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Madeleine Férat/Chapitre XI

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A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 234-261).

XI

À La Noiraude, les époux reprirent leur existence morte. Ils s’enfermèrent de nouveau dans l’ombre silencieuse de la vaste salle à manger. Mais leur solitude n’avait plus la paix souriante d’autrefois. Elle était morne, pleine de désespérance. Il y avait quelques jours à peine, ils passaient leurs journées au coin du feu, ne parlant guère plus, se contentant d’échanger des regards heureux ; aujourd’hui, leurs longs tête-à-tête muets les accablaient d’un ennui écrasant, d’une vague épouvante. Rien ne semblait changé à leur vie : c’était le même calme, la même régularité d’horloge, le même sommeil solitaire. Seulement, leur cœur restait fermé, leurs regards ne se rencontraient plus avec des douceurs exquises, et cela suffisait pour tout glacer autour d’eux. La grande pièce noire leur paraissait funèbre maintenant ; ils y vivaient dans un continuel frisson, attristés par le jour sale d’hiver, se croyant au fond d’une fosse. Ils se levaient parfois, allaient à la fenêtre, jetaient un coup d’œil désolé sur les arbres nus du parc, puis revenaient, avec des frémissements subits, présenter leurs mains froides à la flamme.

Jamais ils ne parlaient du drame qui venait de les briser. Les rares paroles qu’ils échangeaient, demeuraient banales et vides. Ils s’affaissaient dans l’ennui, ils ne se sentaient même plus la force de penser tout haut à leurs souffrances. La crise qui les avait secoués au Grand-Cerf, semblait les avoir frappés de stupeur et de lâcheté ; ils en étaient sortis le cerveau endolori, les membres las, et ils se laissaient aller à un assoupissement, dans la tranquillité noire qui les entourait. Quand un souvenir cuisant déchirait brusquement leur être endormi, ils se disaient qu’ils avaient un mois devant eux. Jacques leur accordait trente jours de paix, ils pouvaient sommeiller jusqu’à son retour. Et ils se rendormaient, cherchant à s’hébéter, rêvant vaguement du matin au soir à des puérilités, au feu qui ne brûlait pas, au temps qu’il faisait, à ce qu’ils mangeraient à dîner.

Ils s’enfonçaient en pleine vie animale. Ils se portaient fort bien, d’ailleurs. Madeleine engraissait ; son visage qui s’empâtait prenait des blancheurs molles de nonne. Elle devenait gourmande, goûtait profondément toutes les jouissances physiques. Guillaume s’abandonnait comme elle à l’abrutissement de la douleur ; il passait des heures à trier avec les pincettes et à mettre derrière les bûches les petits morceaux de braise ardente qui tombaient sur les cendres.

Le mois de sommeil que les époux avaient devant eux, leur semblait ne devoir jamais finir. Ils auraient accepté d’achever leur vie dans l’imbécillité dont ils étaient frappés. Les premiers jours surtout, ils jouirent d’un grand calme. Mais cette stupeur ne pouvait durer ; elle fut bientôt traversée par des élancements brusques et aigus. Le moindre fait qui les tirait de leur accablement, leur causait des angoisses intolérables. Geneviève ne tarda pas à les martyriser ; ce fut elle qui les rejeta la première à leurs souffrances. Elle se dressa devant Madeleine, elle l’écrasa de sa présence.

La vieille fanatique, forte de sa vie de vertu et de travail, se montra impitoyable pour la pécheresse. L’idée des joies charnelles l’exaspérait, elle qui avait vécu dans une virginité rude. Aussi ne pouvait-elle pardonner à la jeune femme sa vie d’amour, les frissons voluptueux dont le duvet de sa peau nacrée frémissait encore. Elle la voyait toujours passer des bras de Jacques aux bras de Guillaume, et ce double abandon lui paraissait une prostitution diabolique, un besoin de sales débauches. Elle n’avait jamais aimé Madeleine, elle se mit à la détester avec un mépris mêlé d’épouvante. Cette forte fille, blanche et rousse, l’effrayait comme une poule avide du sang des jeunes hommes ; si elle l’accablait de sa haine, elle tremblait devant elle, elle se tenait sur la défensive, par crainte de la voir sauter à sa gorge. Elle n’eût pas haï le diable davantage, ni pris contre lui des précautions plus grandes.

Elle continua à vivre dans l’intimité des époux. Elle prenait toujours ses repas avec eux, passait les soirées en leur compagnie. Son attitude rigide et menaçante était une éternelle protestation ; elle les traitait en coupables, les regardait avec des yeux de juge implacable, leur témoignait à toute heure le dégoût et la colère que lui causait leur union. Elle s’efforçait surtout de faire sentir à Madeleine combien elle la méprisait. Quand la jeune femme avait touché un objet, elle évitait de s’en servir, voulant montrer par là qu’elle le considérait comme souillé. Chaque soir, elle se remettait à psalmodier les versets de sa grande Bible. Guillaume l’ayant priée d’aller lire dans sa chambre, elle lui avait fait entendre que ses lectures saintes purifiaient la salle à manger, en chassaient le démon. Et elle s’était entêtée à demeurer là jusqu’à l’heure du coucher, emplissant l’ombre de sa voix bourdonnante. De jour en jour, elle lisait plus haut, elle choisissait des passages plus sanglants ; les histoires où des femmes coupables se trouvaient châtiées, l’incendie de Sodome, la meute de chien dévorant les entrailles de Jézabel, revenaient à chaque instant sur ses lèvres. Alors elle jetait à Madeleine des regards luisants d’une joie cruelle. Parfois même elle ajoutait des réflexions au texte, elle menaçait de tourments horribles une criminelle qu’elle ne nommait pas, mais que ses yeux désignaient. Dans ces sortes d’improvisations, murmurées à voix basse, elle étalait les supplices de l’enfer, les chaudières d’huile bouillante, les longs crocs des démons retournant sur la braise les corps grillés des damnés, les pluies de feu tombant pendant l’éternité, lentes et continues, et dont chaque goutte marque d’une brûlure les épaules des foules hurlantes de l’abîme. Puis elle demandait à Dieu une prompte justice, elle le suppliait de ne pas laisser échapper un seul coupable, de débarrasser au plus tôt la terre de ses souillures.

Madeleine voulait ne pas entendre, mais les paroles basses et sifflantes lui entraient dans les oreilles malgré elle. Elle finit par devenir superstitieuse, elle qui n’avait pu se faire une croyance. À certaines heures de trouble, elle s’imagina que cet enfer, cette chambre de torture dont la fanatique lui offrait sans cesse l’affreux spectacle, existait réellement. Dès lors elle vécut dans des sueurs d’angoisse qui lui mouillaient le dos, lorsque la pensée de la mort se présentait à elle. Elle se crut coupable et à jamais condamnée. Cette vieille femme, qui employait ses journées à lui faire sentir l’horreur de son crime et la cruauté du châtiment que le ciel lui réservait, détraqua sa raison au point de lui donner des poltronneries d’enfant ; elle ne se reconnaissait plus, elle pensait au diable comme elle avait pensé à Croquemitaine, quand elle était petite fille. Et elle se disait : « Je suis infâme, Geneviève a raison de me traiter en pécheresse ; je souille cette maison de ma présence, je mérite les plus grands tourments. » Alors, le soir, elle entendait les lectures de la protestante avec des épouvantes folles ; il lui semblait saisir des chocs de fer, des sifflements de flamme, dans le murmure qui traînait autour d’elle. Elle pensait que si elle venait à mourir pendant la nuit, elle s’éveillerait le lendemain au milieu d’un brasier ardent.

Mais elle n’acceptait pas toujours sans révolte les cauchemars que lui donnait l’attitude de Geneviève. Parfois, elle s’irritait de la retrouver sans cesse impitoyable devant elle ; quand elle la voyait repousser le pain qu’elle venait de couper, quand elle rencontrait le regard dur dont elle la poursuivait, elle finissait par entrer dans des colères aveugles. Il lui restait des élans d’orgueil qui la redressaient sous les continuelles blessures de la protestante. Alors elle disait qu’elle entendait être maîtresse chez elle, elle s’emportait jusqu’à la rage.

— Je vous chasse, criait-elle à la vieille femme. Quittez cette maison sur l’heure… Je ne veux pas ici d’une folle.

Et, comme Guillaume baissait la tête, n’osant souffler mot, elle se tournait vers lui, elle ajoutait violemment :

— Tu es donc lâche, toi !… Tu ne peux seulement pas faire respecter ta femme… Débarrasse-moi de cette folle, si tu m’aimes encore.

Geneviève souriait étrangement. Elle se levait, grande et roide ; elle fixait sur Madeleine ses yeux ronds, brûlés d’un feu sombre.

— Il n’est pas lâche, disait-elle de sa voix sèche, il sait bien que je n’insulte personne… Pourquoi vous révoltez-vous, quand c’est Dieu qui parle !

Elle montrait sa Bible, elle avait sur la face une joie diabolique. Puis des fureurs la prenaient à son tour, elle continuait en élevant le ton :

— C’est toujours ainsi… l’impure veut lever la tête et mordre les femmes honnêtes. Il serait beau, vraiment, que vous me chassiez de cette maison où je travaille depuis trente ans, vous qui y êtes entrée pour y amener le péché et les larmes… Regardez-moi donc, et regardez-vous. J’ai cent ans bientôt ; j’ai vieilli dans le dévouement et la prière, je n’ai pas une faute à me reprocher, lorsque je songe à ma longue vie. Et vous voudriez que je faiblisse devant vous, que je fusse assez niaise pour vous céder la place ! D’où venez-vous et qui êtes-vous ? vous êtes toute jeune et vous suez déjà la mort ; vous venez du mal et vous allez au châtiment… Je puis vous juger en face, je ne dois pas vous obéir.

Elle prononçait ces paroles avec un orgueil indomptable, une conviction profonde, car elle considérait Madeleine comme une voleuse qui se serait introduite par surprise à la Noiraude et qui aurait cherché à y voler l’estime et la paix. La jeune femme s’exaspérait à chacune de ses attaques.

— Vous sortirez, reprenait-elle avec force. Suis-je ou non la maîtresse ici ?… Ce serait risible, que je fusse obligée d’abandonner ma demeure à une servante.

— Non, je ne sortirai pas, répondait nettement Geneviève. Dieu m’a mise dans cette maison pour veiller sur mon fils Guillaume et pour vous punir de vos fautes… Je resterai jusqu’au jour où il sera délivré de vos bras, et où je vous verrai écrasée sous la colère du ciel.

Cet entêtement, cette voix perçante de vieille femme brisaient les volontés de Madeleine. Elle faiblissait, n’osant sauter à la gorge de la centenaire, ne sachant comment se débarrasser de sa présence. Elle retombait assise, elle répétait d’un ton déchirant :

— Que je souffre ! que je souffre !… Vous ne comprenez donc pas que vous me tuez lentement avec vos persécutions. Croyez-vous que je ne sente pas le froid de vos regards toujours attachés sur moi ? Et, chaque soir, quand vous lisez, j’entends bien que vous vous adressez à moi seule… Vous voulez que je me repente ?

— Le repentir est inutile, Dieu ne pardonne pas les crimes de la chair.

— Eh bien ! alors, laissez-moi en paix ; ne me parlez plus de votre diable et de votre Dieu ; ne me donnez plus, chaque soir, un cauchemar qui me tient haletante jusqu’au lendemain… Vous pouvez rester, cela m’est indifférent ; mais je ne veux plus vous voir, je vous supplie de vivre ailleurs, dans une autre pièce… Hier encore vous parliez de l’enfer avec des voluptés sinistres ; j’ai passé une nuit affreuse…

Elle frissonnait, et Geneviève la regardait pâlir d’un air singulier de contentement.

— Ce n’est pas moi, disait-elle, qui vous donne des cauchemars. Si vous ne pouvez dormir, c’est que le démon est dans votre corps et qu’il vous tourmente, dès que vous avez éteint votre bougie.

— Vous êtes folle, criait Madeleine plus blanche qu’un linge, vous cherchez à m’effrayer comme si j’étais un enfant… Mais je ne suis pas poltronne, je ne crois pas à vos contes de nourrice.

— Si, si, répétait la fanatique avec une conviction d’hallucinée, vous êtes possédée… Quand vous pleurez, je vois Satan qui gonfle votre cou. Il est dans vos bras agités de gestes fous, dans la chair de vos joues contractées par de rapides crispations… Eh ! tenez, regardez votre main gauche en ce moment ; voyez-vous les convulsions qui en tordent les doigts : Satan est là, Satan est là !

Elle jetait un cri, elle reculait comme devant une bête immonde. La jeune femme regardait sa main dont un frémissement nerveux agitait en effet les doigts. Elle se taisait, elle ne trouvait plus une seule parole de colère et de protestation. « Geneviève a raison, pensait-elle. Ce n’est pas elle qui m’effraie, l’effroi est en moi, dans ma chair coupable. La nuit, lorsque j’ai des cauchemars, ce sont mes souvenirs qui m’étouffent. » Alors elle s’abandonnait, elle acceptait la présence de la vieille servante. Toutes leurs querelles finissaient ainsi. Madeleine en sortait plus épouvantée. Dans son effarement, elle confondait Jacques qu’elle sentait toujours en elle, avec le démon que la protestante prétendait voir s’agiter sous sa peau. Le mépris dont l’accablait cette dernière, l’horreur sainte qu’elle paraissait éprouver à sa vue, l’enfonçaient dans des rêveries amères : « Je suis donc bien infâme, se disait-elle, que cette femme refuse de toucher les objets dont je me suis servie. Elle frissonne à mon aspect, comme si elle apercevait un crapaud ; elle m’écraserait volontiers la tête d’un coup de talon. Il faut vraiment que je sois une misérable créature. » Et elle s’écœurait d’elle-même, elle considérait avec des nausées sa peau blanche, s’imaginant la voir fumer d’une odeur âcre. Il lui semblait que sa beauté était un masque derrière lequel se cachait quelque animal monstrueux. Quand la folie religieuse de la fanatique avait détraqué sa tête à ce point, n’ayant plus nettement conscience de son être, elle passait des heures entières à écouter si elle n’entendrait pas réellement Satan au fond de sa poitrine.

Guillaume était trop frissonnant pour la sauver des mains de Geneviève. Cette dernière les dominait étrangement tous deux, par son âge, par son attitude exaltée de prophétesse. Le jeune homme aurait bien voulu avoir le courage de l’envoyer vivre seule dans le pavillon qui se trouvait au bout du parc. Mais il n’osait l’y contraindre ; elle avait bercé son père, elle l’avait élevé lui-même, il ne pouvait la chasser. Quand elle se querellait avec Madeleine, il se faisait tout petit, il cherchait à ne pas être écrasé entre ces deux femmes courroucées. Mais il avait beau faire, il arrivait toujours un moment où chacune d’elles le meurtrissait : Madeleine lui reprochait de tolérer l’incroyable liberté de langage de Geneviève, et celle-ci l’accusait de se damner volontairement en vivant avec le péché. Frappé des deux côtés, trop faible pour prendre une décision violente, il les suppliait de se taire, de ne pas désoler si cruellement sa vie. Dès qu’il les voyait en face l’une de l’autre, la crainte de les entendre s’attaquer lui donnait de vives inquiétudes, et si elles venaient à échanger quelques mots aigres, il se levait, allait battre les vitres du bout de ses doigts, anxieux, sentant l’orage se former sur sa tête.

Ce qui acheva d’affoler les époux, fut l’idée qu’avait Geneviève de travailler au salut de Guillaume. Elle voulait l’arracher des bras de Madeleine, le purifier pour qu’il n’allât pas en enfer. Elle s’employait à cette conversion, avec tout l’entêtement de sa nature. À chaque heure, elle trouvait moyen de revenir à son idée fixe ; le moindre incident lui servait de transition.

— Écoute, mon fils, disait-elle, alors, tu devrais, le soir, venir faire tes prières dans ma chambre, comme lorsque tu étais petit. Tu te souviens : tu joignais les mains, tu répétais une à une les paroles que je prononçais… Cela te sauverait des pièges du démon.

Le jeune homme faisait la sourde oreille, mais la protestante n’en devenait que plus âpre. Elle s’expliquait nettement.

— Toi, reprenait-elle, tu peux encore échapper aux griffes de Satan. Tu n’es pas à jamais souillé et condamné. Mais, prends garde ! si tu restes entre les bras de l’impure, elle t’emportera une de ces nuits dans l’abîme… Une prière rachèterait ton âme. Quand tu es sur la poitrine de cette femme, si tu voulais répéter trois fois une oraison que je vais t’apprendre, elle pousserait un grand cri et tomberait en poussière. Essaie, tu verras.

Madeleine était toujours là ; elle écoutait la vieille folle avec effarement.

Alors Geneviève récitait lentement l’oraison qui devait faire tomber la jeune femme en poussière : « Lubrica, fille de l’enfer, retourne dans les flammes dont tu es sortie pour la damnation des hommes. Que ta peau noircisse, que tes cheveux roux coulent sur ton corps entier et le couvrent d’un poil de bête ! Va-t’en, au nom de Celui dont la pensée te brûle, au nom de Dieu le Père. »

Cette adjuration avait sans doute été composée par la fanatique elle-même. Elle l’accompagnait de certaines recommandations, il fallait la prononcer à trois reprises, et faire chaque fois un signe cabalistique sur le corps de l’impure, la première fois sur le sein gauche, la seconde sur le sein droit, la troisième sur le nombril. C’était après ce troisième signe, que ce corps de neige devait se changer en une fange ignoble.

Les époux, en entendant les divagations atroces de Geneviève, croyaient avoir tout éveillés un cauchemar sans cesse renaissant. Ce mélange de religion et de sorcellerie finissait par leur faire perdre le sens réel des choses. Madeleine se sentait entraînée dans une sorte de tourbillon diabolique ; sa raison droite, sous les coups de la vieille femme, chancelait chaque jour davantage. Guillaume menait, comme elle, une vie atroce de secousses nerveuses, de peurs bêtes. Pendant un mois, ils vécurent dans ce milieu d’épouvante. La Noiraude s’emplissait des exorcismes de Geneviève. La chanteuse de cantiques suivait les longs corridors en murmurant des prières, et souvent, la nuit, elle chantait des psaumes, dont les versets se traînaient lugubrement dans le silence. On eût dit qu’elle prenait à tâche de rendre ses maîtres fous à lier.

Les époux avaient un autre sujet d’angoisse. La petite Lucie les frappait cruellement aussi par sa moue de fillette grave qui la faisait ressembler à Jacques. Elle restait forcément à la Noiraude, sa nourrice venant d’entrer en condition chez un bourgeois de Véteuil. Guillaume n’osait avouer qu’elle l’effrayait et qu’il fallait l’envoyer au loin. Il s’efforçait d’oublier sa présence, pendant les longues journées qu’elle passait à son côté, dans la vaste salle. Lucie ne jouait presque plus ; elle restait assise par terre, immobile, muette, comme une grande personne qui réfléchit. Avec cet instinct de tendresse des enfants, elle comprenait que son père la reniait ; elle n’avait guère que trois ans et demi, elle ne pouvait raisonner son abandon, mais elle sentait une affection moins tiède autour d’elle, elle s’attristait de ne plus recevoir de caresses. Madeleine, en voyant que ses jeux turbulents faisaient souffrir son mari, lui avait si souvent répété de se tenir tranquille, d’une voix sévère, qu’elle en était devenue toute timide. Elle marchait doucement, en évitant de faire du bruit ; ses joies bruyantes avaient disparu pour faire place à une sorte de recueillement effrayé. Sa position favorite était de demeurer accroupie devant le feu ; elle prenait ses petits pieds dans ses mains, et se balançait lentement sur son derrière, pendant des heures. Puis elle tombait dans des immobilités complètes, regardant la flamme. Elle devait rêver à ce froid qui la glaçait maintenant ; sa pensée à peine formée se perdait sans doute dans les gros chagrins que lui causaient ses malheurs immérités. Parfois, sans cause apparente, elle sortait brusquement de sa rêverie, elle levait la tête et regardait Guillaume en face. Elle pinçait les lèvres, elle fronçait les sourcils, examinant son père d’un air fixe, comme pour lire sur son visage ce qu’il pouvait avoir à lui reprocher. Le jeune homme croyait voir Jacques. Il quittait le coin de la cheminée, marchait fiévreusement de long en large.

Et, pendant qu’il allait et venait, il sentait les regards de l’enfant attachés sur lui. Lucie au sortir de ses longues immobilités, avait des airs de petite vieille ; sa figure pâle se ridait, devenait d’un sérieux étrange ; elle semblait songer à des choses hors de son âge. Guillaume s’imaginait qu’elle comprenait tout, qu’elle devinait ce qui l’éloignait d’elle. Ses attitudes de grande personne, ses yeux pleins de pensées tristes lui causaient une émotion indéfinissable, comme s’il se fût toujours attendu à l’entendre raisonner en femme faite et lui parler de sa ressemblance avec Jacques.

Souvent Lucie ne se contentait pas de regarder son père. Elle se levait doucement, elle s’approchait et lui tendait les bras. Alors elle répétait son mot favori : « Prends-moi, prends-moi, » d’une voix suppliante, poussée par cet irrésistible besoin de caresses qu’éprouvent parfois les enfants. Et, comme Guillaume ne se baissait pas, elle insistait, des colères nerveuses contractaient son visage. Lorsque son père avait réussi à échapper au contact de ses mains, elle allait se jeter en pleurant dans les bras de Madeleine. Celle-ci souffrait des tristesses de sa fille ; elle n’osait, quand elle la voyait songeuse, la prendre sur sa poitrine, jouer avec elle, pour la tirer de son immobilité résignée de petite martyre ; elle craignait d’irriter son mari. Mais chaque fois que l’enfant, repoussée par son père, venait lui demander de la consoler, elle ne pouvait résister à l’envie folle qu’elle avait de la serrer contre elle. Elle essuyait sous des baisers les grosses larmes silencieuses dont ses yeux s’emplissaient, elle la promenait un instant, lui parlant bas, cherchant à lui donner en quelques secondes l’affection dont elle la privait.

Un jour, Lucie, que Guillaume avait écartée d’un geste brusque, courut vers sa mère en sanglotant. Dès qu’elle fut sur ses genoux :

— Papa m’a battue, balbutia-t-elle. C’est un méchant, je ne veux plus de lui.

Le jeune homme s’était approché, regrettant sa brutalité.

— Tiens, regarde, dit Madeleine, à la petite fille qu’elle berçait pour la calmer, ton père est là. Il t’embrassera si tu es sage.

Mais l’enfant jeta ses bras au cou de la jeune femme, d’un mouvement effrayé. Quand elle se crut en sûreté, elle leva les yeux vers Guillaume, elle le regarda de son air grave.

— Non, non, murmura-t-elle, je ne le connais plus.

Et elle accompagna cette parole d’une moue de répugnance qui fit échanger aux époux un singulier regard. Les yeux de Guillaume disaient clairement à Madeleine : « Tu le vois, elle refuse d’être ma fille, elle a dans les veines un sang qui n’est pas le mien. » La présence de ce pauvre être était ainsi pour eux un continuel sujet d’angoisse ; il leur semblait que Jacques fût toujours là, à leur côté. Ils se martyrisaient eux-mêmes, donnait à des puérilités des sens gros de terreur et de souffrance. Le jeune homme surtout paraissait prendre un horrible plaisir à s’imaginer des monstruosités. Il aimait encore sa fille d’une affection étrange, pleine de soudaines épouvantes. Parfois, il avait des envies de la serrer contre sa poitrine, d’écraser ses traits sous des baisers, pour la faire toute sienne. Il la considérait attentivement, cherchant sur son visage une place frappée à sa ressemblance, afin d’y coller ses lèvres. Puis il s’effarait peu à peu, en voyant l’enfant, troublée par cet examen, pincer les lèvres et froncer les sourcils. Et il se perdait alors dans ses anciennes pensées : il n’était pas le seul père de cette petite, il s’était donné entier et n’avait pu obtenir de Madeleine qu’une fille déjà ébauchée dans les étreintes d’un autre homme. La vue de Lucie, qui le regardait avec des yeux songeurs de grande personne, l’idée qu’un hasard avait fait de lui un simple instrument aidant à la naissance de l’enfant de Jacques, son ancienne affection pour cet homme et la haine jalouse dont maintenant il se sentait envahi, tout le poussait à des angoisses intolérables, à des révoltes déchirantes de chair et d’esprit.

— Je suis une dupe de la vie, songeait-il avec amertume. On m’a tout volé : ma chair, mon cœur, ma raison. Sans cesse les faits et les hommes m’ont torturé. J’ai aimé deux êtres, Jacques et Madeleine, et ces deux êtres me soufflettent à cette heure. Il ne me restait plus qu’à subir cette misère incroyable : être volé dans mon enfant… Mes baisers ont ressuscité Jacques ; j’ai mis Lucie, j’ai mis cet homme entre Madeleine et moi.

Un événement vint encore redoubler ses maux. Un soir, Lucie, accroupie devant le feu comme à son habitude, s’endormit, la tête appuyée contre les jambes de sa mère. Son sommeil était frissonnant, coupé de sourdes plaintes. Quant Madeleine la prit dans ses bras pour aller la coucher, elle s’aperçut qu’elle avait la face toute rouge. Cela l’effraya, elle pensa que l’enfant se trouvait menacée de quelque fièvre, et voulut absolument qu’on portât et qu’on dressât son petit lit dans sa chambre. Elle s’établit auprès d’elle, disant à Guillaume de se coucher. Celui-ci ne dormit pas de la nuit. Il ne put détacher ses regards de sa femme qui veillait avec une sollicitude inquiète. La chambre, éclairée d’une lueur pâle de veilleuse, lui apparaissait vague et voilée, comme dans un rêve. Il ne sentait pas son corps ; affaissé, les yeux grands ouverts, il lui semblait faire un songe funèbre. Chaque fois que Madeleine se penchait sur la couche de la petite malade, il croyait voir une ombre se dresser au chevet de sa fille morte. Puis, lorsque Lucie se débattait au milieu du délire de la fièvre, il s’étonnait de l’entendre se plaindre encore, il s’imaginait assister à une agonie sans fin. Ce spectacle, sa femme vêtue d’un peignoir blanc, anxieuse et muette, courbée au-dessus de l’enfant frissonnante, dont il apercevait la face rouge, prenait, dans le grand silence de la nuit et dans la lueur indécise de la veilleuse, un air de poignante désolation. Il en resta accablé, terrifié jusqu’au matin.

Quand le médecin arriva, vers les neuf heures, il trouva Lucie dans un état très-alarmant. La maladie s’était déclarée, l’enfant avait la petite vérole. Dès ce moment, sa mère ne la quitta plus ; elle passa les journées à côté de son lit, se faisant monter ses repas, auxquels elle touchait à peine ; la nuit, elle sommeillait, une ou deux heures, sur une chaise longue. Pendant une semaine, Guillaume vécut dans une sorte d’hébétement ; il allait et venait de la chambre à la salle à manger, s’arrêtant au milieu des corridors pour réfléchir, sans pouvoir trouver une seule pensée au fond de son crâne vide. Mais ses nuits surtout étaient terribles : il se retournait vainement dans son lit il parvenait seulement à s’assoupir, vers le matin, d’un sommeil fiévreux, dont le tirait la moindre plainte de Lucie. Chaque soir, en se couchant, il craignait de la voir agoniser sous ses yeux. L’air de la chambre, où traînaient des odeurs de pharmacie, l’étouffait ; la pensée qu’une pauvre créature souffrait à son côté lui causait une continuelle angoisse en excitant ses sensibilités nerveuses. S’il avait pu lire nettement au fond de son trouble, il aurait pleuré de honte et de rage. À son insu, il s’irritait contre Madeleine qui semblait ne plus savoir qu’il existât, il lui en voulait de s’absorber dans le salut de cette enfant dont le visage les affolait. Peut-être la soignait-elle uniquement parce qu’elle ressemblait à Jacques ; elle voulait conserver sans cesse devant elle le portrait vivant de son premier amant. Si la petite lui avait ressemblé, à lui Guillaume, sa femme se serait moins désespérée. Il ne s’avouait pas ces suppositions atroces, elles le torturaient vaguement. Un jour, comme il était seul dans la salle à manger, il se demanda tout à coup ce qu’il éprouverait, si Madeleine descendait lui donner la nouvelle brusque de la mort de Lucie. Tout son être lui répondit que cette nouvelle lui apporterait un grand soulagement. Alors, il ne se reconnut plus, il crut découvrir en lui des cruautés d’assassin. Aujourd’hui il souhaitait la mort de sa fille, demain il la tuerait sans doute. Sa stupeur était ainsi traversée par des crises folles.

Geneviève, avec son attitude de juge implacable, redoublait ses angoisses. Dès les premiers jours de la maladie de Lucie, elle s’était entêtée à pénétrer dans la chambre où râlait la pauvre petite. Là, elle prédisait sa mort, elle murmurait que le ciel l’arracherait à ses parents pour les punir de leurs fautes. Elle ne pouvait aider Madeleine à la soigner, lui remettre une potion ou rehausser la tête de la malade, sans trouver quelque parole de menace. La jeune femme, exaspérée par ces continuelles pensées de mort et de châtiment qui lui défendaient tout espoir, la chassa bientôt de la chambre en lui défendant d’y rentrer jamais. Alors la vieille protestante rôda lugubrement autour de Guillaume ; dès qu’elle parvenait à s’emparer de lui, dans un corridor ou dans la salle à manger, elle le tenait pendant une heure sous le coup de ses divagations ; elle lui montrait la main de Dieu écrasant sa fille et lui réservant à lui-même une punition prochaine. Il sortait brisé de ses mains.

N’osant rester dans la chambre et craignant de rencontrer la fanatique s’il s’en éloignait, il ne savait plus où passer ses journées. Dans son délire, Lucie appelait toujours : « Papa, papa, » d’un accent étrange qui lui remuait les entrailles. « Est-ce bien moi qu’elle appelle ? » se demandait-il. Il s’approchait, il se penchait sur le lit de la malade. Celle-ci, les yeux agrandis, brûlés par la fièvre, le regardait avec une fixité effrayante. Ses regards semblaient ne pas le voir, se perdre dans le vide. Puis, elle tournait brusquement la tête, elle fixait ses yeux sur un autre point de la chambre, en continuant à crier : « Papa, papa, » d’une voix plus haletante. Et Guillaume se disait : « Elle ne me tend point ses bras, ce n’est pas moi qu’elle appelle. » D’autres fois, Lucie souriait dans sa fièvre ; son délire n’avait plus rien de saccadé, elle divaguait doucement, jasant avec de petites plaintes étouffées ; elle sortait de dessous le drap ses mains fluettes de poupée, elle les agitait faiblement, comme pour demander des jouets invisibles. C’était navrant. Madeleine pleurait en cherchant à la recouvrir. Mais l’enfant ne voulait point se recoucher ; elle demeurait sur son séant, babillant toujours, murmurant des paroles décousues. Guillaume, énervé, se dirigeait vers la porte.

— Reste, je t’en prie, lui disait Madeleine. Elle t’appelle souvent, il vaut mieux que tu sois toujours là.

Il restait, il écoutait avec des révoltes nerveuses le babillage doux et poignant de Lucie. Depuis le jour où la petite vérole s’était déclarée, il prenait un étrange intérêt à suivre sur le visage de l’enfant les ravages du mal. Les boutons qui le couvraient envahirent d’abord le front et les joues, qu’ils tuméfièrent presque entièrement ; puis une sorte de caprice arrêta le flot des pustules autour de la bouche et des yeux. On eût dit un masque hideux, par les trous duquel apparaissaient une bouche délicate et des yeux tendres d’enfant. Guillaume, malgré lui, cherchait à savoir si les boutons n’effaçaient pas la ressemblance de Jacques sur cette face bouleversée. Mais, toujours, par les trous du masque, dans le pli des lèvres et dans le jeu des paupières, il croyait retrouver le portrait du premier amant de Madeleine. Cependant, au fort de la maladie, il constata avec une joie inconsciente que la ressemblance disparaissait. Cela le calma, lui permit de rester auprès de Lucie.

Un matin, le médecin déclara qu’il pouvait enfin répondre de l’enfant. Madeleine lui aurait baisé les mains ; il y avait une semaine qu’elle ne se sentait plus vivre. La convalescence fut longue. Guillaume fut repris d’une inquiétude sourde ; il se remit à étudier le visage de sa fille, éprouvant un léger serrement de cœur à chaque pustule qui s’en allait. Peu à peu, la bouche et les yeux, attaqués dans les derniers temps, se dégagèrent et le jeune homme se dit qu’il allait voir ressusciter Jacques une fois de plus. Un espoir lui restait. Comme il reconduisait un jour le médecin, il lui demanda sur le seuil de la porte :

— Pensez-vous que le visage de l’enfant garde des marques ?

Madeleine entendit cette question, bien qu’il eût parlé à voix basse. Elle se leva, très pâle, et s’approcha de la porte.

— Tranquillisez-vous, répondit le médecin, je crois pouvoir vous promettre que les boutons ne laisseront aucune trace.

Guillaume fit un mouvement si marqué de regret et de découragement, que sa femme le regarda en face, d’un air de profond reproche. Son regard disait : « Tu défigurerais donc ta fille pour souffrir moins ! » Il baissa la tête, il eut un de ces désespoirs muets qui l’abattaient, lorsqu’il surprenait en lui des pensées cruelles d’égoïsme. Plus il allait, et plus il se sentait lâche devant la souffrance.

Le lit de la petite malade resta dans la chambre des époux près de quinze jours encore. Peu à peu, Lucie se rétablissait. Les espérances du médecin s’étaient réalisées : les boutons avaient entièrement disparu. Guillaume n’osait plus regarder sa fille. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il se créait un nouveau sujet d’angoisse ; son esprit inquiet semblait prendre une joie cruelle à se torturer lui-même, en exagérant les moindres faits. Ayant surpris, un jour, un geste de Madeleine qui lui rappelait un mouvement que Jacques, quand il causait, faisait à toutes minutes, en avançant la main, il se mit à observer sa femme, à étudier chacune de ses attitudes, chacune des inflexions de sa voix. Il ne tarda pas à se convaincre qu’elle avait gardé quelque chose des allures de son ancien amant. Cette découverte lui porta un coup terrible.

Il ne rêvait pas. En effet, Madeleine avait, par moments, des airs de ressemblance avec Jacques. Autrefois, partageant la vie du jeune homme, vivant dans son contact, elle s’était laissée aller à avoir ses goûts, ses façons d’être. Pendant une année, elle avait reçu de lui une sorte d’éducation physique qui la formait à son image : elle répétait les mots qu’il prononçait d’ordinaire, elle reproduisait à son insu ses gestes familiers, même les intonations de sa voix. Ce penchant à l’imitation, qui donne à toute femme, au bout de quelque temps, une parenté de manières avec l’homme dans les bras duquel elle vit, la mena jusqu’à modifier certains de ses traits, jusqu’à prendre l’expression habituelle du visage de Jacques. C’était là, d’ailleurs, une conséquence des fatalités physiologiques qui la liaient à lui : tandis qu’il mûrissait sa virginité, qu’il la faisait sienne pour la vie, il dégageait de la vierge une femme, marquait cette femme à son empreinte. Madeleine, à cette époque, s’étalait en pleine puberté épanouie ; ses membres, sa face, jusqu’à son regard et à son sourire se transformaient, s’élargissaient sous l’action du sang nouveau que le jeune homme mettait en elle ; elle entrait forcément dans sa famille, dans sa ressemblance. Plus tard, lorsqu’il s’éloigna, elle désapprit ses gestes, les inflexions de sa voix, tout en restant son épouse, sa parente à jamais conquise. Puis les baisers de Guillaume effacèrent presque sur son visage les traits de Jacques ; cinq années d’oubli et de paix endormirent dans son être le sang de cet homme. Mais depuis qu’il était de retour, ce sang se réveillait ; Madeleine, vivant continuellement dans la pensée et dans la terreur de son premier amant, retrouvait malgré elle, poussée par son idée fixe, ses attitudes, ses accents, son visage de jadis. On eût dit que toute son ancienne liaison reparaissait sur sa peau. Elle se remettait à marcher, à parler, à vivre à la Noiraude, comme elle avait vécu rue Soufflot, en maîtresse soumise de Jacques.

Guillaume tressaillait parfois en l’entendant prononcer une parole. Il levait la tête avec effroi, il regardait devant lui, comme s’il se fût attendu à apercevoir son ancien ami. Et il voyait sa femme dont les jeux de physionomie lui rappelaient la figure du chirurgien. Elle avait des tours de cou, des mouvements d’épaules qu’il reconnaissait. Certains mots particuliers qu’elle répétait à tout propos, le secouaient douloureusement : il se souvenait d’avoir entendu ces mots dans la bouche de Jacques. Maintenant, elle ne pouvait plus ouvrir les lèvres, plus remuer un membre, sans qu’il la trouvât pleine et vibrante de son premier amour. Il devinait à quel point cet amour était en elle. Elle aurait voulu nier la possession de son être entier, que son corps lui-même, les moindres actes de sa personne eussent dit combien elle était esclave. Elle ne pensait plus seulement à Jacques, elle vivait avec lui, dans son étreinte, matériellement ; elle avouait à chaque instant qu’il la possédait toujours, qu’elle garderait toujours la marque de ses baisers. Pour rien au monde, Guillaume ne l’aurait serrée dans ses bras, lorsqu’il voyait en elle son camarade, son frère ; il finissait par la confondre avec ce garçon, il se serait cru coupable d’un désir monstrueux, s’il l’avait prise alors sur sa poitrine. Quand il eut acquis la certitude que Madeleine redevenait l’épouse soumise de Jacques, il se perdit dans l’étude de cet étrange changement ; malgré lui, bien qu’un pareil examen lui causât d’atroces souffrances, il ne quitta plus sa femme des yeux, il assista au réveil de l’ancien amour, notant chaque ressemblance nouvelle qui se révélait. Ses observations de chaque heure faillirent le rendre fou. Non seulement sa fille était le portrait de cet homme dont la pensée le brûlait, mais il fallait encore que sa femme lui parlât de lui, par sa voix, par ses gestes.

Madeleine, dans la transformation de son être, retrouvait aussi ses allures de fille. La sérénité douce et grave que cinq années d’estime et d’affection avaient mise en elle, s’en allait sous les frissons de sa vie d’autrefois. Elle perdait le calme rose de son visage, les pudeurs, les grâces discrètes de sa démarche, tout cet air d’honnêteté qui en faisait une femme du meilleur monde. Maintenant, elle restait dépeignée des matinées entières, comme au temps où elle logeait rue Soufflot ; ses cheveux roux tombaient sur sa nuque, ses peignoirs s’ouvraient, montrant son cou, gras et blanc, gonflé de volupté. Elle s’abandonnait, mêlant à sa conversation des mots qu’elle n’avait jamais prononcés à la Noiraude, hasardant des gestes appris de ses anciennes amies, s’encanaillant à son insu dans ses souvenirs. Guillaume assistait, avec un effroi écœuré, à cet avilissement de Madeleine ; quand il la regardait marcher, balançant ses hanches, épaissie, alourdie sur ses jambes, il ne reconnaissait plus la créature saine et forte qu’il avait eue pour femme pendant quatre ans. Il se trouvait, à cette heure, marié à une fille pleine de la boue de son passé. Des fatalités de chair venaient de frapper Madeleine entre ses bras, comme pour lui montrer que ses baisers impuissants ne pouvaient la sauver des conséquences de sa vie première. Elle avait eu beau s’endormir dans un rêve de paix, elle s’éveillait à la première secousse de son sang, et retombait aux hontes qu’elle avait jadis acceptées et qu’elle devait à présent achever de boire.

Madeleine ne se voyait plus nettement. La conscience de ses abandons lui échappait. Elle souffrait simplement de la possession de Jacques qu’elle ne pouvait chasser de ses membres. Elle n’aimait plus cet homme, elle aurait voulu le mettre hors de sa poitrine, et toujours elle le sentait qui l’étreignait et la domptait. C’était comme un viol continuel, contre lequel son esprit se révoltait, et auquel son corps se livrait, sans que ses efforts de volonté parvinssent jamais à le délivrer. Cette lutte établie entre sa chair esclave et ses désirs d’appartenir entière à Guillaume était pour elle une cause éternelle de fièvre et d’épouvante. Quand elle avait tendu toutes ses énergies, quand elle croyait s’être débarrassée du souvenir de son amant, et qu’elle entendait, au moment où elle pensait pouvoir enfin s’offrir en paix aux baisers de son mari, ce souvenir crier en elle d’une voix plus tyrannique, elle était prise d’un désespoir sans bornes, cessant tout combat, laissant le passé la prostituer dans le présent. L’idée d’être ainsi sans cesse à la disposition d’un homme pour lequel elle n’éprouvait plus aucune affection, la certitude qu’elle aimait Guillaume et qu’elle le trompait à toute heure, malgré elle, lui inspiraient un profond dégoût d’elle-même. Elle ne s’expliquait pas les fatalités physiologiques qui soustrayaient son corps à l’action de sa volonté ; elle ne pénétrait pas ce travail secret de son sang et de ses nerfs qui l’avait rendue pour la vie la femme de Jacques ; lorsqu’elle voulait raisonner l’étrangeté de ses sensations, elle finissait par s’accuser de goûts monstrueux en voyant son impuissance à oublier son amant et à aimer son mari. Puisqu’elle détestait l’un, puisqu’elle adorait l’autre, pourquoi éprouvait-elle de si cuisantes joies dans les caresses imaginaires de Jacques, pourquoi ne pouvait-elle témoigner librement ses tendresses à Guillaume ? Quand elle se posait cette question insoluble pour elle, qui renfermait le malheur de son existence, le cas particulier dont elle souffrait, elle s’imaginait être en proie à quelque maladie horrible et inconnue ; elle se disait que Geneviève avait raison, qu’elle devait avoir l’enfer dans les entrailles.

Pendant le jour, elle se défendait encore, elle parvenait à oublier Jacques. Elle ne restait plus affaissée au coin de la cheminée ; elle allait et venait, se créant des occupations ; lorsqu’elle ne trouvait rien à faire, elle causait avec fièvre, sur n’importe quoi, pour étourdir sa mémoire par le bruit de ses paroles. Mais, la nuit, elle appartenait tout entière à son amant. Dès qu’elle glissait au sommeil, dès que sa volonté se détendait dans le vague des songes, son corps s’abandonnait et revivait ses anciennes amours. Chaque soir, elle sentait le cauchemar venir ; à peine un léger assoupissement prenait-il sa chair lasse, qu’elle croyait déjà tomber entre les bras de Jacques ; elle ne dormait point tout à fait, elle aurait voulu ouvrir les paupières, remuer les membres, pour chasser la vision ; mais elle n’avait plus assez de force ; la tiédeur des draps lui donnait des lâchetés de sens qui la livraient davantage aux caresses qu’elle s’imaginait recevoir. Et elle s’endormait peu à peu, d’un sommeil fiévreux, gardant des révoltes au milieu de ses voluptés, faisant des efforts inouïs pour se dégager de l’étreinte de Jacques, et goûtant, après chacune de ses luttes vaines, une joie molle à se laisser aller vaincue sur la poitrine de cet homme. Depuis qu’elle ne veillait plus au chevet de Lucie, il ne se passait point de nuit qu’elle ne fît ce mauvais rêve. Au réveil, des rougeurs ardentes lui montaient aux joues quand son mari la regardait, de profonds dégoûts la serraient à la gorge. Elle jurait de ne plus dormir, de tenir toujours les yeux ouverts, pour ne plus commettre, au côté même de Guillaume, cet adultère auquel son sommeil la jetait.

Une nuit, Guillaume l’entendit se plaindre. Il la crut souffrante, il se mit sur son séant, s’écartant un peu pour voir son visage à la lueur de la veilleuse. Les époux se trouvaient seuls dans leur chambre, ils avaient fait reporter le lit de Lucie dans un cabinet voisin. Madeleine ne se plaignait plus. Son mari, penché sur elle, examinait sa face avec inquiétude. En se soulevant, il avait tiré les couvertures et découvert à demi ses épaules blanches ; des frissons couraient sur la peau nacrée, un sourire tendre entr’ouvrait les lèvres rouges de la jeune femme. Elle dormait profondément. Tout à coup elle eut comme une secousse nerveuse ; elle se plaignit de nouveau, d’une plainte douce et poignante. Le sang s’était porté à son cou, elle étouffait, elle murmurait : « Jacques, Jacques, » à voix basse, avec de vagues soupirs.

Guillaume, pâle, glacé, avait sauté sur le tapis. Les pieds nus dans la haute laine, les mains appuyées au bord du lit, il se courbait, regardant s’agiter Madeleine dans l’ombre des rideaux, comme s’il eût assisté à quelque spectacle monstrueux qui l’aurait cloué là d’horreur. Pendant près de deux minutes, il resta béant, ne pouvant détourner les yeux, écoutant malgré lui le murmure étouffé de la jeune femme. Elle avait rejeté la couverture, elle s’étirait les bras, gardant son sourire, répétant toujours : « Jacques, Jacques, » d’un ton de caresse qui allait en se mourant.

Enfin Guillaume s’irrita. Il éprouva un instant le besoin d’étrangler cette créature dont le cou, plein du nom d’un autre homme, s’enflait de volupté. Il mit la main sur une de ses épaules nues, et la secoua brutalement.

— Madeleine, Madeleine ! gronda-t-il. Éveille-toi !

Elle s’éveilla en sursaut, haletante, inondée de sueur.

— Quoi ? qu’y a-t-il ? balbutia-t-elle, en se mettant sur son séant et en regardant autour d’elle d’un air effaré.

Puis elle se vit demi-nue, elle aperçut son mari debout sur le tapis. Les regards fixes qu’il attachait sur sa poitrine encore secouée, lui apprirent tout. Elle éclata en sanglots.

Ils n’échangèrent pas une parole. Qu’auraient-ils pu se dire ? Guillaume avait une envie folle de s’emporter, de traiter sa femme comme la dernière des misérables, comme une prostituée qui salissait leur couche ; mais il se retenait, il sentait qu’il ne pouvait l’accuser de ses rêves. Quant à Madeleine, elle se serait battue elle-même ; elle aurait voulu se défendre des fautes dont son sommeil seul était coupable, et ne trouvant pas les mots convenables, comprenant que rien, tout innocente qu’elle était, ne pourrait la purifier aux yeux de Guillaume, elle entrait dans une véritable rage de désespoir. Les moindres détails de son cauchemar lui revenaient à l’esprit ; elle s’était entendue appeler Jacques en dormant, elle se souvenait d’avoir eu des soupirs et des frissons d’amour. Et son mari était là qui l’écoutait, qui la regardait ! Quelle honte, quelle infamie !

Guillaume s’était recouché, s’allongeant sur le bord du lit, évitant tout contact. Les mains croisées sous la tête, les yeux au plafond, il paraissait abîmé dans une rêverie implacable. Madeleine, restée sur son séant, sanglotait toujours. Elle avait couvert ses épaules, renoué ses cheveux roux, par un besoin instinctif de pudeur. Son mari lui devenait étranger, elle était honteuse de son désordre, des frémissements qui couraient sur sa peau nue. Le silence et l’immobilité du jeune homme l’accablaient. Elle finit par s’épouvanter de le voir rêver ainsi. Elle aurait préféré une querelle qui les aurait peut-être jetés encore, éplorés et miséricordieux, dans les bras l’un de l’autre. S’ils ne disaient rien, s’ils acceptaient tacitement l’angoisse de leur situation, tout désormais serait fini entre eux. Et elle grelottait dans sa chemise, ramenée sur ses genoux ; elle poussait des soupirs profonds, sans que Guillaume parût s’apercevoir qu’elle souffrait à son côté.

À ce moment, un chant de cantique descendit de l’étage supérieur. Ce chant, assourdi par l’épaisseur du plafond, traînait dans la nuit calme comme une plainte de mort. C’était Geneviève qui, ne pouvant dormir sans doute, travaillait à son salut et à celui de ses maîtres. Cette nuit-là, sa voix se mourait en lamentations étrangement sinistres. Madeleine prêta l’oreille, prise de terreur : elle s’imagina qu’un enterrement défilait dans les corridors de la Noiraude, que des prêtres venaient la prendre en psalmodiant pour l’enterrer vive. Puis elle reconnut la voix aigre de la protestante, elle fit un cauchemar plus fou encore. En voyant Guillaume toujours muet, les lèvres serrées, les yeux fixes, elle se dit que les cantiques de Geneviève allaient peut-être lui rappeler la prière d’exorcisme dont cette femme lui avait enseigné l’usage. Il se pencherait sur elle, il lui ferait un signe cabalistique sur le sein gauche, un autre sur le sein droit, un troisième sur le nombril, en répétant trois fois : « Lubrica, fille de l’enfer, retourne dans les flammes dont tu es sortie pour la damnation des hommes. Que ta peau noircisse, que tes cheveux roux coulent sur ton corps entier et le couvrent d’un poil de bête ! Va-t-en, au nom de Celui dont la pensée te brûle, au nom de Dieu le Père. » Et, qui sait ? peut-être alors tomberait-elle en poussière. Dans son effarement, à cette heure trouble de la nuit, elle acceptait, encore frissonnante de ses mauvais rêves, les divagations de la fanatique, se demandant si une prière ne suffirait pas en effet pour la tuer. Une terreur d’enfant la prit. Elle se recoucha doucement, se fit toute petite. Ses dents claquaient, elle craignait à chaque instant de sentir les doigts de Guillaume tracer des signes sur sa peau. S’il restait ainsi muet et les yeux ouverts, c’est qu’il attendait sans doute qu’elle fût endormie, pour s’assurer si elle était une femme ou un démon. Cette peur bête, écrasante, la tint éveillée jusqu’au matin.

Le lendemain soir, les époux firent deux lits, d’un accord tacite. À partir de ce moment, il y eut divorce entre eux. La scène de la nuit précédente avait comme brisé leur mariage. Depuis la résurrection de Jacques, tout les poussait peu à peu à cette séparation. Ils s’étaient entêtés à vouloir s’étreindre pour chasser le souvenir de cet homme, ils ne se déclaraient vaincus que devant l’impossibilité de lutter davantage : Guillaume ne se sentait plus la force de dormir au côté de Madeleine secouée par ses cauchemars, et celle-ci ne savait plus quel moyen employer pour se tenir éveillée. Leur divorce leur apporta quelque soulagement. Le plus étrange était qu’ils s’aimaient toujours d’une affection profonde ; ils se plaignaient, ils se désiraient même. L’abîme que des forces fatales avaient creusé entre eux, ne les séparait que matériellement ; ils restaient sur les bords du gouffre, à s’adorer de loin. Leurs colères, leurs dégoûts étaient ainsi pleins d’une tendresse impuissante. Ils sentaient bien qu’ils se trouvaient séparés à jamais ; mais, s’ils désespéraient de se rejoindre et de reprendre leur tranquille vie d’amour, ils éprouvaient encore une sorte de joie amère à vivre sous le même toit, et cette joie les empêchait de chercher la guérison dans un dénouement violent et immédiat.

Ils évitaient toujours de décider ce qu’ils feraient, lorsque Jacques reviendrait. Ils avaient d’abord remis au lendemain le souci de prendre une résolution. Et, chaque jour, ils renvoyaient au jour suivant la conversation qu’ils voulaient avoir à ce sujet. La difficulté de choisir un parti raisonnable, la souffrance qu’une pareille discussion devait leur causer, les effrayaient, les poussaient à des délais sans fin. À mesure que les semaines s’écoulaient, ils se sentaient plus lâches, plus incapables de franchise et d’énergie. Vers la fin du premier mois, ils passèrent des journées atroces, s’imaginant sans cesse entendre Jacques sonner à la grille. Ils n’avaient pas même le courage de se confier leurs craintes, de se calmer en causant de ce qui les épouvantait tous deux ; ils se contentaient de pâlir, d’échanger des regards terrifiés, à chaque coup de sonnette. Enfin, dans les derniers jours de février, Guillaume reçut une lettre de l’ancien chirurgien. Celui-ci y racontait d’abord l’agonie de son pauvre camarade, à l’hôpital de Toulon ; puis il finissait gaiement en expliquant comme quoi une jeune dame, qu’il avait rencontrée sur le port et suivie ensuite jusqu’à Nice, l’empêchait de revenir à Paris aussi vite qu’il l’aurait désiré. Il resterait dans le Midi, peut-être quinze jours, peut-être un mois de plus. Guillaume tendit silencieusement cette lettre à Madeleine, épiant sur sa physionomie l’émotion qu’elle lui produirait. Elle resta froide ; ses lèvres seules eurent une légère crispation. Les époux, échappés à un danger immédiat, se dirent qu’ils avaient encore du temps devant eux, et remirent de nouveau à plus tard l’angoisse de prendre une décision.

Cependant le séjour de la Noiraude leur devenait insupportable. Tout semblait les y traquer. Par une matinée de soleil, comme ils étaient descendus dans le parc, ils aperçurent, collée à une grille qui longeait la route de Mantes, la face hideuse de Vert-de-Gris, qui les suivait de ses yeux troubles. Un hasard avait sans doute poussé jusqu’à Véteuil cette rôdeuse de grands chemins. Elle parut reconnaître Madeleine, un sourire découvrit ses dents jaunes et elle se mit à chanter le premier couplet d’une chanson que les deux jeunes femmes avaient jadis jetée ensemble aux échos du bois de Verrières, dans le crépuscule frissonnant, au retour de leurs parties de plaisir.

Sa voix rauque glapissait :

Il était un riche pacha
Que l’on appelait Mustapha.
Pour son sérail il acheta
Mademoiselle Catinka.

Et tra la la, tra la la la,
Tra la la la, la la, la la.

Le refrain prenait sur ses lèvres une navrante ironie. Les « tra la la, » qu’elle répétait avec une volubilité croissante, se perdaient dans un rire nerveux de folle. Madeleine et Guillaume se hâtèrent de rentrer, comme poursuivis par ce chant ignoble. Mais, à partir de ce jour, la jeune femme ne put mettre les pieds dehors sans rencontrer Vert-de-Gris pendue à quelque barreau de la grille. La pauvresse rôdait toujours autour de la Noiraude, par un entêtement de brute ; elle avait sans doute reconnu son ancienne amie, elle venait pour la revoir, machinalement, sans songer à mal. Pendant des heures, elle marchait comme font les enfants, sur le parapet de pierre, dans lequel la grille était fixée ; elle allait ainsi, se tenant aux barreaux, puis brusquement s’arrêtait, les bras levés, regardant dans le parc, curieuse et béante. Souvent on l’entendait chanter sur la route, derrière un mur, l’histoire de mademoiselle Catinka ; elle en répétait les couplets à plus de dix reprises, avec l’obstination d’une mémoire détraquée qui se plaît à rendre sans cesse les quelques phrases dont elle se souvient. Chaque fois que Madeleine apercevait Vert-de-Gris, des fenêtres du rez-de-chaussée, elle éprouvait un frisson de répugnance ; c’était comme sa vie passée qui maintenant rôdait autour d’elle. Cette femme en haillons, courant derrière la grille et collant sa face aux barreaux, lui faisait l’effet d’un animal immonde qui aurait cherché à briser sa cage pour l’approcher et la salir de sa bave. Un instant, elle eut l’envie de demander qu’on chassât la folle de la contrée ; mais elle craignit un scandale, elle préféra se condamner à ne plus sortir, à ne plus même se mettre aux fenêtres.

Quand les époux se trouvèrent ainsi acculés dans la Noiraude, ils songèrent à s’enfuir à Paris. Ils y seraient à l’abri des chansons de Louise, des cantiques de Geneviève, des regards graves de leur fille. Les deux mois d’angoisse qu’ils venaient de passer, leur avaient rendu leur solitude intolérable. Puisque Jacques leur laissait encore trois à quatre semaines de paix, ils voulaient les employer à s’étourdir, à chercher quelque chance heureuse. Dès que Lucie fut rétablie, vers le milieu de mars, ils partirent.