Mademoiselle Frisson

La bibliothèque libre.
S.
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901
◄     ►



MADEMOISELLE FRISSON



Mlle  Lucie est une petite personne qui tremble toujours. Tout l’inquiète, tout l’effraye. Ses petites compagnes l’ont surnommée Mlle  Frisson. Il n’est pas jusqu’aux mouches qui ne soient devenues pour elle des monstres terribles. En voilà une, une pauvre petite enfant de mouche, qui ne pense qu’à essayer ses ailes ; en voici une autre, qui est posée sur la table où elle fait semblant de chercher des brins de sucre, mais bien sûr elle a de perfides desseins. Entre les deux mouches, que deviendra la pauvre Frisson ? Pendant qu’elle se sauvera de la première, que fera la seconde ?

II



Au jardin, Mlle  Lucie se sent tout d’un coup tirée par la robe. « Bon Dieu ! s’écrie-t-elle, un loup veut me manger. — Au secours, ma bonne. — Eh non, Mam’zelle, lui répond sa bonne, c’est un rosier qui vous a accrochée avec ses épines. »

Un peu plus loin un joli petit lézard traverse l’allée. « Ma bonne ! un serpent ! — Où ça ? — Là, il s’est caché dans la fente du mur. — Il n’est pas bien gros, alors. — Oh, ma bonne, il avait au moins cent pieds, il était plus grand que papa et ouvrait sa gueule comme un crocodile. — Oh bien, ça doit être curieux. J’irai tout à l’heure. »

III



Mlle  Lucie est rentrée tout émue de sa promenade au jardin. C’est l’heure de prendre son bain. Elle s’est déshabillée et s’est approchée de la baignoire : « Il y a trop d’eau, s’écrie-t-elle. C’est grand comme la mer. Je vais me noyer ; je ne sais pas nager. — Eh bien, tu vas apprendre, lui dit sa mère. — Non. je n’irai dans l’eau que quand je saurai nager. »

IV



Une fois, en se levant de table, Mlle  Lucie fait tomber sa chaise : elle est terrifiée, elle n’ose se retourner : bien sûr, il y a derrière sa chaise un voleur. — Pourquoi pas un rhinocéros ? lui dit son papa pour se moquer d’elle. — Tu crois, un rhinocéros… répond Mlle  Lucie qui, du côté de la peur, prend tout au sérieux.


V

Pauvre Mlle  Frisson, même dans un salon bien clos, elle n’est pas à l’abri des dangers.

Un livre, qu’elle a pris sur l’étagère, se trouve servir de cachette à un monstre, à une araignée ! Fi ! l’horreur ! Une araignée qui mange des mouches ne fera qu’une bouchée de la peureuse.

VI

La voici sur le parquet, maintenant, la terrible araignée, et, devant elle, Mlle  Frisson se sauve à reculons bien loin, bien loin, jusqu’à ce que le mur l’arrête…

Oh ! si ce mur pouvait s’entr’ouvrir pour lui livrer passage et ensuite se refermer sur le monstre !…

Et l’ennemi qui avance toujours !…

Où se réfugier ?… Sur la table… Peut-être !…


VII

Comment échapper à un si formidable danger ? Mlle  Frisson entrevoit le sa­lut : grimper sur la table et, de cette forteresse, dominer l’en­nemi. Mais que d’angoisses avant d’arriver au fauteuil qui doit lui servir de marchepied. Mlle  Frisson n’est pas plus tôt per­chée là qu’elle pousse un cri perçant : l’araignée a fait volte-face et semble se diriger de son côté. Par bonheur, le frère de Mlle  Frisson, M. Achille, qui n’a peur de rien, se précipite à son secours. Sans arme aucune, il s’empare du monstre. Qu’y a-t-il à craindre d’un si petit insecte ? Mlle  Frisson ne veut rien entendre, et, féroce dans sa frayeur, elle exige la mort du prisonnier. « Il faut que tout le monde vive, » répond M. Achille. Et, entr’ouvrant la fenêtre, il dépose délicatement le monstre dans le jardin.


VIII

Ce qu’il y a de plus fort, c’est que Mlle  Lucie se fait peur à elle-même. En entrant le soir, un flambeau à la main, dans le salon qui est au rez-de-chaussée, Mlle  Frisson entrevoit à travers les vitres une visiteuse nocturne qui s’avance menaçante, tenant, elle aussi, une lumière. Mlle  Lucie laisse tomber son flambeau en poussant un cri épouvantable et s’évanouit de frayeur. Il ne s’agit plus de fantômes, hélas !…

Mais, revenue à elle, dans les bras de son papa et de sa maman accourus bien vite, Mlle  Frisson se voit forcée de reconnaître que c’est elle, Mlle  Lucie, qu’elle a aperçue dans les vitres, comme dans un miroir. Son papa l’oblige à reprendre son flambeau, et à regarder bien en face le danger. Et Mlle  Lucie voit elle-même, entre son papa et sa maman. Il ne lui reste plus qu’à rire de sa sotte frayeur.


IX

Mlle  Lucie ne guérira donc jamais ? Elle n’est pas plus tôt couchée qu’on la voit reparaître pieds nus en petite camisole de nuit. Elle a entendu « des bruits sous sa tête ». Il y a des brigands dans son oreiller… tout au moins sous son lit. Mais ce n’est que le bruissement des plumes de son oreiller, froissées par elle ou dilatées par la chaleur. Mlle  Frisson n’est pas rassurée, ni convaincue.

Tout lui est chagrin : le lendemain, tandis que son frère Achille, et Pierre et Paul, et tous les enfants du village rient de grand cœur des exercices d’un chien savant de passage, Mlle  Frisson respire à peine. Parmi ses talents, Médor avait celui d’être très fort au pistolet. Placé devant un revolver chargé à poudre et amorcé, au commandement de son maître, Médor posait la patte sur la gâchette. Le coup partait… « Je suis tuée », s’écria Lucie en tombant à la renverse.


X

Pour aguerrir Mlle  Lucie, son papa lui donne un morceau de sucre et lui dit de l’offrir au brave Médor.

— Oh ! non, dit Lucie ; regarde ses dents, il mangerait ma main avec le sucre.

Rentrée à la maison :

— Eh bien, lui dit son papa, donne le sucre au serin dans sa cage. Il n’a pas de dents, lui ; il ne t’avalera pas d’une bouchée.

— Non, répond Mlle  Frisson, il a un bec, et c’est pour me piquer.

Décidément, Mlle  Frisson est incorrigible.


XI

Les moindres bruits prennent pour la pauvre Lucie des proportions terribles : quelqu’un a fait un faux pas dans l’escalier, ou bien une bûche tombe et roule dans la chambre à côté, c’est le tonnerre qui est tombé sur la maison et voilà Lucie bouleversée.

Mlle  Frisson, dont les frayeurs deviennent par trop ridicules, comparait devant M. le docteur :

— C’est très grave, fait celui-ci quand la maman a conté toute l’histoire. Il n’y a que le pain sec qui puisse guérir de la peur. Toutes les fois que Mlle  Lucie aura peur, qu’on ne lui donne que du pain sec et encore du pain sec et toujours du pain sec jusqu’à ce qu’elle soit devenue brave.


XII

C’est abominable, ce remède ! Mlle  Lucie soupçonne que le docteur se moque d’elle. Mlle  Lucie réfléchit.

Elle réfléchit beaucoup, et le résultat de ses réflexions, c’est que, ayant constaté que ses peurs tournent toujours contre elle, Mlle  Frisson prend enfin la résolution de tâcher de toujours voir, avant de s’effrayer mal à propos, si ses craintes sont fondées ou non.

Pour commencer, c’est elle qui va maintenant donner la chasse aux mouches. Elle prend une serviette et bravement les met en fuite.


XIII

Les mouches, ces terribles adversaires d’autrefois, ne lui ayant pas résisté, Mlle  Lucie s’enhardit et continue sa nouvelle manière d’être. Cela lui réussit à merveille. À force de le vouloir, Mlle  Frisson se transforme chaque jour davantage en une petite créature raisonnable. Elle n’a plus peur des lézards gris et ne les prend plus pour des crocodiles. Quant aux araignées, la peur a cédé la place à une simple répugnance, bien pardonnable, et encore ne faudrait-il pas mettre Mlle  Lucie au défi bien longtemps.

— La prendra !

— La prendra pas ! disent ses petits amis.

Et elle a pris l’araignée… pour lui donner la liberté.


XIV

Mlle  Lucie, la poltronne, celle qui était jadis Mlle  Frisson, n’a jamais eu besoin du remède du docteur. La peur est une maladie dont on guérit, quand on le veut bien, non par des remèdes. Mlle  Frisson a eu tellement honte de sa pusillanimité qu’elle s’est corrigée, mais par l’effet de sa propre volonté ; et, pour bien prouver qu’elle n’est plus peureuse, elle a demandé à son papa de lui acheter le bon Médor qui l’effrayait tant.

Médor est son grand ami et son protecteur s’il survenait quelque rechute de sa maladie d’autrefois. En compagnie de Médor, Mlle  Lucie est allée à la mer avec sa maman. Elle a appris à nager ; elle a fait de bonnes parties à marée basse. Il est loin, le temps où elle avait peur dans sa baignoire !…

Ah ! qu’on s’amuse bien quand on est à la fois prudent et courageux !

FIN
S.