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Mademoiselle Giraud, ma femme/VII

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VII

La porte ne s’ouvrit pas.

Comme la veille, le verrou avait été poussé.

Alors je frappai.

On ne me répondit pas.

Je frappai avec plus d’impatience.

Même résultat.

Je parlai, j’appelai, je priai.

Tout fut inutile.

Me voyez-vous d’ici, mon cher ami, demandant comme une grâce qu’on voulût bien me permettre d’entrer dans ma chambre. Car c’était ma chambre, je n’en avais pas d’autre, et indépendamment de mon amour, il était bien juste que je prétendisse me reposer enfin dans un véritable lit.

Mes nerfs étaient tellement surexcités, que je fus sur le point de sortir de mon caractère, d’ordinaire calme et paisible, et de frapper à la porte avec tant de violence que, de guerre lasse, il aurait bien fallu m’ouvrir.

La peur du ridicule m’arrêta ; je ne voulus pas mettre mes gens dans la confidence de mon infortune conjugale. Je me contentai de m’appuyer silencieusement, de tout mon poids, contre la porte, dans l’espérance qu’elle céderait à mes efforts.

Peine inutile ; je n’entendis même pas le plus léger craquement ; la charpente de mon appartement était excellente, et je n’avais que trop à me louer de mon propriétaire.

Qu’ajouterai-je ? Cette seconde nuit se passa aussi agréablement que la première. Seulement, comme j’étais brisé de fatigue, je parvins à dormir, tant bien que mal.

Je me trouvai à mon réveil plus calme que je ne pouvais l’espérer, moins mécontent de ma femme, plus disposé à l’excuser. Après avoir réfléchi le plus froidement possible à nos conversations de la veille, et malgré certains détails qui m’avaient frappé, je crus pouvoir tirer cette conclusion, que Paule, loin d’être une ingénue ignorante de ses devoirs, avait au contraire sur le mariage les idées les plus arrêtées : elle pensait sans doute qu’un mari pouvait se donner la peine de mériter sa femme, et qu’il était délicat à lui de paraître oublier ses droits. Dans l’intérêt de notre amour, elle voulait se faire désirer et m’appartenir comme amante, avant de devenir ma femme. Elle trouvait, en un mot, qu’il y avait quelque chose d’injuste et d’illogique à exiger qu’à jour fixe, en sortant de la mairie, une jeune fille se jetât dans les bras d’un homme qu’elle connaissait à peine, et elle avait résolu de se soustraire à cette coutume barbare.

Voilà, mon cher ami, les raisonnements que je me faisais pour expliquer la conduite de Paule ; seulement je me disais qu’elle aurait dû me laisser deviner sa manière de voir ; j’aurais disposé de toute autre façon notre appartement et fait l’acquisition d’un second lit, en vue de mon célibat prolongé. Peut-être aussi ne se rendait-elle pas parfaitement compte de la façon dont je passais mes nuits, et était-il prudent de lui donner une légère idée de ce canapé de salon, fort étroit et peu rembourré, devenu depuis deux jours ma couche nuptiale, ou antinuptiale.

— Cette vue la touchera, me disais-je, et lui inspirera probablement la bonne pensée d’abréger mon surnumérariat.

Après le déjeuner, qui nous réunit encore, et où nous nous montrâmes tous les deux, comme la veille, d’une humeur charmante, je lui offris mon bras et je lui proposai une petite promenade dans ses domaines. Elle accepta de la meilleure grâce du monde, et nous passâmes dans le cabinet de toilette, où j’essayai de lui faire remarquer qu’il n’y avait que des chaises.

Elle me répondit tout simplement, en bonne ménagère, en femme économe : « Cet ameublement suffit pour le moment. »

Quittant le cabinet de toilette, nous nous rendîmes dans un petit boudoir d’été attenant au salon. Là, je désignai un de ces divans circulaires à dossiers capitonnés qu’on place au milieu d’une pièce, et sur lesquels plusieurs personnes peuvent s’asseoir en se tournant le dos, et je dis : « C’est joli, c’est à la mode, mais on dormirait assez mal là-dessus. »

— Oui, me répondit-elle, avec un fin sourire, il faudrait se coucher en rond, ce serait gênant.

Alors, je la fis entrer dans le cabinet de travail que je m’étais réservé, et reprenant la conversation où nous venions de la laisser :

— Ici, lui dis-je, il ne serait même pas possible de se coucher en rond ; je ne possède ni divan, ni canapé.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle,

— Parce que je pensais me tenir rarement dans ce cabinet ; j’ai surtout soigné l’ameublement des pièces où nous devions habiter ensemble.

— Vous avez eu tort, me dit-elle ; le cabinet de travail d’un homme marié doit être confortable et élégant. Les fournisseurs, les indifférents et même la plupart des amis sont reçus dans cette pièce, qui leur sert à se faire une idée du reste de l’appartement. Je vous conseillerais un de ces meubles comme j’en ai vu chez plusieurs tapissiers ; dans la journée ils forment un divan, et le soir un lit des plus complets.

Je la regardai ; elle ne baissa pas les yeux.

— Je suivrai votre conseil, ma chère Paule, lui dis-je. Je vais sortir pour acheter, aujourd’hui même, le meuble dont vous parlez ; mais, vous le voyez, il me manquait absolument ; où pensez-vous que j’ai couché depuis deux jours ?

— Je pensais, me répondit-elle sans s’émouvoir de ma brusque question, que vous vous retiriez dans la pièce où nous sommes. Seulement, je la croyais plus intelligemment meublée.

Cette phrase me déplut, et je répliquai assez vivement :

— Votre projet est donc de continuer à vous enfermer tous les soirs ?

— Oh ! me dit-elle, d’une voix très-douce, et en reprenant mon bras pour rentrer au salon, au lieu de m’interroger sur mes projets, il serait peut-être plus aimable de les deviner.

Cette dernière phrase justifiait mes suppositions du matin, Je n’avais pas affaire à une ingénue, à une pensionnaire, mais à une jeune fille merveilleusement expérimentée.

Où avait-elle acquis cette expérience, cette science de la vie, cette coquetterie qui consistait à laisser mes désirs en suspens ? Était-ce sa mère qui lui avait dit : « Si tu veux te faire longtemps aimer, sache te faire attendre. Ce qui d’ordinaire tue l’amour dans le mariage, c’est la facilité des relations ; en vue de son bonheur, il est permis à une femme mariée de se conduire dans son ménage comme une maîtresse intelligente. »

Non. La mère de Paule était trop bonne femme, trop naturelle pour avoir donné ces conseils ; elle avait dû prendre le mariage à la lettre et en avoir rempli, sans débats et sans raisonnements, les devoirs et les charges. C’était Mme de Blangy seule, qui, voulant faire profiter Paule de son expérience de femme mariée, pouvait lui avoir tracé une règle de conduite.

Eh bien ! mon cher ami, le croiriez-vous, je ne m’irritais pas alors de cette influence exercée sur ma femme ; mon estime pour la comtesse, estime partagée par le monde, me mettait à l’abri de toute crainte, et cette naïveté que vous me connaissez ne me permettait pas d’admettre qu’une femme bien élevée, intelligente comme l’était Mme de Blangy, pût avoir intérêt à ternir par de pernicieux conseils la pureté d’une jeune fille.

Puis, l’avouerai-je, cette science de la vie que j’avais découverte chez Paule, ces résistances qu’elle opposait à mes désirs, loin de m’effrayer, avaient pour moi quelque attrait. La grande innocence, vous le savez, n’a de charme, en général, que pour les corrompus ou les vieillards. Les gens qui, comme moi, n’ont pas encore vécu, se laissent plutôt séduire par certains manèges d’une coquetterie habile ; ils ne s’effrayent pas de recontrer chez une femme un peu de savoir dire et de savoir faire, et s’il leur arrive de songer au mariage, vous les trouverez souvent assez disposés à épouser une veuve.

Aussi me surprenais-je peu à peu à me féliciter de voir chez Paule les avantages incontestables de la jeune fille, réunis à une certaine expérience précoce due à des conseils intelligents ou à une intuition particulière de la vie.

Cette position de soupirant faite à un mari avait aussi quelque chose d’original et développait mon imagination qui, l’avouerai-je, avait un peu sommeillé jusqu’à ce jour. Je crois que si j’étais tombé sur une jeune fille ordinaire, j’aurais fait, d’accord avec mon tempérament calme et une certaine dose d’apathie propre à mon caractère, un mari des plus prosaïques et des plus bourgeois.

Auprès de Paule, au contraire, tout mon être s’éveillait. et je sortais peu à peu de cette léthargie des sens causée chez moi par les travaux excessifs auxquels je m’étais livré depuis l’enfance. Mon intelligence toujours surmenée, mon esprit sans cesse tendu vers des études trop abstraites, ne m’avaient point permis de compter avec mon cœur ; il battait pour la première fois peut-être, et j’étais ravi de le sentir battre.

J’allais vivre enfin et réaliser ce rêve charmant : être amoureux de ma femme, avoir une maîtresse légitime, unir la fantaisie à la raison, et remplacer par une belle et bonne passion un amour qui, si Paule ne s’en était pas mêlée, aurait dégénéré en une habitude douce, tranquille, et sans aucune saveur.

Vous ne vous étonnerez donc pas de me voir transformer assez gaiement mon cabinet de travail en chambre à coucher. Je le disposai de mon mieux pour y faire le stage qui m’était imposé. Seulement j’étais décidé à déployer toutes les séductions dont la nature peut m’avoir doué pour abréger ce temps d’épreuve.