Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/09

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 802-831).


IX
LES DERNIÈRES ANNÉES ET LA MORT DE M. NECKER


I

M. Necker était tombé malade le 30 mars. Il mourut le 9 avril. Aussi longtemps que ses forces le lui permirent, et presque jusqu’à la veille de sa mort, il continua d’adresser à sa fille, par chaque courrier, des lettres où l’expression d’une tendresse non moins profonde que celle qu’elle lui portait, alternait avec les nouvelles et les bruits de Paris ou de Genève que, pour satisfaire à l’ardente curiosité de Mme de Staël, il ne cessait de lui transmettre. De ces lettres j’extrairai ces derniers fragmens qui achèveront de faire connaître l’homme privé et lui vaudront peut-être quelque retour d’une sympathie et d’une estime que les injustes violences des partis extrêmes ont enlevées à l’homme public.

Genève, 3 mars.

Je n’ai pas pu recevoir une nouvelle lettre de toi depuis le dernier courrier. Je n’ai pas pu relire encore celle du 23 février au moment où une lettre de moi fit cesser tes inquiétudes. Cette lettre m’a trop ému ; je la reprendrai incessamment.

Tu es peut-être à l’heure qu’il est bien près de Berlin et je détourne de toi et de moi toute idée triste. Il me semble que c’est un moyen de te faire mieux jouir de ta nouvelle position, et j’espère que tout ira bien. Ah ! comme je le désire !

Ma santé va de mieux en mieux ; je n’ai plus trace de rhume et mes nuits se rapprochent de l’état naturel. Ce serait bien le moment de te gronder un peu sur tes alarmes exagérées, mais je ne veux rien faire de tout cela par écrit. Dis mille choses tendres pour moi au bon Auguste. Ce que tu me dis de sa petite sœur prise comme un augure est charmant.


Mars, sans date.

On vient de m’apporter ton portrait, je l’ai bien regardé et je le regarderai[1]. Mme Rilliet crie : Parfait, parfait, pour la ressemblance, et moi je trouve qu’on me l’a un peu gâté et qu’on a substitué, je ne sais comment, une teinte mélancolique à l’air animé qu’il avait.

Je crois bien en effet, pauvre petite, que tu aurais eu trop à faire si l’on t’avait eue à sa disposition pendant le carnaval. Ces grands plaisirs d’ailleurs ont leur monotonie comme les autres. Enfin le début est si beau que j’ai peur des rabais si communs dans la vie, mais c’est trop tôt que ce retour à la tristesse dont ton post-scriptum, en revenant du bal, donne le soupçon. Combien de choses nouvelles seront entrées dans ta tête pendant ce voyage d’Allemagne ! Je regrette bien d’avoir si peu voyagé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On ne se contient pas à Genève sur le procès et le jugement du duc d’Enghien. On ne sait pas encore dans ce moment si la sentence a été exécutée. On doit être bien scandalisé en Europe des instructions données par le gouvernement d’Angleterre à son ministre à Munich[2]. On se demande aussi comment tous ces écrits ont passé entre les mains du gouvernement de France et l’on croit qu’aujourd’hui comme autrefois il y a en Allemagne des directeurs de poste gagnés. Le duc d’Enghien efface dans ce moment tous les autres intérêts. M. Nat ( ?), dans son ardeur, voulait, je ne sais pourquoi, t’écrire sur ce sujet ; je l’en ai empêché en lui disant positivement que tu ne te mêlais plus de politique.

Adieu, ma chère Minette. Redouble de circonspection de tous les genres avec les grands personnages qui feront ta société. Il n’y a point avec eux de (mot illisible) sans bruit. Adieu.

Mardi, 27 mars.

J’ai reçu, chère amie, avec un bien grand plaisir tes deux premières lettres de Berlin du 10 et du 14. On ne pouvait rien demander de plus en accueil et en distinctions. Tout cela est bon à communiquer aux amis et aux ennemis et j’agis, j’agirai pour ma part dans ce sens. Je, ne vois que des gens à qui cela fait plaisir et ils m’ont paru enchantés de ta réponse à un aimable compliment.

Pardon si l’on te parle d’une ressemblance avec moi. C’est bien bête et de plus très faux. Que M. Townsend, que je me rappelle fort bien avoir vu à Berne, ait changé de visage tant qu’il voudra, le tien est resté le même.

Toutes les arrestations ne sont pas sorties d’un certain cercle, et même, elles ne consistent en aucune personne connue, excepté celles nommées dans les gazettes. Les autres incarcérés sont des hommes ou tarés ou obscurs. On prétend que successivement il en est venu jusqu’à six cents d’Angleterre. On a pu les compter à mesure qu’ils arrivaient, car le complot était suivi dès l’Angleterre à la faveur de la vigilance merveilleuse du Consul. On dit, mais ceci ne me semble pas également positif, que M. d’Enghien était un homme principal dans la conspiration. Il est sûr, comme tu l’auras appris, qu’il a été arrêté à Ettenheim, avec toutes les personnes qui étaient chez lui. On croyait y trouver Dumouriez, mais il n’y était pas. On persiste à croire qu’il est ou qu’il a été en France. Mais il y a, ce me semble, incertitude. Les deux personnes qui donnent le plus de renseignemens sont les deux jeunes Polignac.

Les infortunés ne sont point effrayés, dit-on, mais c’est par légèreté. Real[3] leur disait : « Si vous n’aviez aucune réserve et que vous fissiez connaître sans interruption tout ce que vous savez, on ne serait pas obligé de vous faire venir ainsi souvent chez moi accompagnés de gendarmes, ce qui doit vous être désagréable. — Point du tout, Monsieur le Conseiller ; nous nous ennuyons beaucoup dans la prison où nous sommes et nous sommes fort aises de venir vous voir. » Et en parlant des regrets qu’ils ont eus de s’être engagés dans cette affaire quand ils l’ont vue si mal organisée, ils ont dit : « Si nous avions prévu tout cela, nous nous en serions retournés tout de suite et nous vous aurions dit en nous en allant : Régnez sur ces rivages. » On croit voir à ces récits la scène de Châteauvieux faisant l’émigré, mais on finit par de la tristesse et par de sombres réflexions générales, en songeant que ces jeunes gens encore ainsi confians sont néanmoins dans une situation bien critique. Il est très certain que Moreau a écrit une lettre de regret et qu’il demande au Consul de ne pas le faire comparaître devant un tribunal. Le Consul lui a répondu que s’il avait reçu sa lettre dix jours plus tôt, il aurait obtempéré à sa requête, mais qu’il était trop tard. Cette lettre de Moreau sera, dit-on, jointe à la procédure.

Il sera donc jugé et il y aura preuve, dit-on, de ses entretiens avec Georges et Pichegru. On croit que, s’il était condamné capitalement, le Consul exercerait envers lui son droit de grâce. Quelle situation pour un homme tel que Moreau et dans quel précipice il s’est laissé jeter ! Tout était bête et archibête dans ce complot. C’est le résultat évident de ce qu’on apprend.

Pichegru a été livré pour 50 000 écus par l’ami qui l’avait retiré chez lui. Il a donné la nuit la clef de sa chambre à la police et six hommes vigoureux sont entrés inopinément et, quoiqu’ils se soient jetés à l’improviste sur Pichegru, il s’est défendu comme un lion.

Il y a, comme il est juste, un intérêt général pour le Consul, pour ce gardien du repos public. On prétend que, lors même que, pour le malheur de la France, les conspirateurs auraient réussi dans leur funeste projet d’enlèvement ou d’assassinat, ils n’auraient rien obtenu pour leur but principal et que Cambacérès avec les 20 000 hommes qui sont à Paris aurait soutenu un gouvernement absolument étranger à la famille royale et qu’il n’y a en général aucune chance possible pour ce qu’on appelle la contre-révolution et cette opinion me paraît appuyée de beaucoup de détails. Il me paraît hors de doute que le gouvernement anglais avait connaissance de tout le complot et il l’a sanctionné au moins par de l’argent. Qu’il est bête, ce gouvernement ! C’est le moins qu’on puisse dire. L’affaire de la descente n’est pas abandonnée, il s’en faut bien, et ce qu’on dit des préparatifs est merveille et fait un honneur infini au génie de Bonaparte. On assure que la Russie ne veut pas qu’on envahisse l’Angleterre, mais le gouvernement français pourrait aller si vite qu’aucune opposition ne fût de saison. Au reste, il y a une chance de paix sous un nouveau règne, s’il est ouvert en Angleterre comme l’état du Roi le rend probable. On dit que Nelson sera pris pour dupe dans les mouvemens de la flotte de Toulon et, en général, c’est beaucoup la destinée des Anglais quand ils disputent avec le maître à tous, l’habile Consul.

On fait courir le bruit que Acton, le premier ministre de Naples, a été arrêté au nom de la France et on va plus loin encore dans tous les propos vagues que l’on répand. Que de troubles encore en Europe ! La sagesse de la cour de Berlin dont tu es déjà frappée lui fera prendre, je n’en doute point, le meilleur parti au milieu de l’orage. On parle d’alliance entre elle et la France, mais je ne veux pas que tu m’en parles par conjecture, car il faut que tu te tiennes à l’écart de tout intérêt politique et que tu vives de tes goûts d’esprit.

Tu fais un magnifique portrait de la Reine et qui répond & sa réputation. Je suis fort aise que tu l’as louée beaucoup ainsi que le Roi, c’est une des meilleures preuves que tu es contente de leur accueil.

Je ne puis écrire plus longtemps ; à un autre courrier le reste.

Cette lettre, plus longue que ses lettres ordinaires, est la dernière que M. Necker ait écrite en pleine possession de ses facultés. On l’y retrouve bien tel qu’il était, affectueux, judicieux, mesuré dans l’expression de ses sentimens et équitable dans ses jugemens. L’exécution du duc d’Enghien lui avait causé une profonde horreur. « Comment aller vers ce sang ? » écrivait-il dans une autre lettre à propos du dessein qu’avait formé Benjamin Constant de se rendre à Paris. Mais on aura remarqué l’admiration avec laquelle il continue à parler du Premier Consul, malgré les griefs qu’il aurait été en droit de concevoir depuis l’exil de sa fille, et la sévérité avec laquelle il juge les entreprises tentées contre celui qu’il continuait à considérer comme l’homme nécessaire. Avant de raconter comment il a reçu la mort, je voudrais montrer de quel œil il envisageait à l’avance le redoutable passage, et comment il s’y était préparé.


II

M. Necker était de nature profondément religieuse. Il avait été entretenu dans ces sentimens par sa femme, fille d’un pasteur vaudois. Tous deux étaient chrétiens d’éducation et de sentiment, mais leur piété prenait surtout la forme d’un déisme attendri, et leurs prières s’adressaient moins fréquemment au Christ qu’à Dieu lui-même. De même, leur langue religieuse s’inspirait davantage de la Bible que de l’Évangile. Dans les prières que j’ai retrouvées dans les papiers de Mme Necker et dont j’ai publié quelques-unes, prières très belles, très ardentes, très pathétiques même, le nom du Christ n’est pas une seule fois prononcé[4]. Les œuvres religieuses de M. Necker, car ce financier, ce ministre de l’ancien régime a laissé des œuvres religieuses, présentent le même caractère. Dans l’intervalle de ses deux ministères, il avait composé un ouvrage de philosophie. Il avait songé d’abord à lui donner pour titre : De t existence de Dieu. Puis il avait réfléchi qu’il était préférable de l’intituler : De l’importance des idées religieuses, trouvant « que ce titre se rapprochait plus de ses premières occupations et semblait indiquer les vues d’un homme d’État. » « Il faut donc, ajoutait avec indignation Germaine Necker dans son Journal de jeunesse[5], obtenir des hommes la permission de les entretenir de l’éternité en leur parlant du présent, et ils appelleraient vain et inutile tout ce qui n’aurait que l’âme et l’immortalité pour objet. » Cet ouvrage, qui allait à l’encontre des idées philosophiques du temps, avait eu peu de succès.

Dans sa retraite de Coppet, M. Necker était revenu aux études philosophiques et religieuses, et il y avait consacré une partie de son temps. Une partie seulement, car, durant les premières années, son âme n’était pas assez apaisée. Il avait conservé un assez vif ressentiment de l’ingratitude dont, à son sens, il avait été victime, et il s’était appliqué tout d’abord dans un ouvrage intitulé : De l’administration de M. Necker par lui-même, à défendre les actes de son ministère, non sans diriger même d’assez vives critiques contre ceux qui l’avaient combattu ou mal soutenu. Souvent j’ai été étonné que ceux qui mènent une si vive campagne contre le mouvement de 89 n’aient pas tiré plus souvent argument de cet ouvrage de M. Necker, car nulle part on ne trouverait une critique plus acerbe de l’œuvre de la Constituante. Il ne se désintéressait pas non plus de ces questions de finance et d’administration qui avaient tenu une si grande place dans ses préoccupations, et il leur consacrait plusieurs ouvrages, entre autres celui qu’il a intitulé : Dernières vues de politique et de finances, et qui n’était pas, on se le rappelle, sans avoir quelque peu contribué à la disgrâce de Mm" de Staël. C’est qu’il ne pouvait pas non plus se désintéresser complètement du pays qu’il s’était efforcé de servir, auquel il était demeuré attaché et où il savait que sa fille désirait vivre. Cependant, des pensées plus graves avaient repris empire sur lui et il avait publié en 1800, en deux volumes, un Cours de morale religieuse.

Dans la préface de ces deux volumes, M. Necker indique le point de vue auquel il s’est placé pour les écrire. C’est à la France surtout qu’il a pensé, car « les idées religieuses, un des premiers élémens de l’harmonie sociale, sont peut-être plus nécessaires à cette nation qu’à tout autre peuple. » Rien ne manque à cette nation dont il fait un magnifique et en même temps judicieux éloge. La nature lui a prodigué tous les dons : riche sol, beau climat, air suave et tempéré, situation au centre de l’Europe et en même temps communication avec les extrémités du monde à la faveur des mers qui baignent ses rivages. Elle lui a prodigué en même temps « les richesses du domaine moral : esprit inventif, pénétrant, animé ; la patience unie au courage, l’oubli si prompt après les peines, et, en modèle aux autres peuples, toutes les parures de la grâce et de l’imagination. » Mais la religion lui est plus nécessaire qu’à tout autre peuple pour contenir son ardeur, régler ses mouvemens, et, les autorités anciennes devant lesquelles elle avait l’habitude de s’incliner ayant disparu, la religion demeure la seule à laquelle elle puisse obéir.

L’ouvrage lui-même est un recueil de discours ou plutôt de véritables sermons. M. Necker dit en effet dans la préface qu’il avait supposé, « par une fiction permise, qu’un pasteur d’un âge avancé prononçait les discours dont cet ouvrage formait la réunion. » Poussant la fiction jusqu’au bout, il allait jusqu’à imaginer qu’un de ces sermons, celui sur l’amour conjugal, était prononcé par lui-même dans le temple de Coppet dont il suivait régulièrement les exercices[6]. Chaque discours, — il y en a vingt-huit, — a pour sujet un point de morale, mais est précédé d’un texte approprié. La plupart de ces textes sont tirés de la Bible dont on sent que M. Necker avait fait une lecture approfondie, car des citations non seulement des Psaumes, mais du Pentateuque ou des Livres Sapientiaux, entre autres de l’Ecclésiaste, y reviennent continuellement. Très peu de textes sont tirés de l’Evangile, bien que l’un des derniers discours, qui est en quelque sorte la conclusion des précédens, soit consacré à l’exaltation de la religion chrétienne. Inutile de dire que ces discours, ces sermons plutôt, inspiraient à Mme de Staël une profonde admiration. Elle y voyait le plus puissant des réconforts contre les épreuves de la vie. Lorsque Christin, ce jeune Neuchâtelois auquel elle s’était intéressée, fut arbitrairement emprisonné par l’ordre du Premier Consul, elle lui fit parvenir le Cours de Morale religieuse, comme on ferait parvenir à un prisonnier la Bible ou l’Évangile, et Christin la remerciait en ces termes : « Le respect que m’inspire son auteur, la belle âme qui a dicté les discours et le style enchanteur de tout ce qui sort de cette plume vraiment unique m’assurent que ce livre va être pour moi une source de consolation et de plaisir[7]. »

Sans partager l’admiration un peu excessive de Mme de Staël, il faut reconnaître qu’il y a dans ces discours d’assez belles choses. La langue en est un peu pompeuse, défaut qui d’ailleurs était celui du temps, mais certains passages ne manquent ni d’éloquence ni d’élévation. Je citerai, en particulier, celui-ci tiré d’un discours sur la mort dont le texte est emprunté à l’Ecclésiaste : « La vie n’a point de défense, quand il faut aller au tombeau. »

La mort !… La mort !… Quel nom je viens de vous prononcer ! La mort !… Tout fuit, tout disparaît devant elle. Quelle image sombre et terrible je vais offrir à votre pensée ! Le printemps a coloré nos campagnes, la terre s’est parée d’un éclat nouveau ; les fleurs, les plantes, les arbrisseaux, nos jardins, nos prairies, tout s’anime, tout s’embellit. La mort !… Et vous ne verrez plus un si beau spectacle ; et vous n’assisterez plus au retour solennel des magnificences de la nature !

Le mouvement continuel du monde social attire vos regards, irrite votre curiosité ; vous y réussissez par les différentes prétentions de l’orgueil ou de la vanité ; vous faites du plus petit intérêt une grande inquiétude, du plus faible désir une forte passion ; vous êtes enfin dans tout le sérieux de la vie. La mort !… Et ce monde, avec qui vous croyez avoir fait une alliance éternelle, ne sera rien pour vous, comme vous ne serez rien pour lui ; et pas un grain de votre poussière ne s’animera aux mots d’ambition, de succès, de gloire ou de célébrité, à ces mots, qui, hier encore, exaltaient votre sentiment, faisaient bondir toutes vos pensées. La mort !… Et vous serez un corps glacé, sans action et sans parole, et que l’immensité des sables de la terre appelle et revendique.

Hélas ! et qu’elle est surtout effrayante, cette dernière perspective ! Les plus doux liens, les plus tendres affections vous rendent heureux ; et votre cœur palpite aux noms si puissans de père ou de mère, d’épouse ou d’époux, de fils ou de frère ; vous croyez qu’avec des sentimens si vifs, si continuels, et qui placent votre vie hors de vous, aucune fin, aucune interruption n’est possible. La mort !… L’inexorable mort !… Et vous n’entendrez pas même les cris de douleur, les plaintes lamentables des amis que vous aurez quittés, et qui vous redemandent, vous appellent en vain. 0 mort Ile roi des épouvantemens, que vous avez été bien nommée ! Dieu de bonté, Dieu d’espérance ! ah ! nous vous chercherons ! Pourrions-nous, sans vous, sans vos consolations, regarder l’avenir[8] ?

Des ouvrages de longue haleine n’occupaient pas seulement le temps de M. Necker. Il avait encore pris l’habitude, dans les deux dernières années de sa vie, de jeter sur le papier des pensées que lui suggéraient les sujets les plus divers. Ainsi faisait également Mme Necker, et après la mort de sa femme, M. Necker s’était fait un devoir de joindre, aux trois volumes de Mélanges qu’il avait publiés, un certain nombre de ces pensées, non sans encourir quelques railleries pour n’en avoir pas retranché quelques-unes, où l’amour conjugal de Mme Necker se traduisait en termes trop expressifs. Ce que M. Necker avait fait pour sa femme, Mme de Staël le fit pour son père, non sans encourir le même reproche, car elle inséra, dans le recueil de Pensées qu’elle fit paraître, très peu de temps après la mort de M. Necker, quelques éloges que son père avait faits d’elle. Pour s’en excuser, elle avouait que de rien sur cette terre elle ne tirait autant d’orgueil que de ces éloges paternels. Parmi ces pensées, il en est qui ne laissent pas que d’être assez profondes. On y sent l’expérience de l’homme un peu désabusé des hommes, revenu du respect que lui inspirait autrefois l’opinion publique depuis qu’il l’avait vue s’égarer jusqu’au crime, ayant conservé en dedans de soi des sentimens toujours aussi vifs, mais souffrant de l’impuissance de l’âge à les traduire en action ou même à les exprimer. Quelques pensées sur la vieillesse ne sont pas sans une certaine vérité mélancolique.

Les vieillards mènent une vie pénible lorsqu’ils sont encore en état de tout apprécier, de tout sentir. La haute perspective de l’avenir ne leur appartient plus, et, quand ils veulent parler du passé, on ne les écoute guère ; chacun court vers les combats du monde d’où ils reviennent ; c’est beaucoup quand on les salue en passant.

Les pauvres vieillards ! Ce qu’ils savent le plus tard, c’est qu’ils doivent employer discrètement, même avec leurs enfans, les expressions caressantes, les mots de tendresse. Je doute que ce langage leur aille bien avec personne. Je vous aime est une parole éthérée, une parole du ciel et qui exige sur la terre tout l’accompagnement de la beauté et toute la parure du jeune âge[9].

M. Necker revient sur cette question des rapports entre les enfans et les parens dans une autre pensée qui a pour sujet les seconds mariages. En principe, il les conseille aux femmes, car elles ont besoin d’un soutien ; aux hommes, car ils ont besoin d’un confident, et il continue :

Les enfans remplissent votre vie, mais de l’amour que vous avez pour eux. Vous ne voudriez pas les occuper de vos peines secrètes, les ennuyer de vos angoisses morales et physiques. Ce n’est pas à eux de vous donner du courage ; ce n’est pas à eux de vous avertir qu’il est déjà tard pour vous aimer encore. Il y aurait un renversement d’ordre, un manque de convenance, un défaut de goût du moins à en faire des compagnons de votre vieil âge, à les associer a votre pauvre histoire. Il faut d’autres liens, il faut un autre amour pour trouver du charme dans la faiblesse de l’objet qu’on aime.

Il reconnaît cependant que ce conseil ne saurait convenir à certaines personnes, et, par un retour évident sur lui-même, il termine ainsi :

Si votre premier allié dans la vie remplit votre souvenir, si vous l’avez aimé d’un sentiment qui ne s’éteint jamais, un nouveau lien est impossible. Ne le reconnaitriez-vous pas, cet autel où l’on vous demanderait de poser une seconde fois la main, et ce regard si doux, si tendre et si malheureux, ce regard qui vous a été jeté en passant dans les bras de la mort, vous a-t-il dégagé de votre foi ? Vous a-t-il annoncé que vous étiez libre ? Et quel présent feriez-vous à une âme sensible qui voudrait être aimée comme elle vous aimerait ? Non ! non ! Vivez d’amour encore, mais que le même souvenir fasse à lui seul le sort de votre vie.

Je détacherai encore cette pensée dont le ton et l’inspiration passionnée ne sont pas en accord avec la placidité qu’on prête volontiers à M. Necker. Elle a pour titre : Un Dieu jaloux.

Le souverain bienfaiteur des hommes n’est pas un Dieu jaloux, puisqu’il a introduit dans le monde un sentiment plus fort que la reconnaissance : l’amour.

Un assez grand nombre des pensées de M. Necker, et je suppose que ce sont les dernières, ont la mort pour objet. Il avait dépassé soixante-dix ans, c’est-à-dire l’âge à partir duquel on devrait vivre dans une étroite familiarité avec cette idée, car les années qu’on passe sur la terre ne sont plus que des années de grâce. Il envisageait la mort avec un mélange d’effroi et d’espérance dont l’expression est parfois assez forte et émouvante :

Ne badinons pas sur la mort ; nous ne la connaissons pas, tant la vie est une forte distraction, mais quand elle demande à vous voir, à vous parler en tête à tête, quand elle prend jour avec vous pour la suivre dans les ténèbres, quand elle vous dit de venir et qu’elle ne répond à aucune de vos questions, quel trouble alors doit s’emparer de vous ! Lueurs de la religion, lueurs consolantes, vous apparaissez, et tout va changer.

Un des morceaux les plus longs que Mme de Staël ait recueillis dans les pensées de M. Necker a pour titre : Vade-mecam religieux. L’inspiration en est élevée et la forme n’est pas sans beauté. Ce Vade-mecum se termine par une effusion chrétienne, assez rare sous la plume de M. Necker :

Ô Jésus, puissant même par votre seule sagesse ! quel spectacle miraculeux vous présentiez au monde, par cette religion où le langage de la bonté parfaite, ce langage, en apparence sur les limites de la faiblesse, a néanmoins subjugué la terre, résiste encore aujourd’hui aux cris tumultueux de nos hordes féroces, et fera taire ces cris au moment déjà désigné par la Sagesse divine ! Ô notre Seigneur ! quel spectacle miraculeux vous avez offert au monde, lorsque vous prépariez la soumission des esprits et la sainte ardeur de la foi, en prêchant une religion toute de paix et de charité ! Quel spectacle miraculeux vous avez offert au monde, lorsque, sans combat, sans armes, sans pompe et sans char de triomphe, vous avez fait plus que des conquêrans, lorsque des paroles, à jamais remarquables par leur simplicité, ont suffi pour transmettre votre gloire aux âges les plus reculés, et lorsque, loin de tracer votre nom en lettres de sang sur un champ de bataille, vous avez vu venir la mort sans faste, sans murmure, sans vouloir associer personne aux douleurs de votre généreux sacrifice. Ah ! sans doute, entre les diverses paroles de Jésus-Christ avançant vers le terme de sa carrière mortelle, celles-ci retentissent encore dans tous les cœurs sensibles : « Maintenant, disait-il en élevant ses regards vers le ciel ; maintenant mon âme est troublée. Voilà, mon heure est venue. 0 mon père I éloignez, s’il se peut, cette coupe de moi ; mais que votre volonté soit faite et non pas la mienne. » O Jésus, votre âme fut troublée ! Elle le fut à l’approche d’une fin cruelle, et qui devait sceller vos touchantes promesses et vos sublimes instructions. Votre âme fut troublée ! Elle le fut pour la cause des hommes, et c’est pour eux, pour nous, que vous avez souffert. Ah ! pourrons-nous ici rappeler sans émotion les paroles et l’application de notre texte : « Ils m’ont haï sans cause. »

Le morceau se termine par ces considérations sur la mort :

C’est une grande circonstance pour l’homme, que le moment où il voit distinctement les approches de la mort, où nul autre spectacle ne lui offre une distraction, où nulle autre pensée ne l’occupe. Et ce n’est plus alors la mort dont il avait entendu parler du temps de ses forces ; ce n’est plus cette mort fastueuse peinte par les poètes dans nos tragédies, ni cette mort de gloire ou d’ivresse que les cris de guerre et le bruit des tambours accompagnent ; ce n’est plus enfin la mort, lorsqu’elle faisait encore partie du roman de la vie, c’est la mort dans son isolement, la mort au milieu de ses ténèbres, au milieu du silence et de l’oubli ; un adieu terrible à ce qu’on aime, et avec un sentiment profond, une voix qui ne peut rien exprimer, une main qui ne peut plus bénir. O mon Dieu ! faites paraître une lueur consolante au-delà de ce sombre tableau. Est-elle le prix de la foi ? nous la demandons telle qu’il la faut pour vous plaire. Hélas ! il est bien vrai, c’est vous seul que nous devions servir ; mais tant d’objets que vous nous aviez donnés à aimer, tant d’intérêts variés qui nous ont distraits dès nos premiers pas dans le monde, dès les commencemens de notre voyage, et notre raison si faible d’abord, notre raison que l’expérience seule achève d’éclairer… Ah ! pardonnez, ô Dieu ! nous allions nous excuser, nous allions nous défendre, et nous aurons pour juge celui qui sait tout. Prions-le seulement, et puisque sa bonté nous donne l’être, espérons que sa pitié sera notre dernier secours.

III

À ses derniers momens M. Necker connut les effets de cette pitié et il reçut le secours qu’il espérait.

Ce fut le 30 mars qu’il tomba malade. À ce moment, se trouvait précisément à Coppet une de ses nièces, Mme Rilliet Huber, la meilleure amie de Mme de Staël avec Mme Necker de Saussure. Elle s’installa au chevet de son oncle et tint jour par jour et même heure par heure un journal des phases que le malade traversait. Sans doute elle pensa que ce journal adoucirait la douleur de Mme de Staël de n’avoir pas assisté aux derniers momens de son père. Mme de Staël le conserva en effet précieusement. L’original et plusieurs copies de ce journal se trouvent dans les archives de Coppet.

L’origine du mal qui l’emporta fut un érysipèle à la jambe, d’un caractère gangreneux et accompagné d’une forte fièvre qui lui occasionnait par momens des accès de délire. Des étouffe-mens très pénibles compliquaient et aggravaient encore la situation. Il fit pourtant, le 3 avril, un effort pour écrire une dernière fois à sa fille. L’écriture de cette lettre est fort différente de son écriture ordinaire ; on sent que la main est tremblante et qu’il suit sa pensée avec peine. Néanmoins il se réjouit encore des succès de sa fille à Berlin : « Il est glorieux à ton âge d’avoir obtenu tout cela par soi-même, » lui écrit-il. Il lui donne un dernier conseil ’. « Une femme de la Cour ou ayant été à la Cour écrit ici que tu avais eu un grand succès, mais que tu avais un peu trop d’aisance avec les princes. » Il lui donne encore une ou deux petites nouvelles et la lettre qu’on devine écrite avec effort se termine un peu brusquement par ces mots : « Adieu, chère amie ! » C’était un adieu, en effet. À partir de ce moment, il ne conserva que par intervalles sa pleine connaissance. Quand il la recouvrait, c’était pour parler de sa fille et de Dieu. Je me bornerai à transcrire le journal de Mme Rilliet Huber dans sa simplicité émouvante :

Dimanche matin, 8 avril à 9 heures du matin.

M. Necker, assis sur son fauteuil, dans un demi-délire qui le fait parler haut et avec véhémence, parle de sa fille et dit à ceux qui l’entouraient ; « Oui, je n’avais qu’à lui écrire une ligne pour la faire revenir en courant. Je la connais. Quelle ne se reproche rien, qu’elle n’ait pas de remords, je le dis pour ses amis et non pas pour elle ; » et alors, ouvrant son manteau, posant une main avec force sur son cœur et levant l’autre au ciel il dit : « C’est là, c’est le cœur d’un père qui la juge et la justifie ; c’est le cœur d’un père qui doit juger sa fille, je ne lui ai que des obligations, » et son air est élevé et noble ; il parle sans s’arrêter, avec le ton de l’inspiration, et mêle des pensées et des mots sensibles à des phrases incohérentes, passant d’un sujet à un autre ; on dirait que le délire va et vient. Il parle de son frère, il l’appelle : « Mon pauvre, mon pauvre frère, » comme s’il le plaignait tendrement. « Il vaut mieux que moi, mon bon frère, mon pauvre frère. » Puis « je serai dans un meilleur monde, j’ai couru bien des dangers dans celui-ci. » Il continue à parler avec véhémence et sans discontinuer.


10 heures et demie.

Il est calme, sommeille et parle bas et est recouché.


Midi.

Il a vu son frère, il lui a parlé tendrement, il a dit à Mme de Germany : « Baisez-moi au front, » mais il articule difficilement dans ce moment. Il dit à M. de Germany : « Ils se sont conduits comme des anges, avec beaucoup de courage. » On croit qu’il veut parler de ses gens.


1 h. et demie.

Une longue consultation composée de MM.  Butini, Odier, Vieusseux et Coindet ; il reconnaît tout le monde, mais le délire ne cesse pas. Il parle à M. Butini de sa maladie et au milieu de phrases entrecoupées il dit : « Assurez-moi six jours, six jours. » M. Jurine[10] répond : « Je vous assure six mois, six ans. — Non, non, je ne veux que six jours seulement. » Il a proposé de lui-même de lui mettre un vésicatoire derrière le dos. Il a désiré marquer son contentement à ses gens dont il a été servi à ravir ; il a dit à ces messieurs : « Je suis très content, bien content de mes domestiques, vous m’entendez bien ; vous me comprenez. »

Depuis dix à onze heures, il a été plus calme ; il n’y a plus de hoquet ; il sommeille et les mots qui lui échappent montrent qu’il n’est occupé que d’idées douces et de sentimens bienveillans et tendres. Il dit à ceux qui l’entourent : « Je vous aime, je vous aime tous. »


3 heures.

Il a dit à Mlle Geoffroy : « Il faut dire au Premier Consul que ma fille n’a pas de part à mon ouvrage ; s’il m’avait parlé ! » Puis il s’est fait soutenir par ses gens, a fait une longue prière à voix inintelligible, les mains et les yeux levés ; on n’entendait que des mots entrecoupés prononcés avec ferveur ; il a béni ses enfans en les nommant par leur nom.


4 heures.

Il est calme ; il sommeille. Il appelle Mlle Geoffroy ; il lui dit : « Dites à ma fille qu’elle ne croie pas avoir des torts ; que lorsqu’elle eût été ici, elle n’y aurait rien fait, Dites-lui avec douceur. Je sais qu’elle m’aime beaucoup, qu’elle m’a bien aimé. »


5 heures.

L’agitation est revenue ; il s’est levé et s’est promené longtemps dans sa chambre, sans sentir sa jambe : la fièvre le soutient ; ses idées sont exaltées et incohérentes. Il a appelé fortement ma nièce, ma nièce, puis il lui a pris le bras et ne lui a rien dit. Il confond souvent les noms de ma fille, ma nièce, mais il se reprend tout de suite et ne témoigne aucun regret de s’être trompé. Il sait toujours quelles sont les personnes qui l’entourent et n’en demande aucune autre.


7 heures.

Calme et discours bas et inintelligibles.


10 heures et demie du soir.

L’agitation a repris après plusieurs heures de calme ; il rêve, il parle beaucoup, sans qu’on puisse le comprendre. Il parle de son frère : « Mon pauvre frère, si bon, si pur ! » Il prie, il dit : « Dieu est bon, je me confie, » puis il s’interrompt. Il prononça : « Mon adorable femme. » Il parle encore ; on n’entend pas ce qu’il dit, il appelle sa voisine, sa bonne voisine, puis il ne l’a pas reconnue. Il dit : « Diodati est-il là ? » puis il revient à son frère, il le demande avec force, il dit : « Je veux le voir ; ce n’est pas que j’aie rien à lui dire, mais je veux le voir. » Son frère est entré ; il ne lui a rien dit. Il mêle l’idée de sa fille à son ouvrage. « J’assure qu’elle n’y a pas travaillé ; il faut le dire. »


Minuit.

Le calme est revenu, il dort d’un sommeil tranquille, la poitrine est dégagée, plus de hoquet du tout. Il ne souffre pas.

La nuit du dimanche au lundi a été moins agitée ; il a prié beaucoup ; sur les 3 heures, il a dit à haute voix : « Ô mon Dieu, mon juge, mon Sauveur, voici ton serviteur qui va à la mort à grands pas. » Les idées religieuses occupent toutes ses pensées, quelque incohérentes qu’elles soient.


Lundi, 10 heures du matin.

Depuis 4 ou 5 heures il ne veut plus prendre ni remèdes ni boissons ; il dit : « Non, non, plus rien. » Il ne reconnaît personne, mais il prie sans suite ; on entend les mots de : Mon Dieu, pardon, indulgence, confiance.


11 heures et demie.

On veut lui donner les poudres de gems, il s’y est refusé vivement, il a dit d’une voix forte : Non, non. Ses mouvemens sont pleins de force.


Midi.

La poitrine est remplie ; la respiration courte, la connaissance extérieure perdue ; mais une force musculaire très considérable. On lui a mis un vésicatoire sur la tête, il a résisté beaucoup. La poitrine est toujours plus oppressée, mais il n’a aucun mouvement convulsif.


1 heure et demie.

Le bruit de la poitrine diminue ; il ne donne aucun signe de souffrance ni d’agitation. Avant 2 heures de l’après-midi, sans convulsion, il a cessé de respirer.

Je crois intéressant de compléter ce récit des derniers jours de M. Necker par une lettre que treize ans après, au lendemain de la mort de Mme de Staël, un pasteur qui avait célébré quelque temps le culte à Coppet adressait à Auguste de Staël. Cette lettre donne les mêmes détails que le récit de Mme Rilliet Huber, mais insiste davantage sur les sentiments religieux de M. Necker :

Le jour de Pâques, le 1er  avril, je me rendis chez lui en sortant de prêcher. « De quel sujet, me dit-il, avez-vous entretenu votre auditoire ? Récitez-moi le morceau le plus saillant de votre discours. » Je lui dis que ces belles paroles du Sauveur mourant : « Pardonnez-leur, ô mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font » avaient été le sujet du sermon. « Bien, dit-il, c’est le sublime de la générosité, et l’observation d’un devoir souvent fort difficile a besoin d’être encouragée par un tel exemple. Hélas ! ils ne savent aussi, depuis longtemps, ce qu’ils font, ceux qui gouvernent la France. » Le Duc d’Enghien venait d’être amené à Paris ; il en était navré et je lui témoignai mes craintes sur l’issue de cet attentat. « Non, non, me dit-il, ne craignez pas ce que vous paraissez redouter, ce crime serait trop horrible. Un petit-fils du grand duc Condé, l’unique reste de cette race de héros, il est impossible que Bonaparte, homme de guerre, ose, veuille même commettre un pareil forfait. L’exécration du siècle présent et des siècles à venir est devant lui. Il le retiendra quelque temps en captivité jusqu’à ce que, sa puissance étant plus affermie, il n’ait rien à craindre de lui. » — J’admirai la générosité de ces sentimens et je me tus. N’ayant vécu que huit jours de plus, il n’a rien su de l’horrible assassinat qu’on se serait bien gardé de lui apprendre[11]. Le lendemain, les mêmes sujets consolans de piété l’occupèrent. Il recommandait à Dieu sa fille qu’il paraissait désespérer de revoir, et ses enfans. C’est alors que, m’ayant demandé avec vivacité : « Ne croyez-vous pas que l’indulgence, la plus belle qualité chez les hommes, est aussi le plus bel attribut de l’Être suprême ? Vous me comprenez, ajouta-t-il. Dans de grandes circonstances, avec les intentions les plus pures, il est possible d’errer. L’événement peut tromper la prévoyance. Le juge suprême est clairvoyant. Il a vu l’âme toute nue. » Ma réponse ne se fit pas attendre et j’étais en fonds, aidé surtout de nos livres saints admirables sur ce point-là, pour le satisfaire pleinement. Dans les jours suivans, malgré ses angoisses, je fus content de sa sérénité. Le dimanche, veille de sa mort, ses jambes étant prodigieusement enflées, la fièvre était très forte, il n’avait point de place bonne. C’était le soir. Il préférait de se tenir debout. Il s’appuya sur moi longtemps et proféra beaucoup de mots entrecoupés sur sa fille. — « Lui aurais-je nui ? » il s’agissait de son dernier ouvrage. — « Non, dit-il, j’espère que non. J’aime Dieu, je l’aime, oui je l’aime, j’aime ma fille, je le prie pour elle. » C’était la voix d’un ange : nous fondions en larmes d’admiration. Un moment après, il me dit : « Mon frère, mon cher frère, que je le voie. » Je l’envoyai chercher à l’instant. Quand il vint, sa tête était déjà embarrassée. Le pauvre M. de Germany, étant déjà malade, avait eu beaucoup de peine à venir. Mais M. Necker le reconnut pourtant et lui serra affectueusement la main. M’étant retiré pour le laisser, reposer, je le revis le lendemain. Le délire s’était emparé lentement de son cerveau, et, comme il avait perdu connaissance, son agitation était infiniment plus corporelle que mentale. Butini, présent, ne cessait de nous dire qu’il ne souffrait pas, n’ayant aucun sentiment de son mal, et que cette agonie qui nous effrayait par le soulèvement de sa poitrine était nulle pour le malade. Ainsi cessa de vivre ce grand homme auquel il ne restait, depuis bien des heures, que la vie physique.

Et le vieux pasteur terminait ainsi sa lettre :

Sa fille chérie a rendu le dernier soupir au milieu de son sommeil. J’en bénis Dieu : elle avait fait sa paix avec lui en le priant pour elle et pour ses enfans. Voilà donc ces âmes immortelles semblables à tant d’égards et si étroitement unies, réunies pour ne plus se séparer… Me suis-je trompé en espérant que cette communication et les réflexions auxquelles elle m’a conduit seraient de quelque intérêt pour vous. Il m’a semblé, en vous les adressant, avoir à mes côtés ceux que vous ne verrez plus, ici-bas du moins, et dont le départ vous a fait verser tant de larmes. C’est par de telles pensées que je me suis soutenu dans les pertes que j’ai ressenties, et que mon long ministère a pu être de quelque utilité, — toujours inférieure, il est vrai, à ce que je désirais, — aux âmes affligées.

Picot, pasteur.
IV

La dernière lettre de M, ne de Staël à son père est datée du 17 avril. Ce fut le 18 avril qu’elle apprit, de la bouche de la princesse Radziwill, le malheur qui était venu fondre sur elle.

Ce fut Louis et moi, dit la princesse dans son Journal, qui dûmes lui apprendre la mort de M. Necker, son père. Mme Necker-Saussure, sa cousine, s’adressa à moi, pour prévenir Mme de Staël d’une maladie dangereuse survenue à son père ; il y avait succombé, avant qu’il fût possible de le faire savoir à sa fille. C’est ce qu’elle ne devait apprendre qu’à Leipzig, où l’attendait M. Benjamin Constant. Celui-ci était à Coppet au moment de la mort de M. Necker et en apportait tous les détails à sa fille.

Je fus chez Mme de Staël avec Louis. J’y trouvai le chargé d’affaires de Suède, déjà prévenu de l’événement par M. Benjamin Constant. Au premier mot que je lui dis de la maladie de son père, elle jeta un cri et dit : « Il est mort. » Je lui remis la lettre que sa cousine m’avait envoyée pour elle. Avec une douleur déchirante, elle fit ses préparatifs de départ ; une heure plus tard, Mme de Staël était sur la route de Leipzig[12].

Ce ne fut pas à Leipzig, mais à Weimar que Mme de Staël apprit la mort de son père que la princesse Radzivill lui avait laissé ignorer, et ce ne fut pas Benjamin Constant, ce fut Mlle de Gœckhausen qui la lui apprit. Son désespoir se traduisit par des cris et des convulsions d’une telle violence que le médecin appelé à la soigner déclarait n’en avoir jamais vu de pareilles. « Elle est plongée dans une douleur vraiment folle, des convulsions, des cris mêlés à des larmes, » écrivait également Charlotte de Stein.

Mme de Staël dut passer quelques jours à Weimar, pour se remettre de cet état violent. Ce retard donna à Benjamin Constant le temps d’arriver. Il était depuis peu à Lausanne, quand il apprit la mort de M. Necker. Quand la nouvelle lui parvint, il écrivit dans son Journal intime :

M. Necker est mort ! Que deviendra sa fille ? Quel désespoir pour le présent t Quel isolement pour l’avenir ! Je veux la voir, la consoler, ou du moins la soutenir. Pauvre malheureuse ! Quand je me rappelle sa douleur, son inquiétude il y a deux mois, et sa joie si vive qui devait être de si courte durée ! Pauvre malheureuse ! Mourir vaudrait mieux que cette souffrance[13].

Il se rendait aussitôt à Coppet où il trouvait réunis quelques parens du défunt. « Conversations tristes, ajoute-t-il, mais que la sensibilité pour les malheurs qui ne sont pas personnels est d’une mince épaisseur ! Comme on est prêt à se distraire et à penser à autre chose… Ainsi, dans ce moment, je suis triste, mais si je voulais, je serais, non consolé, mais tellement distrait de ma peine qu’elle serait comme nulle ; mais je ne le veux pas, car je sens que Mme de Staël a besoin, non pas seulement de ma consolation, mais de ma douleur. » Aussi se décidait-il à aller au-devant d’elle. Il partait, emmenant avec lui Sismondi avec lequel Mme de Staël n’était en relations que depuis peu d’années, mais qui lui donnait ainsi la première marque d’une amitié durable. Sismondi se savait, paraît-il, quelque gré à lui-même de cette preuve de l’attachement qu’il témoignait à sa nouvelle amie, et Benjamin Constant, toujours railleur, le remarquait dans son Journal : « Sismondi s’est décidé à m’accompagner. On lui a tant dit qu’il rendait ainsi un grand service qu’il était presque effrayé de la grandeur de son action. » Après plusieurs jours de voyage, tous deux arrivaient à Weimar. « Les premiers momens ont été convulsifs, » dit Benjamin Constant dans son Journal, et il continue :

Elle est encore plus étonnée, plus frappée de son malheur que pénétrée. C’est l’effet du premier moment. Mais cette douleur qui l’a terrassée entrera dans son âme, qui n’est jusqu’à présent que bouleversée et s’identifiera à son existence. Alors les consolations cesseront parce que la véritable douleur aura commencé. On lui renvoie deux lettres de son pauvre père ; ce sont les dernières. On voit que les idées se troublent. Il y a des mots oubliés, d’autres à peine lisibles. Le mort y est partout. Et cependant il est encore occupé d’elle à chaque ligne ; il pense à ses intérêts les plus fugitifs, à toutes ses peines d’imagination. En un mot, le cœur du père y survit. Aussi la douleur de notre amie augmente.

Benjamin Constant n’apportait pas seulement à Mme de Staël les détails sur les derniers momens de son père dont elle devait être tristement avide. Il lui remettait en même temps une lettre touchante de Mme Rilliet Huber, datée du surlendemain de la mort de M. Necker.

Mercredi, 11 avril.

Mon ange, mon ange, il n’y a ni consolation, ni paroles, ni expressions que je puisse te donner, ni prononcer. Je ne peux que pleurer avec toi, et pleurer sur toi. Depuis le 5, tout ce que je souffre ne peut se décrire ; ton idée est là, pour me faire passer de la douleur au désespoir. Ce père, il t’adorait ; garde-toi de pousser trop loin le regret de n’avoir pas été ici dans cet horrible moment ; tu troublerais sa cendre. Ses dernières idées, ses derniers sentimens, au milieu du désordre de son état, ont été toutes d’alarmes sur toi, sur la douleur que tu aurais de ton absence, et cette absence a fait son bonheur. Je te le jure par ta douleur, ton père a joui plus de tes succès à Weimar et à Berlin qu’il n’aurait joui de ta vue. Tant qu’il a été bien portant ou seulement incommodé, tes lettres, tes détails faisaient un aliment à sa vie. Crois-moi, je l’ai si bien connu cet hiver ; il était si bon, si confiant pour moi ! Jamais je ne lui ai surpris d’autre mouvement que celui de la joie de ton voyage et jamais un regret sur ton absence. Nous causions de toi trois ou quatre fois par semaine, de dix heures à minuit, et tout était doux dans ses réflexions, dans ses observations : Son sentiment pour toi était de l’amour sans personnalité ; il ne mettait d’égoïsme qu’à tes succès, et ton voyage lui a donné une gloire nouvelle.

Pleure-le, cet ami parfait ; pleurons, mon ange ; mes larmes mouillent ce papier, elles sont amères, oh ! bien amères. Depuis l’âge de treize ans j’ai vécu sous son toit paternel, et j’ai recueilli son dernier soupir. J’étais dans sa chambre, et tout a été céleste et sans douleur pour l’ange qui est retourné dans sa Patrie.

Du ciel il veille sur toi, sur tes enfans qu’il a bénis en les nommant : conserve-toi pour sa mémoire, et par obéissance pour sa volonté sacrée. Conserve-toi pour tant d’objets qui tiennent profondément à toi, mon ange et pour moi aussi.

Dans ce milieu de Weimar où Mme de Staël avait laissé des amitiés fidèles, elle rencontra la sympathie à laquelle son malheur lui donnait droit. La veille du jour où elle se remit en route, elle adressait à la duchesse Louise ses remerciemens et ses adieux :

1er  mai.

Madame, je quitte Weimar où mon bonheur a fini. Je conserve pour vous la plus tendre, la plus respectueuse reconnaissance. Si je reviens à la vie, je reviendrai vous voir ; mais chaque jour creusera plus avant la douleur dont je dois mourir, je ne sais à quelle époque. Plaignez-moi dans votre palais, dans cette noble solitude où vous savez vous guider vous-même. Pensez quelquefois à un cœur déchiré où reste votre souvenir. Si Votre Altesse écrit au Duc, qu’il y ait un adieu de moi, un remerciement à la princesse Caroline. J’ai regretté de ne pas la voir, mais faut-il apprendre à sa jeunesse comment la destinée peut s’écrouler en une fatale seconde[14] ?

À la même date, elle écrivait à Sophie de Schardt, la belle-sœur de Charlotte de Stein, qui lui avait témoigné beaucoup de sympathie et avec qui elle devait rester en correspondance :

Adieu, my dear Madam, je ne puis m’empêcher de prendre congé de vous. Il y a dans votre voix, dans votre accent, quelque chose qui sonnait si doucement à mon oreille durant ces tristes jours. Je vous reverrai quand je pourrai revoir quelqu’un, quand le nuage qui s’épaissit chaque jour autour de moi me permettra de former quelque nouveau plan. Adieu, my dear Madam, ne m’oubliez pas.

Mme de Staël se mit en route, accompagnée de Benjamin Constant, de Sismondi et de Schlegel : à Zurich, sa cousine et intime amie Mme Necker de Saussure vint au-devant d’elle. Mme Necker de Saussure avait assisté aux derniers momens de M. Necker. De sa bouche, Mme de Staël put donc entendre avec plus de détails encore que ne lui en avait donné Benjamin Constant, le récit des derniers momens de M. Necker. Je laisserai Mme Necker de Saussure raconter elle-même cette rencontre et la fin de ce pénible voyage[15].

Je ne décrirai point les scènes cruelles qui se succédèrent pour nous. Ce n’est pas quand la douleur se déploie dans toute sa violence que le génie est reconnaissable. Les convulsions, les horribles angoisses d’un cœur désolé, sont les mêmes chez toute la pauvre race humaine, et il n’y a pas de place pour la distinction dans les grands accès de souffrances morales. C’est dans les intervalles un peu calmes que je retrouve Mme de Staël, et c’est dans ceux-là que je la peindrai.

Il y eut quelques-uns de ces momens de trêve durant notre sinistre voyage, et jamais peut-être ce qu’il y avait de merveilleux en elle ne m’a-t-il frappée davantage. Lorsque l’abattement de la douleur en avait remplacé les grands éclats, Mme de Staël nous priait de causer dans la voiture, apparemment parce que le bruit des paroles l’aidait à se maîtriser. Elle amenait avec elle M. Schlegel, et comme, pour peu qu’elle fût maîtresse d’elle-même, on la voyait occupée des autres, elle désirait qu’il se montrât à son avantage, et lui indiquait en deux mots les sujets qu’il devait traiter. En conséquence, M. Schlegel nous développait une grande quantité d’idées nouvelles, et quand l’entretien s’animait, il arrivait quelquefois que Mme de Staël, reprise par son talent, se lançait tout à coup dans la conversation. Alors, racontant l’Allemagne, les hommes, les systèmes, la société, elle déployait un feu, une beauté d’expression extraordinaires ; mille tableaux éclatans se succédaient, jusqu’à ce que, ressaisie par une griffe meurtrière, elle retombât sous l’empire de la douleur. On eût dit de ces feux d’artifice tirés un jour d’orage, dans lesquels une explosion subite fait jaillir des gerbes d’étincelles que des bourrasques de vent et de pluie viennent éteindre aussitôt.

Il ne faut pas supposer toutefois que sa distraction fût complète ; un tremblement presque imperceptible, une légère contraction dans les lèvres, montraient qu’elle n’avait pas cessé de souffrir, et qu’elle parlait, si on peut le dire, par-dessus sa douleur.

Lorsque, au terme de ce long et douloureux voyage, Mme de Staël descendit de sa chaise de poste dans la cour du vieux château solitaire sur le seuil duquel son père ne s’avançait plus pour la recevoir, il y avait déjà plus d’un mois que la dépouille de M. Necker avait été portée dans le monument qu’il avait fait construire au milieu d’un petit bois voisin du château, et déposé à côté de celle de sa femme, dans la grande cuve en marbre noir où Mme Necker avait voulu que leurs deux corps fussent réunis. Les dernières volontés de M. Necker prescrivaient en termes formels cette réunion. Son testament, qui est daté du 10 novembre 1803, débute ainsi :

Je rends grâces à l’Être Suprême des faveurs dont il m’a fait jouir sur la terre. Je me prosterne devant son infinie grandeur et je soumets avec respect ma destinée future à sa miséricorde et à sa bonté.

J’institue ma chère fille mon unique héritière et je lui recommande de faire usage de la fortune que je lui laisserai de la manière la plus conforme aux lois de la morale et de la religion.

Après quelques legs à l’Hôpital et à la Bibliothèque de Genève, le testament se termine par ces mots :

Je prie ma très chère fille de garder un souvenir de moi et de recevoir ici une dernière expression de ma tendre affection. J’invoque sur elle et sur ses enfans la bénédiction divine.

À ce testament étaient jointes deux enveloppes que M. Necker prescrivait de remettre à sa fille immédiatement après sa mort. L’une de ces enveloppes contenait quelques legs particuliers ; l’autre était remplie des indications les plus minutieuses relatives au monument où il devait reposer. Il s’en remettait à sa fille du soin d’entretenir le monument et les murs de l’enclos où ce monument avait été élevé ; mais, prévoyant le cas de la mort de sa fille ou celui où elle serait obligée de vendre le château, il chargeait la commune de Coppet de cet entretien, moyennant une rente de six cents livres qu’il lui conférait « pour être distribuée aux pauvres les années où il n’y aurait pas de réparation. » Inutile de dire que Mme de Staël et, depuis sa mort, ses descendans, se sont pieusement acquittés de cette prescription[16].


V

Mme de Staël ne s’éloigna point de Coppet durant tout l’été qui suivit la mort de son père. Elle s’abreuva jusqu’au fond à la coupe de la tristesse ; elle connut cette mélancolie de vivre solitaire là où l’on a vécu a deux, de rencontrer à chaque pas les traces de l’être aimé qui a disparu, de trouver à chaque instant sous sa main les petits objets indifférons qui lui appartenaient, que sa mort a rendus précieux et qu’on se demande cependant s’il faut conserver ou détruire, car il y a une amertume dans cette survivance des choses aux êtres, et d’ailleurs, comment espérer qu’aux yeux des générations nouvelles, ces objets auront le même caractère sacré ? Ne vaut-il pas mieux faire soi-même de son vivant le sacrifice de ces reliques que les laisser exposées après soi à des profanations ?

Mme de Staël dut être singulièrement émue en trouvant dans les papiers de son père une dernière marque de la sollicitude dont il l’environnait. On se rappelle que le Premier Consul en avait voulu à M. Necker de la publication des Dernières vues de politique et de finances, et que la mauvaise humeur que lui avait causée cette publication avait été pour quelque chose dans la disgrâce de Mme de Staël. Avant de mourir, M. Necker s’était évidemment proposé de tenter un dernier effort pour disculper sa fille de toute part de responsabilité dans la publication de ce malencontreux ouvrage, et il avait jeté sur le papier le brouillon d’une lettre qui n’a jamais été envoyée, mais que je crois cependant devoir reproduire, car il y plaidait une dernière fois, non sans dignité, une cause qui lui était chère.

Citoyen Général,

J’aurais une cause à défendre, une cause qui m’est bien chère et que je porterai un jour directement à votre tribunal suprême. Je ne présumerai pas trop de moi puisque j’invoquerai seulement la justice que vous rendez et que vous devez à tout le monde.

C’est de la cause de ma fille et de ses enfans dont je veux vous parler, mais comme ils sont errans dans ce moment en obéissance avec vos volontés, je diffère dans ce moment de la soumettre à votre jugement, car je respecte plus que personne le temps du Premier Consul, ce temps que réclament en entier les plus grands intérêts dont l’histoire ait perpétué le souvenir. Mon seul but aujourd’hui est de déposer entre les mains du Premier Consul une déclaration que je puis seul donner, et, à mon âge l’on n’a plus le choix des momens, tout ce qui est nécessaire devient pressé.

Je crois savoir avec certitude que, depuis le départ de Mme de Staël, le Premier Consul, en parlant d’elle, lui a reproché mon dernier ouvrage. Je proteste qu’elle n’y a eu aucune part ni directement ni indirectement, et bien qu’un Bonaparte ait le droit de mettre la jeunesse au premier rang, même pour la pensée, cela n’est pas juste en règle générale, et me faisant un moment le chevalier de l’expérience, je soutiens que ma fille, à qui je sais bien de l’esprit, n’aurait pu écrire mes Dernières vues, ni m’en donner le premier mot. Mais qu’importe ici le raisonnement ? je dis, j’atteste un fait et j’attache à cette assertion toute la solennité que l’on peut exiger. De grâce donc, Général Consul, ne reprochez plus rien à ma fille à l’occasion de mon ouvrage ; ne déchirez pas un cœur paternel et par le malheur de sa fille, et par la douleur de cette fille bien-aimée, et par le regret sans fin auquel vous me livrez en me laissant l’idée que je suis la cause de ce malheur.

Général Consul, je n’ai moi-même aucun tort quant à cet ouvrage et je vous respecte trop pour négliger de le dire. Je n’ai eu aucun tort, car je n’ai permis qu’aucun exemplaire fût donné, qu’un seul fût donné ou prêté à qui que ce soit avant que vous eussiez donné la permission de le publier, et c’est la loi que vous avez établie.

Secondement, je puis m’être trompé, mais avec moi toutes les personnes sans inimitié pour l’auteur ont vu que l’ouvrage était écrit non seulement avec respect, non seulement avec admiration, mais encore avec goût pour le Premier Consul ; je n’ai traité que l’avenir, cet avenir qui avait été laissé en blanc à dessein par le Premier Consul et qui n’a été rempli par un Sénatus-consulte public qu’au moment où mon ouvrage allait paraître. Je ne veux plus écrire sur ce sujet, mais si, pendant mes forces encore, je devais voir entrer le Premier Consul dans ce petit appartement de Genève, si présent à mon esprit, il apercevrait que la difficulté de cet avenir dont j’ai parlé peut défier le premier des génies du monde, et il le sentit par avance lorsqu’il me dit à Genève qu’après la plupart des règnes il y avait eu des lacunes provenant des minorités, des régences, etc. Après cette conversation que j’eus avec le Consul à Genève, s’il avait été témoin de la manière dont je fis connaître aux miens l’impression que j’avais reçue, le Consul ne soupçonnerait pas que j’eusse été indifférent au désir de lui plaire en composant mon dernier ouvrage, et quant à l’idée en elle-même, elle n’était pas nouvelle pour moi. J’écrivais dans ma retraite sur la constitution de 91 et sur la constitution directoriale ; jamais je n’aurais peint les personnes, j’avais oublié les hommes pour ne voir que les choses.

Certes il est aisé au maître du monde de plier, de froisser, de renverser de faibles roseaux, tels que moi et les miens ; mais il vient un temps où le pouvoir n’est plus de rien pour personne et je ne comprends pas comment celui qui a tout à attendre de la reconnaissance publique, tout à lui demander, se plaît à traiter durement un ancien serviteur de l’État. Je ne réclame rien à titre de talent ou d’habileté, mais j’ai servi l’État sept ans sans appointemens et en refusant les droits de l’Écu, les pots-de-vin, les présens des pays d’État. Aujourd’hui, Général, il ne tient qu’à vous que je lui laisse encore toute ma fortune, car jamais je ne demanderais quelque chose au prince qui m’offenserait sans cause.

La lettre s’arrête ici. Peut-être les forces manquèrent-elles à M. Necker pour l’achever.

Depuis la mort de son père, Mme de Staël avait conçu une sorte d’effroi de la vie. Elle se sentait à découvert devant la destinée, sans protecteur et sans gardien. Elle attribuait à M. Necker une influence mystérieuse sur les événemens de son existence ; elle le croyait placé auprès d’elle par la Providence, pour écarter de sa route tous les accidens, pour la préserver même de la mort, car elle rêvait de mourir en même temps que lui, et lorsque, dans ses lettres, elle l’appelait « mon ange, » c’était avec une arrière-pensée religieuse et mystique. Cependant ses amis ne la laissaient point solitaire, Mme Necker de Saussure passa l’été à Coppet. Sismondi, Bonstetten vinrent l’y voir. « Elle est affreusement triste, écrivait Bonstetten à Frédéric Brun ; nous n’avons fait que pleurer ensemble. Quelle éloquence ! Quel sentiment ! Quel amour pour ce père qui l’aimait tant !…, La voilà libre avec 100 000 livres de revenus, et Dieu sait si elle sera heureuse avec tous ces biens terrestres ; le monde est trop petit pour son âme de feu[17]. »

Le feu de cette âme avait besoin d’alimens ; ses amis les lui fournissaient. Schlegel était demeuré auprès d’elle ; Jean de Muller qu’elle avait connu à Berlin était venu lui faire visite, Sismondi et Bonstetten ne s’éloignaient guère. Bonstetten, dans ses lettres, rend un compte animé de la vie de Coppet, au mois de juin : « Il se dépense plus d’esprit à Coppet en un jour, écrivait-il, que dans maints pays en un an, » et, quand il rentrait dans sa chambre à Genève, elle lui semblait un tombeau[18]. C’était Schlegel qui tenait le plus souvent le dé de la conversation ; il étonnait ses interlocuteurs par son érudition et par la hardiesse de ses aperçus, qui devançaient la critique de nos jours. Mme de Staël se plaisait à le lancer dans la dispute et se contentait de « battre la mesure. » Certain jour, Schlegel avait nié à table la personnalité de Moïse, d’Homère et d’Ossian. Muller lui répondit qu’il voulait une fois prendre la plume et démontrer, dans un savant ouvrage, que Charlemagne n’avait jamais existé… »

« Le bon Sismondi, ajoute Bonstetten, est complètement abasourdi ; il m’avouait hier que tout lui semblait maintenant d’une crasse ignorance, je dus le consoler. »

Quelque douceur qu’elle trouvât dans la société de ces fidèles amis, Mme de Staël ne pouvait cependant s’accoutumer à l’idée que Coppet dût être désormais son séjour habituel, le lieu où elle passerait le reste de sa vie. Déjà, du vivant de son père, elle en redoutait la solitude, et M. Necker était le premier à comprendre que quelques mois de Paris étaient chaque année nécessaires à sa fille. Que serait-ce maintenant ? Aussi ne pouvait-elle s’empêcher d’espérer que la barrière qui lui fermait les portes de Paris serait levée, et cela, par l’intervention de celui qui avait déjà essayé sans succès de la protéger. On se souvient que, de Francfort, elle avait adressé à Joseph Bonaparte une lettre où elle lui disait que deux lignes qui la dispenseraient de voyager plus longtemps seraient reçues par elle « comme la rosée du ciel[19]. »

La réponse de Joseph Bonaparte, qui ne se trouve point dans les archives de Coppet ni de Broglie, ne lui avait probablement laissé aucun espoir, puisqu’elle avait continué son voyage ; mais, pendant que s’échangeait entre eux cette correspondance, la situation de Joseph Bonaparte avait changé et grandi. Le Sénatus-consultedu 28 floréal an XII, qui avait proclamé le Premier Consul empereur, faisait en même temps de son frère aîné un prince impérial et l’un des héritiers éventuels de la couronne. Mme de Staël crut sans doute que le crédit de Joseph devait s’en trouver accru et, dans sa détresse, elle croyait pouvoir s’adresser de nouveau à lui. Elle lui écrivait le 13 juin cette lettre pathétique :

Mon Prince,

Souffrez qu’en reconnaissant en vous, pour le bonheur des Français, un prince, un successeur, une Altesse Impériale, je m’enorgueillisse du temps où vous me permettiez un nom plus doux.

On m’a envoyé de Berlin une lettre où j’ai vu que vous aviez pitié de mon sort ; je le crois le plus malheureux qu’il y ait sur cette terre ; j’ai perdu mon protecteur et mon ami, l’être que j’ai le plus aimé et qui avait pour moi le plus admirable sentiment ; la maison paternelle n’existe plus pour moi et ma patrie m’est fermée. J’ai été bien près de terminer ma vie et je ne sais pas encore si je pourrai supporter l’existence. Si vous ne me rendez pas la possibilité de revoir mes amis, je ne crois pas que j’aie la force de lutter contre ce que je souffre. Mon père, dans son délire, a souvent nommé le Premier Consul, et j’ai trouvé dans ses papiers un brouillon de lettre à l’Empereur actuel des Français qui lui atteste sur son honneur que je n’ai été pour rien dans son dernier ouvrage et qui lui demande, au nom des services qu’il a rendus à la France, de ne pas en bannir sa famille. J’aurais pu envoyer ce brouillon à l’Empereur et je vous le confierais à vous si vous y trouviez quelque avantage ; mais, au milieu de tant de prospérités, quel intérêt peut-on mettre à la voix des morts et de ceux qui voudraient les suivre. Vous seul avez, malgré tout l’éclat qui vous environne, une bonté qui permet au malheur de vous approcher. Sauvez-moi si vous le pouvez de la situation où je suis. Je vis ici dans un tombeau qui sera bientôt le mien, si mon exil ne se termine pas. Je n’ai plus la force de vivre loin de mes amis. Je n’ai plus dans ce monde un intérêt ni une pensée que le besoin de les rejoindre, et si l’Empereur pouvait voir dans quel état je suis tombée, il saurait qu’il ne fera qu’un acte de pitié en me laissant me traîner dans quelque coin solitaire auprès de mes amis.

Si cependant la fin de mon supplice n’est pas encore possible, si votre situation nouvelle ne vous permet pas encore de faire revenir une personne bien attachée à l’ordre de choses actuel, puisqu’il vous crée l’appui de la France et d’elle-même, envoyez-moi des lettres pour le cardinal Fesch et pour Madame votre mère. J’irai passer l’hiver à Rome ; j’irai errer encore jusqu’à ce que, mes enfans et moi, vous nous ayez rendu notre patrie. Vous garderez la dernière lettre de mon père. Ah ! que je vous en remercie ; si vous saviez comme il m’écrivait sur vous ! Je me croyais alors malheureuse et je l’avais pour appui ; que suis-je maintenant ? Pardon de ne vous entretenir que de moi. Tous mes vœux vous accompagnent ; je frémis de vous savoir à l’armée. Serez-vous de cette expédition ? Faudra-t-il en éprouver la terreur ? Si vous faisiez quelque voyage ailleurs, pourrais-je vous rencontrer ? Mon Dieu, le plaisir de vous revoir me sera-t-il jamais accordé ? Acceptez l’hommage de mon tendre et profond respect.

Du camp de Boulogne, Joseph lui répondait[20] :

Madame,

J’ai reçu depuis bien longtemps votre lettre du 13 juin, et celle que vous avez écrite à ma femme, et qu’elle m’a adressée, en me demandant une prompte réponse : l’Empereur était attendu tous les jours ici, et j’ai voulu lui parler de vous, Madame, avant de vous envoier des lettres pour Rome ; ce que je fais avec empressement aujourd’hui, mais j’avais espéré pouvoir faire mieux. Je ne dois pas vous cacher que je n’ai pas pu obtenir une chose que je désire beaucoup, et que cependant j’espère toujours ; ce que je puis vous promettre, c’est de la désirer toujours, et de m’en occuper souvent.

Lorsque vous visiterez à Rome le Colisée, et d’autres monumens dont vous ne pourriez pas déchiffrer les inscriptions, lisez qu’il est en France un ami qui s’occupe de votre retour ; livrez-vous au plaisir de voir des merveilles anciennes et modernes, et n’ayez pas regret au temps que vous n’emploierez pas en sollicitations, pour revenir ici ; je m’en occuperai, je vous le promets, mais j’exige de vous le courage de la résignation, et la confiance dans mon amitié. Si je ne réussis pas, personne ne réussira. Le courage consiste sans doute à être tranquille, lorsqu’on a fait tout ce que l’on peut, pour obtenir ce que l’on veut. Je moralise à mon aise, sur les côtes de France, me direz-vous, lorsque vous recevrez cette lettre. Je pourrais être en Angleterre, mais je n’y resterais pas longtemps, si cela arrivait. Vous me connaissez assez pour croire que rien n’est changé dans moi, quoique tout change autour de moi ; soit vertu, soit vice, vous savez que je m’estime mieux que tout ce que les hommes peuvent donner : un bon cœur, une âme aimante, c’est Dieu qui les donne ; les grandeurs ne sont quelque chose que pour les petites âmes ; je suis très flatté que vous ayez de moi cette opinion ; écrivez-moi donc comme à un ami, c’est à coup sûr plus rare qu’un homme élevé en dignités. Ma femme partage bien mes sentimens ; elle vous aime beaucoup, elle vous apprécie, je suis très aise des sentimens qu’elle a pour vous.

Respectez moins en moi le prince ; respectez un ancien ami ; vous savez qu’on ne respecte un ami qu’en l’aimant toujours ; ce que l’on donne au respect est enlevé à l’affection, et je veux que vous m’aimiez toujours comme par le passé. C’est ce que je ne croirai pas si je remarque le moindre changement dans votre style ; j’en supposerai dans vos sentimens.

Agréez donc l’hommage de tous ceux que vous me connaissez depuis longtemps.

J. Bonaparte.

Mme de Staël remerciait Joseph[21] de cette lettre affectueuse qui fait honneur à la délicatesse de son amitié et, comprenant qu’il n’y avait aucun espoir pour elle, elle se résigna à partir pour Rome. « Je vais, disait-elle, porter le fardeau de la vie en Italie, où l’on dit qu’on oublie l’existence. » Mais elle consacra les quelques mois qui précédèrent son départ à écrire, d’une plume rapide et émue, une Notice sur la vie privée de M. Necker, qui devait servir de préface au Recueil de Pensées qu’elle ferait paraître en même temps. Au début de cette notice, elle disait que, si jamais son esprit se relevait du coup qu’il avait reçu, elle écrirait la vie politique de son père, mais qu’elle ne voulait pas le faire dès à présent, craignant de réveiller les passions haineuses que la mort avait désarmées. En effet, les Considérations sur la Révolution française, dont la rédaction occupa les dernières années de sa vie et qui ne parurent qu’après sa mort ne devaient être, dans sa pensée, et quand elle se mit à l’œuvre, consacrées qu’à raconter la vie publique de M. Necker. La notice qu’elle écrivit en 1804 ne parle au contraire que de l’homme privé. Elle s’était installée dans le cabinet de M. Necker d’où l’on voyait le petit bois qui abritait son tombeau ; elle vivait au milieu des objets dont il avait coutume de se servir. Cette vue et ces souvenirs entretenaient sa douleur. Ce cabinet lui rappelait en particulier une des dernières conversations qu’elle avait eues avec son père, avant son départ, par un soir d’automne.

Après nous être longtemps entretenus intimement, dit-elle, je lui demandai à lui-même, à lui qui semblait devoir me préserver de tout, même de sa perte, ce que je deviendrais, s’il me fallait jamais la supporter. — « Mon enfant, dit-il alors d’une voix brisée par l’émotion, Dieu mesure le vent aux brebis tondues. » — Ah ! l’orage ne m’a pas épargnée, et c’est quand ma patrie m’était ôtée qu’une autre, patrie, la maison paternelle, n’est plus pour moi qu’un tombeau… J’existe cependant, privée de ces soins qui s’étendaient à tout ; j’existe, privée de cette sollicitude continuelle sur ma vie, sur mon bonheur, qui me rendait un objet intéressant à mes propres yeux. La douleur ne produit rien que la douleur ; les jours ne s’arrêtent point en chemin, et la vie, toujours plus dépouillée, revient, telle qu’elle est, à chaque réveil[22].

Bien que le ton un peu trop constant de l’admiration et de l’enthousiasme puisse inspirer parfois un léger sentiment de contradiction, cependant il est difficile de lire sans émotion certains passages de cette notice, celui de tous les écrits de Mme de Staël où elle se peint le mieux, dit Mme Necker de Saussure, avec toute l’impétuosité de ses sentimens et sa puissance de souffrir. Sa douleur ne trouvait de consolation que dans la pensée de l’immortalité, mais c’était encore à M. Necker qu’elle demandait cette consolation. Elle en puisait l’espérance dans le Cours de morale religieuse et, après en avoir relu certaines pages, elle s’écriait :

Quelle émotion, hélas ! la lecture des discours sur la mort et l’immortalité ne fait-elle pas éprouver ! Celui qui n’est plus parlant si vivement de la mort, regrettant à l’avance le printemps, la nature et toute la beauté de la terre qu’une nuit éternelle couvre à ses yeux maintenant ; celui qui n’est plus, compatissant aux regrets de ceux qui survivent, promettant l’immortalité ; cette immortalité, noble espérance de le revoir, touchante communication avec lui ! Ô mon Dieu ! pardonnez aux faibles créatures si leur cœur qui a tant aimé ne se peint dans le ciel que le sourire de leur père qui les recevra dans vos parvis.

La dernière page du manuscrit de La vie privée de M. Necker porte la date du 14 octobre 1804. Quelques jours après, Mine de Staël se mettait en route pour ce voyage d’Italie d’où elle devait rapporter Corinne. Cette longue série d’études n’ayant eu pour objet que ses rapports avec M. Necker, je l’abandonnerai donc ici. J’ajouterai cependant que de Rome, où elle passa l’hiver, le souvenir de son père, qui ne la quittait pas, lui inspira la pensée de rendre un dernier hommage à la mémoire de ceux qui l’avaient précédée dans la vie. Elle fréquentait souvent l’atelier de Canova, alors dans tout l’éclat de sa gloire. Il avait récemment achevé le monument funéraire de l’archiduchesse Christine, la sœur de la reine Caroline de Naples, qu’on venait visiter le soir à la lueur des flambeaux. Ce monument lui inspira la pensée de commandera Canova un bas-relief destiné à orner le monument funéraire de ses parens, et qui est aujourd’hui en effet placé au-dessus de la porte en fer à jamais scellée. Ce bas-relief représente Mme de Staël drapée à l’antique, l’épaule nue, la face recouverte d’un voile, pleurant sur un tombeau. Dans le haut, Mme Necker, tout enveloppée de voiles que seuls ses pieds dépassent, s’envole vers le ciel qu’elle montre d’une main, tandis que de l’autre elle enlève M. Necker. Celui-ci, drapé également à l’antique, mais jusqu’à mi-corps seulement, tourne vers sa fille un regard attendri et, d’un geste consolateur, lui tend la main qui reste libre. Ce bas-relief, évidemment inspiré de l’antique, n’est pas sans quelque beauté mélancolique.

Treize ans plus tard, en juillet 1817, le duc de Broglie, obéissant aux dernières volontés de Mme de Staël, déposait son cercueil dans le monument funéraire où reposaient déjà son père et sa mère. Le souvenir de M. Necker ne s’était pas, avec les années, affaibli chez sa fille. Son testament débute ainsi : « Je recommande mon âme à Dieu qui m’a comblée de biens dans le monde et m’en a comblée par la main de mon père à qui je dois ce que je suis et ce que j’ai, et qui m’aurait épargné toutes mes fautes, si je ne m’étais jamais détournée de ses principes. » Quelques lignes plus bas, elle ajoute : « La vie apprend beaucoup, mais, pour toute personne qui réfléchit, elle rapproche toujours davantage de la volonté de Dieu, non pas que les facultés s’affaiblissent, mais au contraire parce qu’elles s’accroissent. » En effet, les croyances religieuses et chrétiennes de Mme de Staël s’étaient affermies et précisées dans les dernières années de sa vie. Durant les longues nuits d’insomnie qui précédèrent sa mort, on l’entendait répéter à haute voix : « Notre père qui êtes aux cieux. » L’aspect un peu païen du monument où elle repose ne révèle cependant point ces espérances qui avaient consolé sa douleur et soutenu ses derniers jours : il y manque un signe extérieur, un symbole, quelque chose qui parlé aux yeux. Mais ces espérances s’affirment sur d’autres tombes, que le même petit bois recouvre aujourd’hui de son ombre paisible. Un caveau creusé au pied du monument a successivement reçu la dépouille du fils de Mme de Staël, celle de sa belle-fille, qui a porté avec modestie et dignité pendant près d’un demi-siècle ce nom illustre, et enfin celui de sa petite-fille[23]. Sur cette dernière tombe a été gravé, d’après l’indication expresse de celle qui y repose, ce verset de l’Evangile selon Saint Jean : « Et c’est ici ma volonté que quiconque contemple le fils et croit en lui, ait la vie éternelle. C’est pourquoi je le ressusciterai au dernier jour. » Cette foi en la résurrection qu’elle avait transmise à ses descendans fut une croyance commune à Mme de Staël, à son père, et à sa mère. À ces trois nobles êtres, celui qui écrit ces lignes a consacré ses premières études littéraires. En les reprenant et en les complétant aujourd’hui, il achève d’acquitter une dette, car à tous les trois, comme à ceux qui ont perpétué jusqu’à lui leurs traditions, il a le sentiment qu’il doit presque tout du très peu qu’il est.


Haussonville.
  1. En plus du portrait classique de Gérard, qui a été fait après la mort de Mme de Staël, il y a à Coppet quatre portraits à l’huile de Mme de Staël : un portrait du peintre genevois Massot où elle semble avoir de vingt-cinq à trente ans, un petit portrait de Mlle Gérard où elle est représentée avec sa fille Albertine, une réduction de la main même de Mme Lebrun du grand portrait qui est au musée de Genève, enfin un grand portrait en pied d’un peintre inconnu. C’est probablement de celui-là que parlent M. Necker dans cette lettre et Mme de Staël dans une lettre précédente où elle dit n’avoir promis pour ce portrait que 250 francs.
  2. Allusion à l’affaire du ministre anglais Drake. Voir l’article précédent.
  3. Le conseiller d’État Real avait été chargé de l’instruction du procès de Cadoudal et de Pichegru.
  4. Le salon de Mme Necker, t. II, chap. Ier Les Journaux de Mme Necker.
  5. Ibid., t. II, p. 173.
  6. Frappé de ce que le culte protestant, tel qu’il était pratiqué en Suisse, présentait d’un peu froid, M. Necker avait, dans un de ses écrits, tracé le plan d’une liturgie où le sermon aurait alterné avec des chants et des prières. Cette liturgie ressemble beaucoup à celle qu’ont adoptée certaines églises protestantes.
  7. Archives de Coppet. Cette lettre a été citée par M. Fréd. Barbey dans l’étude qu’il a consacrée à Christin et Mme de Staël dans son intéressant ouvrage : Au service des Rois et de la Révolution, p. 150.
  8. Œuvres complètes de M. Necker, t. XIV, p. 264.
  9. Op. cit., t. XV, p. 214, et passim.
  10. Jurine était un chirurgien.
  11. Le pasteur fait erreur, M. Necker connut l’exécution du duc d’Enghien.
  12. Quarante-cinq ans de ma vie, p. 191.
  13. Journal intime de Benjamin Constant, précédé d’une introduction par D. Melegari, p. 24 et passim.
  14. Coppet et Weimar, p. 58.
  15. Notice de Mme Necker de Saussure en tête des Œuvres complètes de Mme de Staël, édition de 1821, t. 1, p. 201.
  16. Cette rente est aujourd’hui encore servie à la commune de Coppet par les descendans de Mme de Staël.
  17. Briefe von Bonstetten an Fvederike Brun, p. 156. La célèbre romancière danoise, l’amie de Bonstetten, devint également l’amie de Mme de Staël. Les archives de Coppet contiennent un certain nombre de lettres d’elle.
  18. Op. cit., p. 213 et passim.
  19. Voyez la Revue du 1er  mars 1914.
  20. Archives de Broglie.
  21. La réponse de Mme de Staël a été publiée au t. X des Mémoires du roi Joseph. Appendice.
  22. Œuvres complètes de Mme de Staël. Édition de 1821. T. XVII, p. 108 et passim.
  23. C’est en 1876 qu’est morte la baronne Auguste de Staël, née Vernet, qui a laissé le château de Coppet à la comtesse d’Haussonville, petite-fille de Mme de Staël par sa mère la duchesse de Broglie.