Madame Th. Bentzon/11
XI
Les idées de Mme Bentzon sur la question féministe, très sages et très sensées, méritent une place à part. Naturellement sympathique à tout effort pour assurer aux femmes cette dignité de la vie par le travail, dont elle-même était un si remarquable exemple, elle demandait, sans fracas, sans exagération, le développement et l’emploi complet de leurs facultés intellectuelles et morales. Pour Mme Bentzon, comme pour E. Faguet[1], « le féminisme sérieux est une insurrection de la femme contre elle-même et contre ses propres défauts ». Il doit tendre, sans rien lui ôter de son charme, à lui donner une éducation forte, un caractère ferme. Thérèse Bentzon voulait qu’on inculquât aux jeunes filles des habitudes de solides lectures, de travail personnel qui les forçassent à se donner de la peine pour comprendre, à ne pas accepter de jugements tout faits. Elle voulait qu’on occupât sans cesse leur activité surabondante et que la couture, les soins du ménage en absorbassent une bonne part. Elle se refusait à détourner la femme de ce foyer où seront toujours ses meilleures joies et ses premiers devoirs. Les romans où elle a traité ces questions, aboutissent tous à cette conclusion. Émancipée, cette touchante histoire d’une jeune doctoresse, si belle et si courageuse dans sa pauvreté, s’achève sur un tableau d’heureux ménage : « La vraie femme préférera toujours un amour vrai et la vie de famille à l’indépendance dans l’isolement ». Il est curieux, en lisant cette nouvelle, de mesurer le chemin parcouru depuis. Mais auprès du spirituel croquis du salon féministe où les théosophes coudoient déjà les suffragettes, certains raisonnements pour défendre les femmes « qui aspirent à faire quelque chose » ont gardé toute leur valeur. « Il faut vivre ; la nécessité de nouveaux débouchés subsiste, les anciens ne suffisant pas. Les femmes envahissent tout ?… Qu’est-ce que cela prouve ?… Qu’on ne les épouse plus. Quelques-unes aimeraient autant le métier de mère de famille, mais elles n’ont pas le choix ». En faveur de la culture féminine, Thérèse Bentzon invoquait « ce bonheur rare qui consiste pour deux époux à pénétrer dans l’intelligence, dans l’âme l’un de l’autre, à penser ensemble comme feraient deux amis[2] ».
Dans Tchelovek, qu’elle écrivit douze ans plus tard, elle semble en apparence se donner un démenti. Ce roman, si vrai et au fond si douloureux, peint l’antagonisme qu’inspire à l’homme le travail de la femme, surtout quand intervient entre époux la rivalité d’une même carrière. « Trop de talents ne servent qu’à effrayer les hommes… Mariée, la femme ne peut rester elle-même ; elle doit être absorbée, dévorée, dans le foyer dont elle ne sera que la flamme la plus pure, la plus vive, mais sans existence distincte[3] ». Si Marcelle, son héroïne, se dégage, poussée par sa vocation littéraire, des préjugés de son milieu, elle apprend par l’isolement du cœur, ce qu’il en coûte « d’être une femme supérieure capable de se passer d’appui. Toute vocation se paie et si les sacrifices nécessaires pour cela font la beauté de la vie, ils n’en font pas la douceur ».
Depuis que ce livre fut écrit, la transformation de la vie, aggravée par la longue guerre, a étendu le domaine de la femme. Les carrières féminines se sont multipliées, les femmes de lettres, ainsi que les femmes artistes, se sont imposées par leur supériorité. Les œuvres charitables ont donné aux jeunes filles une grande indépendance et satisfont leur besoin d’activité. La prédiction de Thérèse Bentzon se vérifie souvent : « Cette femme forte que doit être la femme nouvelle, cherchera pour s’incliner devant lui, quelqu’un de plus fort, de plus grand qu’elle même, qu’elle puisse adorer. Elle voudra tout au moins un pareil, un égal qui consente à creuser le sillon côte à côte avec elle… Ce sera la preuve que les hommes ont aussi le devoir de devenir des hommes nouveaux[4] ».
Son article si complet à propos du Conseil International des Femmes[5] tenu à Londres en 1899, est d’une force et d’une netteté qui ne laissent place à aucun doute sur sa pensée. « L’heure de la femme a sonné… Il est temps d’avoir son opinion sur tous les sujets. Dieu veuille qu’elle la donne raisonnable !… » Elle résume très clairement la situation féminine dans l’action sociale, dans l’éducation, dans la vie industrielle, et dans la vie politique. Sa tendance naturelle la porte à l’optimisme : mais l’ensemble de ses réflexions est empreint de sagesse et de modération. C’est d’après son rôle au foyer que la femme doit être jugée ; de la vie de famille dépend l’avenir de chaque pays. Le travail ennoblit la femme autant que l’homme ; il faut faire pour l’éducation des jeunes filles les mêmes sacrifices que pour celle des garçons. Tout être humain doit apprendre de bonne heure qu’il contribuera sans cesse, par les plus petites choses, à élever ou à rabaisser le niveau de l’humanité, qu’aucune aspiration vraiment noble n’est perdue. Enfin Mme Bentzon rappelle que ce Congrès féminin de Westminster, comme celui de Chicago, cinq ans plus tôt, s’ouvrit et se ferma par une prière. Elle cite le mot de Lady Henry Somerset : « L’influence de la femme est en proportion de son attachement au christianisme, qui fut le vrai mouvement féministe[6] ».
En 1900, après le Congrès des Œuvres Féminines auquel elle prit une part active, elle assista, auditrice très intéressée, à celui de la Condition et des Droits de la femme, dont les séances animées rassemblèrent les éléments les plus avancés du parti. Une lettre significative nous apprend ce qu’en pensait Mme Bentzon : « Le Congrès a été très brillant, mené avec beaucoup plus d’autorité et de méthode que le précédent, mais moins raisonnable, absolument socialiste, et faisant pressentir, je ne dis pas un 89, mais un 93 féministe. Mme Pardo Bazan, la romancière espagnole, quoique fort loin de partager les idées des plus violentes d’entre ces dames, me disait avec calme : — Eh bien ! oui, ce sont des Jacobines, c’est la Montagne. Tant mieux !… il y a si longtemps qu’elles sont dans la plaine ! ». — Moi, j’ai admiré les oratrices ouvrières, tellement plus éloquentes et plus intéressantes que les bourgeoises qui les égarent par des promesses impossibles à tenir. Je regrette que vous n’ayez pas vu cette assemblée curieusement panachée, vous qui excellez entre toutes à peindre les nuances dans ce rapprochement des classes, si difficile à amener quand l’idée religieuse ne se met pas réciproquement de la partie. Je reste « vieux jeu » même après avoir entendu Mmes Pognon et Marguerite Durand exposer tout ce que le « nouveau jeu » a d’admirable. Et cependant vous verrez par un article que je médite pour la Revue, que je suis plus vraiment socialiste qu’elles, pourvu que l’Évangile ait sa part dans ce socialisme-là. Pourquoi d’ailleurs mêler la politique et d’autres questions étrangères ou périlleuses, à cette question simple des droits de la femme ?… Il y en a tant qu’elle peut revendiquer, avant celui de suffrage[7] ».
Un certain nombre de ces droits ont été acquis depuis, et Mme Bentzon approuverait pleinement tous les progrès en ce sens, tous ceux du moins qui ne sont pas achetés, comme elle l’indique, aux dépens des qualités féminines essentielles. Son exemple, autant que ses écrits, ont aidé, « pour une part plus considérable qu’on ne le croit, à la destruction de bien des préjugés et à l’abolition de plus d’une erreur consacrée[8] ». Elle-même dit d’une américaine, Margaret Fuller[9] : « Son histoire si riche, si pleine, si exceptionnelle, renferme maint enseignement digne d’être médité ; mais ce que nous y trouvons surtout, c’est la preuve qu’une femme peut s’élever jusqu’aux plus hauts sommets intellectuels, sans rien perdre de ses qualités natives de tendresse, de dévoûment, sans cesser enfin d’être femme dans toute l’acception de ce mot ».