Madame de Novion, un Amour d’autrefois
« Le premier président de Novion, nous dit Saint-Simon, était un homme vendu à l’iniquité ; l’argent et les maîtresses obscures lui faisaient tout faire. » Puis il entre dans le détail, et accuse formellement ce magistrat de la plus honteuse prévarication. Chargé de recueillir et de formuler l’opinion des conseillers assis à côté de lui, Novion s’était enhardi peu à peu jusqu’à changer les arrêts en les signant et à prononcer, au nom d’une majorité fictive, des sentences dont il était l’unique auteur. Les greffiers, les rapporteurs, intimidés, couvraient d’une complicité muette cet étrange abus. À la fin, surpris de voir que tout un côté eût sanctionné des opinions réprouvées unanimement par l’autre section, les conseillers voulurent éclaircir ce phénomène. Quand la fraude eut éclaté, quand on eut vérifié par quel incroyable stratagème Novion en était venu à juger tout seul les causes les plus importantes, et quand on eut constaté l’existence d’arrêts « extrêmement altérés » dans leur contexte, plaintes en furent portées au roi. Elles étaient appuyées de telles preuves que Novion reçut ordre de se retirer. Successeur de Lamoignon, il était depuis l’année 1678 à la tête du parlement, et justice ne fut faite de ses prévarications que tout à la fin de 1689. Il était donc resté onze ans dans la pleine possession de cette immense autorité qu’il prostituait impudemment aux passions les plus viles. Ces choses-là ni rien de semblable ne sauraient, — du moins faut-il le croire, — se reproduire de nos jours. Ce sont résultats du despotisme; un peuple libre en est naturellement exempt.
Novion vécut encore quatre ans dans un discrédit, un abandon à peu près complets, et mourut en son château de Grignon, près Villepreux, vers la fin de 1693, âgé de soixante-treize ans.
Pour le décider à se démettre, — car il résistait effrontément aux menaces du monarque, — on avait dû lui faire entrevoir une charge de président à mortier qui passerait sur la tête de son petit-fils, seul héritier de sa maison. La promesse fut tenue, et, malgré la flétrissure infligée au nom qu’il portait, ce dernier Novion prit à son tour place à la tête du parlement sous le ministère du duc de Bourbon, aussitôt après la mort du régent. Voici comment Saint-Simon enregistre le fait. « Un fou, dit-il, succéda à un scélérat dans la place de premier président au parlement de Paris. » Le scélérat, c’était Mesmes, mort d’apoplexie à soixante et un ans, après avoir exploité la facilité du duc d’Orléans, qui, parfaitement instruit de ses trahisons, se contenta de le confondre, et lui jeta par là-dessus cent mille écus à ronger. Le fou, c’était Novion, alors doyen des présidens à mortier, « ni injuste, ni malhonnête homme, comme l’autre premier président de Novion, son grand-père, mais qui, en dehors de la basse procédure, en laquelle il excellait comme le plus habile procureur, — c’est toujours Saint-Simon qui parle, — ne savait absolument rien de son métier. »
Ce Novion, aussi appelé marquis de Grignon, était « obscur, solitaire, sauvage, » plein d’humeur et de caprices, désolant les plaideurs par ses brusqueries et ses manies quand ils pénétraient jusqu’à lui, mais généralement barricadé contre leur visite dans son ancienne maison, où il se réfugiait volontiers pour causer tout à son aise avec un charron, son voisin, qui était, disait-il, l’homme le plus sensé du monde. C’est là, sur le pas de la boutique du charron, que maint plaideur obstiné vint chercher l’arbitre suprême de ses intérêts, et que l’un d’eux, le prenant pour un valet d’écurie, se plaignit à lui-même de l’humeur farouche et fantasque du premier président, dont il désespérait d’approcher pour lui remettre son placet. Le bizarre personnage, sans se nommer, prit la requête et fit gagner sa cause au plaideur stupéfait qui reconnut plus tard sur le siège fleurdelisé son protecteur inconnu[1].
On pourra se demander en quoi ces souvenirs parlementaires se rattachent à un récit plus ou moins romanesque. Le lien est facile à saisir. Novion l’ancien, mort en 1693, à l’âge de soixante et treize ans, n’en avait guère que quarante-deux en 1662, époque où il maria son fils aîné[2] à la fille du président de Bercy, et cette fille est justement l’héroïne de notre roman[3].
Roman! est-ce bien roman qu’il faut dire? Le document dont nous allons nous inspirer ressemble bien plutôt à un mémoire justificatif[4]. Ajoutons qu’il est très permis de douter que tout ce qui va suivre soit fiction pure. L’écrivain anonyme se donne pour l’ami intime du malheureux captif au nom duquel il sollicite la révision d’une sentence inique; il a connu non-seulement la belle personne en l’honneur de qui ce dernier fut persécuté, mais presque tous les acteurs secondaires de cette espèce de drame. Il les nomme en toutes lettres, et ce sont personnages authentiques, dont la plupart pouvaient encore être vivans au moment où ce singulier factum fut livré à la curiosité publique[5]. Le roman, même historique, ne se donne pas de telles licences, et ne va pas au-devant de si faciles, de si éclatans démentis. De plus il a d’autres allures, il se déroule dans son unité avec plus de suite et de logique. Il court au dénoûment par des chemins plus directs, et subordonne aux besoins d’une ordonnance préconçue les hasards, les inconséquences de la réalité.
Le mariage de l’aîné des Novion avec la fille du président de Bercy, des mieux assortis sous le rapport du rang et de la fortune, ne l’était guère à un autre point de vue. La jeune victime qu’on traînait à l’autel, — elle ne s’y laissa conduire qu’après avoir versé bien des larmes, — outre qu’elle était l’un des partis les plus avantageux que Paris pût offrir, brillait entre toutes par le charme touchant de sa beauté. Ses grands yeux noirs, sa chevelure de même couleur, sa taille de nymphe, l’éclat de son teint, ses dents d’une blancheur non pareille, bref tous les dons d’une beauté fatale avaient déjà fixé sur elle les regards de maint prétendant. Plusieurs personnages importans, entre autres M. d’Avaux, l’avaient demandée à son père. Ce d’Avaux, second du nom, a aussi son portrait dans la galerie de Saint-Simon. Magistrat et diplomate, il effarouchait quelque peu ses collègues du parlement lorsqu’au retour des pays étrangers où il s’était doucement habitué à porter le titre de comte, on le voyait chercher à se maintenir en dehors de sa sphère naturelle, à mi-chemin de l’homme de robe et de l’homme d’épée. C’est lui qui plus tard, mieux informé que l’ambassadeur Barillon, dénonça vainement à Louis XIV les projets des révolutionnaires anglais, et qui, associé ensuite, comme ambassadeur du roi très chrétien, à la vaine tentative de Jacques II pour reconquérir en Irlande le sceptre des trois royaumes, vit encore une fois méconnaître par ce prince opiniâtre les vues les plus sages, les plus salutaires conseils; c’était, au dire des Mémoires, un fort bel homme et bien fait, galant aussi, ayant de l’honneur, l’esprit du grand monde, de la grâce, de la noblesse, de la politesse, et par malheur le prétendant qui lui fut préféré n’avait rien de tout cela. On nous le dépeint comme le plus maussade avorton qui se puisse imaginer. « De deux hommes tels que lui, on n’en pourrait faire un de belle taille. » Ajoutez à ceci un long nez, des jambes grêles, et de tous ces agrémens dotez un poitrinaire « attaqué d’un asthme qui ne le quitte presque point; » vous aurez entre le mari et la femme un de ces contrastes qui, selon l’humeur ou l’occasion, font rire ou pleurer les plus impassibles spectateurs.
Le mariage fait et parfait, quelques mois de tranquillité suivirent, pendant lesquels, si elle n’avait pas trop à se louer de son époux, Mme de Novion vécut dans la meilleure intelligence avec son beau-père. Celui-ci la comblait de prévenances et de caresses que leur caractère quasi-paternel faisait accueillir avec une respectueuse reconnaissance. Peu à peu, ce semble, ces innocentes familiarités d’un homme encore jeune et d’une personne aussi attrayante portèrent dans le cœur du premier une flamme coupable. Aimer sa bru, passe encore, semble dire notre narrateur, puisqu’il était si difficile de s’en défendre; mais dans une belle âme cette passion ne se fût point traduite par d’inexcusables persécutions... Petit comme son fils, mais assez bien pris dans sa taille, et doué d’une physionomie trompeuse, « puisqu’il est constant qu’il l’a bonne, » M. de Novion était homme d’esprit, ingénieux et généralement goûté dans le monde. Il est à croire que, dans la nouvelle situation où le plaçait un amour aussi nécessairement réprouvé, il dut être assailli de maint et maint scrupule. Un président à mortier, un ambitieux visant à tout, même à l’Académie, s’il n’a pas le respect de lui-même, garde encore celui de l’opinion et n’affronte pas volontiers le scandale. Aussi fut-il longtemps à ne s’expliquer que par ses soins, ses assiduités, enfin par des privautés qui lui étaient acquises et dont le danger croissait toujours. Un moment vint, et devait inévitablement venir où cette passion qui rongeait son frein depuis quelques mois voudrait enfin se révéler.
Les occasions pour cela ne lui manquaient guère, car M. et Mme de Novion étaient logés dans l’hôtel du président. Vivant sous le même toit, rencontrant à chaque heure du jour celle dont il était épris, pouvant pénétrer chez elle sans donner ombrage à personne, ce dernier n’avait que le choix du temps et du lieu où il jetterait enfin un masque devenu trop pesant. Sa belle-fille (de qui seule ont pu émaner ces détails), retenue dans son lit par une indisposition légère, le vit paraître un jour à son chevet. Un reste de probité combattait encore son étrange résolution, car il était pâle et tremblant. Un silence embarrassant, suivi de quelques questions insignifiantes balbutiées confusément, lui servit d’exorde, après quoi, d’une voix que les révoltes de sa conscience étouffaient au passage : — Madame, lui dit-il, vous avez dû lire sur mon visage un trouble qui vous étonne. Ne sauriez-vous véritablement vous en rendre compte?... Mes sentimens seraient-ils ignorés de vous?... N’avez-vous jamais deviné en moi le violent amour que vous m’inspirez, et qui promet de me livrer au plus affreux désespoir, s’il est dit que je ne puisse vous le faire agréer... Oh! ne vous récriez pas, et que cet aveu ne vous surprenne pas à ce point!... Les lois du sang ne m’ayant pas réduit au silence, rien ne m’empêchera de vous dire que jamais on ne vous aima comme je vous aime...
Et comme la jeune femme, troublée au dernier point par cet aveu si formel, si imprévu, ne trouvait pas un mot à répondre, le président continua, cherchant à calmer l’agitation où il la voyait. Dès que, redevenue maîtresse d’elle-même, sa belle-fille put trouver la force de traduire en paroles l’indignation qui bouillonnait en elle : — Monsieur, lui répondit-elle avec un regard où se peignait le juste ressentiment des paroles qui venaient de souiller ses oreilles, ma honte, ma confusion m’auraient déjà réduite, si je n’étais dans mon lit, à sortir immédiatement de votre présence... Dieu sait à quel prix j’achèterais l’oubli de l’heure où nous sommes, ce que je donnerais afin de pouvoir démentir le témoignage de mes sens, et pour que vous n’eussiez pas conçu d’aussi criminelles pensées. Ne sentez-vous pas quelle honte pour vous, pour votre famille?...
— Je ne connais point de honte, interrompit le président, à aimer ce qu’il y a de plus aimable sur la terre… Et, s’il y a crime dans l’aveu que je vous ai fait, j’y suis tellement contraint que je ne saurais en éprouver aucun remords ; aussi vos reproches sont perdus…
— Je vous les épargnerai donc, mais je vous fuirai désormais comme une personne que je vois en grande horreur et en grande crainte.
— Vous le pouvez, repartit le président, mais autant vaudrait souhaiter ma mort, puisque sous le poids de votre haine je ne saurais vivre… — Là-dessus, et sans doute après quantité d’autres propos fort inutiles à reproduire, il quitta sa bru, s’imaginant que pour cette fois le pas qu’il venait de faire ne devait pas le conduire plus loin.
L’occasion ne s’est pas encore présentée de dire que M. de Novion avait, outre le fils à l’honneur duquel il ménageait une si rude atteinte, deux autres enfans, l’un ecclésiastique, l’autre portant l’épée, tous deux à ce point imbus de l’esprit paternel qu’ils s’éprirent successivement de leur charmante belle-sœur. Lorsque celle-ci, avec une douleur facile à imaginer, se fut aperçue des empressemens que l’abbé de Novion[6] commençait à manifester, elle feignit d’en méconnaître le sens pour n’avoir à lui témoigner aucunement l’amer dédain qu’il lui inspirait. Ce silence prudent eut sa récompense, car l’abbé, qui ne pouvait guère s’abuser ni sur son mérite personnel ni sur l’indifférence dont ses premiers soins étaient payés, sut se détacher à temps d’une si folle passion. Le chevalier de Novion[7] se montra plus tenace et moins avisé. Le déplaisir qu’il eut de ne pouvoir faire écouter ses soupirs, — il n’y avait guère d’apparence, dit notre chroniqueur, avec une physionomie et un esprit aussi rudes, — le conduisit à mille extravagances qui ajoutèrent un inutile surcroît aux déplaisirs de la pauvre jeune femme égarée dans cette famille perverse.
On doit croire que chacun de ces rivaux marchait à ses fins dans le plus grand mystère. M. de Novion cependant fut mis au courant de ce qu’avaient tenté ses deux derniers fils par un quatrième prétendant, — le plus dissimulé de tous, — qui, ayant surpris leurs menées, devina l’amour du président et espérait se débarrasser, en les armant les uns contre les autres, de ces concurrens diversement dangereux. Sans être positivement aimable, M. d’Egvilly, — c’est le nom du personnage, — comptait parmi ceux à qui tout espoir de plaire n’est pas interdit. Masquée par d’assez gracieux dehors, sa profonde perversité ne se révélait qu’à la longue, et ceux dont il n’était connu que superficiellement pouvaient s’étonner des méchans bruits répandus sur lui, tantôt s’attaquant à sa personne, tantôt à sa probité, qui, s’il en fallait croire les mauvaises langues, ne flairaient pas mieux l’une que l’autre. Certain valet renvoyé par ce maître brutal criait à l’ingratitude; il prétendait n’avoir été battu et chassé que pour avoir réclamé le partage de quelques menus profits de jeu dont on ne pouvait le frustrer sans une monstrueuse injustice, s’il était vrai qu’il eût enseigné à son patron les ingénieux procédés au moyen desquels ce dernier maîtrisait habituellement les caprices de la fortune. Pareils propos dans la bouche d’un laquais auront toujours peu de portée; aussi fut-on étonné de voir que d’Egvilly, suivant le conseil de quelques personnes prudentes, reprît chez lui ce diffamateur incommode contre lequel, sur sa requête, l’on instruisait déjà au Grand-Châtelet un procès en bonne forme, et qu’après l’avoir retiré de prison il s’en séparât de nouveau, mais cette fois dans les meilleurs termes et en le gratifiant de quatre cents livres destinées, pensaient quelques-uns, à payer le silence de ce misérable, nommé La Croix.
Le président, stimulé en secret par d’Egvilly, qui comptait sur sa tyrannie pour le rendre odieux, n’omettait rien de ce qui pouvait amener le succès de ses poursuites. Sa belle-fille était entourée d’espions qui surveillaient ses démarches les plus insignifiantes. Désormais sur ses gardes, elle ne vivait plus avec lui sur le même pied de familiarité; en revanche il lui était commandé par les plus pressantes considérations de ne donner aucun éclat au ressentiment qu’elle entendait lui témoigner, et qu’il s’efforçait vainement de fléchir. Aussi, sans que le monde fût mis dans le secret de cette situation nouvelle, ils vivaient en apparence sur le même pied qu’auparavant, en réalité comme deux ennemis qui se méfient l’un de l’autre et s’observent mutuellement, prêts à profiter, l’un pour l’attaque, l’autre pour la défense, de toute fausse démarche. Très sceptique à l’endroit de la vertu féminine et trouvant peu de garantie pour celle de sa belle-fille dans l’affection qu’elle pouvait porter à son mari, le président ne la supposait insensible à ses attentions que parce qu’elle avait l’esprit occupé de quelque rival inconnu, et il mettait tous ses soins à découvrir cet insaisissable fantôme, issu tout armé de son imagination jalouse.
Sur le rapport d’un de ses argus, il crut enfin l’avoir trouvé. Ce jour-là, M. Aubry, fils d’un de ses collègues, reçut avis que le président désirait l’entretenir. De hasard ou d’autre, le message lui parvint assez tard, et, arrivant en toute hâte au rendez-vous, il s’excusait déjà d’avoir fait attendre un personnage de cette importance, lorsque le président, sur le visage de qui se manifestait un trouble violent : — Monsieur, s’écria-t-il, coupant la parole à son visiteur stupéfait, je vous avais toujours tenu pour un de mes amis, et je ne découvre pas sans un vif chagrin que vous êtes le plus traître, le plus méchant des hommes... Taisez-vous, continua-t-il, interrompant M. Aubry, qui, tout éperdu, balbutiait déjà quelques questions embarrassées, et sachez que je ne suis plus la dupe de vos empressemens en ce logis... Vous entretenez, sous prétexte d’amitié, un commerce de lettres avec ma belle-fille, et c’est là une trahison qui me frappe dans mes sentimens les plus chers... Vous ne sauriez nier que des messages écrits, qu’elle se hâte de faire disparaître, ne lui aient été portés en votre nom... Ce lâche abus de l’hospitalité qu’on vous accordait ici mérite un châtiment exemplaire. Sortez! je vous défends de jamais remettre les pieds chez moi...
Ces paroles si extraordinaires avaient jeté le malheureux jeune homme dans un étonnement et un désordre d’esprit où son interlocuteur voulut voir l’effet d’une conscience bourrelée. Aussi, certain désormais de ne pas se tromper, donna-t-il pleine carrière à sa fureur. Avec des gestes et des paroles que sa condition rendait menaçans au premier chef, et, sans donner à Aubry le temps de repousser l’accusation dont il était l’objet : — Sors, lui dit-il... Sors et sans retard!... Je ne sais si je pourrais, t’ayant sous les yeux, me retenir de t’ôter la vie!... Pour peu que tu me pousses à bout, j’appelle mes gens, je te fais jeter par la fenêtre!...
Aubry, si décontenancé qu’il pût être, aurait sans doute mis au défi ces menaces extravagantes; mais le président sortit de sa chambre, et son prétendu rival n’eut plus qu’à quitter la maison où il venait d’essuyer une scène si en dehors de toute prévision et de toute convenance. L’origine de cette étrange algarade doit être maintenant expliquée. Un ami d’Aubry ayant un procès aux Requêtes de l’Hôtel, où dans ce temps présidait M. de Bercy, s’était imaginé qu’un placet présenté par la fille de ce magistrat serait nécessairement bien accueilli, et, sachant que M. Aubry comptait au nombre de ceux que Mme de Novion recevait le plus volontiers, il l’avait prié de solliciter d’elle cette innocente faveur. Au moment où cette dame, assise devant sa cheminée et préoccupée d’une lettre qu’elle écrivait à sa mère, venait de répondre verbalement au message en question, une des personnes chargées d’observer sa conduite, entrant tout à coup chez elle, la vit jeter au feu la lettre d’envoi que M. Aubry avait jointe aux conclusions de son ami. Le valet de chambre était là, signature vivante du billet brûlé, que, sans nul doute, on avait intérêt à faire disparaître. Tel était l’échafaudage sur lequel le président avait cru pouvoir étayer ses soupçons.
M. Aubry ne devait pas en être la seule victime. Dès le lendemain, le président monta chez sa belle-fille, qui, le voyant entrer avec une physionomie bouleversée, s’inquiéta et s’enquit de sa santé. Pour toute réponse, elle eut à subir une apostrophe véhémente sur les intrigues secrètes, les trames déshonorantes qu’elle avait introduites dans une maison jusque-là préservée de toute souillure pareille. — Ainsi, disait-il, ainsi s’expliquent les mauvais traitemens que j’ai reçus de vous, le dédain que vous faites de mon affection. Le peu d’égards que vous avez pour ceux qui devraient vous tenir lieu de toute chose doit être attribué au penchant qui vous entraîne vers une personne en dehors de votre famille, et pour qui vous êtes loin de vous montrer sévère... Si vous pensez qu’on ignore vos menées, vos échanges de lettres, détrompez-vous, madame : tout finit par se découvrir, et, de même qu’il n’est point de feu sans fumée, il n’est pas de papier brûlé qui ne jette quelque lumière...
Mme de Novion demeura quelques momens interdite devant ce débordement inattendu de paroles ironiques et d’accusations inintelligibles pour elle. Du billet de M. Aubry, du placet de la veille, elle n’avait pas gardé le plus léger souvenir. Le président, encouragé par l’embarras qu’il croyait voir en elle, y fit heureusement une allusion plus directe. Sachant alors à quoi s’en tenir, elle expliqua simplement les faits tels qu’ils s’étaient passés. Puis, son beau-père persistant à douter de ce qu’elle racontait et la patience de la dame venant à s’épuiser : — Je vous en ai dit assez, reprit-elle avec un regard indigné, pour me justifier à l’égard de tout esprit impartial, de tout homme doué de raison. Puisque vous n’êtes pas satisfait, je ne chercherai pas d’autres excuses, et je prendrai facilement mon parti de vos injustices, pourvu que vous soyez le seul à m’estimer aussi coupable. Vos emportemens d’ailleurs me dispensent de tout respect, et je prétends à l’avenir ne plus avoir à vous rendre compte de mes actions.
Ce sang-froid, cette hauteur, devaient exaspérer le président. Il se montra vis-à-vis de sa bru tout aussi peu réservé qu’il l’avait été la veille à l’égard du prétendu complice de celle-ci. Les plus cruelles injures jaillirent de ses lèvres, et il ne sortit qu’après avoir menacé l’infortunée jeune femme de la faire mourir au fond d’un cloître. Nonobstant la constance et la fermeté dont elle avait fait preuve en présence de son tyran, elle demeura comme atterrée devant un si formidable éclat, en songeant à l’ascendant, à l’autorité qu’un pareil homme pouvait mettre au service de ses passions déchaînées. Le lendemain d’une journée passée à pleurer, elle s’alita pour ne se relever qu’après six semaines de fièvre et de langueurs alternatives. Sa jeunesse, la force naturelle de sa constitution triomphèrent pourtant du mal qu’elle devait à ses angoisses morales, et dans le nombre des circonstances favorables qui lui vinrent en aide peut-être faut-il compter la détermination du président, qui, véritablement outré contre elle, ne parut pas une seule fois à son chevet durant tout le cours de sa maladie.
Même après son rétablissement complet, elle ne le vit qu’à de longs intervalles. A vrai dire, elle employait tous les moyens imaginables pour ne se rencontrer avec lui que lorsqu’il n’y avait pas moyen d’éviter ces odieux rapprochemens. Au lieu, par exemple, de prendre ses repas avec le reste de la famille, elle se faisait servir dans sa chambre, qu’elle quittait à peine sous prétexte de maladie. Cette vie de réclusion ne la mettait point à l’abri d’un espionnage assidu. Ses moindres paroles étaient rapportées à son beau-père. Une étroite consigne ne laissait arriver jusque chez elle que quelques visites soigneusement triées, et, comme on lui permettait rarement de sortir, elle était à peu près prisonnière. Lasse enfin de cette existence à laquelle aucun terme n’était assigné, imaginant aussi que, loin de son terrible beau-père, elle prendrait plus aisément quelque influence sur le chétif mari à qui le sort l’avait unie, elle demanda elle-même à partir pour leur terre, où elle passa huit mois. Une certaine liberté lui étant laissée de recevoir ses voisins de campagne et d’aller chez eux, elle ne rentra qu’à regret dans ce Paris où l’attendaient, avec de fâcheux souvenirs, mille inquiétudes nouvelles.
A peine arrivée en effet, elle reçut coup sur coup plusieurs visites de son beau-père, qui, à son accueil empreint d’une froide civilité, ne put douter des dispositions où l’avaient laissée, malgré le laps de temps écoulé depuis lors, ses indignes procédés. Il n’en continua pas moins à se présenter fréquemment chez elle; d’officieux parens, peines de la désunion qui semblait s’être glissée entre le président et sa bru, crurent faire merveille de s’entremettre, et amenèrent une sorte de réconciliation plutôt apparente que réelle, mais qui, pour quelques mois, rétablit à peu près les choses. Malheureusement après cette trêve passagère les hostilités allaient renaître plus acharnées que jamais.
En attendant, l’hôtel de Novion prenait une physionomie moins revêche et moins sombre. Pour empêcher la jeune femme de sortir et conjurer l’ennui qui l’aurait attirée vers le monde, on lui permit, on lui conseilla de recevoir. Recevoir à cette époque, lorsque l’on ne tenait pas ruelle de beaux esprits, c’était donner à jouer. Les joueurs arrivèrent donc, amenés par les amies de Mme de Novion. La liste en serait longue; aussi ne nommerons-nous que les plus à la mode, M. Des Ormes (Béchameil), M. de La Vrillière, etc., ces deux-ci plus spécialement recommandés à la jalousie de M. de Novion par leur galanterie somptueuse et recherchée. Tous deux en réalité s’éprirent de la belle personne auprès de laquelle un accès inattendu leur était ménagé; cependant, si répandus qu’ils fussent, et malgré toutes les raisons qu’ils pouvaient se donner à eux-mêmes pour s’encourager, ni l’un ni l’autre ne hasarda un aveu qui pouvait, qui devait être suivi d’un bannissement immédiat; mais ce qu’ils n’osaient déclarer ouvertement, ils tâchaient de l’indiquer par leurs assiduités et leurs soins. Des Ormes débuta par une fête brillante dont le président ne méconnut point l’intention cachée, et qui lui causa un terrible souci. En conséquence, dès le lendemain, sa belle-fille fut priée de ne plus recevoir ni M. Des Ormes ni M. de La Vrillière. Ce dernier ayant annoncé pendant le souper donné par son rival qu’il entendait, lui aussi, divertir ces dames à la Chevrette (sa maison de campagne près Paris), la défense arrivait fort mal à propos pour Mme de Novion : comment et sous quel prétexte rompre un engagement accepté la veille à échéance du lendemain? Les mesures étaient prises, la partie liée. A l’heure fixée, les dames qui devaient la venir prendre frappèrent à sa porte. Quelle excuse polie inventer pour leur donner congé? Une certaine honte, mêlée peut-être à quelque velléité de rébellion, fit paraître impossible ce qui était, à vrai dire, assez difficile et délicat, et l’excursion projetée eut lieu tout comme si le président n’y eût pas mis le moindre obstacle.
Mme de Novion ne comprit toute la portée de sa désobéissance que lorsque, revenant à deux heures après minuit de cette fête brillante où tout avait été disposé en vue de lui plaire, elle rentra dans son appartement désert. Déjà surprise de n’y point trouver ses femmes, elle le fut bien davantage de s’y voir seule en face de son beau-père, dont la physionomie et l’attitude n’avaient rien de rassurant. Un tremblement nerveux s’empara d’elle, et ses appréhensions allèrent tout d’abord jusqu’aux plus extrêmes limites. Ses jours mêmes lui semblèrent menacés lorsque le président, d’une voix où vibrait une fureur contenue, l’apostropha rudement: — Est-ce ainsi, lui dit-il, que vous persistez, malgré tout ce qu’on a fait pour vous en retirer, dans une vie de désordre et de honte? Pensez-vous que, pour vous retenir sur cette mauvaise pente, on doive continuer à vous traiter avec autant de douceur qu’on l’a fait jusqu’ici? Plus morte que vive, mais puisant quelque courage dans le sentiment de son innocence : — Je ne sais, repartit-elle, quand vous vous lasserez de me persécuter, ni ce que je dois attendre de vous, si vous pensez m’avoir jusqu’ici ménagée...
— N’attendez pas autre chose, interrompit le président, si ce n’est qu’on en use avec vous comme avec la dernière personne du monde. Quant à moi, dont vous semblez faire si petite estime, je ne garderai certainement pas à votre égard la retenue que je m’imposais depuis quelque temps.
— Et moi, reprit Mme de Novion avec un éclat de larmes, si vous ne vous en imposez pas davantage, comptez que je ferai tout au monde pour me retirer de vos mains. La mort elle-même me paraît moins redoutable que la perspective de passer auprès de vous le reste de mes jours.
Ainsi parlait-elle avec une hardiesse qui l’étonnait elle-même, mais croyez bien qu’elle palpitait en son for intérieur comme la jeune brebis sous la dent du loup, car toute sorte de noirs desseins se lisaient dans les yeux de l’espèce de furieux qui l’accablait ainsi de menaces. Bientôt, hors d’état de supporter les regards presque outrageans qu’il promenait sur toute sa personne, elle voulut se glisser dans un cabinet voisin de sa chambre; mais il y entra du même trait, forçant la porte qu’elle voulait pousser derrière elle. Pour le coup, folle de terreur et dispensée, croyait-elle, de tous ménagemens, elle ouvrit précipitamment la croisée, puis penchée en avant, prête à se précipiter sur le pavé de la rue, elle appela au secours d’une voix éclatante. Le président stupéfait n’osait plus faire un pas vers elle, et quand il entendit au dehors, avec le bruit des fenêtres voisines qui s’ouvraient une à une, poindre les premiers éclats de la rumeur publique, il battit précipitamment en retraite, laissant cette belle et malheureuse personne réfléchir douloureusement aux angoisses de sa situation présente, aux appréhensions d’un avenir presque désespéré.
Il fut fort question le lendemain dans tout le quartier de l’agitation nocturne causée par les cris qu’on avait entendus partir de l’hôtel de Novion, et comme il fallait bien ou mal expliquer ce tumulte, il se répandit que la bru du président, rentrant chez elle à une heure avancée de la nuit, avait entendu des voleurs qui s’efforçaient de pénétrer dans ses appartemens en crochetant une porte. De proche en proche, l’incident arriva suffisamment grossi jusqu’aux oreilles du marquis de Fresne (le frère aîné de l’odieux d’Egvilly). On le voyait assez fréquemment chez les Novion, mais jusqu’alors, grâce aux précautions jalouses dont nous avons parlé, il ne s’était rencontré qu’à de rares intervalles avec la périlleuse beauté que l’on y semblait vouloir dérober à tous les regards. En homme bien appris, il crut lui devoir quelques complimens sur le danger qu’elle paraissait avoir couru, et le hasard ayant voulu que le portier ne fût point à son poste quand il franchit le seuil de l’hôtel, il éluda sans le savoir la consigne, rigoureusement donnée, de ne laisser pénétrer âme qui vive chez la charmante prisonnière.
M. de Fresne monta sans demander son chemin jusqu’à l’appartement où il la savait logée, et, ne la trouvant point dans sa chambre, il crut pouvoir sans indiscrétion, vu l’heure où il se présentait ainsi, ouvrir un petit cabinet où Mme de Novion s’était retirée. Il l’y trouva seule, assise dans un fauteuil et le visage baigné de larmes, tellement accablée, tellement saisie, qu’elle pouvait à peine parler.
A ses pieds, froissée et presque en lambeaux, était une lettre de l’infâme d’Egvilly, lettre que ce fourbe venait de lui faire tenir en secret. Spéculant sur les inquiétudes auxquelles il la savait en proie, sur l’efficacité des secours qu’il pouvait lui fournir, pour lui faire accepter l’aveu, longtemps différé, d’une passion que toutes les infortunes du monde n’eussent pu rendre intéressante à la personne qui l’inspirait : « Quand il vous plaira de m’employer à votre service, lui disait-il en terminant cette déclaration anonyme, je vous obéirai toujours comme le moindre de vos valets. » C’était sur ce mot que, sans pousser plus loin sa lecture, Mme de Novion venait de jeter la lettre avec un mouvement de dégoût, lorsque parut devant elle le jeune marquis, étonné, confus, interdit à la vue de ces beaux yeux noyés de larmes, de ce noble front à qui une généreuse indignation faisait comme une sorte de nimbe. — Madame, lui dit-il aussitôt que la surprise lui permit de parler, je ne sais si ma visite est bien opportune; mais, puisque le sort m’a conduit auprès de vous dans un moment où se lisent sur votre visage les marques de la plus violente douleur, trouvez bon que je vous en demande la cause, et permettez-moi de la partager... »
Un soupir fut d’abord toute la réponse qu’obtint ce langage dont l’accent dénotait la parfaite sincérité; mais ce soupir, qui trouva mille échos dans le cœur du marquis, décida de sa destinée.
Au risque de passer pour un trouble-fête, — un fâcheux, comme on disait en ce temps-là, — nous prendrons la liberté de laisser un instant nos deux jeunes gens en pleine possession d’eux-mêmes, dans ce cabinet où ils ne tarderont sans doute pas à être interrompus, et de hasarder quelques remarques sur le début de ce naïf récit arraché par nous à la poussière des bibliothèques en plein vent. S’il nous a séduit, c’est apparemment, ou nous nous connaissons bien mal, par ses côtés vrais ou probables. En supposant, — la chose n’est pas impossible, — qu’un fureteur de registres authentiques, expert dans le grand art de vérifier les dates, s’en vînt nous démontrer, pièces en main, que ce prétendu mémoire apologétique est un libelle diffamatoire, mensonger d’un bout à l’autre, nous n’en persisterions pas moins à dire qu’il offre une série de scènes et de portraits où revit à une date précise toute la société embaumée par Molière dans ses comédies, par Des Réaux dans ses historiettes, par Saint-Simon dans ses mémoires. Les événemens s’y déroulent dans un ordre ou plutôt un désordre qui n’est point celui du pur roman. Comme dans la vie réelle (la plus inconcevable énigme qui, par parenthèse, ait jamais dérouté la logique humaine), on y rencontre des incidens plutôt juxtaposés que déduits l’un de l’autre. La volonté sème, le hasard fait germer, l’imprévu récolte. La trame est ourdie, le fil se rompt sans qu’on démêle le secret de cette rupture. Tel dessein avorte, tel autre reste en suspens, un troisième, qui a semblé anéanti renaît de ses cendres, et si vous demandez pourquoi, personne ne pourra sans fatuité chercher à vous en rendre compte. Les bonnes chances restent acquises indifféremment à qui les mérite ou en est indigne. L’homme s’agite, et s’il est vrai que Dieu le mène. Dieu ne fait pas semblant de savoir où. L’incohérence des faits (réels) a sa contre-partie dans l’inconsistance des caractères (vrais). Partout où l’ordre se fait, la fiction se dénonce. Si, comme cela ne manquerait pas dans un récit de nos jours, le beau-père épris pour sa bru d’une flamme doublement coupable se débattait, à l’instar de Prométhée sur son rocher, contre l’appétit permanent du vautour immortel, nous entrerions immédiatement en méfiance, nous nous croirions au séjour des ombres: mais quand nous voyons M. de Novion, ce président à mortier, à la fois magistrat félon et homme de plaisir, tyran domestique et dilettante littéraire, en même temps que familier avec ces bonnes fortunes obscures dont parle Saint-Simon, prendre, quitter, reprendre et quitter encore comme par accès une sorte de fièvre, tantôt stimulée par la présence de sa belle-fille, tantôt apaisée par les réflexions que l’absence suggère, tantôt ranimée de plus belle par la moindre apparence de rivalité, surtout de rivalité heureuse, nous nous sentons en pleine vérité, en pleine analyse expérimentale. Et c’est là justement ce qui nous charme. Puis arrivent les détails familiers et vulgaires, — nous les supprimons fréquemment, — qui donnent sa date à la narration. L’académicien désigné, le futur collègue de Furetière[8], prend à l’égard de la jeune femme qu’il veut dominer par la terreur des licences de langage qu’il ne nous a pas paru permis de reproduire. Ces brutalités sont du temps, bien que ce temps soit celui du roi-soleil. On était alors pompeux jusqu’au pathos et familier jusqu’à la brutalité. On portait tour à tour le cothurne et les sabots; on ne quittait les échasses que pour descendre, sans y regarder, en plein marécage. Et quand on était las de s’agenouiller devant « l’adorable princesse, » on la traitait de « coureuse » ou pis encore. Sans être beaucoup meilleurs, nous marchons cependant d’un pas plus égal, entre Corneille et Scarron, à mi-chemin du Cid et de Don Japhet.
« Sans être beaucoup meilleurs, » disons-nous; ne le prouverait-on pas en établissant un parallèle imaginaire entre le marquis de Fresne, par exemple, et tel ou tel de nos contemporains, de condition analogue, qui se trouverait placé dans la même situation, et, venant faire une simple visite de politesse à une belle dame de sa connaissance, recevrait à brûle-pourpoint les confidences les plus intimes. Osons dire qu’il serait, au premier abord, très embarrassé de sa personne, et qu’il ne bénirait précisément pas sa destinée de le convier ainsi à une mission chevaleresque. O paladins des temps héroïques, Renaud, Galaor, Roland! le voyez-vous devant la belle éplorée, déguisant mal, sous une apparence d’émotion sympathique, le vif regret de sa fausse démarche, et le secret désir de se voir transporté à cent lieues de ce tête-à-tête compromettant?
Mais il y a deux cents ans la noblesse française ne reniait pas absolument et ouvertement ses traditions. « Un peu de seigneurie y palpitait encore. » Le marquis de Fresne eût cru déroger en ne sollicitant pas le droit de protéger une femme opprimée. — Je sais, disait-il à Mme de Novion, je sais qu’il faudrait être plus particulièrement connu de vous pour vous engager à la confiance que je vous demande; cependant, si mon bonheur veut que vous mettiez quelque foi dans mes paroles, croyez que nulle considération, telle que vous la puissiez imaginer, ne me sera plus chère que vos intérêts.
Ce n’étaient point là de vaines formules, et par cet engagement solennel notre imprudent se mettait de belles affaires sur les bras. On pouvait y regarder à deux fois avant d’affronter l’animosité de toute une grande famille parlementaire et de son immense clientèle. Qu’un jeune célibataire, libre de ses actions, dégagé de tout autre lien, se risquât à pareille aventure, encore cela pouvait-il se comprendre; mais M. de Fresne était lui-même, pour son malheur, sous le joug de l’hyménée, et par cela même il abordait dans les pires conditions de toutes une lutte presque sans issue. La moindre réflexion, le moindre retour sur lui-même l’eussent infailliblement arrêté. Nous en dirions autant de Mme de Novion, si le profond désespoir où il venait la surprendre à l’improviste, le trouble, l’inquiétude, les poignantes perplexités qui l’agitaient en cette heure fatale, n’excusaient l’imprudence de ses épanchemens. Ils furent sans réserve, et n’inspirèrent que trop d’intérêt à celui qui les avait obtenus. — Puis-je m’assurer, dit-elle en terminant, que si j’ai besoin de votre secours, vous me servirez comme vous venez de me le promettre, et dois-je espérer que, contre mon beau-père lui-même, mes intérêts vous paraissent encore dignes d’être défendus? — On devine la réponse du marquis : elle l’engageait sans réserve, biens, personne, existence tout entière, au service de la dame qui, l’honorant d’une glorieuse confiance, l’avouait ainsi son défenseur... Mais au moment où la conversation prenait ce tour exalté survinrent des importuns qui l’interrompirent brusquement et contraignirent M. de Fresne à s’éclipser aussitôt, afin d’éviter les soupçons que sa présence suffisait pour faire naître.
Pendant les journées qui suivirent, et qu’il fallut passer sans revoir Mme de Novion, il est à croire que le marquis s’interrogea sérieusement sur les mobiles de sa conduite. Vainement il essayait de se donner le change et de n’attribuer qu’à une compassion très naturelle d’ailleurs, l’élan de cœur avec lequel il s’était voué corps et âme au service de cette intéressante personne : ses souvenirs, qui la lui montraient toujours plus belle, l’accent ému de cette voix touchante qui vibrait sans cesse à ses oreilles, l’obsession de cette image obstinée qui se représentait à lui jusque dans ses songes, ne lui permirent pas de se faire longtemps illusion; mais, certain d’aimer et d’aimer profondément, à quel retour devait-il s’attendre? Tout au plus lui était-il permis de se bercer de quelque espérance puisée dans la franchise avec laquelle lui avait parlé une femme dont la hauteur d’âme, la fierté bien connue, rendaient doublement significative une si prompte confiance. D’un autre côté, les circonstances, l’émotion du moment, le besoin immédiat de consolation et d’appui, pouvaient expliquer ce flatteur abandon sans qu’on dût y voir la preuve d’aucune préoccupation favorable, d’aucune préférence antérieure.
On imagine bien que, dans de pareilles dispositions d’esprit, notre amoureux cherchait avec zèle toutes les occasions de revoir celle qui prenait peu à peu la principale place dans sa vie; mais, s’il trouva fréquemment prétexte à visites, et bien que l’hôtel de Novion ne lui fût jamais interdit, en revanche il ne parvenait guère à déjouer l’assiduité des espions répandus autour de la jeune femme. Un jour seulement, par grand hasard, il la trouva, non pas absolument seule, mais tellement réfugiée dans la profonde embrasure d’une croisée qu’il put rapidement échanger une ou deux phrases avec elle. — Si cela dure encore, répondit-elle au regard qui la questionnait, je finirai par m’ôter la vie!... Chaque jour de nouvelles indignités... Hier, pas plus tard qu’hier, tous mes gens ont été congédiés... Cette existence m’est odieuse, et j’en veux finir...
— Ah! madame, que dites-vous là? N’est-il pas une autre victime à sacrifier avant vous? murmura de même le pauvre marquis; ce fut tout, car un signe l’avertit qu’il était observé.
Des semaines, des mois entiers suivirent, durant lesquels, ménageant de son mieux les apparences et se flattant qu’un heureux hasard lui permettrait de s’entretenir encore une fois sans témoins avec Mme de Novion, il persistait à venir lui rendre ses devoirs; mais elle était gardée de trop près, soit par ses amoureux beaux-frères, soit par les surveillans dont le chef de la famille l’avait entourée, pour qu’il pût jamais sans imprudence risquer la moindre parole qui eut trait à leurs sentimens particuliers. Las enfin de cette gêne, de cette contrainte perpétuelle, qui auraient eu raison d’une affection moins constante et d’une patience plus facile, l’idée lui vint de rendre visite à une certaine demoiselle de *** qu’il rencontrait souvent chez Mme de Novion, et qui, pensait-il, s’il l’intéressait à sa flamme, pourrait lui rendre mille bons offices. La Providence, qui lui avait suggéré cette idée, la fit fructifier presque au-delà de ses souhaits, car la demoiselle en question, prenant à son compte les assiduités du marquis, faillit y répondre par un attachement que les circonstances rendaient tout au moins inopportun. Détrompée à temps, et grâce à d’habiles tempéramens dont sut user le marquis, elle se réduisit d’elle-même au rôle de confidente, et y porta généreusement une partie du zèle affectueux que lui avait inspiré M. de Fresne. Malgré tout, et lors même qu’il se fut ainsi ménagé les bénéfices d’une intervention féminine, ce dernier hésitait encore. S’il était pénible de continuer à se taire, il pouvait être dangereux d’aborder trop tôt, avec une femme comme celle dont il s’était épris, le terrain délicat des aveux formels. Il eût été par trop naïf de penser que la dame ne soupçonnait en rien le secret des empressemens du marquis; mais l’ignorance qu’elle affectait à cet égard laissait entrevoir la crainte d’avoir à répudier une tendresse coupable, si cette tendresse devenait trop explicite. Cette crainte, sincère à coup sûr chez une personne dont rien ne pouvait faire douter, réagissait sur M. de Fresne; ses irrésolutions et son malaise augmentaient à mesure qu’il sentait se rapprocher l’inévitable catastrophe, et le cœur lui manqua tout à fait certain jour où un miraculeux hasard le mit en tiers dans une visite de Mme de Novion à son amie. La chance était belle, unique, inespérée ; un moins aimant n’aurait pas failli à cette faveur du destin. Le marquis toutefois, manquant aux promesses qu’il s’était faites en vingt occasions, ne put surmonter le tremblement intérieur qui paralysait ses lèvres; mais, une fois rentré chez lui, honteux de sa faiblesse et croyant tout espoir à jamais perdu, il se sentit envahir par une fièvre violente qui trois mois durant le retint au lit.
En cette occurrence, l’amitié de Mlle de *** lui fit moins que jamais défaut, et il put se convaincre que la timidité dont il s’accusait avec angoisse, loin de le perdre dans l’esprit de Mme de Novion, le recommandait plutôt à elle, car il reçut à plusieurs reprises l’assurance indirecte qu’elle s’intéressait à son rétablissement. L’en remercier était chose allant de soi, et M. de Fresne remit à l’aimable messagère qui le servait de si bonne grâce un premier billet dont nous transcrirons seulement quelques lignes.
« Je vous ai ouï dire bien des fois, madame, que l’on ne saurait sans vous offenser ressentir pour vous un sentiment dont ne peuvent se défendre ceux qui vous connaissent. Si cela est, ma douleur reste sans égale, car je suis contraint de me croire au nombre de vos plus grands ennemis. La violence que je me suis faite pour ne pas encourir un sort pareil au leur m’a mis en l’état où vous savez que j’étais encore il n’y a que huit jours. La fortune ne m’a laissé la vie que parce que cette vie ne m’appartient plus, et sans doute parce qu’il m’a été dit, en votre nom, que vous ne seriez pas bien aise de m’en voir privé... »
Mme de Novion était occupée à quelque garniture de rubans, lorsque Mlle de *** entra dans sa chambre et se mit de moitié dans cette besogne; puis, prenant le temps où une femme de la maison, jusque-là présente, s’était momentanément éclipsée : — Madame, lui dit-elle, je suis chargée d’une lettre pour vous.
— De qui? demanda la belle captive.
— D’un ami qui m’a demandé de taire son nom jusqu’à ce que vous ayez lu...
Elle parlait encore que la lettre était prise et décachetée. On connaît l’exorde. Il appela sur les joues de la lectrice une rougeur imperceptible.
— En vérité, mademoiselle, dit-elle en jetant du côté de son amie un regard où se peignait quelque étonnement, la personne dont vous me parlez écrit dans un style assez étrange, et vous me permettrez d’ajouter que je ne devais point m’attendre à pareille tromperie de votre part.
— Je serais au désespoir de vous avoir offensée, repartit l’autre. Je n’ai point cru, me chargeant de cette lettre, qu’elle pût rien enfermer de désobligeant pour vous.
— Encore fallait-il dire qu’elle venait du marquis de Fresne.
— Et comment le savez-vous? demanda l’obligeante personne avec un demi-sourire.
— Je n’ai pas besoin de répondre à cette question; mais, en échange de la supercherie que vous m’avez faite, il m’est, je crois, permis de vous demander une réparation : vous direz à M. de Fresne que j’ai jeté sa lettre au feu sans l’avoir lue... Et tenez, jugez vous-même si je puis souffrir qu’on me tienne ce langage...
Après avoir parcouru pour la forme l’épître condamnée, que certainement elle savait par cœur, en ayant pesé un à un tous les termes avec celui qui l’avait écrite : — Vraiment, madame, reprit l’adroite messagère, il n’y a point là, ce me semble, de quoi s’irriter à ce point. Parmi ces douceurs, on prend ce qui plaît, le reste n’engage à rien.
— Vous auriez sans doute su gré à M. de Fresne de vous écrire en ces termes?
— Du moins ne lui aurais-je point su mauvais gré de chercher à me plaire, à me prouver qu’il m’aime.
— Je crois certain que vous dites vrai, j’ai même quelques motifs de n’en point douter; mais, si je vous entends bien, M. de Fresne se déclare amoureux de moi?
— Vous apprendrait-il quelque chose par hasard?... En ce cas, laissez-moi m’étonner qu’ayant si soigneusement pris note de ses attentions pour moi, vous ne vous soyez jamais aperçue du véritable et unique objet à qui elles s’adressaient.
— Eh bien ! après, reprit la dame avec un geste impatient, quel profit trouve-t-il à me contraindre de voir nettement ce que je devinais à peine?... Me voici tenue de l’écarter autant que cela se pourra sans trop donner prise aux commentaires du monde,... et pour commencer je ne retranche rien à mon message de tout à l’heure. La lettre a été brûlée, sans miséricorde, avant que le cachet fut rompu...
— Comme il vous plaira, madame, mais pourquoi donner ce chagrin à qui vous...
— C’est assez, mademoiselle; achevons notre garniture.
Des visiteurs arrivèrent, on se mit au jeu, et rien ne fut retranché par l’inexorable belle de la commission donnée à son amie. M. de Fresne n’en apprit pas moins dès le lendemain que sa lettre avait été lue, et qu’au lieu de l’auto-da-fé dont elle se voulait targuer, Mme de Novion, avant de se mettre au jeu, l’avait glissée dans sa poche. Par exemple la sentence de bannissement restait maintenue. On voulait bien, par grâce singulière, consentir à oublier l’offense; mais l’offenseur devait rester longtemps sans reparaître en face de la personne que son audace avait irritée, et ne la revoir ensuite qu’à de longs intervalles.
Franchement et naïvement désespéré, le marquis projetait de quitter Paris, où il lui semblait impossible de demeurer sans se sentir comme entraîné à violer cette inexorable consigne. Sa complaisante conseillère l’en dissuadait de tout son pouvoir, persuadée que l’absence, chez un amant, est de tous les torts le plus grave et le plus irréparable. M. de Fresne s’en laissa convaincre, et n’eut pas regret de sa docilité quand une seconde lettre de sa main, remise sous pli volant à Mlle de *** et moins sévèrement accueillie que la première, lui revint accompagnée d’une réponse. Ses humbles excuses avaient fléchi le courroux de Mme de Novion, qui, se laissant aller aux importunes sollicitations de la subtile ambassadrice, lui notifiait sa grâce dans les termes suivans :
« Mlle de *** est une personne des plus entêtées. Vous savez ce qu’elle a déjà obtenu de moi par rapport à vous, et vous pouvez croire qu’elle avait lieu d’en être satisfaite; mais point : elle veut, et ses persécutions rendent tout refus impossible, que je vous dise à quel point il m’en coûte d’être forcée de vous en vouloir, vous estimant comme vous m’avez donné lieu de le faire. »
Pardon mitigé, froid dans les termes, significatif cependant, et démarche presque décisive, moins peut-être alors qu’elle ne le serait maintenant. Mme de Sévigné vraiment en écrivait bien d’autres, et fort innocemment, à son vieux professeur Ménage; en revanche, il faut le dire, elle ne l’avait pas, dans une heure sérieuse et solennelle, accepté pour son féal et presque amé chevalier. Le marquis, selon nous, dut être satisfait; mais il n’eut garde de laisser paraître sa joie, et se hâta de solliciter la révocation du décret par lequel la personne du monde qu’il aimait le plus tendrement lui avait jusqu’à nouvel ordre interdit sa présence. Au moins devait-elle permettre que, forcé de quitter Paris pour quelque temps, il vînt prendre congé d’elle. Les insistances de son infatigable négociatrice lui valurent encore la lettre suivante :
« Une demoiselle de vos amies et des miennes vient me dire que vous êtes plongé dans une tristesse non pareille. Je ne vois point ce qui vous y peut réduire, mais je sais bien qu’à votre place je ne serais point si affligée. S’il est vrai que j’aie sur vous autant de pouvoir que vous m’en voulez convaincre, je m’en sers pour vous interdire toute cette mélancolie. Elle n’a point, je vous l’assure, autant de motifs que vous le croyez. »
L’autorisation demandée n’était point expressément dans ce peu de lignes; cependant M. de Fresne et son amie se crurent dispensés de l’attendre plus longtemps, et quelques jours après Mme de Novion, qui venait prendre Mlle de *** pour la conduire en carrosse à la promenade, parut très surprise de trouver chez elle le marquis. — Madame! s’écria-t-il aussitôt qu’elle entra, madame... et il n’en put dire davantage; mais ce silence même était plus persuasif que toute parole. Aussi bien, — lorsque sur l’ordre de la dame il se fut relevé, — ne voulut-elle pas entendre un seul mot des excuses qu’il allait lui faire.
— Monsieur, lui dit-elle, sans lui laisser le temps de parler, j’aurais fort à me plaindre d’un pareil procédé, si je prétendais vous cacher mes sentimens; mais, tels qu’ils sont, je les puis avouer, et la franchise dont je compte user vis-à-vis de vous me paraît devoir, en limitant ce que vous avez à prétendre, servir de règle à votre conduite. Peut-être ne vous attendiez-vous pas à me trouver si complètement sincère, et comptiez-vous sur les témoignages d’une colère feinte à laquelle, chez beaucoup d’autres, succéderait un prompt retour vers des sentimens tout opposés. Je n’affecterai point une irritation que je ne saurais éprouver. Je vous dirai même que votre attachement me flatte et m’est très précieux. Je ne vous dissimulerai pas que je fais grand cas de vous, et je prétends, en toute occasion où je le pourrai sans manquer à mes devoirs, vous témoigner cette estime que vous méritez. Je n’éviterai point celles où je pourrai m’assurer d’une affection qui m’est chère. Je consentirai même à recevoir vos lettres, et j’y répondrai volontiers quelquefois, pourvu qu’elles ne me parlent jamais le langage de celles que vous m’avez déjà fait parvenir... Il me semble que vous devez être satisfait de mon procédé... Souvenez-vous en revanche, continua-t-elle en lui coupant encore la parole au moment où il allait donner cours à sa reconnaissance, souvenez-vous maintenant que vous n’avez rien de plus à espérer, et que, si vous n’étiez pas assez raisonnable pour vous satisfaire du retour que je puis donner à vos sentimens pour moi, je retire d’avance toutes mes promesses...
Ce langage n’était pas nouveau il y a deux cents ans, et il n’a guère vieilli depuis lors. Qui donc ne l’entendit, venant à aimer une femme digne de quelque estime? Mais si les propos de Mme de Novion étaient ceux de beaucoup d’autres, ils avaient pour garantie une loyauté, une sincérité peu ordinaires, et sa conduite devait rester exactement conforme au programme qu’elle avait tracé. Bien que toujours observée de fort près, comme elle ne fuyait plus les occasions de se rencontrer avec le marquis, ils se voyaient chaque semaine une fois ou deux, et certain jour de printemps, sous les futaies de Vincennes, on aurait pu suivre de l’œil nos trois amis, qui, s’étant rencontrés là par un hasard des plus favorables, cheminaient, devisaient tout à leur aise. Mlle de *** se laissa bientôt devancer de plusieurs pas, et il est à croire qu’après quelques minutes d’un entretien qui n’avait pas l’air de languir, M. de Fresne en vint à certains propos dont s’effaroucha son aimable compagne, car elle se retourna vivement vers l’obligeante personne dont elle avait quitté le bras, et, se rapprochant d’elle, la mit bon gré mal gré en tiers dans un dialogue devenu embarrassant. Les messages écrits ne chômaient point, et M. de Fresne a protesté depuis lors que jamais il ne vécut dans un pareil état de pleine félicité. Ceci est peut-être hasardeux à répéter quand il s’agit de deux personnes engagées dans les liens du mariage, et qui semblent en voie d’oublier l’une et l’autre, ce qu’on doit à la foi conjugale; mais que voulez-vous? si la morale a ses droits, la vérité historique revendique les siens, et les concilier n’est point toujours la plus facile chose du monde.
Ce coche poudreux qui franchit sans trop de hâte sur la grand’route de Meaux la distance de Paris à Claye mène M. et Mme de Novion dans leurs terres. Le leste équipage de chasse qu’ils rencontrent à mi-chemin est celui du marquis de Fresne, venu au-devant d’eux pour supplier les voyageurs de faire halte dans cette noble demeure dont subsiste encore de notre temps un pavillon formant jadis la chapelle du château. Contre ces courtoisies plus ou moins désintéressées, le mari se défendait de son mieux, la dame gardant, et pour cause, une neutralité absolue. Cependant, alors que la situation devenait embarrassante, — car le marquis de Fresne levait une à une avec une ingénieuse persistance toutes les objections de l’intraitable petit homme, — la belle voyageuse se plaignit d’une indisposition qui coupait court au différend. Il fallut se rendre, et quand la malade jugea bon de quitter le lit, il était trop tard pour songer à fournir la traite d’abord projetée. Profitant de la longueur des jours en cette saison, le maître du logis eut encore le temps d’organiser une chasse durant laquelle il comptait bien se ménager à la dérobée quelque heureuse rencontre; mais tous les soins qu’il se donna pour parler sans témoins à Mme de Novion furent inutiles : elle était observée de trop près, et ni durant le souper, ni durant le jeu qui suivit, ils ne purent échanger une seule parole. Le lendemain matin, au moment du départ, le marquis, en saluant sa belle hôtesse pour prendre congé d’elle, parvint néanmoins à lui demander tout bas de vouloir bien l’instruire exactement du jour où elle s’en reviendrait.
Quatre mois passèrent, qui furent autant de siècles; mais enfin arriva le précieux renseignement attendu avec tant d’impatience. Cette fois, mieux avisé que la première, le marquis avait attiré chez lui, en même temps que la complaisante amie à qui déjà il était redevable de tant d’utiles services, deux ou trois gentilshommes de sa connaissance intime. Les voyageurs furent arrêtés au retour, comme ils l’avaient été au départ : une douce violence les retint à Fresne, où ils arrivèrent assez tard et se mirent à table immédiatement pour réparer les fatigues d’une longue journée de route. M. de Novion, grand amateur de chevaux, voulut après le repas que son hôte le menât visiter les écuries du château; M. de Fresne y consentit d’autant plus volontiers qu’il laissait auprès de sa bien-aimée une personne ne manquant ni d’adresse ni d’esprit, et toute disposée à bien plaider la cause de l’absent. En effet, Mlle de *** ne perdit pas son temps, et le marquis put se convaincre au retour que les paroles transmises en son nom n’avaient pas été mal accueillies. Plusieurs personnes de qualité conviées au château donnèrent lieu d’y organiser pour le reste de la soirée une foule de petits jeux, dont le plus intéressant fut à coup sûr celui qui consistait à s’asseoir en cercle pour glisser en secret à l’oreille de ses voisins des questions et des réponses répétées plus tard à voix haute. L’amphitryon ne manqua point, — c’était son droit, — de se placer à côté de sa belle visiteuse, et les choses qu’ils se dirent alors sans être entendus ne sont parvenues, que l’on sache, à l’oreille de personne. Elle l’assura pourtant ainsi, nous l’affirmons sans hésiter, qu’elle serait fort aise de passer chez lui la journée du lendemain. Aussi, lorsqu’à l’issue des jeux M. de Fresne donna la main à la dame pour la conduire dans la chambre qu’il avait fait préparer à l’intention des voyageurs, et quand les autres invités lui firent cortège jusqu’à la porte, il saisit cette occasion pour adresser au mari une requête en forme, appuyée à l’instant même par toute l’assistance, et qu’il était difficile de repousser à moins d’incivilité marquée. M. de Novion ne voulut ou n’osa point se donner un pareil relief; mais il est possible, il est même probable que l’espèce de contrainte dont il fut l’objet à ce moment-là n’ait pas été tout à fait étrangère à un bizarre incident qui marqua la journée du lendemain, et dont il faut bien que mention soit faite ici, à peine de laisser une lacune dans le fil de notre récit. S’il contraste quelque peu avec la gravité du reste de cette histoire, et si son caractère tragi-comique est en désaccord avec les déplorables événemens dont en quelque sorte il donna le signal, nous n’estimons pas que ce soit là une raison suffisante pour le supprimer, la vie étant ainsi faite que, dans sa trame confuse, la joie et la douleur, les rires et les larmes, l’élégie et la comédie se mêlent incessamment, comme dans un tissu bariolé les soies ou laines de couleurs diverses.
On chassa une partie de la journée. Au retour, tandis que les hommes se promenaient dans les jardins, Mme de Novion s’alla mettre au lit pour une heure ou deux; mais elle y resta comme bloquée par d’indiscrets joueurs qui vinrent s’installer chez elle, et, l’heure du souper étant venue sur ces entrefaites, le maître de la maison fit dresser la table dans la ruelle du lit que son idole n’avait pu quitter encore. Malgré la tristesse que M. de Fresne ne pouvait s’empêcher de marquer de temps à autre par quelques soupirs en voyant s’écouler si vite et si vainement les heures précieuses de ce bref séjour, les convives s’égayaient peu à peu, et Mme de Novion elle-même, par son enjouement, encourageait les rires, les chansons de cette joyeuse compagnie. Son mari ne participait que du bout des lèvres, comme malgré lui, à l’allégresse générale. Le couvert enlevé, M. de Fresne prit place au pied du lit de sa belle, à côté de Mlle de ***, qui, pendant tout le repas, y était demeurée. Le mari était au chevet de sa femme, plus revêche et plus boudeur que jamais.
On ne sait à quel propos, durant une délibération fort animée sur les passe-temps qui allaient occuper l’après-soupée. Mlle de *** se pencha vers son amie pour lui glisser à l’oreille une plaisanterie probablement assez vive, qui les fit en même temps éclater de rire. Là-dessus, sans qu’on pût deviner la cause de ce transport subit, M. de Novion, tout à coup exaspéré, jeta violemment la main au visage de cette malheureuse fille, et du même trait, tirant de sa poche une sorte de grand couteau comme en ont les chasseurs, il allait bien certainement la tuer sur place, si un des hôtes de M. de Fresne ne se fût jeté à corps perdu sur ce furieux. On laisse à penser la stupéfaction causée par un emportement si extraordinaire, suivi des injures les plus excessives et de menaces atroces. Épouvantée autant que personne, Mme de Novion, d’une voix tremblante, demanda pourtant à son mari l’explication de cette fureur incompréhensible. — Vous n’en savez que trop la cause, lui répondit-il, et déjà il levait la main sur elle, ce qui la réduisit à se jeter hors du lit, sans tenir compte des regards indiscrets, et à se réfugier, pieds nus, dans une garde-robe voisine, où une de ses filles vint tout aussitôt lui apporter de quoi se vêtir. M. de Novion, assiégé de mille questions auxquelles il ne pouvait répondre qu’en exhalant de vaines injures, finit cependant par comprendre à quelle brutalité sauvage il s’était laissé aller. Il demanda où s’était retirée sa femme et pria qu’on la fît revenir. Ce ne fut point chose facile, car elle appréhendait encore les éclats de cette colère insensée où elle venait de le voir, et il fallut lui promettre que l’on veillerait toute la nuit à la porte de sa chambre pour la préserver au besoin des excès auxquels son mari pourrait vouloir se porter, ce qui fut promis solennellement et tenu de point en point.
Cependant Mlle de *** était allée s’enfermer dans sa chambre, où elle pleurait à chaudes larmes sur l’affront public qu’elle venait de subir. M. de Fresne ayant cru devoir l’y rejoindre avec deux de ses hôtes, elle demanda justice à ces messieurs, et, séance tenante, on délibéra sur les moyens d’obtenir pour elle une réparation suffisante. Après maints expédiens, tour à tour proposés et rejetés, le marquis, naturellement porté à éviter toute rupture éclatante, tomba droit sur celui qui convenait le mieux aux circonstances. Il demeura convenu qu’on laisserait M. de Novion cuver ses remords, et qu’on lui fournirait ensuite la seule excuse admissible dans une occurrence pareille. En attendant, on organisa des tables de jeu dans la pièce contiguë à celle où les deux époux étaient censés dormir, et où l’on peut aisément se figurer que ni l’un ni l’autre ne ferma l’œil.
Il était midi le lendemain, quand M. de Novion, effrayé des comptes qu’il allait avoir à rendre, permit à sa femme de sonner leurs gens de service. Pour lui, calfeutré sous ses rideaux et le nez au mur, il feignait de dormir encore. Ce fut dans cette attitude que le marquis et ses deux acolytes vinrent le surprendre : — Dormez-vous toujours ?… êtes-vous remis ? lui demanda le premier avec une sévérité railleuse ; l’ivresse est-elle partie ?… Si on vous avait su le vin aussi sanguinaire, on aurait veillé de plus près sur vos déportemens…..
M. de Novion laissait dire, feignant, comme l’autre l’avait prévu, l’étonnement d’un homme qui s’arrache avec peine à quelque lourd sommeil. En réalité, il avait hâte de saisir le bâton sauveur que son hôte lui tendait. — Comment ? finit-il par répondre en bégayant, aurais-je donc fait quelque sottise ?… Et quand (peine fort inutile) on l’eut mis au courant de ce qui s’était passé, il affecta de ne vouloir pas croire à de telles énormités. Pour le convaincre, il ne fallut rien moins que la parole des trois gentilshommes.
— S’il en est ainsi, dit-il alors, je n’ai plus qu’à m’aller jeter aux pieds de Mlle de ***, et vous m’aiderez, je l’espère, messieurs, à lui faire agréer mes humbles excuses. — Voyant le plein succès de son stratagème, le marquis fit signe à un des assistans, qui se coula chez l’aimable offensée et la mit en mesure de recevoir convenablement les soumissions que notre faux ivrogne lui apporta bien complètes, dès qu’il fut en état de se présenter devant elle.
Au dîner qui suivit de près cette scène jouée de part et d’autre avec le plus merveilleux sang-froid, la comédie se compliqua des maladresses d’un tiers qui, bon jeu bon argent, et sans songer à y prendre un rôle, semblait vouloir tout gâter. C’était le procureur fiscal de la terre de MM. de Novion, à qui son patron avait donné place dans son carrosse pour le ramener en sûreté jusqu’à Paris, où il venait se justifier d’avoir mal à propos tué quelque manant. Ce personnage, Normand d’origine et n’ayant jamais bu que le cidre de son pays, tenait sans doute à déshonneur de se laisser étourdir par les fumées du vin, car il ne voulut jamais convenir que son patron eût agi sous l’influence de la boisson. — Nenni, disait-il, nenni; monseigneur savait bien ce qu’il faisait. Pensez-vous qu’il soit homme à se colérer ainsi pour un méchant verre de piquette?... Et jamais on ne l’eût fait taire, si l’on n’eût changé de discours en prenant à partie Mlle de ***, qui la veille s’était laissée tomber à la chasse. Cette chute, heureuse ou malheureuse, donnait matière à gloser, et M. de Novion, faisant mine de prendre gaîment les commentaires qu’elle suggérait, vidait coup sur coup, par pleines rasades, le vin de son hôte. — Il est perfide, disait-il, je veux donc m’y habituer. — Et peu s’en fallut que, pour rendre vraisemblable son ivresse de la veille, il ne se grisât cette fois tout de bon. Le marquis, redoutant quelque autre algarade, crut y devoir mettre obstacle en levant la séance, après quoi, l’ordre ayant été donné de faire tenir les chevaux aux carrosses, toute cette belle compagnie partit pour s’en revenir à Paris.
M. de Novion, nonobstant la bonne humeur qu’il affectait, et celle que lui donnait en réalité la croyance où il était d’avoir habilement dupé son monde, rapportait chez lui un grand fonds de jalousie et d’inquiétude qui lui fit dès ce moment vouer au marquis une véritable haine. Ce dernier n’avait guère à s’en occuper, vu l’inconsistance du personnage, son très mince crédit personnel, et le mépris dont le préservait à peine la considération due au rang de son père; mais le président, instruit par ses espions de ce qui s’était passé au château de Fresne, réclama des éclaircissemens plus complets, et, d’après ce que son fils lui dit à cet égard, il ne manqua pas, sa jalousie aidant, de supposer à sa bru les torts les plus graves. Il n’en fallait pas tant pour le déterminer à conspirer la perte de M. de Fresne, qui devint pour lui, dès cette époque, le rival le plus redoutable et le plus odieux. Animé des mêmes passions que le président et devant profiter en outre de tout ce que perdrait son frère aîné, si leurs efforts combinés amenaient sa ruine complète, d’Egvilly était pour l’irascible et vindicatif magistrat l’instrument le plus utile et le plus sûr que sa vengeance put réclamer. Ces deux hommes donc s’entendirent à demi-mot, et du concert qui s’établit entre eux sortit un projet digne en tout point de leur profonde scélératesse; mais ce projet, qu’on va voir se révéler, nécessitait une autre complicité, car ni l’un ni l’autre n’était disposé à se commettre personnellement. Le bras dont ils avaient besoin ne se fit pas chercher longtemps. Le troisième frère du marquis, le chevalier d’Egvilly, — honte de sa famille, effroi des honnêtes gens, perdu de dettes et déjà depuis des années mortellement brouillé avec le marquis, — devait au premier signal, moyennant l’impunité que lui assurerait un allié comme M. de Novion, se prêter à tout ce qui servirait, en même temps que les projets d’autrui, ses intérêts qu’il croyait lésés, sa rancune exaspérée par une longue attente. Le président, que les violences du chevalier avaient effarouché, ne le recevait plus depuis des années. Il lui rouvrit son hôtel, et cependant avec assez de mesure, assez de prudence, pour ne pas donner l’éveil au marquis, dont il continuait à souffrir les assiduités, et vis-à-vis de qui à dessein il gardait tous les dehors de l’amitié la plus cordiale.
Entre Neuilly et le Roule, s’en revenant de Saint-Germain vers neuf heures du soir, M. de Fresne vit son carrosse arrêté dans un endroit désert par cinq ou six hommes armés, dont l’un, qui paraissait être le chef, ouvrit brusquement la portière et le somma de livrer sa bourse. En même temps, et sans attendre la réponse du marquis, il le visait délibérément de son pistolet, que celui-ci releva du coude fort à propos au moment où le coup allait partir. Cela seul l’empêcha d’être atteint, car l’assassin ne comptait pas l’épargner, et l’arme, ainsi qu’on le put voir, n’était pas seulement chargée à poudre. Les balles firent voler en éclats une des glaces du carrosse, et, dûment averti qu’on en voulait non à son argent, mais à ses jours, M. de Fresne, pour les défendre le mieux qu’il pourrait, se jeta par la portière opposée hors de la voiture. Là, plusieurs autres coups furent dirigés contre lui; mais ils n’atteignirent que son valet de chambre. Celui-ci eut le bras cassé d’un coup de mousqueton, et les brigands auraient eu raison de la victime qu’ils étaient venus attendre, si l’équipage de la comtesse de Soissons, qui rentrait, elle aussi, à Paris avec bonne escorte, ne les eût contraints de battre promptement en retraite. Un de ces misérables, que le repentir d’une pareille entreprise força de s’expatrier, déclara depuis lors que le chevalier d’Egvilly était à leur tête, et que nul autre n’avait ostensiblement trempé dans cette lâche embuscade.
D’autres tentatives du même ordre échouèrent successivement sans que ces insuccès réitérés apaisassent la haine acharnée de nos trois complices. M. de Fresne, réduit à se prémunir contre de mortelles embûches, mais ne soupçonnant que son frère cadet, fit ses plaintes aux maréchaux de France, et obtint que le chevalier fût mis à la Bastille. Sa captivité ne dura guère, le président et d’Egvilly s’étant hâtés de le faire évader sous un habit de laquais. Il en fut de même un peu plus tard, lorsque, sous prévention de tentative d’assassinat, on l’eut repris et logé au Grand-Châtelet. M. de Novion, sans se montrer, parvint à faire annuler la procédure, et le chevalier, regardant son impunité comme assurée par de si puissantes protections, hasarda une nouvelle partie où il jouait, il est vrai, le tout pour le tout, mais dont la témérité même rendait le succès presque infaillible.
Le marquis, retiré à Fresne pour plus de sûreté, chassait à peu près tous les matins dans son vaste parc, et, comptant sur la surveillance habituelle dont cette enceinte close était l’objet, il ne se faisait pas toujours accompagner. Trois hommes, bien informés de ce dernier détail, franchirent une nuit la muraille du parc et vinrent s’embusquer dans un épais taillis qui les dérobait aux regards. C’était, avec le chevalier, un valet de chambre nommé Lacour et un laquais choisi tout exprès dans la plus vile racaille des faubourgs parisiens. Chacun était muni d’un fusil à deux coups et d’un pistolet. Le hasard les servit à souhait, car M. de Fresne, sorti vers neuf heures pour chasser en compagnie de deux de ses gens, renvoya ceux-ci peu après, et, les ayant quittés, se dirigea justement du côté du petit bois où ses meurtriers le guettaient. Il venait de tirer un lapin et rechargeait à loisir son fusil, quand il vit paraître son frère, l’arme à l’épaule et suivi de ses deux acolytes. — Cette fois, point de quartier! — lui cria ce misérable. M. de Fresne, qui n’avait rechargé qu’à moitié, se hâta de glisser deux balles dans le canon de son arme et d’appeler ses gens, qui, par bonheur, ne se trouvaient pas encore tout à fait hors de portée. Ils accoururent à son aide, mais avant qu’ils pussent arriver, sourd aux paroles de paix qui lui étaient adressées par son malheureux frère, le chevalier avait fait feu... M. de Fresne fut frappé de deux balles dont l’une le blessa légèrement au côté, tandis que l’autre perçait seulement son justaucorps. Le voyant encore debout et résolu d’en finir à tout prix, son assassin prit aux mains de ses complices un second fusil à deux coups, et il allait sans aucun doute consommer cet odieux fratricide, lorsque l’arrivée des deux gardes-chasse du marquis et leur promptitude à tirer sur les inconnus qu’ils trouvaient aux prises avec leur maître changèrent subitement la face des choses. Le chevalier et ce Lacour dont nous parlions furent couchés à terre par cette première décharge. En revanche un des gens du marquis demeura sur la place. Quant à ce dernier, navré de douleur et tout ému de cette scène sanglante, il prit à peine, une fois certain que le chevalier et son complice avaient succombé, le temps de faire panser sa blessure; puis, gagnant Paris à franc-étrier, il alla frapper tout droit à l’hôtel de Novion pour réclamer l’assistance du président, qu’il avait encore lieu de compter au nombre de ses amis, et dont il était bien loin de soupçonner la ténébreuse complicité dans cette terrible affaire.
Il le trouva sorti, et n’ayant pu pénétrer chez le fils, consigné chez lui par les médecins, il monta dans l’appartement de Mme de Novion pour prendre congé d’elle à la veille d’un exil désormais inévitable, et dont il ne pouvait guère calculer la durée. Cette belle sommeillait en ce moment à côté d’une fenêtre que la chaleur l’avait forcée de tenir ouverte, la tête appuyée sur sa main, le coude soutenu par le montant de la croisée. Un léger manteau de toile de Chine, négligemment fixé autour de son cou, une cornette de point de Venise qu’elle n’avait pas pris soin d’accommoder, ses cheveux noirs négligemment épars sur son front, et dont les touffes crêpelées se jouaient au souffle du vent d’été, formaient un ensemble gracieux devant lequel l’amoureux marquis tomba comme en extase. Les sinistres événemens de la matinée s’effacèrent en un instant de sa mémoire, et peu s’en fallut que, perdu dans son admiration, il ne fît faute à l’heureux hasard de cette rencontre... La dame pourtant, qui vint à se réveiller et le vit ainsi tout à coup devant elle, porta vivement une de ses mains sur sa bouche légèrement effleurée. — Ah! ne vous fâchez point, lui dit le marquis en lui montrant une tubéreuse qu’il venait de prendre à l’instant même sur une table voisine, je me suis seulement permis de passer trois fois cette fleur sur vos lèvres, en vous donnant chaque fois un soupirant nouveau, pour savoir lequel des trois vous tient le plus au cœur... Madame, continua-t-il se jetant à ses pieds, un événement inattendu va m’obliger à partir, à me séparer de vous.
— Qu’est-il donc arrivé? demanda Mme de Novion avec un trouble visible.
— Rien, madame, rien dont je veuille vous parler maintenant... Et de fait il avait commencé à l’entretenir de tout autre chose quand l’arrivée d’une suivante qu’il eût bien voulu pouvoir congédier l’obligea de changer d’attitude et de discours. Seulement alors il lui raconta le péril qu’il avait couru, et, sans que Mme de Novion osât lui dire toutes les pensées que ce récit lui suggérait, il put lire sur sa physionomie la vive part qu’elle prenait à la douleur dont il était pénétré.
Forcé de la quitter, car le jour baissait, il courut chercher le président chez un ami commun où il le rencontra effectivement, non sans l’étonner beaucoup, comme il est aisé de le croire. Après un instant de recueillement et de silence, le digne magistrat n’eut rien de plus pressé que de demander si le chevalier et son valet de chambre Lacour étaient bien irrévocablement passés de vie à trépas, et l’assurance qui lui fut donnée à cet égard le soulagea sans doute considérablement, — l’occasion d’ailleurs s’offrant très favorable pour éloigner le rival dont il avait voulu se défaire, sans compter que, le marquis une fois hors de France, il serait peut-être facile de donner à l’affaire criminelle qu’il avait maintenant sur les bras la tournure la plus convenable aux circonstances.
M. de Fresne cependant, rassuré par sa conscience et craignant le mauvais relief d’une disparition même passagère, hésitait fort à s’éloigner. Il fallut, outre les instances du président, la menace formelle que ce traître lui fit « de ne plus s’occuper d’arranger l’affaire, s’il ne consentait à s’absenter durant quelques semaines, » pour déterminer le marquis à gagner Bruxelles, ce qu’il fit pourtant dès le lendemain.
Ses deux mortels ennemis ne l’eurent pas plus tôt écarté qu’ils voulurent mettre le temps à profit. Le président, qu’on avait une fois encore réconcilié avec sa bru, employa tous les moyens imaginables pour reconquérir quelque ascendant sur elle. Jamais il ne s’était montré ni plus empressé ni plus jaloux. D’Egvilly, feignant d’entrer dans ses intérêts et devinant bien que son frère tenterait par toutes les voies possibles d’établir un commerce de lettres avec Mme de Novion, conjectura aussi que ces communications arriveraient sous le couvert de leur obligeante amie. Un facteur de la poste, qu’il parvint à corrompre, lui livra effectivement deux plis adressés à Mlle de ***. M. de Fresne, par bonheur, étonné du silence obstiné que gardaient vis-à-vis de lui ses belles correspondantes, eut comme une intuition de la vérité. Sa troisième lettre, expédiée par une autre voie, arriva sans encombre à destination, et il reçut cette fois double réponse. Dans celle de Mlle de *** il trouva de quoi confirmer les soupçons qui lui étaient déjà venus au sujet des menées de d’Egvilly, menées que lui signalaient d’ailleurs d’autres amis, et qu’il tint désormais pour très suspectes, sans vouloir éclaircir les choses jusqu’à provoquer une rupture complète. Bien lui prit d’être sur ses gardes, car ses deux perfides ennemis n’épargnèrent rien pour le déterminer à prolonger ce fatal séjour aux Pays-Bas, qui leur laissait le champ libre et leur donnait ample loisir de faire prendre à son affaire le tour le plus dangereux.
Ne pouvant mieux faire, en présence des témoignages qui l’innocentaient du double homicide commis sous ses yeux, ils avaient suscité contre lui la veuve de ce Lacour, signalé plus haut comme le complice du chevalier et qui était tombé à côté de lui. Pourvue de tout l’argent nécessaire et guidée par eux dans le dédale de la procédure criminelle, cette femme présentait requête sur requête pour obtenir une condamnation par contumace à laquelle l’absence de l’accusé aurait pu donner une apparence d’équité, malgré les nombreux motifs qu’on avait de ne pas le croire coupable. Exposé à pareilles trames, il était temps que le marquis ouvrît les yeux et cessât de faire fond sur l’amitié du président. Sa bonne fortune le rendit accessible aux conseils qu’on lui donnait à cet égard, et sans tenir compte des lettres à la fois rassurantes et pressantes par lesquelles, à chaque ordinaire, ses deux ennemis le pressaient de rester en Hollande et de les laisser conduire ses affaires à bon port, il revint brusquement à Paris, et tomba chez le président de Novion, dans le cabinet de qui M. de Fresne trouva précisément d’Egvilly. Tous deux, affectant le plus vif intérêt pour sa sûreté, feignirent de croire sa vie en danger, et le sommèrent de disparaître au plus vite. Démêlant assez bien leurs secrètes visées, mais ne jugeant pas le moment propice pour leur rompre en visière, le marquis se laissa convaincre, du moins en apparence; toutefois, et même en supposant qu’ils l’eussent abusé jusqu’alors, un incident allait se produire, qui ne lui permettrait guère de conserver le moindre doute sur leurs intentions. En effet, ce soir-là même, au moment où, vers dix heures, il les quittait, il se heurta presque, en sortant de la chambre du président, contre une femme qui allait y entrer, et qui, à sa vue, rebroussa chemin en toute hâte. Il la suivit cependant, car il avait cru reconnaître en elle une des suivantes de Mme de Novion, et voulait avoir par cette fille des nouvelles de sa maîtresse; mais sous la voûte de l’escalier, où elle s’était réfugiée et où il l’alla relancer, il reconnut cette veuve Lacour au nom de laquelle, en ce moment même, il était poursuivi avec tant d’acharnement.
La surprise que lui causait cette découverte inattendue ne l’empêcha point de demander à voir M. de Novion, et en apprenant qu’il se tenait ce soir-là dans la chambre de sa femme, on peut croire que notre amoureux ne regretta point cette inspiration courtoise. Quand il entra, le mari lisait auprès du feu; la femme, assise devant son miroir, ajustait sur ses belles épaules nues un collier de diamans. Tous deux à sa vue se levèrent avec une exclamation bien diverse d’accent et dictée par des sentimens bien opposés. M. de Novion fit ensuite tout ce qu’il put pour dissimuler son humeur, et sa femme n’omit rien pour déguiser la joie que ses premiers regards avaient clairement manifestée. M. de Fresne n’était pas le moins embarrassé des trois, ayant à se montrer froid et compassé dans un instant où mille émotions contraires agitaient son âme. A peine osa-t-il se rapprocher de la glace où étaient réfléchis les traits adorés de Mme de Novion. Ce fut elle qui, achevant à la hâte ses derniers préparatifs, vint s’asseoir entre M. de Novion et le marquis; mais elle n’y demeura guère, la conversation n’ayant pas tardé à prendre une tournure fâcheuse. M. de Novion reprochait assez aigrement à son hôte d’être revenu de l’étranger avant que ses affaires ne fussent arrangées définitivement. Sa femme répliqua que tout le monde blâmait M. de Fresne pour s’être rendu inutilement suspect en s’éloignant, lorsqu’il n’avait rien à craindre des investigations de la justice. — Eh! qui vous demande votre avis? repartit le gnome avec dépit. Mêlez-vous de vos affaires, et prenez garde aux mauvais conseils que vous pourriez donner.
— J’ai, pour les croire bons, l’avis de mainte personne sensée, répliqua la dame en se levant comme pour partir; mais son mari lui déclara qu’il n’entendait pas sortir ce soir-là et qu’il comptait sur elle pour lui tenir compagnie. Une scène conjugale était imminente, car de premier mouvement Mme de Novion avait paru vouloir résister à cet absurde contre-ordre, lorsque sur un signe d’elle le marquis se hâta de prendre congé.
Bien qu’il se méfiât très légitimement des conseils du président et plus encore de ceux que lui donnait d’Egvilly, M. de Fresne jugeait périlleux de les avoir pour adversaires déclarés. Aussi accepta-t-il les mensongères explications qui lui furent données relativement à la présence suspecte de sa partie adverse dans l’hôtel de Novion, et de plus il crut devoir consentir à s’absenter de Paris durant quelques semaines, en apparence pour déférer à l’avis de ses perfides ennemis, en réalité pour se procurer quelques supplémens d’information qui lui semblaient indispensables. Il passa ce temps-là chez M. le comte de Meaux, dans sa terre de Champrond, et revint ensuite assez brusquement, avec le dessein formel de se constituer cette fois prisonnier, en dépit de toutes les objections, de toutes les menaces de son prétendu protecteur, « qui devait, disait-il, l’abandonner à son malheureux sort, s’il persistait dans cet imprudent projet, afin de ne partager point aux yeux du monde la responsabilité de ce qui pouvait en advenir. » Sur ces entrefaites, et la veille même du jour où il devait se rendre volontairement en prison, M. de Fresne, étant allé souper chez un de ses amis, fut prié d’y passer le reste de la nuit. Or, comme sa chaise s’en retournait à vide, quatre ou cinq hommes la vinrent assaillir, tirèrent au travers deux coups de mousqueton, et se hâtèrent ensuite de prendre la fuite sans vérifier autrement le résultat de leur méfait. Au lendemain, d’Egvilly ne manqua pas de venir dès le matin chercher des nouvelles de la santé de son frère, et ne fut pas médiocrement décontenancé d’avoir à l’aller trouver sain et sauf dans l’hôtel où il était si heureusement resté à coucher.
Nonobstant les instances réitérées de ses officieux conseillers, le marquis s’alla rendre prisonnier. Pendant sa captivité, qui dura trois semaines, il ne les vit ni l’un ni l’autre; mais il apprit que, lui reprochant hautement de ne les avoir point écoutés, ils lui rendaient sous main toute sorte de mauvais services. Le président surtout, chaque fois qu’il rencontrait les juges de l’affaire, les priait avec affectation de vouloir bien servir M. de Fresne, prenant soin d’ajouter que « l’indulgence leur serait difficile, puisqu’il s’agissait évidemment d’un duel, » et pesant beaucoup sur « l’imprudence que le marquis avait commise en essayant de purger sa contumace. » Cette manière de solliciter pour le marquis de Fresne lui était, comme on pense, beaucoup plus nuisible qu’utile, les magistrats qu’on ébranlait ainsi par ce langage à double fin ne pouvant se rendre compte des motifs qui le dictaient à leur collègue.
Le matin même du jour où le jugement devait se rendre, et une heure avant l’interrogatoire du prévenu, d’Egvilly vint le trouver pour lui tendre un dernier piège. — On s’accordait généralement, lui dit-il, à trouver bien douteuse l’issue du procès. Il y avait partage de voix et par conséquent peu de sûreté pour la vie du marquis. — Il lui conseillait donc de se sauver, et s’offrait à faciliter son évasion. Le temps n’était plus où ce témoignage d’affection fraternelle aurait pu toucher et tromper M. de Fresne. Il remercia néanmoins le donneur d’avis, mais sans accepter ses offres, et l’événement lui donna raison, car aussitôt après avoir répondu aux diverses questions qui lui étaient posées il fut renvoyé absous avec tous les honneurs de la guerre.
Une lettre du marquis à Mme de Novion établit que le soir même il se rendit chez le président pour le remercier de ses prétendus services, et qu’il fut admis auprès de la dame de ses pensées; elle se trouvait malheureusement en nombreuse et hostile compagnie. Non-seulement le mari, mais le chevalier de Novion et M. d’Egvilly assistaient à cette embarrassante rencontre. « Je ne faisais que sortir de prison, lui disait-il, lorsque j’entrai dans cette chambre, où vous m’avez vu souffrir une si rude contrainte entre un mari jaloux et deux amans désespérés, et j’allais vous renouveler les offres d’une vie que votre beau-père m’a voulu ôter par toute sorte de moyens; mais qui pourrait prévaloir, madame, contre qui vous appartient et se trouve sous votre protection? Faites-moi toujours l’honneur de m’avouer pour être à vous, et je tiens ma vie en sûreté. »
La réponse qu’il reçut le jeta dans le plus violent désespoir. « Je Ne puis plus vous voir, lui écrivait Mme de Novion; la manière dont je suis observée m’en ôte tous les moyens. Les craintes continuelles où je suis pour vous me forcent à vous avertir que votre vie est en plus grand danger que vous ne croyez; la mienne n’est guère plus à l’abri. Pour mon repos et le vôtre, tâchez de bannir une passion à laquelle je ne pourrai jamais accorder plus que je n’ai fait, et qui, sans vous promettre aucun bonheur, peut nous attirer mille maux. Travaillez donc à vous en défaire, satisfait de savoir que nul n’a jamais eu et n’aura jamais dans mon cœur la même place que vous. »
Le marquis put bientôt s’assurer que sa belle correspondante n’exagérait en rien les précautions prises contre lui, et il dut les attribuer aux deux lettres datées de Hollande, que d’Egvilly avait su intercepter. Mlle de ***, qui ne pouvait rien refuser à la douleur où elle le voyait, se présenta vainement à plusieurs reprises chez son amie; sa porte lui fut impitoyablement refusée. Pendant une absence du président, qui fut forcé d’aller en Auvergne prendre les eaux, M. de Fresne essaya toute sorte de voies pour pénétrer jusqu’à Mme de Novion. Les ordres exprès de l’absent et la farouche jalousie du mari, qui ne quittait presque plus sa femme de vue, élevaient entre les deux amans une barrière insurmontable. Cependant à force d’assiduités et d’informations habilement prises, il la vit une fois ou deux, mais sans lui pouvoir parler en particulier, chez une dame avec qui on ne le croyait pas en relations, et dont le salon, par cela même, n’avait pas été mis en interdit. Ces rares entrevues, dérobées à une surveillance de plus en plus rigoureuse, la rendirent encore plus étroite, et Mme de Novion, persécutée à outrance par son beau-père, lorsqu’il fut revenu de voyage, comprit bien que, pour son propre repos aussi bien que pour le salut de l’homme qu’elle aimait, il fallait en venir à une séparation définitive. M. de Fresne reçut d’elle un billet qui lui assignait pour le lendemain, à onze heures du soir, un rendez-vous chez Mlle de ***. Nous lui devons de dire qu’il ne prit pas un instant le change sur le sens de cette faveur inespérée; ce fut avec un douloureux pressentiment qu’il se rendit à l’heure indiquée chez son obligeante amie. Mme de Novion n’y était pas encore, mais le carrosse qui la ramenait de chez sa mère fit bientôt halte devant la porte, et après une si longue séparation nos deux amans, en dépit de l’amertume à laquelle ils se sentaient promis, ne purent s’empêcher d’éprouver un vif mouvement de joie. Celle de M. de Fresne fut si expansive que Mme de Novion, déconcertée en ses projets, faillit manquer à la mission qu’elle s’était donnée. Elle domina pourtant cette passagère faiblesse, et, non sans laisser entrevoir la violence qu’elle se faisait, elle remontra doucement à M. de Fresne les inconvéniens qu’avaient eus, pour elle comme pour lui, ses poursuites obstinées. — Néanmoins, ajouta-t-elle, je m’abstiendrai de tout reproche. Ne sais-je pas, n’ai-je pas appris à mes dépens qu’on n’est pas toujours maître de ses actions? Celle que je risque aujourd’hui n’en est-elle pas la preuve? Voyez-y le juste retour que je crois devoir à votre affection. Il m’a paru que, pour vous résoudre à ne plus me voir, il fallait moi-même vous expliquer les raisons qui me font regarder comme indispensable la rupture des liens qui nous unissaient. Ma conduite envers vous, tout innocente qu’elle soit en réalité, devient criminelle dès qu’elle donne prise aux soupçons, et vous ne sauriez me refuser ce que je vous demande aujourd’hui sans me faire un tort irréparable. Je n’ai nul regret de tout ce que j’ai souffert pour vous; mais, si mon honneur vous est cher, vous devez le mettre à l’abri de toute atteinte, dût-il vous en coûter quelque chagrin.
— Hélas! madame, repartit le marquis, jusque-là silencieux et troublé, je reconnais que je n’ai aucun droit sur vous. Il n’est pas juste que je porte dommage à votre repos, moins juste encore que je fasse brèche à votre réputation; mais l’est-il en revanche que vous m’ordonniez de vous quitter sans me donner aucune espérance de vous revoir jamais? un espoir quelconque, si éloigné qu’il puisse être...
— Dans l’état où sont les choses, interrompit Mme de Novion, dont la voix tremblait quelque peu, je ne puis m’engager à rien de positif; mais je vous proteste que si elles viennent à changer, si je me trouve libre de vous revoir, je m’y prêterai avec une vive joie, puisque, je vous le dis sans aucune honte, vous ne m’êtes pas indifférent...
Ses beaux yeux, tandis qu’elle prononçait ces derniers mots, faillirent laisser échapper quelques larmes, et, ne voulant pas que le marquis s’aperçût de son émotion, elle se leva pour s’en aller. M. de Fresne, agenouillé devant elle, avait saisi pour la retenir le bas de sa robe; mais, d’autant plus inexorable qu’elle se sentait moins sûre d’elle-même, Mme de Novion se dégagea et sortit sans qu’il lui fût possible de l’arrêter. Volontiers l’eût-il suivie, et jusque chez elle, sans la crainte qu’il avait de lui déplaire, et cette crainte même, il faut bien le dire, le rendit encore plus cher à celle qui la lui inspirait.
Mieux que jamais, à partir de ce jour, le beau-père de Mme de Novion la trouva invinciblement rebelle à ses vœux, et, désespérant du succès de ses obsessions, il essaya de se guérir en portant à d’autres les hommages dont elle ne voulait pas. Ce fut le temps où la belle Mme de Rupierre le vit se mettre en frais de galanterie. Il donna plusieurs fois au Mesnilmontant, chez M. Housset, qui lui prêtait sa maison, des fêtes dont elle fut l’héroïne; mais la dame, aimable et bien faite d’ailleurs, de plus fort portée à se divertir, n’en était pas moins au fond une personne de mérite et d’une vertu assez solide pour résister à de pareils assauts. Elle acceptait les plaisirs sans se croire obligée à trop de reconnaissance, et le président s’assura bientôt qu’il perdait sa peine. Comme il était de ceux à qui le rôle de souffre-douleur n’a jamais convenu, il porta ses hommages autre part, et choisit une personne dont il ne devait attendre aucun rebut. Mme *** ne lui marchanda pas longtemps la récompense de soins que nul autre ne songeait plus à lui rendre. Cette inclination, qui paraissait assez forte, n’empêcha pas le président de nouer et d’entretenir commerce avec plusieurs autres femmes de néant, et il s’y adonna de manière à devenir la risée de la ville entière. Mme la présidente de Novion, qui certes n’avait point le travers d’une jalousie tardive, mais qui souffrait de voir son mari mener une vie si peu conforme à sa condition, crut devoir se retirer, vers ce temps, dans une maison de campagne aux environs de Paris
Après une année ainsi consacrée à des fantaisies de tout ordre, le président s’en lassa, et, plus épris que jamais, plus importun et plus audacieux que par le passé, il inspira de telles craintes à sa belle-fille, qu’elle dut, malgré l’éclat d’une telle mesure, quitter l’hôtel de Novion, où la présence de la présidente ne la protégeait plus contre d’indignes tentatives, pour se retirer, elle aussi, dans une maison que Mme de Bercy, sa mère, habitait près de Vincennes. Son beau-père demeura convaincu, bien à tort, que ce parti lui avait été suggéré par M. de Fresne; il en rendit ce dernier responsable, et à compter de ce jour il ne garda plus vis-à-vis de lui aucune mesure, guettant et cherchant à faire naître l’occasion de le perdre sans retour.
Ici se présente un nouveau personnage, demeuré jusqu’à présent sur le second plan, et qui va se trouver tout à point sous la main du président pour l’aider en ses machinations funestes. Mme de Fresne était la fille du président du Tillet[9] et d’une femme discréditée par les désordres de sa conduite. Mmes d’Olonne, de Lyonne, de La Baume, de Gondran, la Marans de Mme de Sévigné, la Montglas de Bussy-Rabutin, mais surtout cette Bretonvilliers à qui l’ironie populaire avait décerné un surnom si outrageant pour M. de Paris, avaient, parait-il, une digne émule en Mme du Tillet. Sans être à beaucoup près aussi décriée que sa mère, la marquise de Fresne s’était exposée, par ses coups de tête, à plus d’un méchant propos, et son mari, qu’elle quittait à grand bruit trois ou quatre fois l’an sous les plus futiles prétextes, avait fini par l’abandonner presque entièrement à ses folles imaginations. En 1667, c’est-à-dire plusieurs années avant l’époque où le président se déclara ouvertement l’ennemi de M. de Fresne, ce magistrat et sa femme avaient exhorté d’un commun accord le marquis, admis alors dans leur commerce intime, à ne plus souffrir les équipées de son étrange moitié. M. de Fresne répugnait naturellement à des mesures de rigueur; mais, cédant à leurs conseils et usant de leur crédit, il prit le parti de la contraindre à se retirer dans un couvent. Le difficile était d’en trouver un qui consentît à l’admettre, vu la réputation qu’elle s’était faite plutôt par des extravagances marquées que par une conduite foncièrement répréhensible. Le nom de sa mère lui fermait aussi la porte des maisons les moins rigides. Les religieuses de Meulan s’en accommodèrent malgré tout moyennant une pension de quatre mille livres, dont l’énormité apaisa leurs scrupules. Il faut dire que peu de scrupules leur étaient permis, et qu’elles avaient fait tomber en fort médiocre estime la grande croix rouge de leur ordre. Il ne convient pas de s’appesantir sur tout ce qu’on a pu dire de ce couvent, et moins encore sur ce que Mme de Fresne put y commettre de graves inconséquences, ceci n’appartenant que très indirectement à notre récit. Le fait est qu’elle s’y trouvait encore trois années plus tard, lorsque le président et son complice d’Egvilly projetèrent de se servir d’elle pour recommencer leurs persécutions contre son mari. Elle n’eut pas de peine à se laisser persuader quand ces mécréans lui promirent de la soutenir, si elle formait en justice une demande en séparation de corps et de biens, qu’ils sauraient, disaient-ils, lui rendre particulièrement avantageuse. Mme du Tillet, digne d’entrer dans un complot pareil, se chargea d’aller en personne reprendre sa fille aux nonnes de Meulan, et la conduisit immédiatement à l’hospice de Charonne, couvent qui jouissait alors d’une renommée toute spéciale, mais peu enviable. Une fois là, d’Egvilly, admis à la voir en qualité de beau-frère, la fit agir et parler comme il convenait à ses projets. Le procès fut entamé à la grande surprise de M. de Fresne, qui venait justement de payer jusqu’à concurrence de trois cent mille livres les dettes posthumes du président du Tillet. Il ne fut pourtant pas longtemps à deviner d’où partait le coup, et, pour le parer autant qu’il était en lui, sollicita, par l’intermédiaire d’un ami commun, le désistement de sa femme. Celle-ci, tout aussi portée aux réconciliations qu’aux ruptures, prêta l’oreille aux avances qui lui étaient faites, et dès la première visite qu’elle reçut du marquis elle envoya chercher deux notaires, par-devant lesquels elle déclara et signa que toutes ses plaintes étaient sans fondement, et qu’elle avait été poussée, par les sollicitations de parens qu’elle ne voulait pas nommer, à formuler ces griefs chimériques. M. de Fresne avait-il cru devoir acheter ce désaveu solennel par quelque promesse de la recevoir en grâce? La chose n’est pas absolument improbable. En tout cas, il est certain que, sur la demande de la dame, il vint la reprendre pour l’emmener à Fresne, où ils passèrent huit mois ensemble sans aucune apparence de désaccord. Malheureusement il y reçut aussi le misérable d’Egvilly, qu’il ne voyait plus depuis quelque temps, mais qui vint solliciter une réconciliation indispensable à ses projets ultérieurs.
En effet, déçu par l’inconstante volonté de la marquise, il s’était promis, après lui avoir fait honte de sa défection, qu’il la ramènerait dans le camp des ennemis de son époux, et, en l’obsédant de ses plaintes, de ses promesses, — surtout en lui dénonçant ce qu’il appelait les torts du marquis, — il réussit à lui faire quitter une fois de plus son mari. Un oncle à elle, M. de La Cour des Bois, ennemi mortel de M. de Fresne, prêta son aide à ces nouvelles menées. Il fut convenu, d’accord avec le président, que, se dérobant de Fresne à l’insu de son mari, elle se retirerait chez des religieuses dont le couvent était à une demi-lieue du château, en se plaignant hautement d’avoir été forcée de s’échapper ainsi pour se soustraire à une odieuse séquestration. Ses complices se réservaient de la faire venir un peu plus tard à Paris, où elle serait mieux placée pour subir leur influence et recevoir leurs directions.
Ainsi dit, ainsi fait. Profitant de la parfaite indifférence avec laquelle M. de Fresne laissait sa femme agir comme elle l’entendait, d’Egvilly vint la chercher nuitamment, et, avec l’aide d’un valet de chambre qui s’était laissé gagner, il la conduisit d’abord au couvent en question, puis quelques jours plus tard dans la capitale, où fut solennellement repris le procès en séparation.
L’issue n’en était guère douteuse malgré les espérances que le président et d’Egvilly fondaient sur le fâcheux éclat qu’ils venaient de provoquer ainsi; mais un incident qu’ils firent naître quelques jours avant le prononcé de l’arrêt leur fournit l’occasion, longtemps attendue par eux, de substituer l’action secrète de l’autorité royale aux investigations publiques de la justice. D’Egvilly, qui gardait encore quelques dehors vis-à-vis de son frère, vint lui porter à signer un acte ayant pour objet d’enlever à leur mère la tutelle d’un frère cadet encore en état de minorité, pour faire passer cette tutelle aux mains de d’Egvilly. Comme ce dernier avait pu le prévoir, le marquis refusa nettement de souscrire à une si injuste requête, et son frère, qui n’attendait que ce prétexte de rupture, éclata tout aussitôt. — Je vois bien, lui dit-il devant cinq ou six témoins amenés tout exprès, que vous êtes dans l’intérêt de notre mère; il y a longtemps, quant à moi, que je suis dans ceux de votre femme. Je l’ai tu jusqu’ici en vue de certaines considérations; mais je trouve bon de ne plus vous le laisser ignorer, en vous annonçant que je la servirai de tout mon pouvoir.
— Ne croyez pas, repartit M. de Fresne, que vous m’appreniez rien de bien nouveau. Ce qui me surprend toutefois, c’est que vous soyez assez malavisé pour venir chez moi me braver en face. Si je n’étais plus sage que vous, cette impertinence vous coûterait cher, mais je me bornerai à vous prier de ne pas mettre ma patience à une seconde épreuve.
D’Egvilly partit de là, — non sans quelques autres propos outrageans, — pour aller se plaindre au président des atroces menaces que lui avait adressées, disait-il, son frère aîné. L’occasion était trouvée et trouvée au moment propice. Novion, qui venait de rendre quelques obscurs services à un homme fort accrédité près du roi, dressa, d’accord avec son digne allié, une plainte calomnieuse dont le grand personnage en question consentit à se porter garant, et à laquelle ils en joignirent une autre, signée de Mme de Fresne. Ainsi fut obtenu, non sans quelque difficulté, l’ordre d’emprisonner le marquis. Dès le lendemain à six heures du matin, un exempt de police, stylé par d’Egvilly, vint surprendre le malheureux dans son lit, apposa les scellés sur tous ses papiers (mesure dictée par le désir qu’avait le président de saisir, pour en user ensuite à sa guise, les lettres de sa belle-fille), et sans même lui laisser le temps de passer ses habits, en robe de chambre, tel qu’il se trouvait, on le jeta dans un carrosse qui le transporta jusqu’au seuil de la citadelle d’Amiens.
En y entrant, le prisonnier ne savait encore ni pourquoi on l’avait arrêté ni le nom de ses dénonciateurs, et il ne fut éclairé (sur ce dernier point seulement) qu’après quelques jours. Il apprit en même temps que sa mère était allée vainement solliciter pour lui la clémence du souverain. Ceci se passait au commencement de l’année 1671. Près de trente années de règne et le prestige de sa puissance incontestée avaient endurci, enivré le jeune monarque. Il était alors fort occupé des états de Hollande; Lyonne se mourait, et la fortune de Louvois allait grandir sur les ruines de Colbert épuisé. La guerre était dans l’air, c’est-à-dire dans le cœur du prince. Avait-il donc une minute à donner aux lamentations d’une pauvre mère éplorée qui venait lui redemander son fils? Elle ne put même arriver jusqu’à lui, les ennemis du marquis s’étant arrangés pour lui fermer l’accès du cabinet royal. Cependant ils ne se sentaient pas encore tout à fait vainqueurs, et leur victime terrassée les inquiétait par momens; aussi représentèrent-ils à Louis XIV abusé que le marquis avait voulu violer ses ordres en s’évadant de la citadelle d’Amiens, et sous ce prétexte ils obtinrent sa translation à l’autre extrémité du royaume, dans la forteresse de Pierre-Encise. Il y entra le 26 du mois d’avril, et voici dans quels termes, quatorze mois plus tard (juin 1672), il sollicitait la compassion de ses amis : « Il ne faut pas à mon malheur une moindre consolation que celle dont je suis gratifié par vos lettres, écrivait-il à l’un d’eux, — le même par parenthèse qui allait justement rédiger ses Mémoires justificatifs, — car, je vous l’avoue, ma douleur est au dernier point, et je souhaite la mort mille fois le jour, comme si c’était un chemin à quelque meilleure vie. Je passe les nuits sans fermer les yeux, les jours sans les ouvrir, et si l’accablement où je suis me procure parfois un quart d’heure de sommeil, ce n’est que pour m’offrir l’image désespérante de ma mauvaise fortune. Si quelque chose m’a fait supporter mon déplaisir jusqu’à cette heure, c’est la créance que j’ai eue d’en mourir de jour en jour, et l’envie que j’en avais ne marque point un grand courage, puisque, dans l’extrémité où mes ennemis m’ont réduit par leurs impostures, il faut moins de résolution pour affronter le trépas que pour souhaiter de vivre encore. »
Il insiste ensuite sur le néant des espérances qu’on lui donne, et auxquelles son découragement profond ne lui permet pas de se rattacher.
Ces espérances furent-elles déçues? L’oublia-t-on dans ces affreux cachots où quelques semaines après la date de la lettre qu’on vient de lire Mme de Sévigné vint, en fidèle amie, visiter et consoler le malheureux Fouquet? Mais, grand Dieu! qu’elle parle sommairement de leur entrevue! — Il est vrai que le secret des lettres n’était pas dans ce temps-là, comme de nos jours, chose sacro-sainte. — Néanmoins il y a quelque chose d’étrange dans les lignes suivantes, datées de Lyon le 27 juillet 1672 : « Hier soir, il se noya un de mes chevaux à l’abreuvoir, de sorte que je n’en ai plus que cinq. Je vous ferai honte, mais ce n’est pas ma faute. On me fait des complimens sur cette perte; je la soutiens en grande âme... J’ai fait la paix avec M. de Rochebonne, j’ai reçu Mme de Senneterre, j’ai été à Pierre-Encise voir F..., prisonnier ; je vais aujourd’hui voir le cabinet de M... et ses antiquailles... Ah! quelle joie d’aller à vous, ma belle comtesse!... »
Pas une syllabe de plus. Ceci fait réfléchir, et on se demande ce que faisait en ce moment-là même Mme de Novion. Gardait-elle au captif écrasé pour l’amour d’elle un souvenir plus tendre, une constance plus passionnée? Nous l’ignorons, et qui le saura jamais? Trente ans avaient pu s’accumuler sur sa tête, lorsqu’en 1702 le récit de ses anciennes amours circula furtivement dans le monde. Ni l’éditeur (très probablement il ne vivait plus), ni le libraire, qui déclarait ne connaître aucun des personnages du drame, n’a jugé à propos de nous rien apprendre à ce sujet. Ce dernier s’explique fort lestement sur l’origine de sa publication. « Après la mort de Mme de..., dit-il dans une note au lecteur, le manuscrit de ces Mémoires m’a été remis par un de ses domestiques, et comme l’auteur m’est inconnu, comme je ne lui dois par conséquent à aucun titre la considération, que Mme de... lui a gardée jusqu’au bout, de ne point les faire paraître, en ayant été priée par lui, je n’ai point balancé à les mettre sous la presse. »
Honnête libraire! et combien il a dû s’estimer heureux de n’avoir rien à démêler avec Novion l’ancien, le redoutable magistrat qui de 1678 à 1689 avait gouverné le parlement! Dans quel cachot celui-ci n’aurait-il pas envoyé languir l’indiscret révélateur de ses faiblesses intimes! Mais il était mort plein de jours depuis plus de neuf ans. Quant à son petit-fils, le futur premier président de 1723, il ne dut pas même se douter, jeune homme encore obscur et déjà « sauvage, » qu’on se glissait sous le manteau des récits quelque peu attentatoires au respect du nom paternel. L’abbé de Novion, devenu évêque d’Évreux, vivait encore; le fils de Mme de Novion commandait un régiment du roi : l’affaire, après tout, les concernait plus directement que lui.
Et maintenant, au terme de notre récit, sans que nous sachions trop pourquoi, Mlle de *** nous revient en tête. On se la figure volontiers, après le désastre de son cher marquis, vouée aux regrets et aux larmes, peut-être même reprochant à Mme de Novion de ne pas garder assez présente à l’esprit l’image du désolé prisonnier, et, qui sait? de s’être pour la troisième fois réconciliée à tous risques et périls avec le tenace, l’implacable, l’inexorable beau-père dont le sort l’avait pourvue.
E.-D. FORGUES.
- ↑ Cet étrange magistrat ne resta pas longtemps en place et donna lui-même sa démission après quelques mois d’exercice. Il était conseiller dès 1680 et maître des requêtes en 1687.
- ↑ André Potier, marquis de Novion, seigneur de Grignon et d’Orches, conseiller en 1657, avocat-général en 1663, mort en 1677 et enterré aux Saints-Innocens.
- ↑ Catherine-Anne Malon de Bercy, fille du doyen des maîtres des requêtes et de Françoise Berthelin.
- ↑ C’est un petit volume publié à Paris en 1702, chez Pierre Gendron, à l’enseigne du Bon Corsaire. L’éditeur réel ou supposé, M. de ***, pressé par une dame de Rouen qui veut absolument connaître les secrets motifs de la disgrâce du marquis de Fresne, lui fait passer, avec la permission de ce dernier, quelques renseignemens authentiques à ce qu’il affirme) sur les événemens qui ont précédé et causé la captivité de cet infortuné, détenu depuis quinze mois dans une prison d’état : — Mémoires pour servir à l’histoire du marquis de Fresne, voilà le titre placé sur la première page.
- ↑ Le second fils de Mme de Novion, colonel du régiment de Bretagne, vivait encore en 1702. Le père Anselme nous apprend qu’il mourut subitement à Paris le 1er mars 1707, à l’âge de quarante et un ans. Il était donc né vers 1666, c’est-à-dire vers l’époque où se place approximativement le début de notre récit.
- ↑ Jacques Potier. Il fut évêque de Sisteron en 1677 et de Fréjus en 1680; puis le siège d’Évreux venant à vaquer avant l’obtention des bulles, il en fut pourvu l’année suivante. Il mourut en 1709, âgé de soixante-deux ans.
- ↑ Claude Potier, chevalier de Malte en 1665, capitaine de chevau-légers en 1667.
- ↑ Il fut reçu en 1684, et en 1684 l’Académie française l’avait pour directeur quand éclata le fameux débat soulevé par les indiscrétions de Furetière. M. Walckenaer nous apprend (Vie de la Fontaine, liv. V, p. 418) que M. de Novion se déclara formellement contre Furetière, bien qu’il lui portât un vif intérêt.
- ↑ On peut noter dans les généalogies plus d’une alliance commune aux du Tillet et aux d’Aguesseau.