d’aventure. Il y a dans mon esprit un fonds d’inquiétude que rien ne peut calmer…. Il faut bien que cela soit, puisque Mme de Réthel n’a pu en éteindre les folles ardeurs, et là où elle a échoué, rien ne peut. »

La pendule sonna trois heures. M. de Réthel allait et venait par la bibliothèque, regardant par la fenêtre, où l’on voyait les premières lueurs du jour naissant. Pâle, agité, fiévreux, l’œil tout en flamme, le geste violent, l’allure saccadée, rompant sa parole comme sa marche, il laissait voir à nu un mélange incroyable d’aristocratie et de cynisme, où le gentilhomme et le conspirateur se montraient tour à tour avec la même crudité. Il faisait grand jour quand M. de Réthel gagna la chambre que Georges lui avait fait préparer. Il dormit profondément jusqu’à midi. Il déjeuna de grand appétit et parcourut les journaux. « Ah ! ah ! dit-il, le bruit court que je suis arrêté ! »

Vers le soir, Tambour revint d’une promenade avec un papier caché dans son collier. M. de Réthel était averti de se tenir prêt à partir le lendemain. On avait fait une visite domiciliaire à la maison d’Herblay dès le matin, et on était convaincu qu’il était rentré dans Paris. Les manières et la physionomie du comte étaient déjà changées. Il ne restait plus rien de la violence et de l’âpreté qu’il avait montrées la veille. À le voir, on l’eût pris pour un homme du meilleur monde en visite chez un voisin de campagne. Jamais son regard n’avait été plus tranquille et sa mise plus soignée. Il s’assit devant la table et écrivit quelques lettres. Quand il eut fini, il regarda Georges :

« J’avais quelque envie de vous prier d’inviter Mme de Réthel à dîner, dit-il.

— Le voulez-vous ? dit Georges ; elle sera ici dans un instant.

— Non, j’ai réfléchi ; ce serait imprudent, et puis je craindrais de m’attendrir ; il pourrait se faire que je ne la revisse jamais ! »

Georges posa sa main sur le bras du comte.

« Il en est temps encore ; vous avez une femme qui mérite tout le cœur, toute la vie d’un homme : arrêtez-vous ! »

Les yeux de M. de Réthel parurent s’humecter.

« C’est vous qui m’y engagez ? Reprit-il.

— Ah ! c’est une lettre ! » dit Georges.

— Oui, et du plus profond de mon âme…. pour elle, pour vous…. »

Olivier lui serra la main. « Pour moi, c’est possible ; pour elle !… » Il secoua la tête et sourit. « Il est trop tard…. N’en parlons plus, » dit-il.

Il prit un papier sur la table, y ajouta quelques mots et le cacheta.

« Ceci est mon testament, poursuivit-il ; si je viens à mourir, vous le remettrez à Mme de Réthel. C’est vous que je charge de mes dernières volontés. Je ne vous connaissais pas il y a huit jours, un mot vous a fait mon ami. »

Il se promena quelques instants en silence. Une nuance de tristesse adoucissait le caractère inquiet et hautain de sa physionomie.

« Si j’avais à vous parler une dernière fois, où pourrais-je vous voir à Paris ? » reprit Olivier avec une sorte d’hésitation.

Georges lui tendit sa carte. « Rue de Clichy, 29, dit-il ; je serai samedi chez moi toute la journée.

— Voulez-vous y être vendredi ? vous me ferez plaisir.

— Volontiers. »

Ce dernier mot fit comprendre à Georges que l’événement auquel Olivier avait fait si souvent allusion devait éclater vers la fin de la semaine. On était alors au lundi. Georges le demanda franchement au comte, qui fit un signe de tête affirmatif en ajoutant : « Vous n’en parlerez pas à Herblay. »

Il prit différentes lettres qu’il tira d’un portefeuille caché au fond du caban que lui avait prêté Canada, et les jeta au feu après les avoir parcourues. « C’est une partie perdue, murmura-t-il à demi-voix. Cependant, qui sait ?… »

Le lendemain, au point du jour, on entendit siffler sous les fenêtres de la Maison-Blanche ; c’était Canada qui passait, en donnant le signal du départ. M. de Réthel fut prêt en un instant. Au moment de quitter cette maison dans laquelle il avait dormi tranquille comme un voyageur entre deux étapes également rudes, il pressa la main de Georges avec émotion : « Je vous recommande Mme de Réthel, » dit-il.

Jamais son visage n’avait paru plus bouleversé. Il s’arrêta sur le seuil de la maison et regarda du côté d’Herblay ; puis il fit de la main le geste d’un homme qui prend son parti, et sauta sur le chemin.

VII

M. de Francalin revit Mme Rose dans la journée. Il ne lui cacha rien de ce que M. de Réthel lui avait dit, sauf cependant ce qui avait trait à la prière qu’il lui avait adressée de se trouver à Paris le vendredi suivant. Ce récit fit venir quelques larmes aux yeux de Mme Rose.

« Ah ! dit-elle, s’il avait voulu, nous aurions pu être heureux ! »

Un singulier sentiment de jalousie perça le cœur de Georges. « Vous le regrettez donc bien ? Dit-il.

— Je le devrais, » répondit Mme Rose.

Ce mot si simple désarma M. de Francalin ; il prit la main de Mme Rose et la baisa.

« Oh ! je vous la laisse à présent, reprit-elle ; n’êtes-vous pas son ami ? »

Georges comprit tout ce qui se passait dans cette âme si chaste et si ferme. Le séjour de M. de Réthel à Herblay et à la Maison-Blanche avait créé entre Mme Rose et lui des relations dont la pensée même du péril était écartée par la confiance.

« Maintenant que je vous connais mieux, dit-il, si j’avais pu vous obéir quand vous m’avez envoyé à Beauvais, je ne vous aurais pardonné jamais. »

Mme Rose sourit.

« Oh ! je pensais bien que vous ne vous marieriez pas, répondit-elle.

— Et si cependant je l’avais fait ?

— Eh bien ! j’aurais prié pour vous dans un coin de l’église, et vous ne m’auriez plus revue. »

Georges réfléchit un instant.

« Et si, par impossible, M. de Réthel revenait à vous, guéri de cette fièvre qui le ronge ? » reprit-il.

Mme Rose le regarda bien en face.

« Répondez vous-même ; que devrais-je faire ? Dit-elle.

— Le suivre et m’oublier, répondit Georges avec effort.

— Donnez-moi votre main, Georges ; je le suivrai et ne vous oublierai pas. »

Mme Rose lui raconta qu’elle avait failli la veille se rendre à la Maison-Blanche ; deux fois elle avait traversé la rivière pour le faire. La crainte de compromettre M. de Réthel l’avait retenue ; mais elle ne se croyait pas dégagée par le départ du comte, et elle était résolue à tout tenter encore pour l’arracher de l’abîme. « J’ai eu ces derniers jours une lueur d’espoir, dit-elle ; sa fuite ne l’a pas éteinte. »

Ces entretiens se prolongèrent pendant trois jours. Georges et Mme Rose revirent ensemble les mêmes lieux qu’ils avaient parcourus si souvent. Les fleurs avaient succédé à la neige, mais ce sourire de la nature n’avait point de reflet dans leur cœur. Il y avait entre eux plus d’intimité et moins d’expansion. Ils étaient tout à la fois unis et séparés. Tambour, qui s’étonnait de n’avoir plus de lettres à cacher dans sa fourrure, égayait ses loisirs par de nouvelles luttes contre le taureau noir, quelque temps négligé. On ne voyait plus Canada que par intervalles. Quand il ne maraudait pas sur la rivière, y cherchant quelque canot à perdre pour le sauver, en fouillant dans son lit pour y trouver des pierres et du sable, et çà et là quelques débris de cargaisons naufragées, le pêcheur était à Paris. Ces absences inquiétaient Mme Rose, qui prévoyait une catastrophe.

Un soir, c’était le jeudi, Georges et Mme Rose se promenaient sur la route où pour la première fois M. de Francalin l’avait vue, peu d’instants après qu’il eut tiré la petite Jeanne de la Seine. Georges devait partir le lendemain.

Mme Rose regarda les bateaux qui étaient sur la rive.

« Vous souvient-il du jour où je vous aperçus sortant de l’eau ? Etiez-vous pâle ! dit-elle. C’est singulier ! si la petite Jeanne et son frère Jacques n’avaient pas failli se noyer, je ne vous aurais peut-être jamais connu. J’ai fait une petite aquarelle de cette scène. Voulez-vous la voir ?

— Volontiers, » dit Georges, qui trouvait dans cette proposition le moyen de prolonger l’entretien.

On prit aussitôt le chemin d’Herblay.

« Je vous dois bien une peinture en échange d’une autre que vous avez brûlée…. Si la mienne vous plaît, je vous la donnerai, » reprit Mme Rose en baissant les yeux, et toute rouge du souvenir qu’elle évoquait.

Georges lui pressa le bras sans répondre. Quand on fut dans la petite maison d’Herblay et tandis que Georges regardait l’aquarelle, Mme Rose posa sur la cheminée une miniature qu’elle avait tirée d’une boîte.

« Trouvez-vous ce portrait bien ressemblant ? dit-elle. Voyez, je n’y suis déjà plus gaie. »

M. de Francalin poussa un cri. Cette miniature signée d’un nom célèbre rendait admirablement les traits de Mme de Réthel. « C’est le regard, c’est l’expression, c’est la vie, » dit-il.

Au bout de quelques minutes, Mme Rose lui enleva le portrait des mains en badinant. « Laissez cela, reprit-elle, cette peinture ferait tort à mon aquarelle, et c’est pour mon aquarelle que vous êtes venu. »

Georges soupira.

« Vous avez raison ; si je regardais plus longtemps ce portrait, l’envie me prendrait de vous le dérober. »

Il descendait la côte un quart d’heure après, portant le dessin dans un carton, lorsqu’il entendit une voix d’enfant qui l’appelait. Il se retourna et aperçut la petite Jeanne qui courait de toutes ses forces après lui. « Eh ! parrain, arrêtez-vous, » criait l’enfant qui donnait par habitude le nom de parrain et de marraine à Georges et à Mme Rose. La petite Jeanne arriva tout essoufflée ; elle tenait dans sa main une boîte qu’elle présenta à Georges. « Tenez, parrain, reprit-elle, voici une boîte que marraine m’a dit de vous remettre…. Elle veut que vous m’embrassiez et acceptiez la boîte en souvenir de moi…. J’ai bien répété la chose trois fois pour ne pas l’oublier. »

Georges ouvrit la boîte et reconnut le portrait de Mme Rose ; il était entouré d’une bande de papier sur laquelle on lisait ces mots : Si vous vous mariez, brûlez-le ; si je pars, gardez-le.

« Oh ! oui, je t’embrasserai ! s’écria Georges qui prit l’enfant dans ses bras. Va ! je n’aurais qu’un morceau de pain qu’il serait pour toi ! »

Après qu’il eut assez mangé la petite Jeanne de baisers, Georges la laissa tout étonnée au milieu du chemin, et prit sa course, serrant ses deux mains sur sa poitrine, contre laquelle il pressait le portrait.

« Enfin j’ai quelque chose d’elle, donné par elle ! » disait-il ivre de joie.

Lorsque Georges arriva le lendemain à Paris, une sourde agitation régnait dans la ville. Valentin, qu’il rencontra, lui dit qu’il courait mettre son uniforme, et qu’on craignait des troubles pour la journée. Georges passa chez lui ; on n’y avait vu personne. Il sortit et remarqua des groupes qui se formaient çà et là. Deux heures après, le tambour battait le rappel dans toutes les rues, et les boutiques se fermaient précipitamment. Un régiment de ligne défilait silencieusement sur les boulevards. Il entendit des cris au loin, et ne douta plus que le mouvement dont M. de Réthel lui avait parlé ne fût au moment d’éclater. Il retourna dans son appartement de la rue de Clichy, et attendit plein d’anxiété.

Il n’y était pas depuis une heure, que Mme Rose entra tout à coup.

« Ce n’est pas moi que vous attendiez, je le sais, dit-elle ; quelques mots de Canada m’ont tout appris…. Je viens pour sauver M. de Réthel, et vous m’y aiderez. »

Georges lui serra la main.

« Je ne vous remercie pas, reprit-elle ; vous m’avez dit que je pouvais compter sur vous, et j’y compte. »

Jamais M. de Francalin ne lui avait vu un regard si ferme et l’expression du visage si résolue. Elle s’assit près de la fenêtre et regarda dans la rue.

« Dans une heure, avant même, il sera ici, continua-t-elle ; il faut que dans une heure tout soit prêt pour notre départ. »

Georges devint pâle à ces mots.

« Bien, dit-il, tout sera prêt. »

Mme Rose se leva par un mouvement spontané, et lui jeta les bras autour du cou.

« Embrassons-nous, mon ami, dit-elle d’une voix dans laquelle tout son cœur palpitait, et maintenant que le passé soit mort entre nous…. Un homme est en péril ; je suis sa femme, pensons à lui.

— Que faut-il faire ? » demanda Georges.

Mme Rose lui apprit alors que le mouvement projeté avait échoué par l’hésitation de ceux qui l’avaient commencé ; on ne manquerait pas d’en poursuivre les principaux instigateurs, et M. de Réthel était gravement compromis.

« Il faut donc qu’il quitte la France, poursuivit-elle ; mais pour la quitter il faut un passe-port…. Je ne sais que vous qui puissiez me le procurer. »

Georges réfléchit une minute.

« Ce passe-port, je l’aurai, répondit-il ; mais êtes-vous bien sûre que M. de Réthel consentira à partir ?

— Oui, si nous savons profiter du premier mouvement…. Je sens en moi quelque chose qui me dit qu’il m’écoutera. »

Comme elle parlait, un violent coup de sonnette retentit dans l’appartement ; on ouvrit, et M. de Réthel parut en riant aux éclats. Il ne manifesta aucun étonnement en voyant Mme Rose, et lui tendit la main après avoir salué Georges, qu’il remercia de son exactitude.

« Quelle fuite ! quelle déroute ! dit-il…. On a commencé par de beaux discours, on a fini par une course au clocher.

— Oui, dit Mme Rose froidement, et cette course au clocher, dont vous riez, pourrait bien finir à la Conciergerie pour quelques-uns.

— Je le sais, » répliqua M. de Réthel.

Mme Rose craignit qu’un projet nouveau ne se cachât sous l’apparente tranquillité de cette réponse.

« Ainsi, dit-elle, vous consentiriez à coucher en prison, à subir la flétrissure d’un jugement ?

— Oh ! reprit M. de Réthel, on peut toujours ne pas être pris vivant.

— Ah ! s’écria Mme Rose avec élan, on peut surtout ne pas chercher dans le suicide un refuge contre une folie ! J’ai toujours été votre amie fidèle, j’ai donc bien le droit de vous donner un conseil, et peut-être me devez-vous de l’écouter. »

Toute la feinte gaieté du comte était tombée. Il se promenait par la chambre inquiet et le regard fiévreux ; mais à la voix de sa femme il s’arrêta court, et avec la courtoisie d’un gentilhomme il s’inclina devant elle.

« Parlez, dit-il.

— Vous pouvez partir, reprit-elle, et changer contre le repos cette vie d’angoisse et d’agitation…. Vous pouvez assurer ma tranquillité, et je vous la demande…. Ce que j’ai suffira amplement à tous nos besoins ; ce sera comme une nouvelle existence que vous commencerez, et peut-être y trouverez-vous plus de douceur que vous ne le pensez. Essayez de la patience et de l’isolement. Il est digne de votre courage de le tenter. »

Mme Rose parlait avec une singulière animation. Elle avait cette éloquence que donnent la conviction et le dévouement ; tout suppliait en elle, le regard, la voix, l’accent, et ce rayonnement des traits qu’aucune expression ne peut rendre. Le visage de M. de Réthel s’attendrit.

« Mais pour partir, encore faut-il un passe-port, dit-il. Qui me le procurera ?

— Moi, » dit Georges.

Le comte lui tendit la main.

« Je cède, » dit-il noblement.

Georges ne perdit pas une minute. Il avait cru remarquer qu’une vague ressemblance existait entre Valentin et M. de Réthel ; s’il obtenait du comte le sacrifice de ses longues moustaches, cette ressemblance devenait presque réelle. Il courut chez son ami, et l’emmena à la préfecture de police sans lui laisser le temps de respirer.

« Çà, lui dit-il, tandis que la voiture roulait sur le quai, tu vas prendre un passe-port pour Bruxelles.

— Moi ?

— Oui, et tu me le remettras. »

Valentin sourit.

« Bon ! tu enlèves Mme Rose, » s’écria-t-il.

Le cœur de M. de Francalin se serra.

« Justement, reprit-il ; tu auras grand soin de demander ce passe-port pour M. et Mme Des Aubiers. »

Le chef de bureau, qui connaissait Valentin, donna ordre qu’on délivrât le passe-port sur-le-champ.

« Je ne vous savais pas marié, dit-il en souriant à Valentin.

— Qu’est-ce que cela fait ? » répondit celui-ci d’un air fat.

Cette petite expédition, dans laquelle le beau capitaine ne voyait qu’une affaire de galanterie, le remplissait de joie.

« Si le pays te plaît, dit-il à Georges en le quittant, tu me l’écriras…. j’irai te rejoindre avec Juliette. »

Chaque mot de Valentin entrait comme une flèche dans le cœur de Georges ; mais il voulait prouver à Mme Rose qu’il était digne d’elle. Tout fut organisé promptement pour le départ, et dès le lendemain ils gagnèrent tous trois la Belgique. Quand ils eurent passé la frontière, Mme Rose soupira.

« Oh ! Herblay ! » murmura-t-elle tout bas.

Le comte et sa femme s’installèrent dans une petite maison des faubourgs, du côté de Laeken. Cette maison avait un jardin avec une sortie sur la campagne. Georges y demeura deux jours. Quand il partit, M. de Réthel lui donna une vigoureuse poignée de main.

« Vous avez donc voulu une part dans mon amitié ?… Merci, dit-il.

— Maintenant serez-vous heureux ? dit Georges.

— Dieu est le maître, » reprit M. de Réthel, les yeux tournés du côté de la France.

Quand M. de Francalin se retrouva seul à la Maison-Blanche, il fut saisi d’un abattement profond. La pensée du sacrifice ne le soutenait plus. Les campagnes qu’il avait tant aimées lui parurent un désert. Il y cherchait partout Mme Rose et revoyait partout son image. Au moment de son départ de Bruxelles, Mme Rose lui avait recommandé de mettre en location la petite maison d’Herblay.

« Je le ferai si vous le voulez absolument, » dit-il.

Elle comprit sa pensée et n’insista pas. Le plus grand plaisir de Georges, à présent qu’il ne la voyait plus, était de retourner dans cette maison et de passer de longues heures, un livre à la main, dans la pièce qu’elle animait autrefois de sa vie. Il revoyait les objets qui étaient à son usage, la lampe qui avait éclairé son travail, le fauteuil où elle s’asseyait près de la fenêtre, l’écheveau de fil ou de soie encore enroulé autour de la bobine, la tapisserie tendue sur le métier et piquée d’une aiguille, le vase tout plein de fleurs fanées, le livre entr’ouvert à la page à demi parcourue, le buvard et l’encrier placés sur un petit bureau qu’elle avait apporté, et qui datait du temps qu’elle était jeune fille. Mme Rose avait laissé un petit châle suspendu à une patère ; son panier à ouvrage était sur le coin de la cheminée ; quand Georges regardait longtemps ces objets, une étrange inquiétude s’emparait de son esprit ; il arrivait à croire qu’elle était dans la maison, il entendait le bruit léger de ses pas dans le corridor, et, si un aboiement sonore de Tambour le tirait de sa rêverie, il courait à la porte et l’ouvrait, croyant qu’elle allait entrer.

Les seules personnes qu’il vît alors étaient la Thibaude et Canada. Il visitait la Thibaude journellement et s’efforçait de remplacer Mme Rose auprès de la petite Jeanne, à laquelle il donnait cent bagatelles au nom de sa marraine. Jacques non plus n’était pas oublié, et il avait force chevaux de bois. Quant à Canada, il n’avait pas de plus fidèle compagnon sur la rivière. Chaque jour M. de Francalin l’aidait à jeter ses filets et à retirer ses lignes. Avec une délicatesse que l’éducation n’enseigne pas, le pêcheur n’était jamais le premier à lui parler de Mme Rose ; mais il répondait volontiers aussitôt que Georges commençait. Cette persévérance à aimer une femme que peut-être il ne reverrait plus touchait Canada et le surprenait surtout.

« Monsieur Georges, lui dit-il un jour, comptez-vous l’aimer longtemps comme ça ? Vous voilà en âge de vous marier, ce me semble ?

— Je n’y puis rien, répondit Georges ; Mme Rose a emporté mon cœur. »

Canada se gratta l’oreille.

« C’est drôle tout de même, reprit-il ; j’ai été amoureux il y a quelque vingt ans, et ça tenait dur…. Un jour, je m’aperçus que la Louison, une grande brune qui avait des joues comme des pommes d’api, me trompait pour un meunier de la Frette…. Je pleurai pendant tout un jour comme un benêt…. J’en avais le col de ma chemise tout mouillé…. Le soir, je rencontrai mon rival…. Ah ! dame ! je ne l’avais pas cherché, mais il fallait voir comme mes poings allaient !… La chose faite j’entrai au cabaret et j’en sortis gris comme un tonneau. Le lendemain, c’était fait de l’amour et de la Louison…. j’y pensais comme à une pipe de l’an dernier. »

Au bout d’un mois de cette vie solitaire que rien n’avait interrompue, pas même une visite de Valentin, trop occupé de sa candidature au grade de chef de bataillon pour songer à Georges, qu’il avait à peine entrevu à son passage à Paris, M. de Francalin reçut une lettre timbrée de Bruxelles. Il courut se cacher à Herblay pour la lire.

« C’est encore moi, mon ami, et je viens vous donner des nouvelles de personnes qui ne vous oublient pas. Un jour ne se passe pas sans que votre nom soit prononcé ; une heure se passe-t-elle sans que vous pensiez à nous ?

« Notre vie est ici très-tranquille jusqu’à présent. Quelques lectures, des promenades dans la campagne, deux ou trois petites excursions dans les villes curieuses qui nous entourent, la remplissent. M. de Réthel paraît se soumettre, sans trop de chagrins, à cet exil auquel je l’ai condamné. Il lit beaucoup ; les journaux de Paris l’émeuvent quelquefois. Il sort alors, et se fatigue à marcher. Sa promenade favorite est le champ de bataille de Waterloo, où il va souvent à cheval. Quand il rentre, il est plus calme ; mais ce caractère primesautier a des révoltes si rapides ! Il lui faudrait de nouvelles habitudes, et elles ne sont pas encore nées.

« Ces temps-ci, peut-être partirons-nous pour un voyage en Suisse par le Rhin. Si M. de Réthel se trouve bien de cette course, nous pousserons jusqu’en Italie ou dans le Tyrol. Le voisinage de Paris m’effraye. Il nous vient parfois des visites dans le goût de celles que nous recevions à Herblay ; elles agitent mon malade et diminuent dans son esprit les bienfaits de l’isolement. Je veux l’en éloigner. J’ai pensé sérieusement à le mener en Amérique. C’est mettre l’Océan entre les boulevards et lui ; mais là-bas j’aurais peur qu’il n’enrôlât une troupe d’aventuriers et ne partît pour le Texas ou Mexico. Et puis j’hésite à faire ce grand voyage. À mon âge, le cœur se serre à la pensée de quitter la France et tout ce que j’y aime.

« Le nom d’Herblay s’est rencontré sous ma plume…. Cher Herblay ! y retournerai-je jamais ?… En visitez-vous quelquefois les doux paysages ? Toute campagne me paraît triste auprès de celle-là. Quand je ferme les yeux, il me semble la voir ; les moindres accidents du coteau et de la rive, la fumée du village, le clocher de pierres grises, le rideau noir de la forêt, tout se reflète en moi. Je vois la Tortue sur l’eau, je vois Canada la perche ou l’aviron à la main, je vois la queue blanche de Tambour qui furette, je l’entends qui jappe…. Vous souvient-il de votre dernier mot à M. de Réthel ? « Serez-vous heureux maintenant ?… » Ah ! que je sais de gens qui le seraient à peu de frais ! Un petit coin de l’horizon leur suffirait, et ils laisseraient le reste de la terre aux ambitieux….

« J’en étais là de ma lettre quand l’arrivée de M. de Réthel m’a interrompue. Il revenait de la ville, où il avait rencontré une de ses vieilles connaissances de Paris. M. de Réthel avait dans les yeux quelque chose que je connais et que je redoute : j’y lisais les mouvements impétueux de son cœur. Je l’ai questionné, il m’a répondu par monosyllabes ; mais comme j’insistais : « Ce n’est rien, m’a-t-il dit, c’est un assaut, j’en viendrai à bout ! » Il a mis une grande douceur dans ces paroles, avec un regard douloureux qui me navrait. Les larmes me sont venues aux yeux. « Quel mal je vous fais ! » a-t-il repris. Ah ! c’est sur lui que je pleure ! Sera-t-il toujours le maître des furieux assauts qu’il essuie ? Donnez-moi un conseil, mon ami ; que dois-je faire ? Faut-il partir, et partir au plus tôt ? Mais quel but indiquer à cette activité farouche, à cet âpre besoin d’agitation ? quel aliment calmera cette fièvre ? Je suis reconnaissante à M. de Réthel des efforts qu’il fait pour se vaincre : on y sent une âme généreuse en révolte contre mille passions. Hélas ! j’ai bien peur que les passions ne soient les plus fortes !

« Ne croyez pas, à ce langage, que mon espoir soit perdu et mon courage à bout. Non, je lutterai, et n’épargnerai rien pour m’assurer la victoire. Ma conscience me crie bien haut qu’il ne faut pas céder. Elle n’est pas non plus sans me faire quelques reproches. Peut-être ai-je senti trop profondément une blessure qu’il eût été d’une femme vaillante et droite d’oublier ; sous le coup de cette blessure, j’ai abandonné M. de Réthel et l’ai livré sans défense à toute la furie de ses instincts. J’étais une barrière, j’ai détruit cette barrière par ma fuite ! Encore aujourd’hui, n’ai-je pas des tressaillements douloureux quand je songe au passé ? Ah ! que Dieu m’assiste pour que je triomphe de moi-même et de lui !

« Si nous partons, mon ami, vous le saurez ; si nous quittons l’Europe, vous viendrez à Bruxelles : c’est bien le moins que je vous embrasse une dernière fois, si la mer doit nous séparer. »

Le trouble dans lequel cette lettre jeta M. de Francalin est inexprimable. Il la relut dix fois, et toujours il voyait l’Océan entre Mme Rose et lui. Il voulait partir pour la Belgique, et craignit de le faire de peur de la contrarier. Canada, qui le rencontra, n’osa pas lui parler, tant il avait le visage attristé. Georges allait et venait de la Maison-Blanche à Herblay, repassant en esprit chaque mot de cette lettre où sa vie était comme suspendue. Quel conseil pouvait-il donner à celle qui poussait vers lui un cri de détresse ? Et lui-même n’était-il pas décidé à partir pour l’Amérique, si Mme Rose y fuyait ?

Cet état de fièvre dura trois jours. Le quatrième au matin, Georges prit le chemin d’Herblay. Ses pieds l’y conduisaient d’eux-mêmes. Comme il montait la côte les yeux à terre, Tambour partit comme une flèche en aboyant. Georges leva les yeux et vit au loin les fenêtres de la petite maison d’Herblay toutes grandes ouvertes au soleil. L’idée que Mme Rose était peut-être de retour lui vint au cœur. Il poussa un grand cri et se mit à courir ; puis il s’arrêta, n’osant plus marcher. « Si c’était encore un rêve ! » pensa-t-il. Cependant les rideaux s’agitaient joyeusement, chassés par la brise. Tambour aboyait toujours. Georges s’élança vers la maison. Une femme était sur la porte qui lui tendait les mains. Georges les prit et fondit en larmes.

VIII

Mme Rose était rentrée seule à la maison d’Herblay. Le premier moment d’effusion passé, elle raconta à M. de Francalin quels motifs l’avaient ramenée si peu de jours après sa lettre. Le soir même du jour où elle avait écrit, un homme qu’elle croyait avoir vu à Herblay avant son départ pour la Belgique s’était présenté chez M. de Réthel. Mme Rose était assise auprès d’une fenêtre qui ouvrait sur le jardin où M. de Réthel avait conduit cet homme. L’entretien paraissait animé. Quelques mots, souvent interrompus par la marche, arrivaient jusqu’à Mme Rose ; elle comprit bientôt qu’il s’agissait d’une tentative nouvelle dont le plan était proposé à M. de Réthel. Elle était heureuse néanmoins de voir que le comte se défendait d’y prendre part. La voix des interlocuteurs s’abaissait et s’élevait avec des alternatives de vivacité et d’emportement. On voyait que la conversation s’échauffait. Tout à coup l’étranger s’arrêta : « Je vois ce que c’est, dit-il, vous avez peur ! Ne nous vendez pas seulement, nous agirons sans vous. » Plus prompte que l’éclair, la main de M. de Réthel tomba sur le visage de cet homme. « Battez-moi, dit le sombre sectaire, et marchez pour montrer que vous n’êtes pas un traître !

— Eh bien ! répondit M. de Réthel, j’irai si loin que pas un de vous n’osera me suivre ! »

« Je n’avais pas une goutte de sang dans les veines, continua Mme Rose. « Vous avez tout entendu, me dit M. de Réthel quand il rentra, je n’ai donc rien à vous expliquer. » Sa voix était brève et impérieuse comme celle d’un homme qui a peur des contradictions. « Qu’allez-vous faire à présent ? » lui dis-je. « Demain, je vous le dirai ; ce que je sais seulement, c’est que l’honneur me défend de reculer. » L’honneur ! où le plaçait-il, mon Dieu ! Ce n’était déjà plus le même accent et le même regard ; l’homme des anciens jours venait de reparaître. Le lendemain, il resta dehors toute la journée. Je le vis à peine quelques minutes. « Dormez, » me dit-il le soir ; « j’ai affaire dans la ville, je rentrerai un peu tard. » Il m’embrassa et sortit. À mon réveil, j’appris que M. de Réthel était parti. On me remit une lettre par laquelle il me priait de retourner à Herblay. « Au moins n’y serez-vous pas seule, » disait-il. Il ajoutait que je recevrais de ses nouvelles prochainement. Je n’ai pas perdu une minute pour regagner Paris, où je n’ai pu trouver aucune trace de l’arrivée de M. de Réthel ; comprenant bien que toutes mes recherches seraient inutiles, je me suis rendue à Herblay. Je ne croyais pas y revenir de sitôt. J’ai bien des sujets de tristesse, et cependant je ne sais quel mouvement de joie m’a fait tressaillir quand j’ai découvert les noyers du village et le toit de ma maison. »

Georges remarqua avec chagrin que le visage de Mme Rose portait la trace des épreuves qu’elle subissait depuis déjà longtemps. Elle devina ce qui se passait en lui et sourit. « La campagne me remettra, » dit-elle.

Dès le jour même, elle avait revu Canada, la Thibaude, Jeanne et le petit Jacques, qui lui demanda des nouvelles de son grand ami. « Il m’a promis de me mener à la guerre, dit-il d’un air déterminé, je n’entends pas qu’il m’oublie. »

Mme Rose l’embrassa. « Il m’a chargé de voir comment tu courrais, » répondit-elle. Et, prenant des oranges dans un panier, elle les jeta au loin dans une prairie. Jacques s’élança à la poursuite des oranges, et Tambour courut après Jacques. Les rires des enfants qui se roulaient dans l’herbe et les aboiements joyeux du chien remplissaient la campagne.

« Ah ! je me sens renaître ! » dit Mme Rose.

On était alors en plein été. Le bleu du ciel était éclatant ; la rivière prenait le soir des teintes magnifiques. Mme Rose voulut revoir tous les coins qu’elle avait parcourus ; elle était comme un voyageur qui revient dans sa patrie après une longue absence. Elle était allée prendre du lait dans cette ferme ; elle avait cueilli des fraises dans ce taillis ; elle avait lu tout un matin au pied de ce saule ; c’était là que la pluie l’avait surprise un soir d’hiver ; en passant sur cette berge, un coup de vent avait emporté son mouchoir, que Tambour avait été chercher dans l’eau. Le plus petit brin d’herbe lui semblait beau. La première fois qu’elle mit le pied sur la Tortue, elle fut prise d’une joie folle.

Un jour elle s’avisa de rassembler tous les enfants pauvres dont les mères travaillaient aux champs et de les mener chez la Thibaude, qui était blanchisseuse de son état.

« Eh ! mère Thibaude, lui dit-elle, voilà des petits que je vous confie…. Gardez-moi tout ça et donnez leur une bonne miche de pain pour leur goûter.

— Eh ! bonté du ciel ! où voulez-vous que je le prenne, ce pain-là ? dit la mère Thibaude, qui aimait les enfants, bien qu’elle eût la main brusque.

— Donnez toujours, répondit Mme Rose ; le boulanger est de mes amis, et c’est moi que cela regarde. »

Quand elle vit tous les enfants rassemblés autour d’un grand panier rempli de morceaux de pain jusqu’au bord, Mme Rose battit des mains et voulut qu’on ajoutât une grande jatte de lait à ce régal. Les enfants se pressaient autour d’elle comme des poussins.

« Je prétends que chaque jour il y en ait autant, dit-elle ; ce qui restera sera pour votre peine, mère Thibaude. »

Tout compte fait, c’était un petit revenu bien clair pour la blanchisseuse.

« Ce sont encore vos distractions d’autrefois qui recommencent, dit Georges.

— Ah ! répondit Mme Rose, si je dois quitter ce pays, je veux au moins que mon souvenir y reste. »

Malgré le mouvement qu’elle se donnait et les retours de gaieté qui la faisaient rire pendant ses longues courses, on voyait bien qu’une pensée constante préoccupait Mme Rose ; elle ne manquait jamais de demander à Gertrude si le piéton n’avait rien apporté pour elle. Elle cherchait souvent dans les journaux un nom qui ne s’y trouvait plus. Le silence de Canada lui faisait croire que le pêcheur savait quelque chose. Elle l’interrogea.

« Dame ! répondit Canada, on m’a raconté que M. de Réthel était à Paris.

— On vous l’a raconté seulement ? » dit Mme Rose.

Canada cligna de l’œil en regardant de côté et d’autre d’un air embarrassé.

« Voyons, poursuivit Mme. Rose, est-ce bien à moi que vous cacherez la vérité ?

— Eh bien ! dit le pêcheur vaincu, je puis vous dire à vous, mais à vous seulement, qu’il est venu ici un jour ou deux après votre retour ; il a vu Tambour aussi, qui l’a parfaitement reconnu, bien qu’il eût une blouse comme un ouvrier. Il s’est caché pour vous regarder, tandis que vous vous promeniez au bord de l’eau. M. de Réthel était pâle à faire peur. Il m’a fait jurer de l’aller voir là-bas s’il me faisait appeler, et m’a glissé deux ou trois pièces d’or dans la poche, comme c’est son habitude. »

Mme Rose prit entre ses mains les rudes mains de Canada, et attachant sur lui ses yeux humides :

« Me promettez-vous, en retour de l’amitié que je vous ai toujours montrée ainsi qu’à tous les vôtres, de me prévenir s’il vous appelle ? »

Canada se mordait les lèvres en hésitant : « C’est manquer à ma parole, dit-il.

— Je suis sa femme et je vous en prie, reprit-elle.

— Eh bien ! je vous le promets…. Puis-je donc oublier que vous m’avez donné du pain quand je n’en avais pas ? »

Vers la fin de la semaine, Canada parut un matin à Herblay. « J’ai une lettre de M. de Réthel, dit-il ; la voici. » Et il tira mystérieusement un papier du fond de sa poche. Cette lettre, très-brève, engageait Canada à se trouver à Paris le jour même. Mme Rose regarda le pêcheur.

« Que pensez-vous que cela veuille dire ? » lui demanda-t-elle.

Canada tourna son bonnet vingt fois dans ses mains : « On ne peut pas savoir, dit-il enfin ; le plus sûr est d’y aller.

— Oh ! c’est bien à quoi je suis décidée. Savez-vous seulement où est M. de Réthel ? reprit Mme Rose qui déjà avait jeté un châle sur ses épaules.

— Oh ! pour ça, oui ! »

Sans perdre une minute, Mme Rose écrivit deux lignes à M. de Francalin pour lui annoncer son départ. « Demain vous aurez de mes nouvelles, » ajouta-t-elle. Une voiture vint, qui la conduisit sur-le-champ à Paris avec Canada. Les quelques mots qu’elle put tirer de Canada pendant la route lui firent bien voir que le moment qu’elle avait redouté était proche. Elle ne savait même pas si elle arriverait à temps pour essayer un effort suprême. Une sorte de fièvre l’agitait ; elle regardait à tout instant par la portière pour voir si Paris était encore loin.

Le pêcheur prit un fiacre à la barrière et poussa droit à la rue du Faubourg-Saint-Denis.

« C’est ici, dit-il en arrêtant le cocher devant une maison d’assez pauvre apparence ; demandez à présent M. Laforêt. »

Mme Rose jeta ce nom au portier en tremblant.

« Montez ! » lui dit cet homme qui l’examina curieusement.

Elle remercia Dieu et grimpa l’escalier. Le cœur lui battait à l’étouffer. Qu’allait-elle dire pour sauver Olivier d’une dernière folie, la plus périlleuse de toutes ? Canada la suivait à grand’peine. Il lui cria de s’arrêter devant une porte située au troisième étage, et frappa trois coups d’une certaine façon. M. de Réthel ouvrit lui-même. À la vue de sa femme, il fronça le sourcil et regarda Canada.

« C’est elle qui l’a voulu, dit le pêcheur ; est-ce qu’on ne se jetterait pas à la rivière, si elle l’exigeait ? »

Tambour, qui avait suivi la voiture en courant, se glissa entre les jambes de Canada et sauta sur M. de Réthel. Malgré la gravité de la situation, le comte ne put s’empêcher de sourire.

« Si M. de Francalin était ici, ce serait comme à la Maison-Blanche, dit-il.

— Il va venir, répliqua Mme Rose ; il se joindra à moi pour vous supplier de renoncer à toute entreprise nouvelle.

— Ah ! pourquoi êtes vous venue ? J’espérais vous éviter cette dernière secousse. »

Il y avait dans le visage du comte un mélange d’attendrissement et de résolution qui frappa Canada lui-même. Mme Rose s’empara des mains de son mari.

« Si vous m’avez aimée un jour, écoutez-moi, je vous en prie, dit-elle d’une voix suffoquée ; n’y a-t-il rien qui puisse vous arrêter ? n’aurez-vous donc pas pitié de moi ? »

Tous les traits de M. de Réthel se contractèrent.

« Ah ! quelle femme Dieu m’avait donnée ! s’écria-t-il en l’embrassant avec violence.

— Eh bien ! si je tiens quelque place dans votre affection, dans votre estime, prouvez-le moi en restant !… »

En ce moment, neuf heures sonnèrent à une horloge voisine. M. de Réthel boutonna sa redingote par un mouvement fébrile.

« Eh bien ! dit-il, pas plus que vous je ne crois à un résultat sérieux. Je vais tout tenter pour dégager ma parole ; si je réussis, vous ferez de moi ce que vous voudrez.

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure. »

Les amis du comte étaient dans une pièce voisine. Il y passa ; Mme Rose s’assit sur une chaise, la tête entre les mains. Toute sa vie lui revint à l’esprit en quelques minutes. Elle avait lutté ; elle allait vaincre peut-être. C’était une existence toute nouvelle qui allait commencer. Quelques larmes tombèrent de ses yeux.

« Eh bien ! dit-elle en relevant sa tête par un mouvement de fierté, j’aurai fait mon devoir. »

Au bout d’un quart d’heure, étonnée du silence qui régnait partout, elle s’approcha de la porte par laquelle le comte était sorti. Elle prêta l’oreille et n’entendit rien, elle frappa un coup léger, puis deux ; personne ne répondit. Effrayée déjà, Mme Rose poussa la porte. La pièce dans laquelle elle pénétra était vide ; un papier plié en forme de lettre était sur une table. Mme Rose y jeta les yeux et lut son nom. M. de Réthel lui déclarait qu’il était lié par un serment. Une lutte pouvait seule le dégager. S’il en sortait vivant, il jurait de nouveau d’être tout à elle. Il l’engageait, en finissant, à se rendre rue de Clichy où elle serait en sûreté et où Canada lui porterait des nouvelles. L’écriture de cette lettre était rapide et violente comme celle d’un homme pressé. La tête de Mme Rose tomba sur sa poitrine avec accablement. « Ah ! pourquoi l’ai-je quitté ? » dit-elle.

Une porte était dans le coin de cette pièce qui donnait sur un escalier noir. Elle s’y jeta et le descendit rapidement. La rue était déjà toute en rumeur quand elle y parvint. Personne ne put rien lui dire sur la direction qu’avait prise M. de Réthel. Elle se décida alors à obéir à la recommandation de son mari. Rendue rue de Clichy, elle se hâta d’envoyer un exprès à Maisons pour prier M. de Francalin de la joindre au plus vite. Chaque bruit qu’on entendait dans la rue la faisait tressaillir. Elle avait le visage collé aux vitres. Sa pensée revenait sans cesse au séjour qu’elle avait fait à Bruxelles pendant un mois. Elle se reprochait comme un crime de n’avoir pas entraîné M. de Réthel au bout du monde.

« Ah ! répétait-elle à tout instant, j’aurais peut-être été malheureuse, mais il eût été sauvé ! »

Vers midi, une voiture s’arrêta à la porte, et M. de Réthel en descendit soutenu par Canada. Il avait été frappé de deux coups de feu, l’un à la jambe, l’autre à la poitrine. Mme Rose le reçut plus pâle qu’une morte, mais ferme et active comme une sœur de charité.

« Je me reproche de vous avoir trompée, dit Olivier. Et pourquoi ?…

— Oublions tout cela et que Dieu vous sauve ! » répondit-elle.

Un médecin vint, amené par Canada. M. de Réthel le pria de lui dire la vérité, rien que la vérité.

« L’une des blessures est grave, très-grave, répondit l’homme de la science ; cependant on peut encore conserver quelque espoir ; mais si la fièvre arrive, je ne réponds de rien.

— Merci, » dit M. de Réthel.

Il demanda à Mme Rose si M. de Francalin était prévenu. Sur sa réponse affirmative, il la remercia.

« J’aurais été fâché de partir sans le revoir, » dit-il.

Une heure ou deux après, Georges entra. M. de Réthel se souleva sur le coude pour le recevoir.

« Vous souvient-il de ce que je vous disais un soir à la Maison-Blanche ? Il y a une destinée, » dit-il en souriant à demi.

Mme Rose, qui avait les yeux gros de larmes, essaya de le raffermir dans un espoir qu’elle ne partageait pas.

« Vous n’avez jamais que de bonnes intentions et de bonnes paroles, dit Olivier ; mais voilà M. de Francalin qui vous dira qu’avant de partir pour Bruxelles, j’avais déjà fait mon testament. »

Comme il achevait ces mots, Georges entendit une espèce de gémissement, et sentit sous sa main un museau velu qui le caressait doucement.

« Tambour ! S’écria-t-il.

— Voilà ce que je craignais, » dit Canada en frappant du poing sur un meuble.

Georges se pencha sur Tambour, qui se plaignait et léchait sa main. Une longue traînée de sang partait de la chambre voisine, où on l’avait enfermé, et finissait aux pieds de M. de Francalin. Le pauvre chien avait reçu une balle en plein corps, il tremblait de tous ses membres ; Georges s’agenouilla auprès de lui.

« Ah ! ce n’est pas ma faute, dit Canada ; vous savez combien, Tambour et moi, nous étions bons amis ; il a voulu me suivre ; le cœur m’a manqué pour lui jeter des pierres ; il s’est mis dans l’émeute ; il a attrapé une balle. Comme nous portions M. de Réthel, j’ai senti quelque chose qui se frottait contre mes jambes ; c’était Tambour, il pouvait à peine se traîner ; un camarade l’a pris et l’a porté là. Ce n’est pas que je veuille rien dire contre M. de Réthel ; mais la blessure de ce pauvre chien, ça m’a fait autant de mal que la sienne. Nous vivions là-bas comme des camarades ! »

Du revers de sa main Canada essuya une grosse larme. Le chien remuait faiblement la queue toutes les fois qu’on prononçait son nom. Il regardait son maître, et la vie s’en allait de ses yeux. Un frisson le prit, il voulut se lever, posa sa tête entre les genoux de M. de Francalin, lui lécha la main une dernière fois et tomba mort.

Un instant Georges resta la tête cachée entre ses mains. Il avait le cœur gros.

« Pardonnez-moi, monsieur, dit-il enfin ; si vous avez été chasseur, vous me comprendrez !

— Moi, dit le comte, j’ai pensé au chagrin que vous auriez en voyant tomber le chien ; il y a bien des hommes qui ne valent pas Tambour. »

M. de Réthel se coucha sur le dos, les yeux au plafond, et fit signe qu’il désirait garder le silence. Son bras était hors du lit, et quelquefois on l’entendait battre la retraite avec ses doigts contre le mur. Vers le soir, une fièvre ardente se déclara. Olivier tourna le visage du côté de la chambre, dans laquelle on avait allumé deux bougies. « C’est fini, » dit-il tranquillement.

Mme Rose lui demanda comme une grâce qu’on fît venir un prêtre.

« Faites, dit-il ; n’ai-je pas juré que, la lutte terminée, je vous appartiendrai tout entier ? »

Quand le prêtre eut été ramené par Canada, qui était allé le chercher à Saint-Louis-d’Antin, M. de Réthel voulut que tout le monde se rangeât autour de son lit, et fit signe à Mme Rose d’approcher.

« Moi que le démon de l’orgueil et de la révolte a perdu, je vous demande pardon de tout le mal que je vous ai fait, » dit-il d’une voix haute et claire.

Mme Rose se mit à pleurer.

« Ne pleurez pas, reprit-il ; je sens bien que si j’étais vivant et debout, je recommencerais !… Seulement je m’en irais malheureux, si je croyais que vous m’en voulez encore.

— Non, dit Mme Rose.

— Eh bien ! dit alors M. de Réthel, laissez-moi vous adresser une prière. Je sais que vous aimez la petite Jeanne ; c’est comme si vous l’aviez adoptée. Promettez-moi de veiller sur Jacques et de l’aimer. Il vous souvient d’un soir où il grimpait au sommet d’un arbre…. Je me suis senti remué jusqu’au fond des entrailles en le recevant dans mes bras…. Ah ! je pensais à un autre enfant…. Me le promettez-vous ?

— Je vous le jure, dit Mme Rose, qui sanglotait.

Il l’attira vers lui et l’embrassa sur le front.

« À présent, laissez-moi tous, » ajouta-t-il.

Au bout d’une demi-heure, le prêtre se retira. M. de Réthel était tombé dans une sorte d’assoupissement. Quelquefois il prononçait des paroles confuses et sans suite, et agitait ses bras. Quand il ouvrait les yeux, on y voyait le feu de la fièvre mêlé aux ombres de la mort. Mme Rose était agenouillée au pied du lit. Georges se tenait dans un coin, osant à peine respirer. Canada regardait M. de Réthel, dont l’agonie se prolongeait. Vers minuit le comte se dressa tout à coup.

« Canada ! s’écria-t-il, la mort vient, mets-moi debout ! »

Canada obéit sans parler. Le comte resta debout une minute, les yeux tout grands ouverts et le front haut ; puis sa tête s’appesantit, et il s’affaissa lourdement dans les bras de Canada.

Mme Rose se mit à genoux et pria longtemps, le front caché dans les plis du drap. Quand elle se leva, elle tendit la main à Georges.

« Madame de Réthel vous remercie de tout ce que vous avez fait pour celui qui n’est plus. À présent, j’ai besoin d’être seule, » dit-elle.

M. de Francalin resta quelques jours sans revoir Mme Rose, que Mme de Bois-Fleury avait conduite à Beauvais, et dont la santé avait été ébranlée par le spectacle de cette mort violente. Vers la fin du mois, étant à la Maison-Blanche, il reçut une lettre par laquelle Mme de Bois-Fleury le prévenait qu’elle partait pour l’Italie, un changement d’air et un climat plus doux ayant été recommandés à sa compagne. Elle ajoutait en terminant que, si son neveu ne les avait pas oubliées, il les trouverait dans un an à Rome ou à Beauvais.

Au bas de la lettre, il y avait ces deux mots : Au revoir ! écrits de la main de Mme Rose.

Georges porta ces deux mots à ses lèvres avec un élan passionné. Il courut dans sa chambre, et, ouvrant une cassette dans laquelle il avait serré le ruban donné par Canada et le portrait de Mme Rose, il y ajouta la lettre de Mme de Bois-Fleury.

« Un an ! encore un an ! ô mes chers trésors, aidez-moi donc à passer cette année, » dit-il.

Puis, se ravisant tout à coup : « Jacob, s’écria-t-il, vite, préparez mes malles ; demain nous partons pour l’Italie. »

                                                               FIN. 
  1. Voyez la livraison du 15 février.