Madame la Princesse

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901
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MADAME LA PRINCESSE



L’hôtel des Douze-Monarques est, comme chacun sait, l’un des plus somptueux et des mieux achalandés de V***. Les terrasses s’étendent le long du nouveau parc, presque en face de l’ancien chalet impérial, et une large grille, aux fers de lance dorés, inspire aux passants une considération respectueuse pour les personnes qui ont le droit de la franchir. Musiciens ambulants, marchands de bibelots, fleuristes et autre menu peuple sont rigoureusement consignés au dehors, et, à l’heure du café, quand les hôtes des Douze-Monarques se prélassent, à l’ombre, sur des sièges en rotin de toutes les formes, un valet de pied correct empêche les intrus de stationner indiscrètement devant la grille ou sous les terrasses.

Songez donc ! Comment veut-on que M. Saturnin, directeur du grand hôtel des Douze-Monarques — douze : le compte y est ; pas un de plus, pas un de moins — permette à ces manants (toute personne qui vit ailleurs que chez lui est un manant pour M. Saturnin) de contempler les traits augustes des personnes qui l’honorent de leur clientèle ?

N’oublions pas qu’en 1889, un monarque, un vrai monarque, un des Douze peut-être, a passé quinze jours à l’hôtel : et l’on voudrait que la vile multitude… Ah ! c’est à faire frémir !

Comme à toute règle, si générale elle soit, il faut des exceptions, la législation de M. Saturnin en comportait trois, non pas du plein gré de M. le directeur, mais parce que M. Shampernoon, le plus illustre majordome anglais de toutes les villes d’eaux, en avait fait une condition expresse de son entrée dans la maison. M. Shampernoon, de son vrai nom Nicolas Champernon, né à Montmartre, couvrait de sa haute protection d’abord une accorte fleuriste, fraîche et pimpante, sa propre nièce ; ensuite un vieux prestidigitateur qui lui enseignait, par-ci par-là, un tour de cartes ou de gobelet ; enfin une tribu de tziganes dont le chef lui graissait très proprement la patte ; malgré des appointements de préfet, le bon Nicolas ne dédaignait pas les petits bénéfices.

Il faut dire à la louange du majordome que, s’il avait imposé ces trois exceptions à M. Saturnin, ses choix, du moins, étaient excellents : Mlle Palmyre ne vendait que des roses magnifiques ; M. Boutzigar, se disant élève de Robert-Houdin et du commandeur Cazeneuve, avait un réel talent ; et les tziganes de Tchnaïpwatsoki étaient des tziganes comme il y en a beaucoup, mais merveilleusement costumés.

L’été dernier, parmi les hôtes de distinction descendus au grand hôtel des Douze-Monarques, M. Saturnin comptait à la fois, et non sans orgueil, le plus gros bonnetier d’Angleterre : dix millions sterling de fortune, une femme, quatre filles, un fils ; le plus grand fabricant de jambons des États-Unis : cent cinquante millions de dollars de fortune, pas de femme, onze enfants, deux gouvernantes ; le plus grand armateur du monde : fortune insensée, pas de famille, trois secrétaires ; puis un comte portugais, ancien chambellan du feu roi, très laid, très vieux, très avare, mais très orgueilleux, flanqué d’une épouse du même acabit ; un secrétaire d’ambassade russe ; un Indien moitié rajah et moitié rastaquouère ; Mlle d’Almaviva, prima donna de l’Opéra de Calcutta ; deux ou trois actrices de grands théâtres étrangers ; quelques personnages de moindre importance ; et enfin M. et Mlle François.

On se demande peut-être comment M. Saturnin et M. Shampernoon avaient pu consentir à accueillir des baigneurs portant des noms aussi roturiers. Mystère ? Pas le moindre mystère. M. François, jeune homme de vingt-cinq ans, et sa sœur, un peu plus jeune que lui, avaient télégraphié d’Amboise pour retenir d’avance un appartement complet, cent francs par jour sans la bougie, ni le service, et ma foi !…

Au surplus, pour n’avoir pas à rougir en parcourant les multiples colonnes du tableau, placé bien en vue dans le grand vestibule, sur lequel on inscrit les noms des voyageurs, Mme Saturnin avait eu l’ingénieuse idée d’écrire : « Appartement no  3. — M. et Mlle François d’Amboise. » Comme cela, l’honneur des Douze-Monarques était sauf. Lorsqu’un jour, en passant, la jeune fille avait voulu faire une observation, Mme Saturnin, un peu choquée au fond de se voir si mal comprise, avait répondu que, l’inscription étant gravée — elle a des expressions superbes, Mme Saturnin ! — il était impossible d’y rien changer. Mlle François sourit, haussa les épaules et, bon gré mal gré, elle et son frère durent rester M. et Mlle d’Amboise pour le personnel et les commensaux de l’hôtel.

Ils avaient, d’ailleurs, fort peu de relations avec ceux-ci ; ils prenaient leur déjeuner dans leur appartement, dînaient le plus souvent dehors, rarement à la table d’hôte (oh ! par petites tables, bien entendu !  !) et faisaient au grand salon des apparitions qui n’étaient ni longues, ni fréquentes. Deux ou trois fois, pourtant, on avait eu le plaisir d’avoir le frère et la sœur pendant toute une soirée, notamment à l’occasion d’un concert intime, donné au profit des pauvres, par et pour les hôtes des Douze-Monarques, exclusivement, ainsi d’ailleurs que l’avait raconté, le lendemain, le journal l’Abeille de V***. Au cours de ce concert, sans se faire prier le moins du monde, Mlle François avait chanté avec son frère, et de merveilleuse façon, ce bijou de duo, la chanson de Magali, de Mireille. Mlle d’Almaviva avait même eu le bon goût de tenir le piano d’accompagnement pour la circonstance et de donner le signal des applaudissements.

« C’est égal, disait-on, ils sont bien mystérieux.

— Hé ! hé !… » faisait le diplomate russe, avec un air entendu.

D’où l’on avait conclu « qu’il savait quelque chose ».

Or, que peut savoir un diplomate, qu’il ne veuille pas dire ? Évidemment ce qui concerne les grands personnages, les altesses, les princes du sang… Mais, alors, ce serait un incognito admirablement gardé ?… On accablait de questions M. le secrétaire d’ambassade, qui demeurait de plus en plus impénétrable.

De là à décider que M. et Mlle François étaient grand-duc et grande-duchesse dans l’empire des tzars, il n’y avait qu’un pas ; il fut vite franchi, et le comte portugais, M. de Colaho, émit l’avis que les deux jeunes gens étaient plutôt nés d’un mariage morganatique royal ou impérial. Cette opinion fut unanimement adoptée, grâce à l’autorité de son auteur, un chambellan devant, mieux que quiconque, se connaître à ces sortes de choses.

Dès ce jour-là, qui était le surlendemain du concert, la sympathie spontanée qu’inspiraient M. et Mlle François fut doublée d’un profond respect, et M. Saturnin, malgré son grand usage du monde et sa discrétion bien connue, se surprit à répondre : « Oui, monseigneur », à une question du jeune homme.

Le dimanche suivant, il faisait un temps radieux ; les nobles hôtes des Douze-Monarques humaient l’air sur la terrasse centrale, après le déjeuner, et Mlle François, — que, dans les conversations particulières, on nommait « la princesse Annette », de même qu’on appelait son frère « le prince Michel », — était venue se joindre aux autres dames pour apprendre un point de broderie qu’elle avait eu l’imprudence d’admirer la veille et que cette intrigante de comtesse portugaise avait immédiatement offert de lui enseigner.

Tout à coup, contrairement aux habitudes si correctes des Douze-Monarques, une voix irritée se fit entendre en bas, sur l’avenue, du côté de la grille, disant : « Allez-vous filer, à la fin des fins ?… »

Cette infraction aux règles de l’étiquette coutumière causa, parmi les assistants, un moment de stupeur pénible et chacun se sentit atteint dans sa dignité par l’intrus qui motivait une aussi sérieuse algarade. On se pencha sur la balustrade et l’on vit une pauvre vieille femme, bien misérablement vêtue, dont le regard humide implorait la pitié d’un grand diable de laquais, tandis qu’elle préservait d’une main tremblante les tristes fleurs à demi fanées qui garnissaient le fond d’une petite corbeille.

Plusieurs shocking furent murmurés, sans qu’on sût bien s’ils étaient adressés à l’audace de la pauvresse ou à la brutalité du valet ; une dame s’écria : « C’est inouï ! », exclamation qui demeura frappée du même mystère quant à sa destination ; M. le secrétaire d’ambassade dit très haut à Michel : « Oh ! ces gens !… » et nul ne sut non plus auquel des deux il en avait ; Mlle d’Almaviva jeta une pièce de vingt sous, que la vieille ne vit pas tomber, et M. Saturnin, attiré par le bruit et honteux d’une pareille aventure, inouïe dans les fastes de son établissement, s’élança en personne pour expulser la marchande de fleurs et tancer son domestique.

Tout cela, très long à dire, s’était passé presque simultanément, et c’est à peine si Annette avait eu le temps, pour faire comme les autres, d’arriver à la balustrade. La pauvre vieille, affolée, éperdue, navrée de plus de voir s’évanouir l’espérance d’une petite recette, levait justement les yeux vers la terrasse au moment où se montra le doux visage de la jeune fille ; et, le bon regard que le sien rencontra l’enhardissant, elle tendit d’un mouvement instinctif son panier du côté d’Annette.

En moins d’une seconde, celle-ci traversa la terrasse et descendit le perron, pour arriver sur l’avenue juste au moment où M. Saturnin, blême de colère, allait mettre la main sur l’épaule de la vieille, avec l’évidente intention de la repousser très loin. Mais sa main rencontra le bras que Mlle François avançait pour protéger la marchande ; puis, médusé par le regard de profond dédain de la jeune fille et par le geste hautain avec lequel elle le congédiait, il ne sut que s’incliner très bas et s’esquiver.

Annette releva un peu sa robe, y jeta pêle-mêle toutes les fleurs de la vieille, mit un louis à leur place dans la corbeille et dit très vite :

« Allez tranquillement, ma bonne femme, et revenez chaque matin, à neuf heures, m’en apporter autant. »

Puis elle se sauva, mais pas assez vite que la vieille n’eût pu se courber et poser ses lèvres sèches et ridées sur la main qui retenait les fleurs dans la robe.

« Dieu vous le rende, ma jolie dame ! » dit-elle.

Et, tandis qu’Annette, un peu encombrée par ses fleurs, gravissait les marches du perron, on aurait pu l’entendre murmurer :

« Il y a longtemps que Dieu me l’a rendu ; c’est moi qui suis en reste avec lui. »

La leçon de broderie en resta là pour cette fois ; mais, néanmoins, Mme de Colaho déclara que la princesse était admirable de grâce, d’énergie, de présence d’esprit, de générosité et que ce qui venait de se passer ne laissait aucun doute sur la nature du sang qui coulait dans ses veines. Un murmure flatteur accueillit cette déclaration, et le secrétaire d’ambassade, de plus en plus impénétrable, crut devoir se dérober, par une fuite savante et diplomatique, aux questions nouvelles qu’il sentait prêtes à l’assaillir.

Pendant ce temps, Annette gagnait le salon particulier de Mme Saturnin, où cette remarquable personne écoutait de la bouche même de son mari le récit d’une aussi prodigieuse aventure.

« Si nous demandions au maire quelques agents de police pour protéger les abords de l’hôtel ? dit Mme Saturnin ; cela poserait terriblement les Douze-Monarques ! Les Princes et les Ambassadeurs en crèveraient de jalousie. »

Saturnin, qui est fort intelligent, comprit que sa femme désignait ainsi, pour les vouer au trépas, les propriétaires de deux établissements rivaux ; mais il n’eut pas le temps de faire connaître son sentiment sur la question. Annette était là, le regardant avec encore un peu plus de mépris au fond des yeux, et lui disait :

« Vous aurez soin, monsieur, que tous les matins, à neuf heures, la vieille marchande de fleurs soit conduite à mon appartement.

— Mais, madame, — on conçoit qu’il n’y a pas moyen de donner du « mademoiselle » à une grande-duchesse, quel que soit son incognito, — mais, madame, s’écria Mme Saturnin, Mlle Palmyre pourra…

— Je n’ai pas l’habitude qu’on discute mes ordres dans les hôtels où je descends. Si cela ne vous convient pas, M. François et moi nous vous quitterons dans une heure.

— Il sera fait selon votre désir, madame », riposta Saturnin, épouvanté à l’idée de perdre de pareils clients.

Puis, quand la jeune fille fut partie :

« Eh bien, ma femme, qu’en dis-tu ?

— Je dis, mon cher ami, que, quand on parle aux gens sur ce ton, il est absurde de vouloir leur faire croire qu’on est mademoiselle François tout court. »

À huit jours de là, « la princesse Annette » et son frère annoncèrent leur départ, pour le lendemain, aux hôtes navrés des Douze-Monarques.

« Mesdames et vous, messieurs, dit la jeune fille avec cette grâce souveraine qui la caractérisait, mon frère et moi avons formé le petit complot de vous offrir quelques fleurs aujourd’hui. Une vieille marchande de bouquets, que vous connaissez, va les apporter et nous vous prions de les accepter.

— C’est tout à fait royal, dirent ensemble le comte de Colaho et sa femme.

— Oh ! madame, fit impétueusement une des jeunes Anglaises, permettez-nous de les acheter, ces fleurs…

— Et de nous associer ainsi à une bonne œuvre que nous devinons, interrompit respectueusement le diplomate.

— Bien volontiers. Cette femme, sur qui Michel a pris de minutieux renseignements, est fort malheureuse et digne à tous égards de votre bienveillant intérêt. Tout ce que vous voudrez bien faire pour elle nous fera grand plaisir.

— Il faut organiser une boutique de fleuriste, proposa un ancien préfet, arrivé de la veille.

— Non, une tombola, suggéra quelqu’un.

— Une vente aux enchères vaudrait mieux, fit Mlle d’Almaviva.

— Bravo, bravo, s’écria-t-on de tous les coins du salon, sauf du côté des Colaho. Les enchères !… Y consentez-vous, madame ?

— Qu’en penses-tu, Michel ?

— Acceptons avec reconnaissance. Tout ce qui pourra être bon à Henriette Mathieu doit être bienvenu.

— Voulez-vous me prendre comme expert, madame ? interrogea le bonnetier anglais.

— Je craindrais l’exagération des mises à prix, monsieur.

— Non ; je serai modeste.

— Eh bien, soit. Mais il faut quelqu’un pour annoncer les enchères, un bon crieur…

— Oh ! moi, Madame la princesse, moi ! dit en s’élançant dans les jupes d’Annette un ravissant petit marchand de jambons de six ans. Moi !… Je sais très bien crier, même en français.

— C’est cela, Georgy ! » approuva l’assistance avec un fou rire, tandis que Mlle François embrassait l’enfant, à qui ensuite on expliqua ce qu’il aurait à faire.

Quand la vieille marchande arriva, elle était accompagnée de deux hommes et d’un notaire. Les hommes portaient des paniers remplis des fleurs les plus rares, venues de chez Labrousse ; le notaire avait sous le bras un portefeuille de maroquin.

« Monsieur, dit Michel en allant à lui, vous nous excuserez. Il se produit un heureux incident qui va retarder ce que nous voulions faire. Ayez la bonté de vous asseoir ici et nous passerons ensuite dans notre appartement pour terminer. »

Ces paroles mystérieuses, entendues par quelques personnes et répétées aux autres, éveillèrent la curiosité générale et celle-ci fut aiguisée quand le diplomate russe, très fier de sa perspicacité, murmura :

« J’en étais sûr. »

Les fleurs déballées, les enchères commencèrent.

Comme toujours, les premiers lots furent adjugés à des prix raisonnables. Georgy faisait merveille et il lançait à pleine voix, avec un petit accent anglais très drôle, des phrases comme celle-ci : »

« À vingt francs le… le… enfin ça qui est brun et jaune.

— Vingt-cinq francs, Georgy…

— À vingt-cinq francs, la orchidée. »

Ou bien :

« Oui, oui, madame la princesse, là-bas, le monsieur a dit quarante francs pour le… le chose blanc ! »

Et encore, s’adressant aux Colaho :

« Eh bien, pourquoi vous n’achetez rien, tous les deux ? »

Les bottes de fleurs se succédaient les unes aux autres, passaient des mains d’Annette dans celles de l’expert, puis dans celles de l’acquéreur et Georgy criait comme un bienheureux, s’amusant follement, se trompant de chiffres, et faisant adjuger pour cent dollars à son père le paquet de roses qui avait atteint cent francs.

La fièvre des enchères montait ; le bonnetier anglais, le fabricant de jambons et l’armateur se piquaient d’honneur ; la dernière gerbe de fleurs fut chaudement disputée entre eux et adjugée à l’armateur pour un prix que les Colaho jugèrent scandaleux. Georgy n’était pas content et jeta à l’auteur de ses jours un « Oh ! papa ! Indeed ! » gros de reproches.

Quand tout fut fini, Michel, après avoir fait signe au notaire, se leva et se dirigea vers la porte, tandis qu’Annette disait :

« Merci à tous et de tout notre cœur. Ce soir, après le dîner, si vous le voulez bien, je vous raconterai une courte histoire. Pour le moment nous allons, mon frère et moi, terminer une petite affaire avec monsieur. Venez avec nous, ma mère Mathieu. »


Mais cela ne faisait pas le compte des pensionnaires des Douze-Monarques ! Si la vanité et la curiosité avaient été éveillées chez eux à un degré difficile à dire, leurs bons sentiments n’étaient pas demeurés endormis, il est juste de le reconnaître. Un intérêt véritable pour la vieille marchande s’alliait donc à un vif désir de savoir le mot de l’énigme, dans cette exclamation proférée par dix voix :

« Ah ! madame la princesse, pourquoi ne pas tout terminer ici ? la fête serait complète…

— C’est que…

— C’est une bonne œuvre, nous le comprenons ; puisque vous avez daigné nous permettre d’y participer, faites-nous la joie d’en connaître la fin.

— Eh bien ! soit, dit Michel avec autorité. Veuillez vous mettre à cette table, monsieur le notaire, et compléter l’acte que vous avez dressé, en y ajoutant ce qu’il faudra au sujet de l’argent que voilà dans ce bol de Chine qui m’a servi de caisse.

— Et vous nous direz ensuite, fit Annette, ce que nous vous devons pour vos honoraires.

— Rien, madame. Ce sera ma part dans votre œuvre », répondit très gracieusement le tabellion, ce qui lui valut un bon sourire de la jeune fille et une chaude poignée de main de Michel.

Quelques minutes après, il lisait :

« Par devant Me Ducode et son collègue, notaires, à V***, la dame Henriette Mathieu… maisonnette avec jardin sur la route de V*** à C***… ensemble le mobilier… se montant à…

— Passez, monsieur, dit Annette.

— … payés des deniers de…

— Passez, passez, monsieur », fit Michel.

C’est pour le coup qu’on fut sûr que c’étaient des princes.

« … Reconnaissent lesdits notaires avoir reçu, en bonnes espèces et billets ayant cours, pour être convertie en rentes sur l’État, la somme de… Combien ?

— Impossible de le savoir. À chaque instant une nouvelle pièce tombe dans la caisse. Laissez le chiffre en blanc. »

En effet, Georgy ayant vu une dame jeter furtivement un louis dans le bol de Chine, allait de l’un à l’autre, quêtant des pièces qu’il allait ensuite, grimpé sur un tabouret, ajouter aux autres. Le jeu lui semblait amusant et il le renouvelait incessamment ; son manège était si joli que personne ne refusait à sa main tendue, et le couple Colaho lui-même se laissa aller jusqu’à donner deux francs, en deux pièces de vingt sous.

L’acte était prêt. Henriette Mathieu qui, assise près d’Annette, et, sans proférer un mot, avait assisté à cette longue scène qu’elle ne comprenait pas, fut invitée à signer, ce qu’elle fit, toujours sans comprendre : mais que lui importait, puisque c’était sa jolie protectrice qui la conduisait ? Elles vinrent toutes deux se rasseoir sur un canapé.

Alors, doucement, avec des ménagements pleins de délicatesse pour ne pas causer à la vieille une joie trop brusque, dangereuse à son âge, la jeune fille mit Henriette Mathieu au courant des choses :

« Vous comprenez bien, n’est-ce pas ?… Vous avez une petite maison, un bout de jardin, un peu de mobilier… et aussi un peu d’argent… Ce n’est pas beaucoup… cela vous aidera à vivre et à élever vos petits-enfants. Le notaire, ce monsieur qui est assis là, gardera les papiers… Vous comprenez bien ?… Les papiers seront à vous et tous les mois ce monsieur vous remettra l’argent… ce ne sera pas une aumône ; non, non, bien sûr, puisque tous les papiers seront à vous… comme la maison… Ce sera une petite rente… une petite rente, vous comprenez bien ?… Et puis, quand le bon Dieu vous rappellera à lui, vos petits-enfants hériteront… Vous comprenez bien ?… »

Certes oui, elle comprenait, la pauvre vieille. Elle comprenait que, grâce à cette charmante jeune fille, à cette fée dont elle embrassait les mains en pleurant, ses pauvres petiots et elle-même auraient désormais une maison à eux et du pain assuré, des vêtements chauds en hiver, du feu dans la cheminée… et puis des livres à l’école… et puis, à l’église, une chaise… et puis… et puis…

« Ah ! s’écria-t-elle en se laissant relever par Annette, devant qui elle s’était dévotieusement agenouillée, ah ! que vous êtes bonne, madame la princesse !

— C’est la voix de Dieu, cette fois ! dit l’ancien préfet au secrétaire d’ambassade qui commençait, de bonne foi, à admettre l’avis du comte de Colaho.

— L’histoire, l’histoire promise, clamèrent plusieurs voix, respectueusement d’ailleurs.

— Elle n’est pas longue, l’histoire », repartit Annette, que l’émotion rendait plus jolie que jamais.

Elle fit remettre à ses côtés la bonne femme qui gardait dans ses vieilles mains la main de sa bienfaitrice, puis elle commença :

« Il y a cinquante ans, à peu près, une femme vendait des fleurs à l’une des grilles du palais de Versailles. Elle ne gagnait presque rien et son fils se mourait, faute de soins. Un jour, une dame et un baby passèrent, prirent une rose et la payèrent vingt sous ; le lendemain la même chose et tous les jours ensuite. Ce fut comme une petite rente quotidienne qui permit de donner au malade les médicaments dont il avait besoin ; il allait de mieux en mieux. Au bout d’un mois, la marchande, n’y tenant plus, adressa la parole à la dame charitable et la combla de bénédictions. La petite rente continua encore ; puis, un certain dimanche, la mère et le baby s’en vinrent escortés de plusieurs personnes ; on acheta à la femme toutes ses fleurs d’un coup et on lui donna vingt francs. Un peu plus tard, on lui assura une clientèle en ville et, enfin, quand son fils fut guéri, on s’occupa de lui. Je passe les détails. Dans ce ménage, jadis misérable, on put faire quelques économies et, sur les conseils de leurs protecteurs, la mère et le fils partirent pour l’Amérique : chez vous, monsieur. Dans cette grande ville de New-York, le jeune homme put travailler fructueusement ; il gagna de plus en plus, toujours plus, fit ensuite d’énormes affaires et, au bout de plusieurs années, revint en France avec une très belle fortune. Riche et intelligent, il ne resta pas oisif, mais fonda des industries pour occuper des ouvriers et leur procurer les avantages de la participation aux bénéfices : pardonnez-moi ces mots qui semblent barbares, mais qui désignent une bien belle chose. Ses affaires grandirent encore, tandis que d’importants capitaux, laissés par lui aux États-Unis, continuaient à lui donner des revenus considérables. Sa fortune atteignit un chiffre peu ordinaire, si bien que, quand ils eurent le malheur de le perdre, ses enfants, déjà orphelins de leur mère, héritèrent de plus de douze cent mille francs de rente chacun. La pauvre marchande de fleurs se nommait François ; c’était notre grand’mère. L’infatigable travailleur se nommait François ; c’était notre père. Ni princes, ni même d’Amboise, comme vous voyez… Et maintenant, merci mille fois à tous de nous avoir aidés à accomplir un acte de charité qui constitue un vœu de notre part. Les marchandes de fleurs sont sacrées pour nous, surtout quand elles sont vieilles, en mémoire de notre aïeule, et nous cherchons à faire pour elles ce que la mère d’un gentil baby a fait jadis pour nos parents… Nous partons demain. Ayez la bonté de garder de nous un peu de l’excellent souvenir que nous vous conserverons. »

Ce petit discours fut accueilli diversement. Le diplomate, interloqué par un sourire narquois de Mlle d’Almaviva, s’éclipsa à l’anglaise. La comtesse de Colaho regretta ses deux francs. Les misses de Londres et de New-York se levèrent comme un seul homme pour remettre leur carte à Annette et lui demander sa photographie. M. Saturnin, placé près de la porte, se mordait les lèvres de fureur. Le notaire pleurait tout simplement. Quant au plus grand armateur du monde, il traversa le salon comme un boulet de canon et tomba sur Michel pour lui demander la main de sa sœur.

Henriette Mathieu, perdue dans son rêve, n’avait ni bien entendu, ni bien saisi le récit de Mlle François ; pour elle c’était toujours une fée ou quelque chose d’approchant. Aussi, quand elle resta seule avec Annette et Michel, elle se leva et, bien timidement, elle dit :

« Voulez-vous me permettre de vous embrasser, madame la princesse ?… Et demain je vous mènerai les petiots à la gare… Je les débarbouillerai bien… Que la bénédiction d’une pauvre vieille grand’mère vous accompagne toujours… »

De Granvelle.