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Mademoiselle Giraud, ma femme/I

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MADEMOISELLE GIRAUD,

MA FEMME

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Au mois de février de l’hiver dernier, certaine nuit du mardi au mercredi, la partie de l’avenue Friedland comprise entre la rue de Courcelles et l’Arc de Triomphe avait une animation extraordinaire. Devant un hôtel de style renaissance brillamment éclairé, des équipages, des voitures de remises et de simples fiacres déposaient à chaque instant des hommes en paletot, des femmes encapuchonnées. Ils traversaient à la hâte le vaste trottoir qui sépare la chaussée des maisons ; un des battants d’une porte cochère s’ouvrait devant eux, et un petit nègre en livrée leur montrait silencieusement le vestiaire, au rez-de-chaussée à gauche.

Au bout d’un instant, les hommes en habit noir, les femmes en dominos de toutes les nuances, avec des loups sur le visage, gravissaient un escalier à rampe sculptée. Arrivés dans un premier salon, ceux-ci se dirigeaient, pour le saluer ou lui serrer la main, vers un personnage de quarante-cinq à cinquante ans, grand, mince, distingué, portant toute sa barbe, une barbe blonde très-connue dans le monde parisien. Celles-là, pendant ce temps, rejoignaient un jeune homme qui se tenait à l’entrée du salon, échangeaient un signe avec lui, murmuraient un nom, soulevaient un bout de masque, et s’étant fait ainsi reconnaître, se faufilaient dans une grande galerie, toute tapissée de toiles précieuses et déjà pleine des amis de la maison.

On aurait pu se croire au foyer de l’Opéra une nuit de bal, mais à l’Opéra d’autrefois, celui dont nos pères gardent le souvenir, à l’époque où l’on savait encore causer. rire et s’amuser sans turbulence ni scandale, où l'intrigue florissait, où les femmes du monde n’étaient pas exposées à entendre des propos obscènes et à être victimes de cyniques brutalités, où la cohue n’avait pas remplacé la foule, où l’esprit n’avait pas encore fait place à l’engueulement, triste expression, hélas ! consacrée.

Aux côtés du maître de la maison, un esprit fin et délicat, trop délicat peut-être pour notre temps, un veritable gentilhomme de lettres, qui porte, en littérature, la peine de sa distinction native, de son culte pour le dix-huitième siècle, un portrait de la Tour, égaré parmi les toiles de notre époque réaliste, se pressaient plusieurs sommités politiques, mondaines et artistiques.

Les femmes étaient en minorité dans cette réunion, et il eût été difficile de dire à quelle classe de la société elles appartenaient.

Peut-être tous les mondes parisiens avaient-ils envoyé là leurs plus séduisantes ambassadrices : si le nom de quelque honnête femme mariée, de quelque grande dame, se murmurait à l’oreille, il arrivait aussi qu’une demi mondaine à la mode ou une actrice en vogue trahissait son incognito. Au bout de la galerie, à droite, assises devant une table élégamment servie, on se montrait trois femmes de théâtre, célèbres par leur beauté.

L’une qui s’apprêtait à jouer bientôt, sur une de nos grandes scènes, un rôle de poitrinaire, se reconnaissait à ses épaules blanches et satinées, à son menton arrondi et sensuel, à sa bouche d’une fraîcheur incomparable : celle-ci célèbre par ses bijoux et ses intermittences d’amour pour un grand comédien, avait, sous prétexte de chaleur, mis franchement son loup dans sa poche, et apparaissait belle et distinguée ; la troisième avait gardé son masque, mais on devinait sa toute charmante personnalité à son regard, un regard tellement incendiaire, que l’été dernier. lorsque son mobilier prit feu, ses amis l’accusèrent d’avoir allumé elle-même l’incendie.

À quel genre de fête tout ce monde avait-il été convié ? S’agissait-il d’un bal ? Aucun orchestre n’invitait à la danse. D’un concert ? C’est à peine si les voix se taisaient, si les rires cessaient, lorsqu’un artiste de mérite s’approchait du piano. C’était une fête sans nom, d’un genre particulier : une sorte de réception sous le masque.

Après avoir fait plusieurs fois le tour des salons, échangé beaucoup de saluts et de poignées de mains, essayé de dévisager discrètement quelques femmes, s’être arrêté à plusieurs reprises devant le buffet, un charmant homme de nos amis, lieutenant de vaisseau, en congé de semestre à Paris, ne craignit pas de s’approcher du maître de la maison pour lui demander s’il n’avait point, par hasard, dans son intelligente sollicitude, réservé un petit coin aux malheureux qui ne sauraient rester toute une nuit sans fumer.

— Comment donc, cher monsieur, répondit M. X… je leur ai réservé tout le second étage de l’hôtel. Traversez la galerie, tournez à gauche, gravissez l’escalier et vous trouverez dans mon cabinet, sur un bureau, de quoi satisfaire vos vices.

— Ils vous seront éternellement reconnaissants de ce bon procédé, s’écria Camille V… qui s’empressa de suivre les indications qu’on venait de lui donner.

Ses vices allaient se trouver en nombreuse compagnie : une dizaine de fumeurs occupaient déjà le cabinet de M. X… Le lieutenant de vaisseau prit un cigare dans une petite coupe en bronze placée sur la cheminée, et, avisant un fauteuil vacant, alla s’y installer. Il était nonchalamment étendu depuis un instant, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les jambes croisées, tout entier au plaisir de savourer d’excellent tabac de la Havane, lorsqu’il crut apercevoir, à travers l’épais nuage de fumée qui obscurcissait le cabinet, une figure amie.

Il se leva, fit deux ou trois pas, regarda plus attentivement, et reconnut en effet Adrien de C…, un de ses anciens camarades à l’école préparatoire de Sainte-Barbe, son compagnon pendant deux années, son voisin de classe et d’études.

Il ne pouvait s’y tromper : c’était bien les mêmes traits réguliers, le même regard doux et à demi voilé, les lèvres minces recouvertes d’une légère moustache. Mais quelle pâleur répandue sur ce visage autrefois coloré, comme il s’était amaigri ! Des rides précoces se dessinaient aux coins de la bouche, les cheveux étaient gris maintenant, et un grand cerne bleuâtre s’étendait sous les yeux. Quinze années avaient-elles suffi pour opérer ce changement et faire un tel ravage ? « Serais-je changé comme lui, » se demanda Camille V… avec effroi.

Il se retourna machinalement vers la glace de la cheminée et reconnut avec un certain plaisir, après un court examen, qu’il n’avait pas vieilli comme son ancien condisciple.

« Et cependant, se dit-il, il n’a pas mené un existence aussi rude, aussi accidentée que la mienne ; il n’a pas couru le monde, souffert de la chaleur et du froid, vécu dans des climats malsains, affronté des tempêtes… »

Il s’arrêta et reprit :

« Oui, mais il a peut-être été atteint par quelque grande infortune ; les souffrances morales ont plus de prise sur certains hommes que les douleurs physiques. Sait-on toutes les déceptions, toutes les tristesses, toutes les angoisses, tous les désespoirs que quinze années apportent avec elles. »

Il s’était peu à peu approché de son ami. Tout à coup, Adrien de C… qui, plongé dans ses réflexions, ne l’avait pas vu venir, leva la tête, le reconnut et lui tendit les deux mains.

— Quoi ! s’écriait-il, je te retrouve enfin ! Quel bonheur ! Moi qui demandais encore dernièrement de tes nouvelles ! Comme toujours on m’a répondu que tu courais le monde et je m’en suis désolé. Cette fois le hasard nous réunit après tant d’années. Tu m’en vois ravi.

Ils s’assirent l’un près de l’autre et causèrent longuement. Ils avaient tant de bons souvenirs à évoquer, tant de choses à se dire ! Adrien de C… ne se lassait pas d’interroger l’officier de marine ; il voulait savoir comment il avait obtenu tous ses grades, quels périls il avait courus, quelles luttes il avait eu à soutenir ; il se plaisait à lui faire raconter ses longs voyages.

On aurait pu croire que ces récits apportaient une sorte de diversion à ses pensées, et qu’il était heureux de vivre un instant de la vie de son ami, pour n’avoir pas à vivre de la sienne.

Mais Camille V… dut enfin s’arrêter, et s’adressant à celui qu’il venait de retrouver :

— À ton tour, dit-il ; parle.

— Moi! fit avec effroi Adrien de C… ; oh ! non !

— Quoi ! Je t’ai livré tous mes secrets et tu gardes les tiens !

— Ma vie ne présente aucun intérêt. Je me suis contenté de suivre la carrière à laquelle tu m’as vu me préparer.

— Et de la suivre brillamment ; je l’ai su. Mais que d’aventures pendant tout ce temps, que d’anecdotes à me dire, que d’événements grands et petits ! D’abord ne m’a-t-on pas appris dernièrement à Toulon que tu t’étais marié, il y a deux ans. Es-tu heureux, as-tu des enfants ?

Adrien de C… leva vivement la tête et regarde son ami d’une si étrange façon, que celui-ci ne put s’empêcher de s’écrier :

— Ma question n’est-elle donc pas naturelle. T’aurais-je blessé ?

Et comme Adrien de C… ne répondait pas, tout à coup, le lieutenant de vaisseau lui prit les mains avec une vivacité charmante et s’écria :

— Tu souffres, tu as quelque grand chagrin. À qui le confierais-tu, si ce n’est à moi ? N’étais-je pas ton seul ami, autrefois, ton frère ? Pour avoir longtemps vécu éloignés l’un de l’autre, avons-nous cessé de nous aimer ? As-tu donc oublié le plaisir que nous venons d’éprouver à nous revoir ? Un coup d’œil nous a suffi pour nous reconnaître, malgré notre longue séparation, et avant que nos mains se fussent rejointes, notre cœur nous entraînait l’un vers l’autre.

— Ah ! que ne t’ai-je rencontré plus tôt, répondit Adrien de C… Tu m’aurais aidé de tes conseils, tu m’aurais peut-être consolé. Maintenant, il n’y a plus rien à faire et je n’ai plus rien à dire.

Et comme s’il redoutait de nouvelles questions et de nouvelles prières, il se leva et entraîna son ami vers les salons du premier étage.

Ils avaient changé d’aspect depuis que l’officier de marine les avait quittés. Il y régnait maintenant plus d’animation et de gaieté. À la suite du souper, quelques masques étaient tombés comme par mégarde, on apercevait plusieurs jolis visages ; d’autres se laissaient deviner. Certaines épaules comprenant qu’elles avaient un devoir à remplir, repoussaient peu à peu le camail qui les couvrait et apparaissaient nues et provocantes.

Le maître de la maison, incapable de résister plus longtemps à de pressantes sollicitations, venait de changer le programme de la fête et de permettre quelques valses et quelques quadrilles.

À la causerie avait succédé le rire, la danse avait remplacé l’intrigue. Ce n’était plus une réception, c’était un bal, d’autant plus animé qu’il avait commencé plus tard, et qu’une infinité de jolies jambes avaient à prendre une éclatante revanche de leur longue inaction.

Les deux amis parcoururent une dernière fois les salons, jetèrent un coup d’œil sur les groupes de danseurs, et, d’un commun accord, se retirèrent.

Ils descendirent à pied l’avenue Friedland et le boulevard Haussmann, et prirent, à cinq heures du matin, congé l’un de l’autre sur la place de la Madeleine, après s’être promis de se retrouver vers les trois heures de l’après-midi, à l’hôtel de Bade, où Camille V… habitait en ce moment.

L’officier de marine attendit son ami à l’heure convenue, mais ne le vit pas arriver. Il commençait à s’inquiéter lorsqu’un garçon de l’hôtel entra dans sa chambre, et lui remit une lettre qu’un commissionnaire venait d’apporter. Elle était d’Adrien de C… Voici ce qu’elle contenait :

« Je me suis rendu hier à cette soirée de l’avenue Friedland dans l’espérance que le bruit, le mouvement apporteraient quelque diversion à ma tristesse. Il n’en a rien été. Depuis six semaines, je lutte inutilement contre le chagrin qui m’absorbe. Paris me rappelle de trop cruels souvenirs. Je pars, je vais je ne sais où, tout droit devant moi. Que ton amitié me pardonne de ne pas te dire adieu. J’ai peur que tu ne m’interroges, que tu ne m’arraches mon secret, et je n’ai pas, en ce moment, le courage de te le dire. Mais tu le sauras un jour, mon cher camarade ; lorsque je serai plus calme, plus maître de moi, je compte écrire ma curieuse et exceptionnelle histoire. Je te l’enverrai, et si tu penses qu’il peut être utile à quelqu’un de la savoir, je t’autorise à la publier. Tu ne me nommeras pas, j’ai confiance en ta délicatesse, et personne n’aura l’idée de me reconnaître. Que m’importe, du reste ! Sais-je ce que je vais devenir !… »

Adrien de C… a tenu sa promesse ; nous publions le manuscrit qu’il a fait parvenir à Camille V…, et que celui-ci a cru pouvoir nous confier.