Mademoiselle Cloque/01

La bibliothèque libre.
Éditions de la Revue blanche (p. 1-5).


I

UNE ENTREVUE AVEC CHATEAUBRIAND


Vers 188…, vivait à Tours une vieille demoiselle très distinguée et d’un grand mérite, qui avait eu, dans sa jeunesse, l’heureuse fortune de voir et d’entendre le vicomte de Chateaubriand.

Cette circonstance était pour elle un motif de coquetterie bien excusable et lui valait une renommée d’une originalité charmante. Beaucoup de personnes l’écoutaient en souriant, à cause de la manie qu’elle avait d’y faire des allusions fréquentes, et la quittaient gagnées par l’accent de respectueuse émotion dont elle ne manquait point d’embellir ce sujet.

Cela s’était passé en 1833, au moment où Chateaubriand, plus que jamais célèbre, venait d’atteindre une grande popularité par sa défense généreuse de la duchesse de Berry, suivie d’un procès personnel retentissant. Il était sur le point de partir pour Prague, allant porter à Charles X exilé et aux Enfants de France, un message secret de la mère du jeune Henri V, enfermée à Blaye. Ce n’était pas une petite affaire à une jeune fille qui n’avait pour se recommander que son enthousiasme, d’aborder un personnage si considérable. Elle s’était rendue rue d’Enfer, où il habitait une maison simple, entourée de verdure, presque au milieu des champs. Quel prétexte à sa visite ? Aucun. Elle voulait seulement le voir et lui dire, si toutefois elle en trouvait la force : « Monsieur, je vous admire, et chez moi, toute ma famille et les voisins, et tous les gens que nous connaissons vous admirent… » et s’en aller là-dessus, brisée peut-être par la secousse, mais soulagée pour longtemps.

Un domestique lui avait ouvert et lui avait demandé :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je voudrais voir Monsieur le vicomte de Chateaubriand…

— Votre nom ?

— Oh ! ce n’est pas la peine ; il ne me connaît pas ; dites que je suis une jeune fille.

On avait fait toutes sortes de difficultés. Le valet de chambre, puis d’autres domestiques la regardaient d’un œil soupçonneux. Sans doute fût-elle demeurée longtemps dans l’antichambre si, par hasard, M. le vicomte n’eût ouvert lui-même brusquement une porte, tout botté, coiffé, la canne à la main. Il sortait, l’air préoccupé et chagrin. Il faillit bousculer la pauvre fille. Elle tomba, mais volontairement, s’étant jetée littéralement à ses pieds. Elle l’entendit qui disait : « Qu’est-ce qu’il y a ? que me veut-on ? » Elle fut si épouvantée qu’elle crut se trouver mal et poussa un cri désespéré. Chateaubriand se pencha, lui prit la main et la releva avec bienveillance, à peine surpris quant à lui de ces émotions féminines maintes fois causées par sa personne. Et après l’avoir mise debout, il lui avait adressé cette question banale :

— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

Elle, avec simplicité :

— Athénaïs Cloque, monsieur le vicomte…

— Vous dites… Athénaïs… ?

— Cloque, monsieur le vicomte.

Alors le grand homme avait souri, peut-être à la surprise de ce nom modeste, peut-être à ses songes intérieurs. Mais, tout de suite, et avec une grande facilité, il élevait la voix, comme s’il s’adressait à plusieurs personnes, et il laissait tomber sur cette jeune fille émue des paroles élégantes et désenchantées. Il s’en fallait qu’elle comprît tout, tant était grand son trouble ; mais elle retenait qu’il louait sa jeune foi et sa faculté d’enthousiasme « si rares dans une période de médiocrité où la France et le monde même semblaient s’engager pour une durée indéterminable ». N’avait-il pas dit aussi que « la nature humaine elle-même allait sans cesse en s’amoindrissant, » ce qui eût mérité au moins une explication ? Enfin, et, comme il reconduisait doucement la visiteuse, il avait cru devoir faire allusion au jeune prince, dernier espoir de tous ceux qui manifestaient en ce moment leur reconnaissance au défenseur de la duchesse de Berry, et c’est alors qu’il avait répété un mot dont Mlle Cloque s’était sentie frappée définitivement : « lui-même, avait-il dit, en parlant d’Henri V, s’il veut régner, devra s’engager résolument dans la série des faits médiocres ». Il ajoutait encore : « Et qui sait s’il ne naîtra pas de ces tristes conditions de la vie nouvelle, une sorte d’héroïsme que l’on a ignorée jusqu’ici ? » Après quoi, il la saluait et la congédiait.

Rien de plus. Elle le revoyait quelques minutes après, dans la rue déserte, passant dans un cabriolet : il ne faisait même pas attention à elle.

Cependant elle avait vécu cinquante ans du souvenir de cette étrange démarche, sans jamais s’expliquer comment lui était venue l’audace de l’accomplir, aussi stupéfaite aujourd’hui que le lendemain même de l’entrevue. Des femmes lui avaient confié l’aveu de pareils désirs irrésistibles éprouvés vis-à-vis de certains hommes célèbres ; quelques-unes étaient allées jusqu’à la porte de M. Alexandre Dumas fils ; et une de à ses amies, de Tours même, avait tiré le cordon de la sonnette de Mounet-Sully, mais était redescendue quatre à quatre. Mlle Cloque clignait des yeux, disant à part soi : « Moi j’ai poussé jusqu’au bout… et c’était Chateaubriand ! »