Madame Th. Bentzon/14

La bibliothèque libre.
P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 170-180).

XIV

Dans les premiers mois de 1906, par une journée glaciale, Mme Bentzon commit l’imprudence d’une course à Paris, pour aller voir M. Brunetière qu’on lui disait très mal. Elle y gagna une pneumonie aiguë dont elle faillit mourir. « Personne n’est reçu chez moi, on ne me dit pas qui vient[1] ». Cette fois encore, son énergique constitution triompha. Le printemps la retrouva debout et presque la même. Durant l’été, des amies vinrent successivement près d’elle, sentant que chaque heure était précieuse, voulant jouir de cette créature d’élite, tandis qu’on la possédait encore.

Les questions qui l’avaient tant occupée ne cessaient pas de s’imposer à elle : « Je dois recevoir et parler le moins possible. Justement une nuée d’intéressantes américaines m’est arrivée : Mrs Johnstone, du Century, Miss Mornas, la présidente de Bryn-Mawr[2], Miss Garrett, la fondatrice de la première faculté de médecine pour les femmes, à Baltimore… J’ai des nuits atroces[3] ». Elle écrivait un peu plus tard : « Je profite de ce magnifique mois d’octobre ; j’ai été alternativement plus et moins malade, étonnant les médecins par des soubresauts de santé aussi rapides qu’imprévus. Meudon est tout en escarpements, ce qui me rend l’exercice impossible ; j’en suis réduite au jardin. Je travaillerais, sans la foule de visites qui, malgré la défense absolue du médecin, s’abat ici. Meudon est trop près de Paris ! Il y a dix-neuf ans que ma chère maman est morte ; je traverse cette semaine d’agonie comme si mon deuil datait d’hier. Vous savez comme nous nous aimions. Mais pourquoi parler au passé, quand je me sens plus que jamais près d’elle[4] ? ».

Une circonstance providentielle amena en France, à cette époque, Grace King, que Mme Bentzon n’avait pas revue depuis les heureux jours passés à la Nouvelle-Orléans. Elle s’établit à Meudon. Miss King a écrit en anglais le récit de cette admirable fin dont elle fut, pendant trois mois, le témoin continuel. : « En vieillissant, dit-elle aujourd’hui, j’apprécie de plus en plus son grand courage, sa belle résignation, sa fervente piété qui lui permirent de résister aux souffrances de sa vie. Je regrette de ne le lui avoir pas exprimé plus franchement, quoiqu’elle ait dû le voir et le sentir dans mon dévoûment à ses dernières heures[5] ».

C’est donc à Miss King que j’emprunte les détails qui vont suivre.

Durant les longs et mélancoliques après-midi de ce dernier hiver, quand tout disparaissait sous la brume ou la neige, quand son esprit et son cœur envisageaient, plus certaine, plus proche, la solennelle conclusion de son existence, ces jours-là, Mme Bentzon parlait tranquillement de sa mort et des dispositions qu’elle avait prises. Elle rappelait les êtres chers partis avant elle, revenant sur son passé, sans regret, mais avec un sourire paisible. Elle énumérait à maintes reprises les joies nombreuses que la vie lui avait données, d’abord la grande satisfaction de son travail, dont la seule pensée lui amenait les larmes aux yeux ; puis ce qu’elle avait connu de meilleur encore, les douceurs infinies de ses affections.

Lorsqu’elle commençait à parler ainsi, c’était souvent vers le soir, quand Paris allumait dans la nuit tombante des myriades de points étincelants. Comme ces lumières, ses souvenirs sortaient de l’ombre. Elle se levait et allait à travers son petit salon, chercher les lettres conservées, les photographies aux inscriptions affectueuses, effleurant d’une dernière caresse les portraits, les livres, les mille objets aimés. Chacun lui rappelait un nom souvent célèbre, une histoire qu’elle racontait comme fort peu de personnes racontent, car elle ne s’y donnait jamais un rôle. Elle n’oubliait aucun fait intéressant, et si elle était forcée de peindre l’erreur d autrui, elle le faisait avec une indulgence compatissante que son amie lui reprochait en riant. Elle répondait : « Nous ne savons pas tout… nous ne devons juger ni condamner personne ».

Peu à peu les bonnes journées devinrent plus rares et se réduisirent à des heures de répit entre des souffrances extrêmes. L’esprit dominait et maîtrisait néanmoins le corps malade. La flamme d’intelligence et de bonté devait brûler toujours aussi claire dans ce vase fragile, jusqu’à l’heure où il se brisa.

Les jours glissaient silencieux ; Thérèse Bentzon laissait Dieu en compter le nombre… Résolument, elle taisait ses craintes et ses espérances, mais chaque semaine, le curé de Meudon qui lui était très dévoué, lui apportait la force consolante de l’Eucharistie. Elle évoquait parfois un souvenir précieux : le témoignage de bienveillance que lui avait donné à Baltimore le saint Cardinal Gibbons, en voulant qu’elle vînt communier à sa messe, dans son oratoire particulier.

Elle écrivait en janvier 1907 : « J’ai encore bien cru que nous ne nous reverrions plus en ce monde, mais, comme le dit Grace, j’ai la vie dure… Donc, malgré le peu de désir que j’ai de vivre, l’envie que je porte à Brunetière qui s’est endormi, à mon vieil ami Aïdé qui est parti sans s’en apercevoir, il est probable que je vivrai encore un peu en souffrant[6] ».

Ces deux morts qui précédèrent de peu la sienne l’avaient profondément affectée, celle de Brunetière surtout, quoique prévue. D’une écriture tremblée, elle traça le lendemain ces mots : « Je ne puis me le figurer au repos, et, depuis sa mort, je n’y suis pas moi-même[7] ».

Des amis, voulant qu’un dernier hommage fut rendu à cette femme de bien qui avait servi les Lettres françaises, demandèrent pour elle la Croix de la Légion d’Honneur. Elle le sut et dit avec mélancolie : « On la mettra sur mon cercueil. » — Cependant cette décoration lui fut donnée à temps, grâce aux démarches du Comité de la Vie Heureuse, dont elle était membre. — Cela m’a fait grand plaisir (écrivait Mme Bentzon), en attestant un esprit nouveau de confraternité entre femmes, car c’est vraiment au Comité que je le dois[8] ».

La Présidente, Mme Daniel Lesueur, vint lui offrir sa croix. Ce fut la dernière visite qu’elle reçut dans son salon et le dernier jour qu’elle y passa, occupée à rassembler dans un coffret les lettres et les télégrammes de félicitations arrivant de tous côtés. Émue de ces témoignages d’universelle sympathie, elle disait : — « Je suis contente… je suis fière… C’est un petit morceau du drapeau qui m’est confié… un morceau du Drapeau français ! » Elle avait trouvé d’instinct la réponse noble et simple à faire à cet honneur, réponse où s’exprimaient son amour passionné de sa patrie, sa foi en l’avenir de la France.

La semaine suivante, le 5 février 1907, l’appel attendu par son humble confiance, vint, miséricordieux, et, selon une grande parole de Bossuet, « elle entra, sans s’émouvoir, dans la profondeur de Dieu ».


D’avance, elle avait tout réglé, et demandé que seuls, sa famille et quelques amis la conduisissent près de sa mère, au cimetière Montparnasse. Une brève note dans les journaux y amena toutefois une nombreuse assistance. Mais auparavant, sous le soleil qui faisait étinceler les toits et les arbres blancs de givre, son cercueil s’en était allé, le long des avenues si souvent suivies par elle, jusqu’à la vieille église de Meudon. Un petit groupe d’affligés l’entouraient de leurs prières et de leurs larmes. Sur le drap mortuaire, la croix de la Légion d’honneur se détachait au milieu de quelques gerbes de ces fleurs qu’elle avait aimées.

« Le sillage que laissent les morts donne excellemment la direction de leur existence[9] ». Ce sillage est pour Thérèse Bentzon l’ensemble de son œuvre où s’affirme, comme dans sa belle vie, un constant idéal de droiture et de bienfaisant labeur. C’est pourquoi il ne doit pas s’effacer.



  1. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  2. Collège de jeunes filles.
  3. Lettre à Mme P. Fliche.
  4. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  5. Miss Grace King à Mme P. Fliche.
  6. Lettre à Mme P. Fliche.
  7. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  8. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  9. Maurice Barrès.