Madeleine Férat/Chapitre III

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A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 39-58).

III

Véteuil est une petite ville de dix mille âmes, située sur la lisière de la Normandie. Les rues sont propres, silencieuses. C’est un pays mort. Les gens qui veulent prendre le chemin de fer, sont obligés de faire cinq lieues en diligence pour aller attendre les trains qui passent à Mantes. Autour de la ville, la plaine est très fertile ; elle s’étend en gras pâturages, coupés par des rideaux de peupliers ; un ruisseau qui va se jeter dans la Seine, creuse ces larges terrains plats et les traverse d’un long ruban d’arbres et de roseaux.

C’est dans ce trou perdu que naquit Guillaume. Son père, M. de Viargue, était un des derniers représentants de la vieille noblesse du pays. Né en Allemagne, pendant l’émigration, il vint en France avec les Bourbons, comme en une contrée étrangère et ennemie. Sa mère en avait été chassée brutalement, et dormait dans un cimetière de Berlin ; son père était mort sur l’échafaud. Il ne put pardonner au sol qui avait bu le sang du guillotiné et qui ne recouvrait pas le corps de la pauvre morte. La Restauration le fit rentrer dans les biens de sa famille, il retrouva le titre et la position attachés à son nom, mais il n’en garda pas moins sa haine contre cette France maudite qu’il ne reconnaissait pas pour sa patrie. Il alla s’enterrer à Véteuil, refusant les places, faisant la sourde oreille aux offres de Louis XVIII et de Charles X, ne voulant rien être chez un peuple qui avait assassiné ses parents. Souvent il répétait qu’il n’était pas Français ; il appelait les Allemands ses compatriotes, et parlait de lui comme d’un véritable exilé.

Il était jeune encore à son entrée en France. Grand, fort, d’une activité ardente, il ne tarda pas à s’ennuyer mortellement dans l’oisiveté qu’il s’imposait. Il voulait vivre seul, loin de tous les événements publics. Mais il avait une intelligence trop haute, une inquiétude d’esprit trop grande, pour se contenter des plaisirs rudes de la chasse. La vie lourde et vide qu’il se préparait l’épouvanta. Il chercha une occupation. Par une contradiction singulière, il aimait les sciences, le nouvel esprit de méthode dont le souffle avait bouleversé l’ancien monde qu’il regrettait. Il se fit chimiste, lui qui rêvait aux grandeurs de la noblesse sous Louis XIV.

Ce fut un savant étrange, un savant solitaire qui étudiait et cherchait pour lui seul. Il avait transformé en un vaste laboratoire une salle de la Noiraude, nom donné dans le pays au château qu’il habitait à cinq minutes de Véteuil. Il y passait les journées entières, penché sur ses fourneaux, toujours aussi âpre, ne pouvant parvenir à satisfaire ses curiosités. Il n’était membre d’aucune société scientifique, et fermait sa porte au nez des gens qui lui parlaient de ses travaux. Il entendait qu’on le traitât en gentilhomme. Ses domestiques devaient, sous peine d’être chassés, ne jamais faire devant lui aucune allusion à l’emploi de son temps. Il considérait son goût de la chimie comme une passion dont personne n’avait le droit de pénétrer les secrètes folies.

Pendant près de quarante ans, il s’enferma chaque matin dans son laboratoire. Il y prit les foules en un dédain encore plus grand. Il laissa, sans jamais en convenir, ses haines et ses amours au fond de ses cornues et de ses alambics. Quand il eut pesé la matière dans ses mains puissantes, il oublia la France, son père guillotiné, sa mère morte à l’étranger ; il ne resta en lui du gentilhomme qu’un sceptique froid et hautain. Le savant avait tué l’homme.

Personne, d’ailleurs, ne pénétra au fond de cette étrange organisation. Ses familiers ignorèrent toujours le vide brusque qui s’était fait dans son cœur. Il garda pour lui le secret du néant, de ce néant qu’il croyait avoir touché du doigt. S’il vivait encore loin du monde, en exilé, comme il continuait à le dire, c’est qu’il méprisait les petits et les grands, et qu’il se comparait lui-même à un ver de terre. Mais il resta debout, grave et dédaigneux, d’une froideur glaciale. Jamais il ne laissa tomber son masque d’orgueil.

Il y eut cependant une secousse dans l’existence calme de cet homme. Une jeune femme étourdie, mariée à un notaire de Véteuil, vint se jeter entre ses bras. Il avait alors quarante ans, et traitait encore ses voisins en sujets corvéables. Il garda la jeune femme pour maîtresse, l’afficha à trois lieues à la ronde, eut même l’audace de l’installer à la Noiraude. Ce fut un scandale inouï dans la petite ville. Les allures brusques de M. de Viargue le faisaient déjà montrer au doigt. Quand il vécut ouvertement avec la femme du notaire, on faillit le lapider. Le mari, un pauvre homme qui avait une peur atroce de perdre sa place, se tint coi pendant les deux années que dura la liaison. Il ferma les yeux et les oreilles, il parut croire que sa femme était en simple villégiature chez M. de Viargue. Celle-ci devint enceinte et accoucha au château même. Quelques mois plus tard, elle se lassa de son amant, qui de nouveau passait les journées dans son laboratoire. Un beau matin, elle retourna chez son mari, en ayant soin d’oublier son enfant. Le comte se garda bien de courir après elle. Le notaire la reprit tranquillement, comme si elle fût revenue d’un voyage. Le lendemain, il la promena à son bras dans les rues de la ville, et dès ce jour elle devint une épouse modèle. Vingt ans après, on parlait encore de ce scandale à Véteuil.

Guillaume, l’enfant né de cette singulière liaison, fut nourri à la Noiraude. Son père, qui avait eu pour sa maîtresse un amour passager, mêlé d’un peu de mépris, accepta ce fils du hasard avec une parfaite indifférence. Il le laissa auprès de lui pour qu’on ne l’accusât pas de vouloir cacher le témoignage vivant de sa sottise ; mais il évita de s’en occuper, le souvenir de la femme du notaire lui étant désagréable. Le pauvre être grandit dans une solitude presque complète. Sa mère, qui n’avait pas même senti le besoin de faire quitter Véteuil à son mari, ne chercha jamais a le voir. Cette femme comprenait maintenant combien elle avait été folle ; elle tremblait en songeant aux suites qu’aurait pu avoir sa faute ; l’âge venait, et elle obéissait à son sang bourgeois, elle s’était faite dévote et prude.

La véritable mère de Guillaume fut une vieille servante de la maison, qui avait vu naître M. de Viargue. Geneviève était sœur de lait de la mère du comte. Cette dernière, qui appartenait a la noblesse du Midi, s’était fait accompagner par elle en Allemagne, lors de l’émigration, et M. de Viargue, à sa rentrée en France, après la mort de sa mère, l’avait installée à Véteuil. C’était une paysanne cévenole, appartenant à la religion réformée et gardant dans sa tête étroite et ardente tout le fanatisme des premiers calvinistes, dont elle sentait le sang couler dans ses veines. Grande, sèche, avec des yeux creux et un grand nez aigu, elle rappelait ces vieilles possédées qu’on jetait jadis au bûcher. Elle traînait partout une énorme bible sombre dont la reliure était consolidée par une garniture de fer, matin et soir, elle en lisait quelques versets à voix haute et perçante. Parfois elle trouvait des mots farouche, de ces mots de colère que le terrible Dieu des Juifs laissait tomber sur son peuple épouvanté. Le comte tolérait ce qu’il nommait ses manies ; il connaissait la haute probité, la justice souveraine de cette nature exaltée. D’ailleurs, il regardait Geneviève comme un legs sacré de sa mère. Elle était dans la maison moins une servante qu’une toute-puissante maîtresse.

À soixante-dix ans, elle faisait encore de gros travaux. Plusieurs domestiques se trouvaient sous ses ordres, mais elle mettait un grand orgueil à s’imposer des tâches grossières. Elle avait une humilité d’une vanité incroyable. Elle dirigeait tout à la Noiraude, levée dès le point du jour, donnant à chacun l’exemple d’une activité infatigable, remplissant son mandat avec une rudesse de femme qui n’a jamais failli.

Un des grands désespoirs de sa vie fut la passion de son maître pour la science. En le voyant s’enfermer pendant de longues journées dans une pièce encombrée d’appareils étranges, elle le crut fermement devenu sorcier. Quand elle passait devant la porte de cette pièce et qu’elle entendait le bruit de son soufflet, elle joignait les mains de terreur, persuadée qu’il activait de son haleine le feu de l’enfer. Un jour, elle eut le courage d’entrer et d’adjurer solennellement le comte, au nom de sa mère, de sauver son âme en renonçant à une besogne maudite. M. de Viargue la poussa doucement vers la porte, souriant, lui promettant de se réconcilier avec Dieu plus tard, quand il mourrait. Dès lors, elle pria pour lui matin et soir. Elle répétait souvent, dans une sorte d’exaltation prophétique, qu’elle entendait rôder le diable chaque nuit et que de grands malheurs menaçaient la Noiraude.

Geneviève considéra la liaison scandaleuse du comte avec la femme du notaire, comme un premier avertissement de la colère de Dieu. Le jour où cette femme s’installa au château, elle fut prise d’une sainte indignation. Elle déclara à son maître qu’elle ne pouvait vivre en compagnie de cette créature et qu’elle lui cédait la place. Et elle fit comme elle disait : elle alla se loger dans une sorte de pavillon que M. de Viargue possédait au bout de son parc. Pendant deux années, elle ne mit pas le pied à la Noiraude. Les paysans qui passaient le long de la muraille du parc, surprenaient les éclats de sa voix sèche psalmodiant, à toute heure de la journée, les versets de sa grande Bible. Le comte la laissa faire ; il la visita à plusieurs reprises, accueillant d’un air impassible les sermons ardents qu’elle lui fit subir. Une seule fois il faillit se fâcher : il avait rencontré la vieille fanatique dans une allée où il se promenait en compagnie de sa maîtresse, et Geneviève s’était permis d’interpeller la jeune femme avec une violence de langage toute biblique. Elle qui n’avait pas la moindre faute à se faire pardonner, aurait jeté la boue des chemins à la face des pécheresses. La femme du notaire fut fort effrayée de cette scène, et il est même à croire que le mépris et la colère de la protestante furent pour quelque chose dans son départ brusque.

Dès que Geneviève sut que la honte n’était plus à la Noiraude, elle y revint tranquillement reprendre son rôle de maîtresse souveraine. Elle n’y trouva qu’un enfant de plus, le petit Guillaume. La pensée de cet enfant, lorsqu’elle logeait encore au pavillon, lui avait causé une horreur sacrée ; il était le fils du péché, il ne pouvait amener avec lui que le malheur, et peut-être le Dieu vengeur l’avait-il fait naître pour punir son père de son impiété. Mais quand elle vit la pauvre créature, dans son berceau blanc et rose, elle éprouva une sensation d’une douceur inconnue. Cette femme, dont le cœur et la chair avaient séché dans une virginité ardente de fanatique, sentit vaguement se réveiller en elle l’épouse et la mère qu’il y a au fond de toute vierge. Elle se crut tentée par le démon, elle voulut résister à l’amollissement qui s’emparait de son être. Puis elle se laissa aller, elle embrassa Guillaume avec des envies de se recommander à Dieu pour se protéger contre cet enfant du crime que le ciel devait avoir maudit.

Et peu à peu elle devint une mère pour lui, mais une mère étrange dont les caresses gardaient une sorte de vague terreur. Par instants, elle le repoussait ; puis elle le reprenait entre ses bras avec cette volupté âcre des dévots qui croient sentir la griffe du diable pénétrer leur chair. Quand il était encore tout petit, elle le regardait fixement dans les yeux, inquiète, se demandant si elle n’allait pas trouver des clartés infernales au fond du regard pur et clair de l’innocente créature. Jamais elle ne put se persuader qu’il n’appartînt pas un peu à Satan ; mais sa tendresse, toute secouée, brutale et attendrie, n’en fut que plus poignante.

Dès qu’il fut sevré, elle renvoya la nourrice. Elle seule s’occupa de lui. M. de Viargue le lui avait abandonné, l’autorisant même, avec son ironique sourire de savant, à l’élever dans la religion qu’il lui plairait. L’espérance de sauver Guillaume du feu éternel, en en faisant un protestant zélé, redoubla le dévouement de Geneviève. Jusqu’à l’âge de huit ans, elle le garda avec elle dans l’appartement qu’elle occupait au second étage de la Noiraude.

Guillaume grandit ainsi en pleine exaltation nerveuse. Il respira, dès le berceau, l’air frissonnant, plein d’une religieuse terreur, que la vieille fanatique répandait autour d’elle. Il n’aperçut, penché sur lui, à son réveil, que ce visage de femme, ardent et muet ; il n’entendit que cette voix aiguë de chanteuse de cantiques, qui l’endormait le soir en récitant d’une façon lugubre un des sept psaumes de la pénitence. Les caresses de sa mère d’adoption le brisaient ; elle l’embrassait à l’étouffer, par secousses, avec des larmes qui le jetaient lui-même dans des crises de tendresse maladive. Il acquit fatalement une sensibilité de femme, une délicatesse de nerfs qui changeait ses moindres chagrins d’enfant en véritables souffrances. Souvent ses yeux s’emplissaient de larmes, sans motif apparent, et il pleurait pendant des heures, sans colère, comme une grande personne.

Quand il eut sept ans, Geneviève lui apprit ses lettres dans la grande Bible garnie de fer. Cette Bible, au papier jauni, à l’aspect noirâtre, le terrifiait. Il ne comprenait pas le sens des lignes qu’il épelait, mais le ton sinistre dont son institutrice prononçait les mots, le glaçait d’effroi sur sa chaise. Lorsqu’il se trouvait seul, pour rien au monde il n’aurait osé ouvrir la Bible. La vieille protestante lui en parlait comme de Dieu lui-même, avec un respect effrayé. L’enfant, dont l’intelligence s’éveillait, vécut dès lors dans une sorte d’épouvante éternelle. Enfermé avec la fanatique qui l’entretenait sans cesse du diable, de l’enfer, de la colère du ciel, il passait les journées au milieu de craintes cuisantes ; la nuit, il sanglotait, s’imaginant que des flammes couraient sous son lit. Ce pauvre être, qui ne demandait qu’à jouer et à rire, avait l’imagination bouleversée au point de ne plus descendre dans le parc pour ne pas se damner. Geneviève lui répétait chaque matin, de cette voix perçante dont les éclats le pénétraient comme des lames aiguës, que le monde était un infâme lieu de perdition et qu’il serait préférable pour lui de mourir sans jamais voir la clarté du soleil. Elle croyait, par ces leçons, le sauver de Satan.

Quelquefois, pourtant, dans l’après-midi, Guillaume courait les longs corridors de la Noiraude et se hasardait sous les arbres du parc.

Ce qu’on nommait à Véteuil « la Noiraude », c’était une grande bâtisse carrée, élevée de trois étages, laide et noire, qui ressemblait beaucoup à une maison de correction. M. de Viargue la laissait dédaigneusement tomber en ruine. Il en occupait une faible partie : un appartement au premier étage, et une pièce sous les combles dont il avait fait son laboratoire ; au rez-de-chaussée il s’était réservé une salle à manger et un salon. Les autres pièces de la vaste demeure, sauf celles qu’occupaient Geneviève et les domestiques, se trouvaient complètement abandonnées. Jamais on ne les ouvrait.

Lorsque Guillaume suivait les couloirs silencieux et sombres qui traversaient la Noiraude de toutes parts, il éprouvait de secrètes terreurs. Il passait en hâtant le pas devant les portes des chambres inhabitées. Plein des idées horribles que Geneviève lui mettait dans la tête, il croyait entendre sortir de ces chambres des plaintes, des sanglots étouffés ; il se demandait avec effroi qui pouvait habiter ces appartements dont les portes restaient toujours closes. Il préférait les allées du parc, et encore n’osait-il s’éloigner, tant la vieille protestante l’avait rendu poltron et frissonnant.

Parfois, il rencontrait son père, dont la vue le faisait trembler. Jusqu’à l’âge de cinq ans, il l’avait à peine aperçu. Le comte oubliait qu’il possédait un fils. Il ne s’était même pas inquiété des formalités qu’il aurait à remplir un jour s’il désirait l’adopter. L’enfant avait été forcément déclaré comme né de père et de mère inconnus. M. de Viargue savait que le notaire feindrait de toujours ignorer l’existence du bâtard de sa femme, et il se promettait de régulariser plus tard la situation de Guillaume. N’ayant pas d’autre héritier, il comptait lui léguer sa fortune. Ces pensées, d’ailleurs, ne l’occupaient guère ; il était tout à ses expériences, plus ironique et plus hautain que jamais ; il écoutait sans répondre les nouvelles que Geneviève lui donnait de loin en loin de l’enfant.

Un jour, comme il descendait au parc, il le rencontra marchant seul, donnant la main à la vieille femme. Il fut très-étonné de le trouver grandi. Guillaume, qui entrait dans sa cinquième année, portait un de ces adorables costumes d’enfant d’étoffes légères et voyantes. Le père, un peu ému, s’arrêta pour la première fois ; il prit son fils et, l’élevant à la hauteur de son visage, il le regarda attentivement. Guillaume, par un phénomène mystérieux du sang, ressemblait à la mère du comte. Cette ressemblance frappa celui-ci et le toucha. Il mit un baiser sur le front du pauvre petit, qui tremblait.

À partir de ce jour, il ne rencontra jamais son fils sans l’embrasser. Il l’aimait à sa manière, autant qu’il pouvait aimer. Mais son étreinte était froide, le baiser rapide qu’il lui donnait à l’occasion ne suffisait pas pour gagner le cœur de l’enfant. Lorsque Guillaume pouvait éviter le comte, sans que celui-ci s’en aperçût, il était presque heureux d’échapper à sa caresse. Cet homme sévère qui parcourait la Noiraude, pareil une ombre roide et muette, lui causait plus d’épouvante que d’affection. Geneviève, à laquelle M. de Viargue avait donné l’ordre de l’élever ouvertement comme son fils, lui présentait toujours son père en maître terrible et tout-puissant, et ce mot de père n’éveillait dans sa pensée qu’une idée de terreur respectueuse.

Guillaume vécut ainsi pendant ses huit premières années. Tout le poussa à la faiblesse, l’étrange éducation de la vieille protestante et la crainte que lui inspirait le comte. Il était condamné à garder pendant sa vie entière les frissons, la sensibilité maladive de son enfance. Quand il eut huit ans, M. de Viargue l’envoya comme pensionnaire au collége communal De Véteuil. Il s’était sans doute aperçu de la cruelle façon dont Geneviève l’élevait, il voulait le soustraire entièrement à l’influence de ce cerveau détraqué. Au collége, Guillaume commença dans la douleur l’apprentissage de la vie ; il devait fatalement être blessé à chaque pas.

Les années qu’il passa en pension furent un long martyre, un de ces martyres d’enfant seul et abandonné que tout écrase et qui ne peut savoir ce dont il est coupable. Les habitants de Véteuil nourrissaient contre M. de Viargue une haine sourde, faite de jalousie et de pruderie ; ils ne lui pardonnaient pas d’être riche et d’agir à sa guise ; le scandale de la naissance de Guillaume servait de thème sans fin à leurs médisances. Ils se vengèrent de l’indifférence méprisante du père qu’ils continuaient à saluer humblement, sur la faiblesse du fils dont ils pouvaient briser le cœur sans danger. Les enfants de la ville, ceux qui avaient douze et seize ans, connaissaient tous l’histoire de Guillaume pour l’avoir entendu raconter cent fois dans leur famille ; on parlait chez eux de cet enfant adultérin avec une telle indignation, qu’ils se firent un devoir, quand ils l’eurent pour camarade, de torturer le pauvre être honni de Véteuil entier. Leurs parents eux-mêmes les poussèrent à cette lâcheté, en riant sournoisement des persécutions dont ils le poursuivaient.

Dès la première récréation, Guillaume sentit à l’attitude goguenarde de ses nouveaux camarades qu’il se trouvait en pays hostile. Deux grands, des gamins de quinze ans, s’approchèrent et lui demandèrent son nom. Quand il eut répondu, d’une voix timide, qu’il se nommait Guillaume, toute la bande se moqua.

— Tu t’appelles Bâtard, entends-tu ! cria un collégien au milieu des huées et des sales plaisanteries de ces jeunes drôles qui avaient déjà des vices d’hommes faits.

L’enfant ne comprit pas l’insulte, mais il se mit à pleurer d’angoisse et de terreur au milieu du cercle impitoyable qui l’entourait. Il reçut quelques bourrades, demanda pardon, ce qui amusa fort ces messieurs, et lui valut de nouveaux coups de poing.

Le pli était pris, la victime du collége était trouvée. À chaque récréation, il attrapa des taloches, il s’entendit appeler de ce surnom de Bâtard qui lui faisait monter le sang aux joues, sans qu’il sût pourquoi. La crainte des coups le rendit lâche ; il vécut dans les coins, n’osant bouger, en paria qui a un peuple contre lui et qui n’essaie plus de se révolter. Ses professeurs s’unirent secrètement à ses camarades ; ils sentirent qu’il serait habile de faire cause commune avec les fils des gros bonnets de Véteuil, et ils accablèrent l’enfant de punitions, goûtant eux-mêmes une volupté méchante à torturer un être faible. Guillaume s’abandonna ; il fut un élève détestable, abruti par les coups, par les gros mots et par les pensums. Lent, maladif, hébété, il sanglotait au dortoir pendant des nuits entières : c’était là sa seule protestation.

Il souffrit d’autant plus qu’il y avait en lui un cuisant besoin d’aimer et qu’il trouvait uniquement des gens à haïr. Sa sensibilité nerveuse le faisait crier d’angoisse à chaque nouvelle insulte. « Mon Dieu ! murmurait-il souvent, quelle faute ai-je donc commise ? » Et, dans sa justice d’enfant, il cherchait ce qui pouvait lui attirer des châtiments si rudes ; en ne trouvant rien, il lui prenait des épouvantes folles, il se rappelait les leçons menaçantes de Geneviève et se croyait tourmenté par des démons pour des péchés inconnus. À deux reprises, il lui vint la pensée de se noyer dans le puits du collége. Il avait alors douze ans.

Les jours de vacances, il lui semblait sortir d’une tombe. Souvent les gamins le poursuivaient à coups de pierres jusqu’aux portes de la ville. Il aimait maintenant le parc désert de la Noiraude où personne ne le battait. Jamais il n’osa parler à son père des persécutions qu’il avait à endurer. Il se plaignit seulement à Geneviève et lui demanda ce que signifiait ce surnom de Bâtard qui lui produisait la sensation brûlante d’un soufflet. La vieille femme l’écouta d’un air sombre. Elle était irritée qu’on lui eût enlevé son élève. Elle savait que l’aumônier du collége avait amené M. de Viargue à laisser baptiser l’enfant, et elle le regardait comme voué définitivement aux flammes de l’enfer. Quand Guillaume lui eut confié ses chagrins, elle s’écria, sans lui répondre directement : « Tu es un fils du péché, tu expies la faute des coupables ! » Il ne put comprendre, mais le ton de la fanatique lui parut si plein de colère, qu’il ne la prit jamais plus pour confidente.

Ses désespoirs s’accrurent à mesure qu’il grandissait. Il arriva enfin à un âge où il sut quelle était sa faute. Ses camarades, avec leurs injures ignobles, lui firent son éducation du vice. Alors, il pleura des larmes de sang. On le frappa dans ses parents, en lui apprenant honteusement l’histoire de sa naissance. Il connut l’existence de sa mère par les noms sales qu’on donnait autour de lui à cette femme. Les enfants, quand ils se jettent dans la boue, s’y vautrent avec une sorte de vanité ; aussi les petits hommes du collége n’épargnèrent-ils au Bâtard aucune des infamies qu’ils purent inventer sur la liaison de la femme du notaire et de M. de Viargue. Guillaume fut pris parfois de rages folles ; sous les coups des bourreaux, le martyr se révoltait à la fin, tombait sur le premier venu, le mordait comme une bête fauve ; mais le plus souvent il restait mou sous l’injure, il se contentait de pleurer silencieusement.

Comme il allait avoir quinze ans, il se passa un fait dont il garda le souvenir toute sa vie. Un jour que le collége allait en promenade et passait dans une rue de la ville, il entendit ses camarades ricaner autour de lui et murmurer de leur voix méchante :

— Eh ! Bâtard, regarde donc : voici ta mère.

Il leva la tête et regarda.

Une femme suivait le trottoir, au bras d’un homme à figure molle et placide. Cette femme examina Guillaume d’un air curieux. Elle le frôla presque de ses vêtements en passant. Mais elle n’eut pas un sourire, elle pinça la bouche dans une sorte de grimace confite et rechignée. L’homme qui l’accompagnait garda sa sérénité.

Guillaume, défaillant, n’entendit pas les railleries de ses camarades qui pouffaient de rire, comme si cette rencontre eût été la drôlerie la plus réjouissante du monde. Il resta farouche et muet. Cette rapide vision venait de le glacer, et il se sentait plus misérable qu’un orphelin. Toute sa vie, quand il songea à sa mère, il évoqua l’image de cette femme passant avec une moue de dévote, au bras de son mari trompé et content.

Sa grande douleur, dans ces années mauvaises, fut de n’être aimé par personne. La tendresse farouche de Geneviève l’effrayait presque, et il trouvait bien froide l’affection muette de son père. Il se disait qu’il était seul, que pas un être n’avait pitié de lui. Courbé sous les persécutions qu’il endurait, il se repliait dans des pensées ineffables de bonté ; sa nature douce qui éprouvait de cuisants besoins de caresses, cachait soigneusement, comme un secret ridicule dont on aurait ri, les trésors d’amour qu’elle ne pouvait répandre au dehors. Il se perdait au fond du songe sans fin d’une passion imaginaire dans laquelle il se jetterait en entier, à jamais. Et il rêvait alors une solitude bénie, un coin de terre où il y avait des arbres et des eaux, où il était seul à seul en compagnie d’une chère passion ; amante ou camarade, il ne distinguait pas bien, il avait simplement un immense désir de consolation et de paix. Quand on venait de le battre, encore tout meurtri, il évoquait son rêve, les mains jointes, avec une sorte de frémissement religieux, et il demandait au ciel quand il pourrait se cacher et se reposer dans une affection suprême.

Si sa fierté ne l’avait pas soutenu, il se serait peut-être habitué à la lâcheté. Mais, heureusement, il avait en lui du sang des de Viargue ; la faiblesse irrémédiable dont sa naissance de hasard et la sottise bourgeoise de sa mère le frappaient, se redressait par instants aux souffles d’orgueil qui lui venaient de son père. Il se sentait meilleur, plus digne et plus grand que ses bourreaux ; s’il les redoutait, il avait pour eux un tranquille dédain ; il restait fier sous leurs coups, ce qui exaspérait les jeunes brutes auxquelles le mépris de leur victime n’échappait pas.

Guillaume eut cependant un ami au collége. Comme il allait commencer sa seconde, un nouvel élève entra dans la même classe que lui. C’était un grand garçon solide et vigoureux, qui était son aîné de deux ou trois ans. Il se nommait Jacques Berthier. Orphelin, n’ayant plus qu’un oncle, avocat à Véteuil, il venait achever au collége de cette ville ses humanités qu’il avait commencées à Paris. Son oncle voulait le surveiller de près, ayant appris que le cher garçon était précoce et courait déjà à dix-sept ans les demoiselles du quartier latin.

Jacques supporta gaiement son exil. Il avait le plus heureux caractère du monde. Sans grandes qualités, il était ce qu’on nomme un bon enfant. Il rachetait d’ailleurs ses légèretés de nature par un dévouement rude. Son entrée au collége fut un événement ; il venait de Paris, il parlait de la vie en garçon qui a déjà mordu au fruit défendu. Les élèves eurent un subit respect pour lui, quand ils surent qu’il avait couché avec des femmes. Ses manières aisées, sa force, ses bonnes fortunes, en firent le roi du collége. Il riait haut, montrait volontiers ses bras vigoureux et protégeait les faibles avec une bonhomie de prince.

Le jour même de son arrivée, il aperçut un grand coquin d’élève qui bousculait Guillaume. Il accourut, secoua l’élève d’importance en lui disant qu’il aurait affaire à lui s’il tourmentait ainsi les enfants. Il prit ensuite le bras du persécuté et se promena en sa compagnie pendant toute la récréation, au scandale des collégiens qui ne comprenaient pas comment le Parisien pouvait choisir un pareil ami.

Guillaume fut profondément touché du secours et de l’amitié que Jacques lui offrait. Celui-ci avait été pris d’une soudaine sympathie pour le visage souffrant de son nouveau camarade. Quand il l’eut questionné, il comprit qu’il allait avoir une protection active à exercer. Cela le décida.

— Veux-tu être mon ami ? demanda-t-il à Guillaume en lui offrant la main.

Le pauvre enfant pleura presque en serrant cette main, la première qui se tendait vers lui.

— Je vous aimerai bien, répondit-il de la voix timide d’un amant qui avouerait son amour.

À la récréation suivante, un groupe d’élèves entoura le Parisien pour lui raconter l’histoire de Guillaume. On comptait lui faire rosser le Bâtard en lui parlant du scandale de sa naissance. Jacques écouta tranquillement les plaisanteries sales de ses camarades. Quand ils eurent fini, il haussa les épaules.

— Vous êtes des imbéciles, leur dit-il. Si j’entends un de vous répéter ce que vous venez de dire, je le giflerai.

Il ne sentit que plus de sympathie pour le paria, en comprenant la profondeur de ses blessures. Il avait déjà eu pour ami, au lycée Charlemagne, un enfant de l’amour, un garçon d’une intelligence rare et charmante, qui remportait tous les prix de sa classe et qui était adoré de ses camarades et de ses maîtres. Cela lui fit accepter comme une chose fort naturelle le récit du scandale qui indignait si fort les jeunes brutes de Véteuil. Il alla reprendre le bras de Guillaume.

— Quelles oies que ces enfants-là ! lui dit-il ; ils sont bêtes et méchants. Je sais tout ; mais, va, ne crains rien : si un d’eux te donne une chiquenaude, dis-le-moi, et tu verras.

À partir de ce jour, on respecta le Bâtard. Un élève s’étant permis de l’appeler de ce surnom, reçut une telle calotte que le collége entier vit qu’il n’y avait plus à plaisanter et chercha une autre victime. Guillaume fit sa seconde et sa rhétorique dans une paix profonde. Il conçut pour son protecteur une amitié ardente. Il l’aima comme on aime une première maîtresse, avec une foi absolue, un dévouement aveugle. Sa nature douce trouvait enfin une issue, ses tendresses longtemps contenues allaient toutes à ce dieu dont la main et le cœur l’avaient secouru. Son amitié était mêlée d’une reconnaissance si vive, qu’il considérait un peu Jacques comme un être supérieur. Il ne savait comment payer sa dette, il restait humble et caressant devant lui. Il l’admirait jusque dans ses moindres gestes ; ce grand garçon, énergique, bruyant, lui causait une sorte de respect, lorsqu’il le comparaît à sa nature chétive et timide. Ses allures dégagées, les récits qu’il lui faisait de sa vie à Paris, le persuadaient qu’il avait pour ami un homme extraordinaire auquel étaient réservées les destinées les plus hautes. Et il y avait ainsi, dans son affection, un singulier mélange d’admiration, d’humilité et d’amour, qui lui laissa toujours pour Jacques une sorte de sentiment tendre et respectueux à la fois.

Celui-ci accepta en bon enfant l’adoration de son protégé. Il aimait à montrer sa force et à être flatté. D’ailleurs, il fut séduit par les caresses dévouées de cette nature faible et fière, qui écrasait les autres élèves de son mépris. Pendant les deux années qu’ils restèrent ensemble au collége, ils furent inséparables.

Quand ils eurent terminé leur rhétorique, Jacques partit pour Paris où il devait suivre les cours de l’École de médecine. Guillaume, resté seul à Véteuil, demeura longtemps inconsolable du départ de son ami. Il était tombé dans une oisiveté complète, vivant à la Noiraude comme au fond d’un désert. Il avait alors dix-huit ans. Son père le fit un jour appeler et le reçut dans son laboratoire. C’était la première fois qu’il passait le seuil de cette pièce. Il trouva le comte debout au milieu de la vaste salle, la poitrine couverte d’un long tablier bleu de droguiste. Il lui parut terriblement vieilli ; ses tempes s’étaient dénudées, ses yeux caves brillaient d’un feu étrange au milieu de son visage maigre, tout couturé de rides. Il avait toujours éprouvé pour lui un grand respect ; ce jour-là, il en eut presque peur.

— Monsieur, lui dit le comte, je vous ai fait demander afin de vous communiquer mes projets à votre égard. Veuillez d’abord me dire si, par hasard, vous ne vous sentiriez pas de la vocation pour une occupation quelconque.

Au geste embarrassé et hésitant que fit Guillaume, il reprit :

— C’est bien, mes ordres vous seront plus faciles à accomplir… Je désire, monsieur, que vous ne soyez absolument rien, ni médecin, ni avocat, ni autre chose.

Et comme le jeune homme le regardait d’un air surpris :

— Vous serez riche, continua-t-il d’un ton légèrement amer, vous pourrez être un sot et un heureux homme, si vous avez la chance de comprendre la vie. Je regrette déjà de vous avoir fait donner quelque instruction. Chassez, mangez, dormez, tels sont mes ordres. Cependant, si vous aviez du goût pour la culture, je vous permettrais de piocher la terre.

Le comte ne raillait pas. Il parlait d’un accent bref, avec la certitude d’être obéi. Il remarqua que son fils jetait un coup d’œil dans le laboratoire, comme pour protester contre la vie oisive qu’il lui imposait. Sa voix se fit menaçante.

— Surtout, dit-il, jurez-moi que vous ne vous occuperez jamais de science. Après ma mort, vous fermerez cette porte et ne l’ouvrirez plus. C’est assez qu’un de Viargue se soit oublié ici pendant une existence entière… Je compte sur votre parole, monsieur : vous ne ferez rien et vous tâcherez d’être heureux.

Guillaume allait se retirer, lorsque son père, comme poussé par une douleur et une émotion subites, lui prit les poignets et murmura en l’attirant vers lui :

— Entends-tu, mon enfant, obéis-moi : sois un simple d’esprit, s’il est possible.

Il l’embrassa avec brusquerie et le congédia. Cette scène émut singulièrement Guillaume ; il comprit que le comte devait souffrir d’un mal secret ; dans les rares rapports qu’ils avaient ensemble, il lui témoigna, à partir de ce jour, un respect plus affectueux. D’ailleurs, il se conforma strictement à ses ordres. Il resta trois années à la Noiraude, chassant, courant le pays, s’intéressant aux arbres et aux coteaux. Ces trois années, pendant lesquelles il vécut dans l’intimité de la campagne, achevèrent de le prédestiner aux joies et aux souffrances que lui gardait l’avenir. Perdu au fond des solitudes vertes du parc, rafraîchi par ce frisson large qui court sous les feuilles, il se purifia de sa vie de collége, il grandit en tendresse et miséricorde. Il reprit le rêve de sa jeunesse, il espéra de nouveau trouver, au bord de quelque fontaine, une créature qui le prendrait dans ses bras et qui l’emporterait, en le baisant comme un enfant. Ah ! quelles longues rêveries, et comme l’ombre et le silence des chênes tombaient doucement sur son front !

Sans l’inquiétude vague que lui causaient ses désirs inassouvis, il eût été parfaitement heureux. Personne ne le persécutait plus ; quand il lui arrivait de traverser Véteuil, il voyait ses anciens camarades le saluer avec plus de lâcheté encore qu’ils ne l’avaient battu ; on savait dans la ville qu’il hériterait du comte. Sa seule crainte, crainte étrange mêlée d’un espoir cuisant, était de se trouver face à face avec sa mère. Il ne la revit pas, et il en fut désolé ; la pensée de cette femme lui revenait chaque jour, l’oubli complet dans lequel elle le tenait, était pour lui une monstruosité inexplicable dont il aurait voulu trouver le fond. Il demanda même à Geneviève s’il ne devait pas chercher à la voir. La protestante lui répondit rudement qu’il était fou.

— Votre mère est morte, ajouta-t-elle de sa voix inspirée ; priez pour elle.

Geneviève aimait toujours l’enfant du péché, malgré les terreurs que lui causait une pareille tendresse. Maintenant que cet enfant était devenu homme, elle se défendait davantage contre son cœur. Au fond, elle était d’un dévouement aveugle et absolu.

À deux reprises, Jacques vint passer ses vacances d’étudiant à Véteuil. Ce furent pour Guillaume des mois de joie folle. Les deux amis ne se quittaient pas ; ils chassaient des journées entières, ou pêchaient des écrevisses dans le petit ruisseau qui traverse le pays. Souvent, au fond de quelque trou perdu, ils s’asseyaient et causaient de Paris, surtout des femmes. Jacques en parlait légèrement, en homme qui ne les estimait guère, mais qui avait la galanterie de les traiter avec douceur et de ne point dire sur elles sa pensée toute crue. Et Guillaume alors lui reprochait chaleureusement sa sécheresse d’âme ; il mettait la femme sur un piédestal, en faisait une idole devant laquelle il chantait un éternel cantique de foi et d’amour.

— Laisse donc ! s’écriait l’étudiant impatienté, tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ennuieras singulièrement tes maîtresses, si tu restes toujours à genoux devant elles. Mais tu feras comme les autres, tu tromperas et tu seras trompé. C’est la vie.

– Non, non, répondait-il avec entêtement, je ne ferai pas comme les autres. Je n’aimerai jamais qu’une seule femme, et je l’aimerai tant que je défie le sort de troubler nos tendresses.

– Bah ! nous verrons.

Et Jacques riait de la naïveté de son cher provincial. Il le scandalisait presque par le récit de ses passions d’une nuit. Les voyages qu’il fit ainsi à Véteuil, resserrèrent encore l’amitié des deux jeunes gens. D’ailleurs, ils s’écrivaient de longues lettres. Peu à peu, cependant, les lettres de Jacques devinrent plus rares ; la troisième année, il ne donna pas de signe de vie. Guillaume fut très attristé de ce silence.

Il savait, par l’oncle de l’étudiant, que celui-ci devait quitter la France, et il aurait bien voulu lui serrer la main avant son départ. Il commençait à s’ennuyer mortellement à la Noiraude. Son père apprit la cause de ses allures lentes et désolées ; il lui dit un soir en sortant de table :

— Je sais que vous désirez aller à Paris. Je vous autorise à y vivre un an, et je compte que vous y commettrez quelque sottise. Je vous ouvre un crédit illimité… Vous pouvez partir demain.

Le lendemain, Guillaume, en arrivant à Paris, apprit que Jacques s’en était éloigné la veille. Il lui avait écrit à Véteuil une lettre d’adieu que Geneviève lui renvoya. Dans cette lettre, très-gaie et très-affectueuse, son ami lui apprenait qu’on l’avait attaché comme chirurgien à notre corps d’expédition de la Cochinchine, et qu’il resterait sans doute longtemps hors de France. Guillaume revint immédiatement à la Noiraude, affligé de ce départ brusque et épouvanté par la pensée de se trouver seul dans une ville inconnue. Il se replongea au fond de sa chère solitude. Mais, deux mois plus tard, son père l’en tira de nouveau en lui ordonnant de retourner à Paris, où il entendait qu’il vécût pendant un an.

Guillaume alla habiter, rue de l’Est, à l’hôtel où demeurait déjà Madeleine.