Madame de Chateaubriand

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Madame de Chateaubriand
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 606-641).
MADAME DE CHATEAUBRIAND

C’est un rôle singulièrement délicat que celui qui incombe à la femme d’un auteur célèbre, d’un poète illustre, d’un éloquent philosophe. Dans cette étrange comédie qui est la vie d’un grand homme de lettres, ce n’est pas généralement pour l’épouse que les belles tirades ont été écrites : les passages à effet, les scènes qui enlèvent les applaudissemens des contemporains et qui retiennent l’admiration béate de la postérité, sont accaparés par les rivales, par ce chœur d’héroïnes et d’amantes, plus ou moins sincères et désintéressées dans leur passion, que tout noble écrivain a rencontrées sur sa route, et qui, cédant à la séduction du talent, à l’heureuse puissance du génie, viennent s’offrir à lui, comme Marguerite d’Ecosse déposait l’hommage de son baiser sur les lèvres d’Alain Chartier endormi.

C’est que, par nature, par condition, le personnage de la femme légitime d’un homme devenu public est effacé et ingrat : elle représente la froide raison, les exigences étroites de la vie matérielle, la mesquinerie des soucis domestiques. Au milieu des succès bruyans qui entourent l’auteur à la mode, la célébrité du jour, elle ressemble assez à l’esclave du triomphateur romain, elle est un perpétuel rappel à la réalité, à cette réalité quotidienne qui est presque toujours décolorée, terne, banale, si médiocre et si désolante par tant de côtés!

Il y aurait là, j’imagine, un curieux chapitre d’histoire morale et littéraire à écrire : on montrerait de quelle façon, suivant les temps et les mœurs, les femmes d’écrivains ont interprété le rôle difficile qui leur était dévolu, quel parti elles en ont su tirer, quelle situation elles se sont assurée dans leur foyer, quelle figure elles ont faite dans le monde ; on rechercherait la mesure d’influence qu’elles ont pu avoir sur leurs maris, on définirait leur participation, secrète ou inconsciente, dans les œuvres qu’elles ont vues naître près d’elles, et, par là, on arriverait aussi à mieux comprendre l’auteur lui-même, à mieux marquer les limites de son talent. Il faudrait, pour mener à bien cette étude, un esprit très large et demeuré fin dans les détails, habile à saisir les nuances, apte à pénétrer tout ce qu’un tel sujet laisse à deviner : Sainte-Beuve l’aurait admirablement senti; mais, seul peut-être, Addison l’aurait écrit.

Sans me risquer au-devant de difficultés aussi délicates, je voudrais, afin de mieux éclairer l’étude qui va suivre, indiquer ici quelques traits généraux.

Il est, parmi les femmes d’auteurs célèbres, une catégorie que l’on peut écarter tout d’abord, je veux dire celles dont l’intelligence n’a jamais pu se hausser jusqu’à comprendre la supériorité, jusqu’à se douter même de la valeur de l’homme dont elles portaient le nom. Dans ce cas, et par une contradiction singulière, il n’est pas rare que ce divorce intellectuel ait eu pour résultat une entente domestique parfaite, et l’on a vu alors l’étonnant spectacle de deux existences unies d’apparence et se déroulant l’une à côté de l’autre sans se confondre, comme les eaux de deux affluens qui couleraient dans le même lit sans se mêler. Telle fut cette Christiane Vulpius que Goethe épousa après dix-huit années de faux ménage, créature de basse extraction, nature ingrate et vulgaire, et qui ne parvint jamais à s’exalter au commerce intime de ce grand génie. Telle fut aussi la femme du divin poète de l’Intermezzo : Mme Henri Heine savait bien, disait-elle, que son mari passait le temps à écrire ; mais elle ignora toujours sur quels sujets.

A côté de ces inconscientes, il faudrait inscrire toute une classe d’âmes faibles, timorées, qui se sentent écrasées par l’ascendant impérieux du génie et qui éprouvent le besoin de s’humilier devant lui : au premier échelon de cette classe serait Mme de Lamartine, qui tint à donner à sa propre fille le nom de l’immortelle maîtresse de son mari ; au dernier degré serait cette infortunée et maladive créature, la femme de Carlyle, qui fut fascinée, je dirais presque hypnotisée, par la nature extraordinaire de ce grand talent, et qui se sacrifia, s’immola toute sa vie.

Ajoutons encore, dans un coin à part, les épouses révoltées, les lady Byron, qui, trouvant la tâche trop lourde pour leurs épaules, l’ont rejetée et ont rompu les liens de la vie conjugale.

Aucune des femmes comprises dans les groupes qui précèdent (si intéressantes qu’elles aient pu être au point de vue de la psychologie personnelle) n’a exercé, à proprement parler, d’influence sur l’homme à qui sa vie était liée.

Venons donc à celles dont l’action sur leurs maris a été continue et appréciable, bienfaisante ou néfaste. Les unes, — et c’est le très petit nombre, l’élite, j’en pourrais tout au plus nommer deux ou trois pour ce siècle, — ont vécu en parfaite intimité de cœur et de pensée avec leurs époux; d’une ouverture d’intelligence assez large pour comprendre leurs travaux et s’y intéresser activement, d’une culture d’esprit assez vaste pour en saisir les idées générales, d’un tact assez réservé pour favoriser l’éclosion de leurs idées sans jamais la forcer, d’une modestie assez désintéressée pour toujours s’effacer dans le monde, elles se sont faites leurs confidentes intimes, leurs inspiratrices discrètes ; vivant à côté d’eux, saisissant sans effort leurs plus délicates pensées, entendues elles-mêmes à demi-mot, critiquant d’un signe de tête à peine ébauché, approuvant non par des louanges bruyantes, mais par un imperceptible sourire ou simplement par un silence ému, très attentives dans leurs jugemens à n’être pas dupes de leurs préférences personnelles, mais à bien refléter, par anticipation, le sentiment du public tout entier, elles ont été une sorte de conscience littéraire, toujours présente, toujours fidèle.

D’autres ont exercé leur influence propice dans une tout autre direction, dans une voie plus périlleuse et plus ingrate; je fais allusion à celles qui se sont appliquées à dissimuler les égaremens ou à couvrir les ridicules du grand écrivain grisé par les succès de salon, perdant le sens de la saine raison, compromettant le sérieux de son âge et de sa situation; quelques-unes ont accompli, dans cette partie de leur rôle, des prodiges de dévoûment ingénieux et d’habileté gracieuse pour continuer à leur mari dévoyé une heureuse audience dans le monde et sauvegarder la dignité de sa vie.

Il est, aussi, des femmes d’auteurs illustres, qui ont exercé dans leur foyer une action funeste : elles interviennent généralement à cette heure critique où le talent littéraire, ayant dépassé sa maturité, tourne à la manière ou tend à se déformer ; elles contraignent alors un esprit fatigué par l’âge à produire dans des genres auxquels la vieillesse n’est pas propre ; elles excitent artificiellement une inspiration épuisée, quand elles n’y substituent pas leur inspiration propre. De là nous sont venues tant d’œuvres défraîchies, tremblées et malsaines, où les qualités premières devenaient défauts, où le souffle manquait, où la passion prenait des allures honteuses, où les sourires étaient tout ridés et grimaçans. Ces femmes-là ont été les mauvais génies de leurs époux vieillis. Il en est même qui ont poursuivi leur influence funeste jusqu’après la mort du grand homme. Pour une veuve que guidait une piété conjugale sincère, combien en est-il qui, pour se tailler à elles aussi leur part de renommée, ont vidé les cartons de la succession, exhumé des pages de jeunesse, des pensées décousues, des notes hâtives, des souvenirs épars, ont lié toute cette défroque avec une prose de leur façon et ont montré complaisamment au public ce que cachait d’hésitations, de procédés, de travail pénible et incertain, de contradictions même, une pensée qu’on croyait abondante, sûre d’elle-même et de plein jet !

La femme qui associa sa vie à la destinée orageuse de François-René de Chateaubriand ne peut rentrer dans aucune des précédentes catégories. La façon tout originale dont elle interpréta son rôle d’épouse de grand écrivain m’a paru offrir quelque intérêt ; je vais essayer de le l’aire ressortir dans les pages qui suivent.

Pour tracer le portrait de la vicomtesse de Chateaubriand, nous avons d’abord les témoignages des contemporains, et, en première ligne, ceux que Chateaubriand lui-même a portés sur elle dans ses lettres et dans les Mémoires d’outre-tombe. Nous avons, en outre, pour connaître de plus près cette femme distinguée, des productions directes de son âme et de son esprit, c’est-à-dire sa correspondance avec Joubert[1] et quelques souvenirs notés en forme de Mémoires[2].


I.

Céleste de La Vigne-Buisson, vicomtesse de Chateaubriand, descendait d’une famille appartenant à la petite noblesse de Bretagne[3]. Elle avait une sœur plus âgée qu’elle, qui épousa le comte de Plessis-Parscau, officier de la marine royale. Restées, en bas âge, orphelines de père et de mère, les deux jeunes filles furent élevées à Saint-Malo, chez leur grand-père, M. de La Vigne-Buisson, chevalier de Saint-Louis, ancien gouverneur de Pondichéry pour le compte de la compagnie des Indes, ancien commandant de Lorient au service du roi.

Céleste de La Vigne se lia de bonne heure avec Mlles de Chateaubriand, et se prit d’amitié pour Lucile ; elles se voyaient à Saint-Malo, dans l’intervalle des séjours de M. de Chateaubriand, le père, à Combourg.

Lucile était déjà l’âme délicate, rêveuse et tournée à la mélancolie qui devait inspirer l’Amélie de René; Mlle de La Vigne était douée, au contraire, d’un esprit positif et mesuré, d’une intelligence vive que n’égarait aucun écart d’imagination, et de cette vue saine et juste des choses que les crises les plus graves de sa vie ne troublèrent jamais. Au physique, la voici telle que Chateaubriand lui-même l’a dépeinte, dans la fraîcheur gracieuse de sa première jeunesse : « Elle était, nous dit-il, blanche, délicate, mince et fort jolie ; elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. » Un portrait d’elle, qui date de sa vieillesse, permet de l’évoquer en une vision plus précise : les traits sont fins et purs ; les yeux éclairent tout le visage d’une vive lueur ; le nez, légèrement aquilin, donne à la physionomie une expression un peu hautaine ; la bouche est petite, avec des lèvres très minces que semble chatouiller l’ironie.

Ce fut en 1791, pendant que leur frère voyageait en Amérique, que Mlles de Chateaubriand songèrent à lui faire épouser leur amie ; elle allait avoir dix-sept ans, il en comptait vingt-trois. Elles lui firent part de ce projet dès son retour en France, qui eut lieu au mois de janvier 1792 : « Mes sœurs, écrit-il dans les Mémoires d’outre-tombe, se mirent en tête de me faire épouser Mlle de La Vigne. L’affaire fut conduite à mon insu. Je ne me sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, rien n’était épuisé en moi ; l’énergie même de mon existence avait doublé par mes courses lointaines. J’étais tourmenté de la Muse. Lucile aimait Mlle de La Vigne et voyait dans ce mariage l’indépendance de ma fortune : — Faites donc, dis-je. »

Au ton dégagé de ces lignes, on voit que le jeune vicomte de Chateaubriand se prêta sans enthousiasme au projet d’union préparé en dehors de lui par ses sœurs, et que les considérations de sentiment n’entrèrent point en compte dans son acquiescement. Il était, en effet, à cette heure inquiète de sa vie où ses rêves cherchaient à prendre corps, où les figures poétiques qu’il allait créer s’ébauchaient en lui, où commençaient de fermenter dans son cœur toutes les passions d’une nature grande et forte, impatiente de se déployer et de se donner espace.

Il apportait, en outre, dans l’ordre de la vie pratique, des ambitions puissantes, le désir ardent d’une action noble et chevaleresque et la volonté d’accomplir une haute destinée.

Dès son retour en France, l’occasion s’offrit ou plutôt s’imposa à lui de mettre à l’épreuve la générosité de ses sentimens ; l’émigration était commencée depuis quatre mois, et l’armée de Condé comptait déjà plus de 10,000 nobles. L’honneur lui commandait d’aller s’y enrôler aussi ; mais les moyens matériels, l’argent indispensable pour s’équiper et faire convenable figure dans les rangs des émigrés lui faisaient défaut. Il ne lui fallait pas compter, en effet, sur ses revenus personnels; les ressources de sa famille, qui avaient toujours été fort modestes, se trouvaient presque anéanties par suite de la suppression des droits féodaux et de la radiation des bénéfices, et ce qu’il en pouvait rester était encore amoindri par l’effet de la dépréciation générale que le trouble des temps faisait subir à toutes les propriétés et valeurs. L’union projetée avec Mlle de La Vigne eût donc singulièrement rétabli ses affaires : elle apportait en dot 600,000 francs.

Cette considération fut décisive, et, dans les derniers jours du mois de mars 1792, c’est-à-dire moins de trois mois après le retour d’Amérique, le mariage était conclu.

La célébration donna lieu à un incident qui est demeuré toujours obscur. Mme de Chateaubriand, la mère, avait exigé que la consécration fût donnée par un prêtre non assermenté, ce qui eut lieu en secret. Mais un oncle maternel de Mlle de La Vigne, M. de Vauvert, qui s’était opposé au mariage, ayant été informé de cette irrégularité, porta plainte devant la juridiction civile, associa à sa demande le prêtre constitutionnel de la paroisse, et fit enfermer la jeune femme dans un couvent de Saint-Malo jusqu’au prononcé du jugement. Le tribunal ayant validé l’union au civil, Mme de Chateaubriand sortit du couvent où Lucile s’était enfermée avec elle. Telle est la version qu’ont accréditée les Mémoires d’outre-tombe. Mais il semble qu’en réalité les choses se passèrent de tout autre façon. Un autre oncle de Mlle de La Vigne-Buisson a raconté, en effet, que Chateaubriand n’avait rien moins imaginé que d’épouser sa nièce comme dans les comédies, par-devant deux de ses gens, dont il avait affublé l’un d’une robe de prêtre et dont l’autre jouait le rôle de témoin ; M. de La Vigne ajoutait qu’ayant pris connaissance de cette mascarade, il était parti aussitôt, muni d’une paire de pistolets et accompagné d’un vrai prêtre, et qu’ayant surpris les deux époux de grand matin, il leur avait tenu ce langage : « Trêve de plaisanterie, ma nièce et mon beau neveu ! vous allez vous marier maintenant et pour tout de bon. » Ce qui fut fait sur l’heure.

Sainte-Beuve qui a, le premier, rapporté ces faits, en a fourni l’explication la plus vraisemblable, celle à laquelle nous nous tiendrons tant que des témoignages nouveaux n’auront pas éclairci ce point : Chateaubriand, qui traversait à cette époque une crise de scepticisme et même d’irrévérence religieuse, n’aurait cherché, en improvisant cette bizarre comédie, qu’à se soustraire à la promesse faite à sa mère de recourir au ministère d’un prêtre non assermenté. En ce cas, ce serait à cette erreur de jeunesse qu’il serait fait allusion dans ces lignes, jusqu’ici inexpliquées, des Mémoires d’outre-tombe : « Le souvenir de mes égaremens répandit sur les derniers jours de ma mère une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. »

Quoi qu’il en soit, dès que leur mariage fut régularisé, les deux époux partirent pour Paris. Le séjour qu’ils y firent ne fut pas d’un heureux augure pour Mme de Chateaubriand. En trois mois, elle eut l’avant-goût de toutes les amertumes, de toutes les épreuves que l’avenir lui réservait : immédiatement délaissée pour les relations faciles et brillantes que le jeune chevalier avait nouées à son premier passage dans la capitale, en 1788, la voici presque aussitôt sans ressources. C’est que les fonds emportés pour le voyage sont déjà gaspillés et qu’un envoi d’argent sollicité de Bretagne tarde bien à arriver. Cependant, et comme le besoin presse. Chateaubriand emprunte 10,000 livres à un notaire, qui les lui fournit en assignats; il les risque au jeu et, sur un tour de carte, il perd toute la somme, à l’exception d’une cinquantaine de louis. Le lendemain au lieu de l’argent attendu, il reçoit de Saint-Malo la nouvelle de la confiscation de tous ses biens. Alors, subitement, le devoir d’honneur qui l’appelle à l’armée de Condé se représente à son esprit, et il quitte Paris, laissant Mme de Chateaubriand retourner en Bretagne.

Il arrivait à peine à la frontière que la vicomtesse était arrêtée à Saint-Malo, comme femme d’émigré, et jetée dans les prisons de Rennes. Mme ’de Chateaubriand, la mère, Lucile et Julie ses filles, et deux de ses gendres, partagèrent le même sort. Leur captivité dura jusqu’au 9 thermidor.

Cependant, Chateaubriand était à Londres. Tombé malade dans la retraite des Prussiens après Valmy, abandonné dans un fossé du chemin, il avait pu, à grand’peine, parvenir à Namur, gagner Bruxelles, puis passer en Angleterre. Il vivait là, découragé, sans ressources, aux prises avec toutes les misères de l’existence, mais travaillant sans relâche à la formation de son esprit et au développement de sa pensée. Quand il rentra en France, au printemps de 1800, les grandes lignes du Génie du christianisme étaient tracées Déjà, et le manuscrit d’Atala était prêt à imprimer.

Revenu à Paris, il y resta près de trois ans avant de songer à se rendre en Bretagne et à se réunir à Mme de Chateaubriand. Et pourtant les dix années qui venaient de s’écouler depuis qu’il s’était séparé d’elle avaient été remplies de plus d’événemens, de tristesses et de deuils que n’en comporte dans les temps ordinaires toute une existence humaine. Après avoir enduré toutes les angoisses de la captivité sous la Terreur, après avoir vu mourir successivement Mme de Chateaubriand mère, Julie de Farcy, sa belle-sœur, M. de Caud, mari de Lucile, et enfin la jeune Mme de Chateaubriand, belle-sœur du chevalier et petite-fille de M. de Malesherbes, Céleste de Chateaubriand était demeurée seule, comme veuve et dans un état voisin de la misère. Elle n’avait pas d’autre société que celle de Lucile, et celle-ci n’était déjà plus l’amie tendre et bienfaisante des années de jeunesse ; son cœur ni sa raison n’avaient pu résister à la violence des crises qu’elle venait de traverser : inquiète, déprise de la vie, tourmentée de maux imaginaires, assiégée de terreurs, elle était devenue violente, agressive, imposant à sa belle-sœur la tyrannie d’une humeur fantasque et les caprices d’une affection aussi jalouse que désordonnée.

Mais Pauline de Beaumont était entrée dans la vie de Chateaubriand, et le charme, encore nouveau, de cette affection, lui avait fait tout oublier.

Enfin, le 27 novembre 1802, au retour d’un voyage d’affaires qui l’avait appelé dans le Midi, il se décida à passer par la Bretagne et à faire visite à la vicomtesse. Il demeura tout juste vingt-quatre heures auprès d’elle. Quel accueil reçut-il? Quelle fut la physionomie de cette courte entrevue? Aucun témoignage écrit ne l’a révélé. Mais nous savons, par Chateaubriand lui-même, quel en fut le résultat : « Mme de Chateaubriand devait aller me rejoindre à Rome, écrit-il dans les Mémoires d’outre-tombe et M. Joubert parlait de l’y accompagner. »

Il venait, en effet, de solliciter un poste diplomatique; on l’avait désigné pour les fonctions de secrétaire à l’ambassade de Rome, et, avant de s’y rendre, il avait, sur les conseils pressans de Fontanes et de Joubert, estimé convenable de régulariser sa situation conjugale en reprenant la vie commune. Ainsi s’expliquait ce voyage en Bretagne, entrepris à l’insu de Mme de Beaumont. Mme de Chateaubriand prit immédiatement ses dispositions de départ. Ses préparatifs terminés, elle allait se mettre en route, quand subitement elle apprit que sa place n’était plus à Rome.

Sans souffle, sans voix, se soutenant à peine, Mme de Beaumont l’y avait précédée. Avant que de quitter la vie, elle avait voulu revoir celui qu’elle aimait d’un amour supérieur à tous les désenchantemens, celui vers qui allaient les dernières ardeurs de son âme expirante. En vain ses amis l’avaient-ils dissuadée de cette folie suprême : elle s’y était acharnée avec l’obstination désespérée d’une mourante.

La nouvelle de son départ pour l’Italie produisit un grand émoi dans le cercle de la rue du Luxembourg. Fontanes, qui avait recommandé Chateaubriand au choix du premier consul pour la place de secrétaire auprès du cardinal Fesch, en eut un vif mécontentement. « Pour comble de ridicule, écrivait-il à Guéneau de Mussy (5 octobre 1803), Mme de Beaumont est en Italie et se rend à Rome. Je suis désolé. Le maître s’est plaint hautement de ce choix. Je défends le mieux possible mon ami, mais que puis-je contre l’orage? » L’amitié plus tendre et plus indulgente de Joubert ne fut pas moins alarmée, et il fit entendre à Mme de Beaumont, sous la forme la plus affectueuse, les plus doux reproches : « Nous parlons sans cesse de vous dans tous les coins de la maison, mon frère, Mme Joubert et moi. Je ne leur dis pas à eux-mêmes la moitié de ce que je souffre, et nous n’avons encore parlé à personne de ce quartier d’hiver qui nous désole. Vous mettez cette amitié que nous avons pour vous à une épreuve bien rude, en nous réduisant, par le parti que vous avez pris, à l’impossibilité de vous être bons en quoi que ce soit... Il y aurait eu peut-être plus de prudence ou de ménagemens à me taire à cet égard; mais j’aurais trop blessé la vérité, et j’ose croire que vous aimerez mieux ma sincérité qu’une réserve qui, en vous laissant ignorer que vous m’avez affligé mortellement, vous aurait caché ce dernier et nouveau témoignage d’une affection sans bornes et que rien ne saurait diminuer le moins du monde. »

Un mois plus tard, le 6 novembre 1803, celle qui n’avait tenu à la vie que par les liens de l’émotion et de la souffrance, et dont la fragile nature rappelait « ces figures d’Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’un corps, » Pauline de Beaumont s’éteignait à Rome.

Le lendemain des funérailles, Chateaubriand écrivit à Chênedollé : « Tout est fini pour moi : Mme de Beaumont n’est plus ; je n’ai d’autre consolation que d’avoir honoré un peu ses cendres. » Et il ajoutait : « Je serai à Paris au mois de janvier et en Bretagne peu de temps après. « Il ne se rendit pas en Bretagne, mais ce fut Mme de Chateaubriand qui, sur ses instances, vint le retrouver à Paris. Cette fois, sa résolution était fermement prise, et la vie commune allait reprendre entre eux, après douze années d’interruption.

C’est donc à cette date de février 1804 que la vicomtesse de Chateaubriand fit son entrée dans la société parisienne, où l’auteur d’Atala tenait la première place. Mme de Beaumont n’y était plus, mais le salon qu’elle avait formé et dont elle avait été l’âme ne s’était pas dispersé. Les personnalités distinguées qui s’étaient groupées autour d’elle étaient restées unies, comme si le charme de son influence eût continué d’agir : c’étaient Joubert, le penseur délicat, au cœur pur et tendre ; Fontanes, poète à ses heures, causeur plein de verve et d’imprévu, critique d’un goût très sûr bien qu’un peu étroit, dévoué à ses affections et du commerce le plus aimable ; Chênedollé, âme rêveuse, nature exceptionnelle dont toute la vie intérieure se concentrait sur un seul sentiment et dans une seule pensée (sa passion pour Lucile) ; Guéneau de Mussy, esprit charmant sous des apparences graves et apprêtées, d’un esprit sérieux, réfléchi et tourné vers la religion ; Molé, nature ambitieuse, froide jusqu’au dédain, mais unissant en lui les dons très rares d’une autorité sans raideur et d’une séduction qui s’imposait; M. Pasquier enfin, très apprécié déjà pour le bel équilibre de ses facultés et les fortes qualités de son caractère. On y voyait aussi, comme femmes, Mme de Duras, Mme de le vis, Mme de Custine et Mme de Vintimille. Introduite dans cette société, Mme de Chateaubriand fut à même de développer dans tous les sens sa nature intelligente, de l’affiner même, de l’aiguiser au frottement continuel de tout ce qu’elle fréquentait de considérable et de distingué.

Pendant la belle saison, M. et Mme de Chateaubriand se rendaient à Villeneuve-sur-Yonne, où Joubert allait, chaque année, chercher un peu de solitude et de repos. Ils y goûtaient, mieux encore qu’à Paris, l’aménité de son esprit, la tendresse ingénieuse de son cœur, son dévoûment à l’amitié, et la philosophie sereine et délicate qui s’exhalait de cette âme haute et pure. Ce fut pendant un séjour chez leur ami qu’ils reçurent la nouvelle de la mort subite de Lucile : elle avait succombé, le 9 novembre 1804, à un mal mystérieux; on pensa même qu’elle s’était tuée. Chênedollé, qui avait conçu pour elle une passion désespérée et qui recevait les confidences de ce cœur blessé, en eut aussi l’idée : « Il me vient, écrivait-il dans ses Souvenirs, une pensée effroyable... Je crains qu’elle n’ait attenté à ses jours... Ayez pitié d’elle, ô mon Dieu, ayez pitié d’elle!.. Elle n’a point trouvé d’âme qui fût en harmonie avec la sienne; ce cœur si vivant, et qui avait tant besoin de se répandre, a d’abord tué sa raison et a fini par dévorer sa vie. »

Ce deuil tranchait le dernier lien qui rattachât Mme de Chateaubriand au passé : quoi qu’elle eût eu à endurer de l’humeur tyrannique de Lucile, elle lui était reconnaissante encore de ses sentimens anciens, et le souvenir des jours heureux de Combourg, de tant de sentimens partagés, de tant d’épreuves communes, effaçait les impressions plus récentes.

Entre les séjours à Paris et les villégiatures à Villeneuve, M. et Mme de Chateaubriand entreprirent, à cette époque, des excursions dans le Dauphiné, en Suisse et en Savoie. Un jour, se trouvant de passage à Genève, ils reçurent la visite de Mme de Staël, qui leur arracha la promesse de venir, au retour de Chamounix, demeurer quelques jours à Coppet. Les Souvenirs inédits de la vicomtesse de Chateaubriand rapportent à cette occasion un incident assez piquant : « Je ne sais, dit-elle, ce qui nous empêcha d’accomplir la promesse que nous avions faite à Mme de Staël. Elle en fut très mécontente ; et d’autant plus qu’ayant compté sur notre visite, elle écrivit d’avance, à Paris, les conversations présumées qu’elle avait eues avec M. de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l’avait, disait-elle, converti à ses opinions politiques. On sut que nous n’avions point été à Coppet et que la noble châtelaine avait fait seulement un roman de plus. »

Deux années de vie commune, de vie tranquille, c’était plus que Mme de Chateaubriand ne devait espérer de sa destinée. Dans le printemps de 1806, Chateaubriand résolut d’entreprendre le grand voyage d’Orient qu’il projetait depuis longtemps. La vicomtesse, qui avait souhaité de partir avec lui, ne fut autorisée à l’accompagner que jusqu’à Venise. Le besoin d’activité, la curiosité de sensations et d’émotions nouvelles qui avaient conduit autrefois « René » en Amérique, l’entraînaient maintenant vers la Grèce, la Syrie et la Palestine : il y retremperait, disait-il, son génie poétique à des sources plus hautes, « il s’approvisionnerait d’images, » il remplirait sa mémoire d’impressions vives et originales, de visions brillantes et colorées pour l’ouvrage des Martyrs dont les grandes lignes s’esquissaient déjà dans son esprit. Peut-être espérait-il aussi, par cette fuite vers l’Orient, échapper enfin à l’incurable ennui qui fut la plaie secrète de sa nature morale. Mais, d’autres raisons encore, intimes et mystérieuses, qu’il devait faire connaître plus tard, l’appelaient vers Jérusalem et lui imposaient le long retour par les pays barbaresques de l’Espagne ; il lui fallait le prestige d’un voyage aventureux et lointain, d’une sorte d’odyssée grandiose, pour toucher une âme que sa gloire littéraire n’avait pu éblouir, l’âme de femme la plus fière qu’il eût encore rencontrée. Quand il se fut embarqué à Venise, Mme de Chateaubriand sentit renaître en elle plus vive que jamais l’affection qu’elle lui avait vouée et dont il lui savait si peu gré. Tandis qu’elle rentrait à Paris, sa pensée ne pouvait se détacher de l’Adriatique et des mers d’Orient. Elle se désolait sans cesse de ne pas recevoir de nouvelles. « On me donne ici, écrivait-elle à Joubert, autant de mauvaises raisons que j’en veux pour me prouver que cela ne doit pas m’inquiéter. Ensuite vient la raison par excellence: Que voulez-vous qu’il lui arrive? Hélas ! ce qui arrive tous les jours, — de mourir. Pour moi, je meurs de crainte, je meurs de désespoir, enfin je meurs de tout. » — Elle ne resta pas à Paris, non qu’elle craignît d’y vivre isolée, mais pour se soustraire aux empressemens indiscrets ou aux compassions malignes. Ce fut naturellement vers les Joubert qu’elle tourna ses pas ; leur amitié l’appelait avec instance à Villeneuve, et elle y passa tout l’automne et l’hiver. Elle trouvait dans leur société une sorte d’apaisement moral, des heures douces et un charme d’intimité qu’elle ne pouvait goûter dans son propre foyer toujours délaissé. Sous leur influence, sa nature, très sensible malgré des dehors de froideur et d’ironie, se livrait, se répandait dans ce qu’il y avait de tendre, de convaincu et d’affectueux en elle ; elle jouissait vraiment des sympathies dont elle se sentait enveloppée, et, dans cette chaude atmosphère, son cœur s’épanouissait en pleine confiance ; son esprit s’abandonnait aussi à sa verve primesautière, dans toute la franchise et la vivacité de son mouvement naturel. Il dut y avoir, j’imagine, dans le petit salon de Villeneuve, entre ces trois personnes d’une si haute distinction morale, plus d’une charmante causerie, plus d’un de ces entretiens « où, comme le disait Joubert, l’âme et le corps prennent part, » où l’on s’exprime « du fond de son cœur et de son humeur, » — Tout le contraire de ces conversations « où il n’y a ni abandon, ni gaîté, ni épanchement, ni jeu ; où l’on ne trouve ni mouvement ni repos, ni distraction ni soulagement, ni recueillement ni dissipation; enfin où l’on n’a rien donné et rien reçu, ce qui n’est pas un vrai commerce. »

Mais ce calme qui était si bienfaisant à la vicomtesse de Chateaubriand ne dura guère, et les soucis lui revinrent bientôt: d’abord, elle fut gravement malade et demeura plusieurs mois alitée; ensuite l’absence de toute nouvelle, où elle était, du voyageur, la rendit à ses anciennes tristesses. C’était pour elle une agitation, une inquiétude de tous les instans ; cette forte et courageuse nature ne se lassait pas d’aimer et de souffrir. Pendant huit mois, pas une lettre ne lui parvint.

Enfin, dans le printemps de 1807, un court billet, daté d’Algésiras, arriva à Villeneuve: M. de Chateaubriand se bornait à annoncer que son voyage d’Orient s’était heureusement accompli, et qu’avant de rentrer en France, il lui restait encore à visiter l’Espagne. Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il allait toucher enfin au but secret de sa longue pérégrination : le prestige de l’éloignement avait été souverain, le cœur qu’il avait voulu soumettre s’avouait vaincu enfin, et on l’attendait à Grenade.

Ce n’est pas une des moindres singularités de la vie de Mme de Chateaubriand qu’ayant été liée à l’une des destinées les plus orageuses, les plus tourmentées, les plus romanesques du siècle, elle ait compté par elle-même si peu d’événemens importans et ne se soit déroulée pour ainsi dire (en exceptant toutefois l’époque de la Terreur) qu’à travers des crises morales. Les grands faits qui marquèrent comme autant d’étapes dans la vie brillante et agitée de « René » ne sont donc que des sortes de jalons, des points de repère dans le développement intime de la femme distinguée que le sort avait unie à lui. C’est un ordre d’idées dont il ne faut point abandonner la vue, dans une biographie de la vicomtesse de Chateaubriand, si on veut la saisir dans son vrai jour et dans la demi-lumière qui lui convient. On sait que, quelques mois après le retour d’Espagne (juillet 1807), M. de Chateaubriand fut exilé de Paris par ordre de l’empereur, en raison d’un article publié par le Mercure et qui se terminait par ces mots : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère. Tacite est déjà ne dans l’empire. » Napoléon était à Tilsitt quand cet article parut ; irrité de l’allusion évidente qui était faite à sa personne, il interdit à l’auteur le séjour de la capitale. M. de Chateaubriand a raconté que « Bonaparte avait menacé à cette occasion de le faire sabrer sur les marches de son palais. » Une lettre connue de Joubert avait déjà réduit l’incident à des proportions plus modestes ; les Souvenirs écrits de Mme de Chateaubriand en enlèvent aussi tout élément dramatique. La police impériale mit même toutes les formes possibles dans l’exécution de l’ordre de bannissement : l’exil ne serait qu’à deux ou trois lieues de Paris, on laisserait à M. de Chateaubriand le temps nécessaire pour choisir et installer sa nouvelle résidence.

C’est alors que fut faite, au prix de 24,000 francs, l’acquisition de la Vallée-aux-Loups, propriété abandonnée, située entre Sceaux et Chatenay. Le pays était pittoresque, sauvage et presque désert à cette époque ; l’habitation était toute délabrée. Les travaux de restauration et d’aménagement exigèrent trois mois, que l’exilé continua de passer à Paris en toute liberté. « Enfin, dans les derniers jours de novembre, raconte très gaîment Mme de Chateaubriand, voyant que les réparations de notre chaumière n’avançaient pas, nous prîmes le parti d’aller les surveiller nous-mêmes. Nous arrivâmes le soir à la Vallée-aux-Loups par un temps épouvantable : les chemins du côté d’Aulnay, très difficiles en tout temps, sont impraticables dans la mauvaise saison. Nous entrâmes par une grille qui n’est pas l’arrivée ordinaire. La terre des allées, fraîchement remuée et démêlée par la pluie, empêchait les chevaux d’avancer, et, par un effort qu’ils firent pour dégager les roues des ornières, la voiture versa. Nous ne nous fîmes aucun mal. Mais Homère, que je tenais dans mes bras, passa par la portière et se cassa le cou. »

M. de Chateaubriand ne tarda pas à se prendre d’un goût très vif pour la Vallée-aux-Loups, pour « sa chère Vallée. » Son talent, réveillé et comme rafraîchi par le voyage d’Orient, se déployait dans l’Itinéraire, dans les Martyrs, dans le Dernier Abencérage, Et puis, il était plus entouré, plus adulé que jamais : les visites se succédaient sans interruption à la Vallée; on était retenu à dîner, on demeurait à coucher. En dehors de ceux qu’un sentiment d’amitié vraie y conduisait, il était de bon ton, dans le monde qui commençait à fronder l’empire, de fréquenter chez M. de Chateaubriand exilé; c’était une opposition peu dangereuse : on allait à Aulnay comme, trente-sept ans plus tôt, on fût allé chez le duc de Choiseul à Chanteloup.

L’exil, d’ailleurs, fut de courte durée, moins d’un an, et, dès l’automne de 1808, M. et Mme de Chateaubriand revinrent s’établir à Paris, conservant la Vallée-aux-Loups comme résidence d’été.

Les années qui suivirent durent être, j’imagine, une continuelle et lassante épreuve pour la vicomtesse. C’était le temps, en effet, où « René » recueillait ses plus grands succès : sa renommée littéraire s’était encore accrue, son prestige mondain était à l’apogée. Il marchait dans une sorte de songe glorieux, entouré d’hommages, comblé d’honneurs et de flatteries, assiégé d’instances passionnées, se donnant à toutes les femmes qui s’offraient à lui, ne cherchant dans leur amour qu’une occasion de les troubler et de sentir qu’il les enchantait. Il allait ainsi, s’absentant pendant des mois entiers, de Méréville au château de Fervaques, de Fervaques au château d’Ussé, partout où l’appelait quelque attachement ancien ou quelque intrigue nouvelle. Mme de Chateaubriand semblait n’exister plus pour lui.

La vie conjugale n’eût peut-être pas duré, à ce train de bonnes fortunes, si les événemens de 1814 n’avaient jeté brusquement M. de Chateaubriand dans un tout autre courant d’idées et de passions. Son entrée dans la vie publique, en créant entre les deux époux un intérêt commun, amena une sorte de rapprochement dans leur union : la vicomtesse de Chateaubriand avait toujours professé, en effet, un goût très vif pour les choses de la politique; elle en avait le sens et l’entente, et son esprit pratique aimait à s’y exercer. Elle fut dès lors, sur ce point du moins, la confidente de son mari et souvent son inspiratrice. C’est ainsi qu’elle l’accompagna à Gand, pendant les cent jours, quand il suivit la cour fugitive ; c’est, à ses côtés aussi, qu’elle assista, en observatrice très avisée, aux négociations embrouillées qui précédèrent le retour des Bourbons à Paris. Et pendant toute la restauration, elle continua son rôle de conseillère active dans toutes les questions où le grand polémiste s’engagea avec l’impétuosité de sa nature et l’ardeur de ses rancunes.

Quand la faveur de la fortune politique appela successivement M. de Chateaubriand aux ambassades de Berlin et de Londres (1821-1822), elle ne put aller prendre auprès de lui la place qu’elle y eût dignement tenue : sa santé, qui avait toujours été délicate, était devenue très chancelante, et l’obligeait à de continuels ménagemens. D’ailleurs, un intérêt nouveau était entré dans sa vie et la retenait à Paris. Elle venait de créer, dans une maison de la rue d’Enfer, un asile pour les femmes ruinées par la révolution et pour les prêtres âgés, — l’Infirmerie de Marie-Thérèse, — et elle se consacrait à cette œuvre avec un dévouement et une activité incroyables, visitant ses hôtes, s’informant de leurs besoins, procédant elle-même à ses enquêtes d’admission, recueillant des souscriptions et des dons, ne craignant pas de descendre aux derniers détails pour réaliser une économie ou accroître les ressources de l’établissement. Elle trouvait là une diversion à ses soucis intimes et un aliment pour toute une partie de son âme.

Mais quand, en 1828, M. de Chateaubriand fut nommé ambassadeur à Rome, elle entendit s’y rendre à ses côtés. Tenait-elle à y effacer par sa présence les souvenirs que, vingt-cinq ans plus tôt, Mme de Beaumont avait attachés au nom de son mari ? Craignait-elle les séductions trop faciles de la société romaine, qui jetait alors le plus brillant éclat? Toujours est-il que, le 14 septembre 1828, elle partit avec lui pour l’Italie.

Le jour même de son départ, M. de Chateaubriand adressait un dernier adieu à Mme Récamier, la suppliant de venir le retrouver à Rome, ce qu’elle se garda de faire d’ailleurs : « Tous les torts, si vous ne venez pas, seront de votre côté, lui écrivait-il ; car je vous aimerai tant, mes lettres vous le diront tant, je vous appellerai à moi avec tant de constance, que vous n’aurez aucun prétexte de m’abandonner. » — m Songez, ajoutait-il, qu’il faut que nous achevions nos jours ensemble. Je vous fais un triste présent que de vous donner le reste de ma vie; mais prenez-le, et si j’ai perdu des jours, j’ai de quoi rendre meilleurs ceux qui seront tous pour vous. » Commencé sous cette impression, le reste du voyage ne fut qu’une longue évocation des souvenirs de Mme de Beaumont. Quand ils arrivèrent à Rome, Mme de Chateaubriand était très souffrante, M. de Chateaubriand avait déjà pris sa mission en dégoût, et tous deux étaient de fort méchante humeur.

La suite du séjour se ressentit de ce début. Mme de Chateaubriand ne put ni s’accoutumer au climat romain, ni se plaire dans la société que sa situation d’ambassadrice l’obligeait à fréquenter. Dans l’isolement où elle cherchait à s’enfermer, son caractère s’aigrit ; elle devint taquine, laissant percer une joie maligne quand elle entendait M. de Chateaubriand se plaindre du séjour de Rome, où ses poses habituelles produisaient moins d’effet que chez Mme Récamier, et regretter ! Paris, où une crise parlementaire venait précisément d’ouvrir de vastes perspectives à ses ambitions politiques. On eût dit qu’elle était heureuse de le tenir enfin sous son autorité, et qu’elle lui faisait expier ses infidélités passées. Mais, tandis qu’il se lamentait ainsi et qu’il envoyait à Mme Récamier les protestations du plus vif amour, des consolations s’offraient secrètement à lui, et il les acceptait toutes. Une, entre autres, avait nom comtesse del Drago et comptait parmi les beautés de Rome; une autre était celle-là même qui devait « l’enchanter » pendant ses dernières années, celle qu’il supplia de le suivre à Paris quand il quitta Rome et qui le suivit en effet, celle qui, dans l’orgueil de son triomphe, put écrire un jour : « Deux femmes âgées dont je n’étais pas jalouse (Mme de Chateaubriand et Mme Récamier) le gardaient comme pour moi seule. »

Après la mort de Léon XII et l’élection de Pie VIII, M. de Chateaubriand fut, sur ses instances, rappelé de son ambassade, et, le 27 mai 1829, il rentra à Paris. Tandis qu’il développait à Mme Récamier, avec tout l’éclat, toute la séduction de sa belle imagination, « un plan de vie que rempliraient la religion, l’amitié, les arts, » et que, — presque le même jour, — il prodiguait à « l’enchanteresse » de Rome, qui était venue le retrouver, les marques d’une tendresse brûlante. Mme de Chateaubriand reprenait la direction de son infirmerie.

Sa vie allait donc recommencer comme par le passé, active, ordonnée, remplie, mais sujette aux mêmes souffrances de cœur et d’amour-propre. La révolution de 1830, tout en ne l’atteignant pas très cruellement dans sa foi légitimiste (elle était alors assez hostile aux Bourbons), lui fut pourtant une cause de graves soucis : la carrière politique de M. de Chateaubriand était brisée, et la pension qu’il touchait comme ministre d’état cessait de lui échoir.

Ce dernier point, en particulier, était de nature à réveiller toutes les inquiétudes de la vicomtesse. De quels revenus allaient-ils vivre désormais ? Si M. de Chateaubriand n’avait jamais eu la fortune assurée, du moins elle s’était, tout le long de sa vie, offerte à lui. La littérature lui avait apporté, en surcroît de la gloire, d’importans bénéfices ; les fonctions et dignités publiques dont la monarchie l’avait revêtu avaient été largement rétribuées, — les Bourbons avaient par deux fois soldé ses dettes, — l’arriéré de la pension attaché au titre de ministre d’état (dont il avait été privé de 1816 à 1822) lui avait été restitué. Et cependant, en 1830, il se trouvait dans une gêne voisine de l’indigence. C’est que, de tout temps, il avait dépensé sans compter, incapable de régler le train de sa vie ordinaire, de ses voyages ni de ses réceptions, semant l’or dès que sa bourse était pleine, non qu’il eût des besoins personnels, mais pour que le cadre où il se mouvait fût grandiose et digne de lui, employant ainsi le traitement d’un semestre à une fête d’ambassade, consacrant le revenu d’une année de ses œuvres littéraires à quelque galanterie royale. Les conseils de ses amis ne parvenaient pas à l’arrêter dans cette voie de dépenses irréfléchies. Mme de Chateaubriand avait beau arranger, liquider, déployer à ce soin sa remarquable faculté d’action et son entente des affaires, le gouffre se creusait chaque jour plus profond.

La situation à laquelle il se trouva réduit après la révolution de Juillet ne tarda pas à provoquer une crise où le sentiment de l’honneur subit en lui une passagère défaillance et où le cœur de Mme de Chateaubriand dut souffrir une angoisse mortelle. Il était en Suisse, près de Genève, presque sans ressources, pressuré de dettes. Là, un soir, se trouvant seul avec la vicomtesse, il fit un retour sur lui-même et fut tout d’un coup effrayé de l’avenir qui l’attendait, de la vieillesse qui venait et dont l’idée seule lui avait toujours fait horreur, de la misère qui le saisissait déjà et qui sans doute ne le lâcherait plus jusqu’à la mort : alors, dans un accès de révolte et de désespoir, il écrivit ces lignes :


Oh ! argent que j’ai tant méprisé !.. quand on ne t’a point, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté ; eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu’elles restent là, en face l’une de l’autre, à se bouder, à se maugréer, à s’aigrir l’humeur, à s’avaler la langue d’ennui, à se manger l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchans, de leur façon naturelle de vivre ; la misère les serre l’une contre l’autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser, elles se mordent…


Ainsi, à cette heure douloureuse, M. de Chateaubriand déclarait que la misère était le seul lien qui l’unît désormais à sa femme et « qui les serrât l’un contre l’autre dans des liens de gueux, » que la vie commune dans l’indigence était un supplice, et que, s’ils eussent été libres tous deux, « ils s’en seraient allés chacun de son côté. »

Cette pensée de séparation fut-elle sérieuse de part ou d’autre ? Je ne le crois pas. En ce qui concerne Mme de Chateaubriand, toute sa vie en serait le démenti : cette marque d’ingratitude n’était pas la première épreuve qui lui vînt de son mari ; elle en avait subi, depuis que leurs destinées étaient unies, et de plus cruelles, et de plus intimes ; mais jamais l’idée d’une rupture ne s’était présentée à son esprit. Ce n’était donc pas à l’heure précise où l’avenir apparaissait plus sombre et imposait à son dévouement conjugal de plus lourdes responsabilités qu’elle pouvait songer à rejeter le fardeau de l’existence commune. Quant à lui, je veux croire, en effet, que, dans un accès de colère, le cœur débordant d’amertume, il ait accepté un instant la pensée de reprendre sa liberté, et qu’il s’y soit même assez longtemps arrêté pour la formuler par écrit : l’égoïsme était le trait dominant de son caractère, et tout autre sentiment s’effaçait en lui quand sa personnalité était enjeu. Mais, cette crise de désespoir passée, ses idées, comme il lui arrivait toujours en pareil cas, prirent une tout autre direction. Il eut alors la vision très nette du genre de vie qui lui était réservé désormais, et de la part, sinon de bonheur, du moins de tranquillité et de bien-être, que le dévoûment de Mme de Chateaubriand pouvait lui apporter encore ; la raison lui revint, et cette pensée mauvaise, qu’il n’avait écrite que pour soulager son cerveau, « de même qu’on se fait percer les veines quand le sang afflue au cœur ou monte à la tête, » n’eut aucune suite. D’ailleurs, la publication de l’Essai sur la littérature anglaise et de l’Histoire du Congrès de Vérone, puis, peu de temps après, la cession à une société financière des Mémoires d’outre-tombe, en assurant le ménage contre la misère, y ramenèrent bientôt l’entente.

Ils retournèrent à Paris et reprirent, avec un train plus modeste encore, leur vie des dernières années de la restauration ; mais, pour M. de Chateaubriand, ce n’étaient que les apparences de cette vie brillante où tout était réglé pour sa gloire comme dans une apothéose. On le rencontrait bien encore, aux mêmes heures, se rendant chez Mme Récamier ; il y allait, toujours vêtu avec élégance et la fleur à la boutonnière, avec les mêmes désirs de conquête, avec la même soif d’adulation; mais il était plus voûté, plus ridé, et, quand il arrivait à l’Abbaye-aux-Bois, on l’entourait de plus de respects que d’admiration. Lamartine, qui y fut reçu à cette époque, et qui n’apportait pas dans ses jugemens sur « René » vieillissant l’indulgence dont lui-même devait tant avoir besoin plus tard, nous l’a montré « avec ses yeux qui semblaient deux charbons mal éteints, » dissimulant derrière un écran ou un fauteuil la disgrâce de son corps fatigué, cherchant à reconnaître les visages, répétant ses phrases, se survivant à lui-même. Bientôt même, il lui fut impossible de se rendre chez Mme Récamier; alors ce fut elle qui vint le voir. Elle était entrée depuis longtemps en rapports avec Mme de Chateaubriand, et, par la suite des années, leurs relations étaient devenues, de courtoises confiantes, d’intermittentes presque quotidiennes. Chaque jour donc, Mme Récamier venait passer plusieurs heures auprès de son fauteuil ou au chevet de son lit, et Mme de Chateaubriand leur tenait compagnie. Ces deux femmes vivaient ainsi, très unies maintenant, parlant librement du passé, se rappelant leurs amis morts, tandis que lui, silencieux, affaissé, toutes ses facultés oblitérées, les écoutait à peine, « ne pouvant plus suivre une idée deux minutes de suite. » Quand la mort vint, elle frappa d’abord celle que l’âge avait le plus épargnée : Mme de Chateaubriand mourut, le 9 février 1847, après une courte maladie. M. de Chateaubriand s’éteignit dans le courant de l’année suivante (4 juillet 1848). Mme Récamier ne lui survécut que quelques mois.


II.

Considérée dans l’ordre de l’esprit, la femme distinguée dont je viens de rappeler la vie avait pour qualités maîtresses la droiture du sens et la sûreté du jugement. Ces qualités ne procédaient, en elle, ni de l’expérience, ni du raisonnement, ni d’une discipline acquise, mais elles faisaient le fond même de son tempérament intellectuel, et j’imagine qu’elle dut arriver, par instinct et tout de suite, au plein exercice de ces facultés. Elle était de ces esprits qui saisissent la réalité des choses et des personnes à leur premier aspect, sans prisme ni verre grossissant. Antipathique à tout ce qui était artifice ou procédé, allant droit au fond et au fait, elle n’aimait que le vrai et voulait qu’on restât toujours soi-même, en parfaite sincérité de cœur et de langage. On juge par là de l’éloignement, du mépris plutôt, que lui inspiraient les grands mots, l’emphase sonore et la fausse exaltation qui était le vice commun de son époque et le défaut capital de Chateaubriand.

Ajoutez à ces qualités le don de l’observation, une curiosité très éveillée, et l’indépendance d’une pensée qui se formait en toute chose de ses propres jugemens.

En revanche (et comme de raison), aucune imagination. Peu d’esprits, je crois, furent moins doués que le sien du côté imaginatif, moins tournés à la rêverie, plus en garde contre l’enthousiasme. Ce fut là, si on voulait comparer ensemble M. et Mme de Chateaubriand, le point où se marqua le plus nettement la différence de leurs natures morales : chez lui, l’imagination était tout, envahissait tout; chez elle, au contraire, la vie laissait des impressions simples, claires, très nettes, très distinctes, qui ressortaient sur le fond de son esprit comme se détachent, sur la rétine de l’œil, les plans successifs d’un paysage par une matinée limpide de printemps, quand il n’y a dans l’air ni vapeur ni poussière en suspens.

C’est à cette façon de sentir et de refléter en elle le monde extérieur qu’elle dut de traverser, sans y rien laisser de soi, les dures épreuves qui formèrent, pour ainsi dire, la trame même de sa vie. Les inquiétudes de toute sorte, les amertumes, les blessures d’amour-propre, les maladies du corps et les souffrances du cœur, les soucis matériels s’étaient succédé sans trêve pour elle depuis les premiers déboires du mariage jusqu’aux angoisses des dernières années; mais, la crise passée, elle retrouvait aussitôt cette humeur facile, cette gaieté légère qui n’était chez elle que le mouvement d’une âme saine, égale et tempérée.

Après la droiture du jugement, le trait le plus saillant du caractère de Mme de Chateaubriand fut le sens pratique : elle était d’une incroyable activité physique et intellectuelle, toujours en mouvement, aimant passionnément l’action, non pas celle qui cherche à se manifester par l’influence morale, l’exemple et les conseils, mais celle qui ne se satisfait que par des œuvres positives, bien réelles.

Son activité s’exerça dans deux voies très différentes : la politique et la religion.

De tout temps, ainsi que nous l’avons vu, elle s’était intéressée à la politique. Comme Pauline de Meulan, comme tant d’autres femmes de la même famille d’esprits qui étaient entrées dans la vie, — dans la vie intelligente, — aux approches de 1789, — elle avait gardé de cette époque de sa jeunesse le sens et le goût des questions politiques. Bien qu’elle n’apportât pas, dans sa façon de s’y appliquer, la nature impétueuse, l’ardeur impatiente et ambitieuse de Chateaubriand, les opinions qu’elle professa ne furent ni moins nombreuses ni moins contradictoires que celles du grand polémiste. On pourrait alléguer pour son excuse, — s’il en était besoin en telle matière, — qu’elle vivait dans un temps où la logique n’était pas ce qui réglait les convictions et où se vérifiait tous les jours ce mot de La Bruyère : « Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d’opinion sur les choses les plus sérieuses comme sur celles qui leur ont paru le plus sûres et le plus vraies. »

Par son tempérament comme par ses traditions de famille et de race, la vicomtesse de Chateaubriand était indépendante et portée secrètement vers l’opposition, sous quelque régime que ce fût. On eût pu lui appliquer ce que les Mémoires d’outre-tombe nous apprennent de M. de Chateaubriand le père : « Le sang breton le rendait frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. » L’impression que lui avait laissée la révolution était celle d’un affreux spectacle qui éveillait en elle les plus atroces souvenirs, mais l’horreur qu’elle en avait gardée était tournée plutôt contre les hommes qui l’avaient dirigée que contre les institutions qui en étaient sorties et dont la plupart, d’ailleurs, étaient dans le sens même de ses opinions. Aussi, quand le 18 brumaire mit fin à l’ère révolutionnaire, toutes ses sympathies allèrent à l’homme qui personnifiait désormais les destinées de la France. Elle fut d’abord comme éblouie de son génie; « elle l’admira sans restriction. » Le meurtre du duc d’Enghien, qui fournit à M. de Chateaubriand (alors ministre dans le Valais) l’occasion de se retirer, — par une sortie éclatante et digne de lui, — d’une carrière dont les débuts l’avaient découragé, ne diminua pas l’enthousiasme qu’elle ressentait pour Bonaparte : non qu’elle ne le jugeât, en soi, très sévèrement, mais fascinée qu’elle était par l’éclat de sa gloire. Si jamais sa nature, par ailleurs si maîtresse d’elle-même et si pondérée, céda à un entraînement, ce fut pour la personne du premier consul, bientôt empereur. « Les fêtes en se succédant, écrit-elle, achevèrent de tourner les têtes, et ce fut au commencement de l’année 1805 qu’eurent lieu les plus grandes défections. Le saint-père avait posé ses mains sur la tête de l’empereur, et ses victoires achevaient de le rendre irrésistible. » Et elle ajoute avec malice : « Cette année, je pense, ou en 1806, MM. *** et *** furent nommés auditeurs ; ils jurèrent de ce moment fidélité à toutes les monarchies présentes et futures. »

La mesure de rigueur qu’attira à M. de Chateaubriand la publication de l’article du Mercure commença de la désabuser ; l’exécution sommaire de son cousin, Armand de Chateaubriand, compromis, en 1810, dans une conspiration royaliste, la jeta franchement dans l’opposition. Quand, le 6 avril 1814, le sénat appela les Bourbons au trône, elle eut d’abord un cri de joie, « Ce devait être pour nous, écrit-elle dans ses Souvenirs, un jour de délivrance; ce fut celui d’un mécompte complet. Il fut suivi de vexations d’autant plus pénibles qu’elles faisaient autant la joie que l’étonnement des ennemis. Aussitôt qu’on eut la certitude que le lion était enchaîné et que les souverains entraient à Paris, il n’y eut pas assez de cris pour maudire celui qu’on avait encensé. Chacun, en allant au-devant des étrangers, semblait revenir de Coblentz... » La voilà désormais légitimiste, mais frondeuse, mais peu respectueuse, très indépendante dans ses jugemens, très mordante dans ses propos. Il faut l’entendre conter le voyage de la cour à Gand, où, pendant les cent jours, elle accompagna M. de Chateaubriand, à qui le roi venait de confier le portefeuille de l’intérieur. Jamais la vie ne lui offrit spectacle plus amusant ni mieux fait pour exercer sa verve malicieuse que celui de cette cour transfuge, qu’elle voyait de la coulisse même. Les mille incidens qui s’y succédèrent sous ses yeux laissèrent une trace si nette dans son esprit, que lorsqu’elle en fit le récit, dix ans plus tard, elle les raconta avec un aussi vif sentiment que s’ils se fussent passés de la veille. Dans l’affolement général, dans le débordement des colères triomphantes et des haines victorieuses qui se déchaînèrent après Waterloo, elle sut garder la juste mesure. Ainsi, le général comte La Grange ayant été insulté violemment par des officiers de la garde royale, sous le prétexte de sa fidélité à l’empire, la vicomtesse, qui avait été témoin de l’insulte, note l’incident dans ses Souvenirs, et elle ajoute cette remarque : « Rien n’était plus plaisant que cette intolérance que nous affichions pour des opinions qui n’avaient au fond rien de déshonorant, lorsque nous nous arrangions si bien des plus honteuses et des plus criminelles, et que nous eussions pressé sur notre cœur Robespierre lui-même, s’il était venu nous baiser les mains. »

Mais quand Louis XVIII se résigna à appeler Fouché aux affaires et que M. de Chateaubriand se vit écarté des conseils du roi, elle fut outrée, accusa les Bourbons de bassesse et d’ingratitude, et leur devint franchement hostile. Pendant la restauration, ses sentimens furent tour à tour ceux de la faction royaliste pure et ceux du groupe libéral ; certains jours, elle allait même jusqu’à regretter l’empire. Les retours de faveur royale qui advinrent à M. de Chateaubriand en 1821 et 1829 ne la rallièrent pas, et les brusques disgrâces qui les suivirent ne firent que la mieux confirmer dans son aversion pour Louis XVIII, Charles X, le pavillon de Marsan et toutes les choses et les gens de la cour. La restauration tombée, quand M. de Chateaubriand, toujours à la recherche des rôles à effet, déclara que la monarchie de Juillet ne devait pas compter sur son dévoûment, la vicomtesse conserva aussi sa foi légitimiste; mais elle entretint soigneusement dans son cœur ses antipathies de personne, ses méfiances et ses rancunes. Le mot des Mémoires d’outre-tombe exprime bien ses sentimens à l’égard de la dynastie déchue : « Nous ne lui devions que notre fidélité; elle l’a. »

Dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, nouvelle évolution des opinions politiques de Mme de Chateaubriand. Ne la voilà-t-il pas prête à accepter la république, dont elle prévoyait l’avènement? « Républicaine, pourquoi non? disait-elle un jour, vers 1844. Je n’ai pas d’antécédens politiques, moi; je puis, dès qu’elle arrivera, accepter la république ; et vous autres, hommes d’état du présent et du passé, vous avez tous fait et vous faites trop de bêtises pour qu’elle n’arrive pas. »

Mais ce fut peut-être dans sa façon de comprendre la religion et d’en observer les devoirs qu’apparut le plus nettement la disposition toute pratique et tournée vers l’action du caractère de Mme de Chateaubriand. Tout d’abord, la religion que professait l’auteur du Génie du christianisme, cette religion créée par l’imagination plutôt que sentie par le cœur, n’était pas son fait : sa toi était plus simple, plus sincère, et la magnificence de la pompe sacrée n’y était pour rien. Elle ne faisait point parade de ses sentimens religieux, elle n’en parlait pas, elle aurait cru les profaner en les exploitant comme un sujet de thèse littéraire ; les plus belles pages des Martyrs devaient, à cet égard, froisser quelque fibre intime de son cœur.

Même dans ses croyances, cet excellent esprit savait trouver la juste mesure, et le caractère même de sa piété lui faisait honneur, — une piété sans tristesse ni âpreté, sans excès mystique ni rigorisme ultramontain, qui ne donnait ni dans les écarts de Mme Swetchine ni dans ceux des Missions, — une piété comme on la pratiquait au XVIIe siècle, comme Fénelon voulait qu’elle fût, « sans rien de faible ni de gêné, qui élargit le cœur, qui est simple et aimable, qui se fait toute à tous pour les gagner tous. »

La dévotion pure ne lui eût pas suffi : la charité pouvait seule satisfaire aux exigences de sa nature active et positive. L’Infirmerie de Marie-Thérèse, qu’elle fonda après 1815, était une œuvre originale dans le temps qu’elle la conçut; les institutions charitables de cet ordre étaient loin d’avoir alors, — par le nombre et l’importance, — le développement qu’elles ont reçu depuis. L’idée de Mme de Chateaubriand était neuve, juste et féconde. Elle consacra à la réaliser son temps et ses forces, toutes les ressources de sa bourse, qui était rarement pleine, toutes celles de son esprit, qui était ingénieux, entendu, admirablement doué pour l’administration et l’économie. Elle fit plus encore, elle y mit tout son cœur : on peut dire que, pendant près de trente années, son asile et les malheureux qui y trouvaient refuge furent, après M. de Chateaubriand, sa seule pensée. Elle y songeait tout le jour; elle en entretenait tout venant, avec l’accent d’une sollicitude presque maternelle. Elle y dépensa, à vrai dire, la part de tendresse que toute femme porte en soi, et qu’à défaut d’un enfant sur qui la fixer, elle avait, pour ainsi parler, économisée tout au long de sa vie. Ce fut pour elle une sorte de passion, une de ces passions où la sensibilité longtemps contenue s’abuse et s’applique à un objet auquel elle n’était pas destinée.

Cet amour de la vie pratique explique que Mme de Chateaubriand, malgré son goût pour l’observation et bien qu’elle ait été à même de l’exercer en tant de circonstances mémorables, ait si peu écrit. Outre sa correspondance, qui n’est guère fournie, pour une époque où les habitudes épistolaires étaient encore très développées, on ne possède d’elle qu’un cahier de Souvenirs dont j’examinerai plus loin la valeur et l’importance.

Ce qui fait le grand charme des quelques pages qui sont sorties de sa plume, c’est qu’elle écrivait comme elle pensait, c’est-à-dire d’une façon naturelle, avec netteté, sans affectation ni pédantisme. L’allure de sa prose est alerte, souple, élégante, admirablement propre au commerce de la correspondance ; peu d’images, d’ailleurs, ou les plus familières et les plus soudaines, et, de-ci de-là, quelques traits vigoureux pour décrire à la rencontre les hommes et les choses. Comme spécimen de la narration vive et familière qui était tout à fait sa façon, voici quelques lignes parmi les mieux tournées :


« Mme de Coëlin était ce qu’on appelle illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait rien au-dessus de ses ouvrages. Il est vrai qu’elle n’en lisait guère d’autres, excepté la Bible qu’elle commentait à sa manière, qui était un peu celle des Juifs. Elle était, du reste, d’une complète ignorance, mais avec tant d’esprit et une si grande habitude du monde que, dans la conversation, on ne pouvait s’en apercevoir ; elle ne savait pas un mot d’ortographe (sic), et cependant elle parlait sa langue avec une pureté et un choix d’expressions remarquables. Personne ne racontait comme elle; on croyait voir toutes les personnes qu’elle mettait en scène.

« Ses commentaires sur la Bible étaient semés de grec et de latin dont elle ne savait pas un mot; mais comme elle avait à cœur de prendre la traduction de l’écriture en défaut, elle avait appelé à son aide un vieux Juif qui lui expliquait le texte comme un rabbin et la volait de même. Ce Juif, appelé Noë, fut un jour arrêté pour avoir volé des perruques. Mlle de Coëlin, furieuse de l’insulte faite à son maître, alla trouver M. Pasquier, alors préfet de police, et qu’elle détestait de vieille date. Elle lui fit une scène terrible. Elle soutint que Noë n’avait point volé les perruques, mais qu’il les avait achetées; elle le prouva même en les payant; et l’affaire n’eut d’autre suite qu’une rancune qu’elle garda à M. Pasquier, sur lequel, depuis, elle avait toujours quelque histoire à raconter. »


Cette silhouette féminine n’est-elle pas tracée avec une vivacité charmante et toute personnelle?

La correspondance de la vicomtesse est écrite de la même main qui a rédigé cette page des Souvenirs, dans le même mouvement de style, avec un même tour d’agrément, avec la même indépendance de pensée et de jugement. Quelques-unes de ses lettres (dans les meilleures pages, il est vrai) font songer à certains billets de Mme de Sévigné. La comparaison est juste, en effet, à condition d’en bien marquer les limites et de se rappeler qu’une même façon de s’exprimer peut traduire des états d’esprit très différens. Par l’allure de la phrase, par la sincérité de l’expression, par une certaine grâce aimable, il est telle lettre adressée à Joubert qui pourrait être rapprochée de telle autre lettre à Bussy ; mais rien que je sache, dans tout ce qu’a écrit Mme de Chateaubriand, ne porte, au moindre degré, la marque de cette imagination toujours jeune, de cette tendresse large et bienfaisante, et de cette fraîcheur savoureuse du cœur et de l’esprit qui furent le privilège de la délicieuse marquise.

On a dit que Mme de Chateaubriand avait collaboré aux Mémoires d’outre-tombe ; on a même prétendu (et c’est l’avis de M. G. Pailhès, éditeur des Mémoires de la vicomtesse) que sur les points où cette collaboration se serait exercée, les relouches, additions et suppressions faites de la main de Chateaubriand lui-même, ont gâté l’œuvre première qu’il copiait.

Posées dans ces termes, ni l’une ni l’autre de ces assertions ne sont exactes. A y regarder de près, en effet, et sans parti-pris, que voyons-nous dans les Mémoires rédigés par Mme de Chateaubriand? Et d’abord, par l’étendue et l’ordonnance du récit, par la suite des faits qui y sont rapportés, sont-ce bien des Mémoires? Ils se composent, nous dit M. G. Pailhès, de deux cahiers, l’un relié en maroquin rouge, l’autre revêtu de papier vert. Celui-ci (pour l’écarter tout de suite) ne contient que « des réflexions à l’état de notes, où sont fort malmenés les personnages qui ont occupé la scène à la fin du règne de Charles X. Puis, de 1831 à 1844, date extrême mentionnée dans le cahier vert, silence complet... Pendant cet intervalle de douze à treize ans, le cahier n’avait pas cessé de recevoir les confidences de Mme de Chateaubriand ; mais en 1848, à la mort de Chateaubriand, survenue dix-huit mois après celle de sa femme, une main brutale, exécutant la consigne dictée par une prétendue raison d’état, a déchiré les pages qui concernaient le règne de Louis-Philippe. »

Le cahier rouge, qui est donc le plus important des deux et le seul d’ailleurs qui soit publié, renferme des souvenirs dont le plus ancien date de 1804 et le dernier de 1825. Imprimé, il représente environ soixante-huit pages de texte in-8o. Sur les années 1804, 1805 et 1806, le manuscrit ne relate qu’un très petit nombre d’événemens ou d’impressions personnelles : la mention en est faite d’une façon sommaire, un peu sèche, sans la moindre composition; les notes datées de 1807 et 1808 sont au contraire très détaillées et nous font entrer dans la vie journalière de la Vallée-aux-Loups ; rien pour l’année 1809; huit pages seulement de 1810 à 1814; enfin, trente-sept pages du 1er janvier 1814 au 8 juillet 1815. On le voit, les proportions restreintes du récit et les lacunes qu’il renferme font paraître bien ambitieux le titre de Mémoires qu’on a voulu inscrire en tête de ces Souvenirs. N’était la relation du voyage de Gand pendant les cent jours, qui est presque un chapitre d’histoire, ce ne seraient même, à proprement parler, que des « Notes » utilisées plus tard dans la composition des Mémoires d’outre-tombe.

Ce point dûment établi, quel parti Chateaubriand a-t-il tiré des documens mis ainsi à sa disposition par sa femme? Y a-t-il eu vraiment collaboration de la vicomtesse? Nullement, si l’on entend par ce mot le travail commun de deux intelligences appliquant leur activité à la conception d’une œuvre, à l’établissement de ses lignes générales et à la composition de toutes ses parties. Or, dans le cas présent, rien de pareil : il y a eu apport de quelques souvenirs, et rien de plus. Les emprunts faits aux notes de Mme de Chateaubriand sont au nombre de cinq : le très joli récit du voyage à la Grande-Chartreuse (tome IV) et la description de la Vallée-aux-Loups (tome V) sont copiés presque textuellement dans le cahier rouge ; par quelques coupures ou de légères corrections, Chateaubriand a mis l’ordre qui manquait dans la narration originale. Pour la période des cent jours, les emprunts sont plus considérables, mais les retouches de style sont plus importantes. Je ne citerai qu’un seul passade; on saisira bien, dans la divergence des textes, la différence des imaginations et des procédés de composition[4].


Le lendemain, 8 juillet (1815), le roi lit dire de nouveau à mon mari de venir lui parler. La première chose qu’il lui dit fut : — Eh bien ! monsieur de Chateaubriand? — Eh bien! Sire : Votre Majesté renvoie ses régimens et prend Fouché? — Oui, reprit le roi, il le faut. Voyez, depuis mon frère jusqu’au bailli de Crussol, et celui-là n’est pas suspect, tous disent que nous ne pouvons pas faire autrement. Mais bon pour les deux premières choses : il y a remède. Pour la cocarde, c’est une autre affaire. Je ne céderai jamais sur ce point. Qu’en pensez-vous? — Hélas! Sire, la chose est faite. Permettez-moi de me taire. — Non, non, dites. Vous savez comme j’ai résisté depuis Gand. Dites, qu’en pensez-vous? — Vous le voulez. Sire, je ne sais dire que la vérité; et puisque Votre Majesté la pardonnera à ma fidélité, je crois que la monarchie est finie. Pardon, Sire, vous le pensez comme moi ; c’est ce qui m’a donné la hardiesse de vous exprimer ma pensée.

Il tremblait cependant de cette hardiesse, quand le roi reprit : — Eh bien ! mon ami, je suis de votre avis.

Le fait est vrai à la lettre.


Tels qu’ils sont, ces Souvenirs justifient l’appréciation que Chateaubriand a portée sur celle qui les a rédigés : « Je ne sais, dit-il, s’il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause. La tromper en rien est impossible. D’un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, elle raconte à merveille. »

Après cet éloge très mérité, on lit ces mots :

« Mme de Chateaubriand m’admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages. »

Nous touchons ici à un point des plus délicats. Est-il vrai que la vicomtesse de Chateaubriand n’ait rien lu des œuvres de son mari? Et, si cela est, comment expliquer que, de toute la société où elle fréquentait et où on la tenait pour distinguée par l’esprit et le goût, elle ait été la seule à ignorer Atala, René, les Martyrs ?

Qu’elle ait toujours été étrangère à la vie littéraire de M. de Chateaubriand, c’est ce qui ressort très clairement, à la première lecture, de sa Correspondance et de ses Souvenirs. On s’attend à y trouver ces révélations que nous cherchons dans les alentours d’un auteur et que nous demandons à ceux qui l’ont connu dans le privé de sa vie, ces indications précieuses qui expliquent la conception d’une œuvre, en marquent les formes successives, en dévoilent le sens intime et nous font assister, pour ainsi dire, au travail intérieur dont elle est le produit complexe. On n’y relève, au contraire, que des mentions vagues et banales, comme celle-ci : « M. de Chateaubriand s’occupe des Martyrs ;.. » et celle-ci encore : « Je ne me rappelle plus à quelle époque M. de Chateaubriand imprima son Itinéraire... » Cette indifférence semblerait donc justifier à première vue la singulière assertion des Mémoires d’outre-tombe. Je ne puis admettre cependant que Mme de Chateaubriand n’ait jamais lu une ligne des œuvres écloses près d’elle. Tout d’abord, un témoignage très précis et qui peut faire foi, celui de Mme Lenormant, auteur des Souvenirs de Mme Récamier, affirme qu’on surprit plus d’une fois la vicomtesse lisant à la dérobée quelqu’un de ces volumes dont elle protestait n’avoir jamais tourné les pages. Ensuite, le goût très vif que Mme de Chateaubriand avait pour la lecture, la curiosité très étendue de son esprit, l’intérêt qu’elle prit toujours à tout ce qui concernait son mari, toutes ces considérations et bien d’autres encore qu’il n’est même pas besoin d’énumérer, contrediraient l’affirmation que nous discutons, si un plus attentif examen n’y découvrait un sens caché dont la révélation éclaire d’un jour tout nouveau la nature morale de Mme de Chateaubriand.

Cette ignorance où elle prétendait être des œuvres de son mari n’était qu’affectée; c’était une attitude qu’elle s’était imposée à l’égard du monde, pour deux raisons très judicieuses, très sagement délibérées et qui procédaient toutes deux d’un haut sentiment de sa dignité.

La première de ces raisons est qu’elle ne voulait pas critiquer des œuvres que sa conscience et ses goûts désapprouvaient. A bien prendre, en effet, que trouvait-elle au fond de chacun de ces récits qui passionnaient sa génération, d’Atala., de René, des Martyrs, et surtout des Mémoires d’outre-tombe? Elle n’y rencontrait rien qui ne froissât violemment sa nature saine et droite, son amour du vrai, son esprit critique si délié, si attentif à n’être dupe ni des mots ni des apparences. C’est qu’elle le voyait de trop près, le merveilleux enchanteur, pour que le charme pût agir sur elle; il eût fallu plus de recul, le lointain de la scène, la séparation de la rampe. Son sens très fin l’avait percé à jour : elle démêlait très bien ce qu’il entrait d’élémens divers et contradictoires dans sa personnalité, singulier composé de puissance géniale et de faiblesse humaine, de grandeur et de mesquinerie, de générosité et d’égoïsme; elle savait qu’il y avait en lui deux hommes, celui qui agissait, parlait et écrivait pour le public, et celui qui, le masque tombé, se manifestait dans le déploiement de sa vraie nature, dans le sens de ses penchans, dans la sincérité de son âme. C’était ce dernier qu’elle voyait le plus souvent : il se montrait dans l’abandon familier de la vie quotidienne, et surtout aux jours de déceptions, de dépits, d’insuccès, aux heures de soucis matériels et de maladie. Alors apparaissaient ce qu’il y avait de faux et d’artificiel dans le personnage public, les dessous du rôle, le contenu des gestes et des poses, tout ce que recouvrait la pompe des phrases sonores et cadencées, je veux dire les exigences d’une ambition insatiable, de misérables rancunes, d’incroyables préoccupations d’amour-propre et toutes les mesquineries d’une âme en apparence haute et fière.

Quand, par exemple, se posant en croyant, en descendant des croisés, il écrivait dans la préface de l’Itinéraire : « Je serai peut-être le dernier des Français sorti de mon pays pour voyager en terre-sainte avec les idées, le but et les sentimens d’un ancien pèlerin;.. » quand il traçait ces lignes, elle savait da science certaine, et bien avant que les Mémoires l’eussent appris au monde, qu’il n’était allé chercher en Orient qu’une plus brillante illustration pour toucher l’âme insensible de Mme de Mouchy. « Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémona et d’Othello? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les momens. Du bord de mon navire, les regards attachés à l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves?.. »

L’histoire n’est plus à écrire des contradictions éclatantes dont toute l’existence de Chateaubriand a été remplie, et du divorce qu’il y eut toujours en lui entre l’homme public et l’homme privé : Sainte-Beuve s’en est chargé et de telle sorte qu’il n’y a pas à y revenir.

Mais il est un autre ordre de considérations qui faisaient à la vicomtesse de Chateaubriand une règle de conduite et la plus sûre sauvegarde de sa dignité dans le monde, de déclarer qu’elle n’avait jamais lu une ligne de son mari.

Qu’on veuille bien, en effet, par un simple rapprochement de souvenirs, se rappeler que, toute sa vie durant, Mme de Chateaubriand a été la plus abandonnée, la plus trompée des femmes, et que l’œuvre entière de René n’est que la glorification des infidélités dont elle fut la victime. Tantôt l’allusion aux rivales de l’épouse est voilée et vaporeuse, comme cette « sylphide » qu’il aimait à évoquer, sorte de créature de songe faite de toutes les femmes qu’il avait entrevues ou rêvées : « Il me semble que je vois apparaître ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse? As-tu pitié de moi? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment… Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre ; qu’ils se rembrunissent sous tes baisers !.. Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus. »

Tantôt, au contraire, la vision se précisait, le fantôme prenait corps, l’aveu se faisait indiscret et troublant, comme dans le passage cité plus haut, à propos du voyage d’Orient, comme dans celui-ci encore, où il est fait allusion à la scène grandiose de la prière du soir en mer, dans le Génie du christianisme : « Était-ce Dieu seul que je contemplais sur les flots ?.. Non ; je voyais une femme et les miracles de son sourire ;.. « comme enfin dans le récit de la promenade nocturne où s’attardent, « à la clarté douteuse de la lune, » les deux amans de l’Alhambra, dans le Dernier Abencérage, »

On comprend maintenant que Mme de Chateaubriand ait toujours tenu à paraître ignorer des œuvres qui, par tant de points, avivaient ses plus secrètes blessures. C’était aussi le seul moyen qu’elle eût de couper court à toute allusion maligne, de déconcerter toutes les curiosités.

Et cela nous amène à préciser des contours laissés jusqu’ici dans l’ombre sur le portrait que nous essayons de tracer, c’est-à-dire à définir la vicomtesse de Chateaubriand comme femme et dans l’ordre du sentiment.


III.

Mme de Chateaubriand portait jusque dans les choses du sentiment la mesure qu’elle mettait dans son jugement et dans la pratique de sa vie. Le mot, d’une franchise hardie et presque brutale, par lequel Mme du Deffand s’est dépeinte un jour, aurait pu lui être appliqué : « Ni tempérament ni roman. » Mais si elle n’était pas faite pour ressentir la passion avec les grands mouvemens d’âme et les crises morales qu’elle provoque, son cœur, du moins, n’était pas dépourvu de la puissance d’aimer. Et, de fait, elle aima son mari d’un amour profond et raisonné, d’un amour que les désenchantemens ne pouvaient atteindre et qui survécut à toutes les infidélités, parce que l’imagination n’y avait point de part, parce que l’illusion ne l’avait jamais revêtu de son charme, parce qu’il était naturel, sincère et sans mélange. Toute sa correspondance nous révèle la profondeur de son dévoûment et l’inaltérable constance de ses sentimens : « M. de Chateaubriand est parti hier au soir (pour l’Orient), écrit-elle de Venise à la date du 29 juillet 1806. Je le pleure déjà comme mort ; il ne me reste qu’autant d’espérance qu’il en faut pour me donner une agitation plus insupportable que la douleur. » Quelques années plus tard, en 1814, alors que M. de Chateaubriand écrivait sa fameuse brochure de Bonaparte et les Bourbons, elle crut en avoir égaré le manuscrit dans la rue : « Si cette brochure avait été saisie, nous dit-elle, le jugement n’était pas douteux : la sentence était l’échafaud... Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté ; je tombe sans connaissance au milieu du jardin des Tuileries. De bonnes gens m’assistèrent et ensuite me reconduisirent à la maison, dont j’étais peu éloignée. Quel supplice, lorsqu’en montant l’escalier je flottais entre une crainte qui était presque une certitude et un léger espoir d’avoir oublié de prendre la brochure! En approchant de la chambre de mon mari, je me sentais de nouveau défaillir. J’entre enfin. Rien sur la table. Je m’avance vers le lit; je tâte d’abord l’oreiller; je ne sens rien. Je le soulève et vois le rouleau de papier. Le cœur me bat chaque fois que j’y pense. Je n’ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n’aurait pas été si grand si je m’étais vue délivrée au pied de l’échafaud, car enfin c’était quelqu’un qui ni était plus cher que moi-même que j’en voyais délivré. » Elle écrivait encore, en 1818, en relevant d’une maladie : « M. de Chateaubriand est à la messe ; j’ai peur quelquefois de le voir s’envoler vers le ciel, car, en vérité, il est trop parfait pour habiter cette mauvaise terre et trop pur pour être atteint par la mort. Quels soins il m’a prodigués pendant ma maladie! Quelle patience! quelle douceur! Moi seule je ne suis bonne à rien dans ce monde. Cependant, quand on ne vaut rien du tout, on n’a pas des amis comme ceux que j’ai... » Enfin, dans les dernières années, quand l’époque de la gloire et des succès fut passée, quand la vieillesse fut venue pour celui qui avait tant demandé à la vie et qui en avait tant reçu, Mme de Chateaubriand se montra admirable de dévoûment et de piété conjugale.

Pourquoi donc, malgré tant de qualités de l’esprit, malgré cette sensibilité qui savait être vive et profonde, malgré cet attachement qui ne se démentit jamais, la vicomtesse de Chateaubriand n’occupa-t-elle qu’une place si étroite dans le cœur de son mari?

À cette question il n’est qu’une réponse, mais elle est décisive : le charme lui a manqué. Elle n’avait pas le don de la tendresse caressante, de la grâce indulgente et aimable, ni de cette douceur secrète qui s’exhale comme un parfum mystérieux de l’âme et sans laquelle les plus forts sentimens sont vains et stériles. Elle ne pouvait certes donner à son époux la passion exaltée que la froideur de son tempérament Imaginatif lui interdisait de ressentir, mais elle aurait pu ménager autour de lui, dans l’intimité du foyer, une atmosphère plus calme, plus tiède, où ce grand génie inquiet se fût détendu, apaisé. Et cette lacune sentimentale était d’autant plus grave chez Mme de Chateaubriand qu’elle eut précisément pour rivales deux femmes qui, à leur heure, personnifièrent au plus haut degré le charme féminin, Mme de Beaumont et Mme Récamier.

Au contraire des admiratrices de « René, » qui le considéraient toutes comme un être exceptionnel, comme un demi-dieu qui eût condescendu à partager les passions humaines, elle s’amusait, par esprit de taquinerie, à le rabaisser au niveau des communs mortels. Elle le plaisantait sur ses « belles dames, » elle lui marquait le ridicule de ses succès mondains : « M. de Chateaubriand, écrit-elle dans une de ses lettres, dîne chez deux femmes d’un rare esprit, qui ne veulent pas qu’il mange autre chose que des feuilles de rose humectées de rosée ; autrement il ne serait pas l’auteur de tant de beaux ouvrages pleins de sentiment et d’imagination, etc. Ces deux femmes sont Mme de Damas et de Vogüé. » Toute son attitude envers lui, sa manière d’être journalière, ses reproches plus ou moins voilés, ses allusions plus ou moins ironiques et mordantes, exprimaient trop clairement ce qu’osa écrire, un jour, à Rousseau, dans un accès de dépit, une de ses correspondantes qui avait été parmi les plus éprises : « Allez ! vous êtes fait tout comme les autres hommes ! »

Les Souvenirs du comte d’Haussonville nous la dépeignent très finement dans ce jour et sous cet aspect de son caractère, à l’ambassade de Rome.


Elle jouissait, à ce qu’il m’a semblé, mais sans se faire aucune illusion, de la place importante que, pour la première fois, il lui était donné d’occuper au foyer conjugal. Peut-être faudrait-il ajouter que, par une rancune toute féminine, elle abusait tant soit peu, à l’occasion, dans son intérieur, des avantages de sa situation présente. Afin de venger d’anciens griefs, dont la source était très loin d’être tarie, il ne lui déplaisait pas de faire montre, parfois assez puérilement, malgré toute sa finesse et son goût, de ses privilèges de maîtresse de maison. C’est ainsi qu’elle prenait plaisir à contredire tout doucement, mais péremptoirement, les assertions souvent un peu risquées de l’auteur du Génie du christianisme, ou à redresser ses souvenirs personnels trop fantaisistes, en leur opposant des faits positifs, accentués d’une voix basse et indifférente, mais toutefois assez sèche et très nette.


Pour être juste, il faut reconnaître que, toute sa vie durant, la patience de Mme de Chateaubriand fut soumise à une rude épreuve, et que son dévoûment dut être d’essence rare pour survivre à tant d’infidélités. La liste fut longue, en effet, des passions que « René » souleva sur son brillant passage et auxquelles il se donna ou plutôt se prêta tour à tour : Mme Récamier mise hors de cause, combien de noms à y inscrire, depuis la touchante Charlotte Ives, depuis Mme de Beaumont, jusqu’à Mme de Custine et de Mouchy, jusqu’à la duchesse de Cumberland, jusqu’à «Mme de Saman, » jusqu’à la jeune fille inconnue qui s’offrit à lui quand l’extrême vieillesse l’avait déjà frappé, et à qui il adressa cette confession déchirante : « Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas !.. Hier pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m’entourer de tes mains comme d’une guirlande de fleurs, il me fallut tout l’orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accens passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s’il te par le comme je te parlais et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. »

Quelle attitude la vicomtesse de Chateaubriand adopta-t-elle à l’égard de son mari infidèle, quelle figure prit-elle dans le monde sous le feu des regards indiscrets ou malveillans, quel accueil eut-elle pour ses rivales quand elle ne put éviter de les rencontrer? Le sentiment très vif qu’elle avait de sa dignité lui inspira, dans ces conjonctures délicates, une conduite noble et fière. Elle n’affecta ni les dehors de la jalousie, ni ceux de la résignation, mais elle feignit de ne rien voir, de ne rien comprendre. A quelque profondeur de l’âme que ses douleurs aient pénétré, elle ne les a jamais traduites par une expression violente ni indiscrète, « elle ne se plaignit jamais; » c’est Chateaubriand lui-même qui le déclare. Eut-elle des révoltes intérieures, des appels désolés, des tristesses désespérées? On ne sait; ses détresses demeurèrent toujours secrètes et silencieuses. Sauf à Joubert, cet ami délicat qui pouvait tout entendre et savait tout comprendre, elle ne se livra à personne, je pense, par pudeur d’abord, par calcul aussi sans doute, car, sur ce point, elle était femme à penser, avec Mme du Deffand, « qu’il n’y a pas une seule personne à qui l’on puisse confier ses peines sans lui donner une maligne joie et sans s’avilir à ses yeux. »

Les relations qu’elle entretint avec Mme Récamier furent empreintes d’un caractère assez original et marquées d’une nuance bien délicate à définir. C’est en 1818 que M. de Chateaubriand avait commencé de fréquenter chez Mme Récamier, et, dès ses premières visites, il avait subi le prestige de beauté souveraine de la grande séductrice. Mais bientôt le charme tout-puissant qu’il avait tant de fois exercé lui-même avait agi à son tour, et l’Abbaye-aux-Bois était devenue son sanctuaire, un temple élevé à sa gloire : on l’y encensait, on l’y adorait, il n’y avait pas une pensée, pas une admiration qui ne montât vers lui. Quand l’ivresse du début se fut un peu dissipée (c’était en 1822), il témoigna à Mlle de Chateaubriand le désir de la présenter chez son illustre rivale, et elle y donna son consentement. J’imagine que ce fut une journée célèbre et féconde en observations piquantes, comme on commençait à les aimer alors, que celle où la vicomtesse de Chateaubriand parut chez Mme Récamier. On voyait en présence les deux types de femmes les plus opposés qu’on pût imaginer, différentes par l’esprit et par le cœur, par les dehors physiques et par la nature morale, antipathiques d’instinct l’une à l’autre, alors qu’il n’y eût pas eu entre elles de motif particulier d’éloignement. Les contemporains ne nous ont rien appris sur cette première entrevue; mais ce qui nous permet d’en deviner la physionomie, c’est qu’elle fut suivie de beaucoup d’autres, et que des relations fréquentes s’établirent entre les deux rivales. Dans cette circonstance mémorable de sa vie, Mme de Chateaubriand put croire sincèrement n’avoir fait aucune concession, et elle ne dut pas sentir le poids du sacrifice auquel elle se prêtait en se rendant à l’Abbaye : elle céda, elle aussi, à la séduction de celle à qui personne ne résista jamais. Par un singulier privilège, en effet, le charme de Mme Récamier agissait avec autant d’efficacité sur les femmes que sur les hommes. Malgré les jalousies, malgré les rivalités d’amour-propre et de cœur, malgré les animosités de toute sorte que ses succès soulevaient autour d’elle, ses amitiés féminines furent aussi nombreuses et aussi fidèles que les autres; même dans ses relations avec les femmes, — avec la reine Caroline de Naples et avec la reine Hortense, par exemple, — elle savait mettre une nuance de coquetterie qui donnait un agrément tout particulier à son accueil. Plus d’une l’aborda avec les préventions les plus défavorables, qui s’en retourna subjuguée. Mme Swetchine nous apporte sur ce point le témoignage positif que la Correspondance et les Souvenirs de Mme de Chateaubriand ne nous donnent pas : Mme Swetchine avait toujours jugé très sévèrement Mme Récamier, dont elle n’aimait ni le caractère ni les allures, et en qui elle voyait, d’ailleurs, une redoutable rivale d’influence mondaine, et elle ne lui épargnait, à l’occasion, ni les propos mordans ni les allusions ironiques. Mais quand elle la rencontra à Rome, en 1824, elle fit comme les autres, elle tomba sous le charme et n’essaya jamais de s’y soustraire : « Je me suis sentie liée avant de songer à m’en défendre, écrivait-elle sous le coup de sa première impression. Mme Récamier me manque comme si nous avions passé beaucoup de temps ensemble, comme si nous avions beaucoup de souvenirs communs. » Ainsi fit également Mme de Chateaubriand ; et des relations confiantes, bientôt même affectueuses, s’établirent entre elle et Mme Récamier.

Si c’en était le lieu, si les témoignages écrits étaient plus nombreux et plus précis, il serait curieux de rechercher d’où vint à Mme Récamier le désir de connaître la vicomtesse de Chateaubriand et quelle fut la source vraie de l’attachement qu’elle lui marqua par la suite. On approcherait de la vérité, je crois (si toutefois la vérité peut être saisie dans une matière aussi complexe et aussi délicate), en essayant d’établir que ce désir naquit chez Mme Récamier du jour où elle, à son tour, ne régna plus seule sur le cœur de « René, » et que le mouvement de sympathie qui la porta vers Mme de Chateaubriand eut pour origine la communauté de leurs griefs.

Un dernier point reste à éclaircir pour terminer cette étude: quelle part d’estime et d’affection Mme de Chateaubriand a-t-elle reçue de son mari? A la considérer dans l’ensemble de sa vie, il serait paradoxal d’avancer qu’elle a eu la meilleure part de ses sentimens affectueux. Mais, à la comparer avec chacune de ses rivales, on est en droit d’affirmer que, tout compte fait, c’est elle qui a eu la plus forte somme. Chateaubriand était en amour l’inconstance même ; ses passions brûlaient et brillaient, mais ne duraient pas, et, dans l’intervalle, il revenait toujours à la vicomtesse. Il avait parfaitement conscience de ses torts envers elle ; on en trouve l’aveu fréquent dans les lettres qu’il lui a adressées, pendant la seconde moitié de sa vie, et il n’a pas craint de le répéter, en toute franchise, dans les Mémoires d’outre-tombe. « Ai-je reporté à ma compagne, se demande-t-il, tous les sentimens qu’elle méritait et qui lui devaient appartenir ? Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d’une affection qui ne s’est jamais démentie? » Et il se répond en ces termes : « Quand l’un et l’autre nous paraîtrons devant Dieu, c’est moi qui serai condamné... Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l’attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m’inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. »

Telle fut, dans les traits principaux de sa physionomie intellectuelle et morale, la femme distinguée dont j’ai écrit le nom en tête de ces pages ; telle, à peu près, elle s’évoque dans la pénombre où il nous est permis d’entrevoir les figures du passé.

Si, sans s’arrêter à ce qu’une telle recherche a de vain, on se demandait maintenant quelle moralité l’on peut tirer de l’étude qui précède, voici celle que j’indiquerais, quelque singulière qu’elle paraisse dans le cas présent : c’est que le bonheur ou le malheur d’une vie est moins le résultat des circonstances extérieures que l’effet des qualités morales, tenues de nature ou acquises par discipline. Les circonstances à travers lesquelles s’est déroulée la vie de Mme de Chateaubriand lui furent presque toujours adverses, mais elle avait reçu en partage un ensemble de qualités propices qui auraient suffi à en neutraliser l’action, si deux dons ne lui avaient été refusés. Elle apportait, en effet, dans la vie, les élémens les plus efficaces du bonheur, c’est-à-dire un esprit sain et droit, un jugement sûr et mesuré, des goûts susceptibles de satisfactions très diverses et des exigences très modérées, une sensibilité tendre sans excès, une rare puissance d’attachement, un admirable équilibre intellectuel et moral. Mais, comme le charme lui a manqué, elle n’a pu retenir près d’elle son époux inconstant, et elle n’a pas su se créer une de ces affections qui consolent de tout et font tout oublier : mariée, elle a vécu plus isolée que les veuves ; femme, elle n’a pas eu d’amant; quand les secrets les plus douloureux de la vie lui furent révélés, elle souffrit seule, elle cicatrisa seule les plaies de son cœur. Et comme l’imagination n’avait point de prise sur son esprit net et positif, elle n’a connu ni les enchantemens du rêve ni ceux de la piété mystique, ces enchantemens suprêmes qui dépassent toutes les réalités, qui apaisent les plus vives douleurs et qui firent même trouver à quelques âmes privilégiées une douceur infinie dans la souffrance.


M. PALEOLOGUE.

  1. P. de Raynal, les Correspondans de Joubert, 1 vol. in-18 ; Calmann Lévy. Paris.
  2. G. Pailhès, Mémoires inédits de Mme de Chateaubriand, 1 vol. in-8o ; Féret. Bordeaux.
  3. l’anoblissement des La Vigne-Buisson était de date très récente, ainsi qu’en fait foi le document suivant, dont je dois l’indication au grand généalogiste breton, M. Pol de Courcy : « Extrait des registres des mandemens adressés à la chambre des comptes de Nantes, t. LV. — Anoblissement de Jacques-Pierre-Guillaume Buisson de La Vigne, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, chevalier de Saint-Louis : mai 1776. — « Règlement d’armes : d’argent à une fasce de gueules, chargée de trois étoiles d’argent et accompagnée du chef d’une ancre de sable. » — L’anobli de 1776 eut pour fils Alexis-Jacques de La Vigne, qui fut le père de Mme de Chateaubriand. »
  4. Voici le texte des Mémoires d’outre-tombe (t. IV, p. 28) : — « Avant de quitter Saint-Denis, je fus reçu par le roi et j’eus avec lui cette conversation : — Eh bien! me dit Louis XVIII, ouvrant le dialogue par cette exclamation. — Eh bien ! Sire, vous prenez le duc d’Otrante. — Il l’a bien fallu; depuis mon frère jusqu’au bailli de Crussol (et celui-là n’est pas suspect), tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement. Qu’en pensez-vous? — Sire, la chose est faite, je demande à Votre Majesté la permission de me taire. — Non, non, dites; vous savez comme j’ai résisté depuis Gand. — Sire, je ne fais qu’obéir à vos ordres; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. — Le roi garda le silence; je commençais à trembler de ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit: — Eh bien ! monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis, — cette conversation termine mon récit des cent jours. »